La même passion qui guidait les pas des pionniers des radios pirates ou des premières télévisions participatives à la fin des années 1970 caractérise aujourd’hui les créateurs de médias web 2.0. Une même quête les anime. Celle de l’émancipation citoyenne à travers la mise en place d’une autre information, qui ne soit pas celle du « système » dominant, et par le développement de médias de communication sociale considérés comme outils d’éducation populaire.
Le vingtième siècle a vu la communication audiovisuelle supplanter la communication écrite qui dominait la sphère informationnelle depuis bien longtemps 1 . Les évolutions technologiques dans le domaine du numérique et de la mise en réseaux des données sont en train de dessiner un nouveau modèle de médias pour le XXIe siècle.
« Pour la première fois, un supertexte et un métalangage intègrent dans un même système les modes écrit, oral et audiovisuel de la communication humaine. […] L’intégration potentielle de textes, d’images et de sons en un même système, interagissant à partir de multiples points, dans un temps choisi (réel ou différé), au sein d’un réseau global auquel on peut accéder librement et à faible coût, transforme fondamentalement en effet le caractère de la communication » 2 .
Dans le domaine des médias, la remarquable vision de Manuel Castells lorsqu’il écrit la Société en Réseaux en 1996, se concrétise aujourd’hui par la création de nouveaux médias « web » intégrant différents supports et par l’évolution de médias existants vers des formes « on line ». Depuis, le caractère interactif que souligne Castells s’est encore accru avec l’apparition du web 2.0. Ces potentiels d’interaction impactent dès lors directement la capacité des médias à générer et à gérer des flux de plus en plus complexes d’informations, mais aussi à tisser des liens de proximité de plus en plus affirmés avec leurs publics. Si l’on voit déjà les horizons commerciaux qui se découvrent pour les médias les plus intéressés, l’on peut aussi imaginer l’ampleur des possibles pour des médias citoyens qui font de la communication sociale, de l’éducation populaire, de la mise en réseau et du lien social des objectifs premiers. Ces derniers sont des acteurs citoyens pour lesquels le média reste quoiqu’il en soit une forme, un vecteur au service d’un message qui prend son sens dans l’interrelation entre émetteur et récepteur et dans un jeu interactif de production et de diffusion. A l’opposé de la définition des médias dominants, médias du spectacle, que propose Neil Postmann 3 , reprenant l’aphorisme de Marshall Mc Luhan 4 : « le media est le message », les médias citoyens proposent dans leurs pratiques une distanciation qui rend au média sa vocation de simple outil.
Qu’est-ce qu’un média citoyen ?
Qu’il soit radiophonique, télévisuel, écrit ou autre, le média citoyen est tout d’abord un média et, en tant que tel il produit des contenus informationnels, culturels, de divertissement etc. Il est citoyen parce qu’il assume pleinement le rôle sociétal que son statut lui impose. Citoyen encore parce qu’il établit de ce fait une relation particulière avec son public-acteur.
Ce qui caractérise toutefois le mieux un média citoyen est son originalité. Chaque projet est spécifique et se construit en adéquation avec son objet, son territoire, les acteurs qu’ils rassemble. Le manque de cadre légal et financier de la majeure partie du secteur est aussi jusqu’alors le premier moteur d’une remarquable créativité.
Quelques grands axes peuvent néanmoins être tracés pour commencer de dessiner les contours de ces médias du « tiers secteur ».
- médias locaux, ils sont des médias d’information et/ou de communication sociale de proximité 5 généralistes ou thématiques.
- médias à vocation nationale ou internationale, ils sont des médias d’information et/ou de communication sociale 6 , généralistes ou thématiques.
Ils sont porteurs d’une vision spécifique de la production et de la diffusion de contenus :
- une vision détachée du modèle commercial dominant et des intérêts financiers – ainsi peuvent-ils être définis par leurs statuts associatifs et parfois coopératifs, sans but lucratif. Ils rejettent la publicité ou l’acceptent avec modération et/ou selon des principes éthiques. Pour exemple, la loi autorise les radios associatives de catégorie A à réaliser 20% maximum de leur chiffre annuel en recettes publicitaires.
- une vision détachée des carcans éditoriaux – formats et contenus – induits par les impératifs commerciaux et financiers. Notons que ces carcans sont généralement formalisés dans les écoles de journalisme et constituent la base de la définition du métier de journaliste. Aussi le média citoyen est-il porteur d’une autre définition de la mission journalistique. D’où la volonté d’acteurs de définir aujourd’hui la notion de « journalisme citoyen ». Ces médias sont composés de contributeurs, professionnels et bénévoles, qui adoptent les postures essentielles de la déontologie journalistique dans ce qu’elle porte de plus noble sans accepter les dérives des pratiques induites par la dimension commerciale des médias dominants.
Entre vision traditionnelle de la presse, revenue aux valeurs fondamentales de la déontologie journalistique, et vision de l’utilité sociétale du média, entre « critique anti-hégémonique » et « critique expressiviste » 7 , les médias citoyens se caractérisent par des objectifs et des pratiques où priment soit la production d’informations, soit les processus de participation citoyenne. Mais il ne s’agit pas, comme le proposent Dominique Cardon et Fabien Granjon, d’une opposition entre deux types de médias, chaque média citoyen porte en lui les deux tensions à la fois mais crée son équilibre selon ses objectifs initiaux, son histoire, son adaptation à un contexte territorial... La participation citoyenne est loin d’être étrangère à des médias d’information « pure player » comme le Bondy Blog et les contenus audiovisuels participatifs produits par une structure comme O2Zone TV à Salon de Provence sont aussi des contenus informationnels. Les radios associatives, dotées de moyens généralement plus conséquents du fait de leur subventionnement, trouvent un équilibre entre production de contenus informationnels professionnels, pratique amateure et actions d’éducation populaire.
Pour clore cette première esquisse des médias citoyens, il peut être utile enfin de la rapprocher de la définition des médias communautaires par l’UNESCO, à travers son programme international pour le développement de la communication (PIDC) :
« Les médias à vocation communautaire sont garants du pluralisme des médias, de la diversité de leur contenu et de la représentation de divers intérêts et groupes sociaux. Les médias communautaires permettent d’instaurer un libre dialogue et une gestion transparente des affaires publiques au plan local, et offrent une tribune aux sans-voix. Ils ont pour fondements les principes de la prise de parole publique et de la mise en commun des expériences et de l’information. »
Qui sont les médias citoyens ?
Les radios comprises dans cette définition des médias citoyens sont les radios associatives de catégorie A. Héritières des radios pirates des années 1970, elles sont reconnues par le CSA qui leur réserve une part significative (autour de 20%) de la bande FM. La loi leur reconnaît une mission de communication sociale de proximité et elles sont financées par le Fonds de Soutien à l’Expression Radiophonique (FSER). Ce fonds est alimenté par une taxe sur la publicité audiovisuelle. Le FSER est réparti vers les radios selon trois entrées : une aide automatique, versée au prorata du budget annuel de la structure, qui vient soutenir son fonctionnement pour le simple fait qu’elle est une radio ; une aide sélective versée selon des critères spécifiques jugeant des actions de développement local de la radio. La troisième entrée, plus minime vient soutenir l’équipement et le renouvellement régulier du matériel radiophonique. 8
Ces radios peuvent être généralistes, thématiques, musicales, confessionnelles. Il existe même un réseau de radios associatives en milieu scolaire. Actuellement près de 650 radios associatives sont soutenues par le FSER et animent les territoires de l’hexagone. Elles se regroupent nationalement au sein du Syndicat National des Radios Libres (SNRL) ou dans la Confédération Nationale des Radios Associatives (CNRA). Elles disposent aussi de structurations régionales et thématiques.
Aucun cadre légal ne reconnaît les statuts de télévision associative ou de presse écrite associative 9 . L’ouverture du monopole d’État a été réalisé après 1981 pour les radios selon un schéma tripartite : service public (Radio France) – secteur associatif – radios commerciales. Mais l’histoire s’est déroulée autrement pour les télévisions qui ne virent jamais arriver cette reconnaissance du « tiers secteur » associatif. Tout au plus ont-elles le droit de postuler aux mêmes canaux que les autres depuis 2000 mais sans pour autant en avoir les moyens financiers. Les journaux de la presse écrite associative sont eux aussi régis par les mêmes règles que les titres appartenant aux grands groupes commerciaux. A ce jour, aucune étude nationale n’est disponible quant à leur nombre ou leur répartition géographique. Télévisions ou presse écrite du tiers-secteur tirent majoritairement leurs (maigres) recettes budgétaires de subventions des collectivités locales et de partenariats privés.
Pour l’audiovisuel, seule une structure collective existe regroupant une trentaine de télévisions : la Fédération des Vidéos des Pays et des Quartiers qui développe la notion d’audiovisuel participatif. Cette notion tient son modèle du développement au cours des années 1980 des « télés brouettes » dont l’exemple le plus connu est Télé Mille Vaches qui anime le plateau et le parc naturel du même nom depuis 1986.
En parallèle, et depuis la démocratisation et la numérisation des techniques, de nombreux autres médias audiovisuels se développent. Quelques-uns se sont même imposés dans le paysage médiatique comme Zaléa TV, Télé Bocal ou la Télé Libre. Mais très peu en regard du nombre d’expériences naissantes dans les territoires. Parmi elles, on peut distinguer des médias audiovisuels locaux d’informations, des télévisions thématiques, des structures de communication sociale audiovisuelle...
Dans la presse écrite, quelques titres continuent à publier sur support papier, localement ou nationalement. Certains bénéficient d’une renommée qui leur permet de fonctionner dans les mêmes cadres que la presse « commerciale » : Fakir, La Décroissance, Silence, le RAVI en Provence Alpes Côté d’Azur... Tous les titres « papier » sont aujourd’hui présents aussi sur internet. Mais devant les coûts d’impression, de plus en plus de titres se créent uniquement sur le web, d’autres transforment leurs éditions « papier » en site d’information sur internet (« pure player ») ou trouvent des modèles hybrides...
Ces nouveaux médias, s’ils viennent d’une pratique écrite, n’en utilisent pas moins l’ensemble des fonctionnalités qui s’offrent à eux dans ce nouveau paysage numérique où le son et l’image peuvent avec pertinence venir compléter l’écrit. Ainsi apparaît une logique nouvelle où la distinction entre les projets écrits et audiovisuels devient ténue.
Cette logique est aussi une incidence directe du contexte de diffusion dans lequel ces médias écrits et télévisuels ont été laissés. Soumis aux même règles économiques que les médias commerciaux, seuls quelques-uns ont réussi à intégrer les systèmes de diffusion historiques (canal de diffusion ou distribution en kiosques). En termes de diffusion, ces deux secteurs ont dû jusqu’alors faire preuve d’une grande créativité : la télé brouette et les projections publiques pour la télévision, venant consolider les processus de fabrication de lien social, la distribution alternative pour les médias papier, par dépôt dans les établissements locaux, par distribution coopérative dans les réseaux (L’âge de Faire par exemple)... Internet est venu donner une fenêtre de diffusion opportune à tous ces médias qui s’en sont désormais saisis.
La question de la diffusion est aussi centrale pour les radios. La situation qu’elles occupent sur la bande FM est stable et doit le rester. Mais les bouleversements numériques les touchent aussi à plusieurs titres, dans leurs pratiques et les usages de leurs auditeurs. Toutes désormais ont mis en place des outils d’écoute par streaming en direct ou par podcast sur leurs sites internet. En découle là encore une pratique de plus en plus « cross média » où elles développent les textes et la réalisation vidéo pour compléter leurs contenus sur internet. D’autre part la question de l’usage des auditeurs se pose de plus en plus. Si celui-ci devient majoritairement un usage numérique, que va devenir la bande fm à long terme ? La mise en place de la Radio Numérique Terrestre pourrait donner une solution pérenne aux radios associatives comme aux radios commerciales indépendantes, mais le plan proposé par le CSA s’est jusqu’ici heurté à l’opposition des grands groupes radiophoniques nationaux et à la timidité politique puis budgétaire des pouvoirs publics. Le miracle démocratique du paysage radiophonique français depuis 1981 préservant une large part de fréquences pour le service public et le secteur associatif va-t-il se dissoudre dans la dérégulation induite par les usages du web ? C’est l’espoir des acteurs des grands groupes nationaux, le pari, réalisé par une radio comme Skyrock, de l’avènement proche de l’IP Mobile qui permettra d’écouter partout la radio par internet, y compris de sa voiture, puisqu’il s’agit du lieu où les auditeurs écoutent le plus. A terme, le danger serait de voir cet usage de la FM se perdre et remettre ainsi en cause le soutien de l’État aux radios associatives jusqu’ici conditionné par cette forme de diffusion.
Enjeux et perspectives
Ainsi l’avenir numérique « multi-media » 10 semble incontournable dans les années à venir – un large consensus semble animer à ce sujet l’ensemble des observateurs du secteur. Le modèle actuel de référence concernant le genre « cross-média » de production d’informations est le « web-doc » : document(aire) sur internet mêlant les documents sonores, écrits et audiovisuels pour une appréhension globale du sujet traité.
Dans cet avenir numérique, deux voies semblent donc s’imposer aux médias existants : un développement multimédia individuel et la recherche de solutions collectives. A Amiens par exemple, la télévision participative Canal Nord a déjà développé sa propre web-radio et se lance dans la production de web-docs. Mais cette voie individuelle est fort complexe pour des structures qui manquent déjà de ressources humaines pour gérer l’ensemble de leurs activités traditionnelles. Tandis que si l’on considère les potentiels de complémentarité des différents médias existants dans les territoires, on peut aisément imaginer la richesse et la pertinence des contenus produits dans ce cadre. Dans la convergence des technologies peuvent se réaliser la rencontre de savoirs-faire et de compétences accumulés durant trente ans d’histoire, la mise en complémentarité des modes de diffusion traditionnels avec la diffusion numérique, la réunion de publics différents et la convergence des diverses sphères d’acteurs locaux usagers traditionnels des médias associatifs.
Mais avenir numérique ne doit en aucun cas signifier fin des modes de diffusion « historiques ». La diffusion numérique ne doit pas remplacer la bande FM pour les radios. Pas même dans sa version RNT (radio numérique terrestre). Le journal en papier est l’âme de la presse écrite comme la FM est devenue celle de la radio. Dans un schéma global, il semblerait pertinent même d’envisager de possibles tirages papiers de la presse numérique. De la même manière, la diffusion sur le web ne doit pas se substituer non plus aux projections publiques des télévisions participatives, chaînon essentiel de la fabrique du lien par ces structures, ni même à leur revendication de canaux de diffusion. L’ensemble des modes de diffusion peut être exploité pour correspondre au mieux aux usages du public.
Il convient donc bien d’appréhender cette convergence numérique dans un schéma prônant la complémentarité des modes de diffusion plutôt qu’en opposition entre tradition et modernité. Car il est vrai qu’internet a fait émerger de nouveaux acteurs et de nouveaux médias dans les paysages citoyens de nos territoires. Acteurs de l’innovation numérique et sociale, de l’internet accompagné, du développement territorial... Nouveaux médias aussi, nés des possibilités techniques nouvelles, sans attache à l’histoire finalement bien méconnue des médias associatifs en France, mais répondant tout autant à des besoins exprimés par la société civile.
Parallèlement, des mouvements de fond sont en voie de structurer différemment la pensée et l’action sociales. La mise en avant ces dernières années, d’une économie sociale et solidaire donne au « tiers secteur » associatif une légitimité nouvelle et permet de mieux définir le rôle et le fonctionnement des médias citoyens. Par ailleurs, les thématiques portées depuis leurs origines par ces médias ne peuvent plus aujourd’hui être ignorées : l’écologie, la solidarité, la culture locale, la participation citoyenne, l’éducation populaire... Autour de ces thématiques se structurent les mouvements sociaux de cette génération nouvelle, dotée grâce au numérique d’outils plus performants qui eussent fait rêver plus d’un militant du Larzac ou de Fessenheim en 1977.
Cette nouvelle génération « 2.0 » apporte un franc renouveau dans les processus de participation citoyenne et d’éducation populaire. Le concept collaboratif a largement prouvé son efficacité, du développement de logiciels ou d’encyclopédies libres à la création des « fab lab ». La maîtrise du mode « viral » de diffusion sur internet est par ailleurs un atout dans la capacité de chaque média à fabriquer son public. Autant de processus nouveaux venant idéalement compléter le panel mis en œuvre par les médias associatifs depuis les années 1980, allant de la fabrique amateure-bénévole des contenus à l’intervention du média dans les dispositifs éducationnels d’une MJC ou d’un collège en passant par l’organisation d’émissions ultra-participatives. Dans ce nouvel horizon, la rencontre de la tradition et de la modernité multiplie les possibles et réinstitue l’imagination créatrice comme maître d’œuvre d’un avenir à créer.
Le schéma idéal pour des médias citoyens du 21ème siècle se situe certainement dans ces contours d’une rencontre entre médias traditionnels et monde du numérique et d’une complémentarité à travailler au service des territoires. La mise en cohérence de l’ensemble des capacités de production et de diffusion des médias citoyens pourrait offrir à chaque commune, à chaque pays 11 un véritable dispositif dynamique d’intelligence collective reliant tous les acteurs locaux. Schéma mettant en œuvre la production et la diffusion d’informations, l’archivage et la mise à disposition des contenus, et à travers ces outils, une véritable dynamique de valorisation territoriale où la mémoire, les paroles, les récits des citoyens participeraient à la construction symbolique de leurs territoires.
Mais il faut pour cela une véritable volonté politique, à l’image de celle qui présida en 1981 à la libération de la bande FM puis au soutien des radios associatives par l’État. Seul un système économique mixte associant fonds publics et fonds privés comme celui des radios peut assurer au secteur à la fois sa pérennité et son indépendance. Dans ce système, l’apport privé peut d’ailleurs prendre diverses formes, allant de l’achat d’espaces publicitaires à la simple participation bénévole.
Diverses pistes de soutien public peuvent être envisagées. Faut-il demander l’instauration d’un fonds de soutien aux médias citoyens identique à celui des radios comme le fait la fédération des Vidéos des Pays et des Quartiers pour le secteur de l’audiovisuel ? Faut-il demander à l’État la prise en compte des dynamiques territoriales et lui demander le financement des infrastructures collectives nécessaires à l’information et la communication sociale ? Faut-il, comme les web-médias commerciaux, demander une taxe « Google » ?
La question de la « taxe Google » peut se poser simplement : en quoi Radio Grenouille à Marseille, Kanaldude au Pays Basque ou Sens Public seraient-ils moins producteurs d’informations que Médiapart ou Le Monde ? Si cette taxe existait, ce qui reste fort peu probable, elle devrait être répartie sur tous les producteurs d’informations référencés par les moteurs de recherche...
L’idée du fonds de soutien aux médias citoyens semble absolument légitime. La non-reconnaissance des secteurs audiovisuels et écrits associatifs face au soutien des radios du même type, alors que tous ces médias partagent les mêmes rôles, les mêmes objectifs, représente une discrimination assez flagrante. Cette situation pouvait jusqu’à présent être plus ou moins justifiée par des conditions inégales face aux problématiques de diffusion, notamment face à la rareté de la ressource concernant la diffusion audiovisuelle hertzienne. Cet argument ne tient plus à l’heure du numérique.
La prise en compte des dynamiques citoyennes dans les territoires semble elle aussi être non seulement légitime mais nécessaire et urgente. Intégrées dans le secteur de l’Economie Sociale et Solidaire, ces dynamiques sont de véritables alternatives aux soubresauts du système économique global. La mise en œuvre de véritables schémas de communication sociale de proximité serait non seulement le signe indéniable d’un intérêt marqué de l’État pour l’émancipation citoyenne en général, mais ferait de celle-ci le moteur de processus de développement local pertinents.
Certes les finances de l’État, comme celles du monde entier semble-t-il, sont en crise. Mais il est bon de continuer à croire que les choix budgétaires restent les reflets des choix politiques, dont ils ne sont que les outils. Considérons simplement quelques réalités chiffrées. Avec 29 millions d’Euros par an issus d’une taxe sur la publicité audiovisuelle, le fonds de soutien à l’expression radiophonique permet à 650 radios associatives de remplir leur mission de communication sociale de proximité et d’être créatrices d’emplois. On peut raisonnablement imaginer que le doublement de ce fonds permettrait d’élargir d’autant le cercle des bénéficiaires.
Pour comparaison, le budget global de l’État concernant les aides à la presse écrite est supérieur à 1,2 milliards d’Euros. En 2011, un quotidien comme Le Monde a bénéficié d’une aide de 16 millions d’Euros, la somme cumulée des aides à cinq programmes de télévision (Télé 7 jours, Télé Star, Télé Loisirs, Télé Z et Télécable Sat hebdo) représente plus de 23 millions d’euros... Nos choix budgétaires en termes de presse semblent donc indiquer une très nette priorité politique donnée aux programmes tv ! 12 Le rapport de la députée Martine Martinel 13 pointe quant à lui avec vigueur l’opacité du financement des télévisions locales par les collectivités territoriales. Sans même créer de nouvelles taxes, il serait aisé d’imaginer une répartition plus démocratique des aides à la presse intégrant des médias qui ont l’intérêt général pour vocation.
Le député Michel Francaix parle de « presse citoyenne » lorsqu’il évoque les titres de la presse d’Information Politique et Généraliste (IPG). Les médias associatifs ont naturellement une autre définition de l’adjectif « citoyen » appliqué au média. Mais, s’il ne le sait pas, le député de l’Oise plaide toutefois indirectement, mais avec beaucoup de conviction, en leur faveur 14 :
« S’il est acquis que la presse ne se définit plus par son support, elle doit se définir par sa qualité. Les dernières décennies ont vu se développer une critique des médias et des journalistes. Cette défiance s’explique par divers dérapages : manque de fiabilité, priorité donnée aux faits divers, pratiques peu respectueuses des personnes, dérives « people » du journalisme politique, recherche du scoop à tout prix, suivisme à l’égard de la concurrence et des puissants, cynisme et désinvolture (…)
Les journaux ne se soucient par ailleurs pas assez du lecteur. On écrit trop pour ses confrères, pour le pouvoir politique, économique, voire pour les publicitaires, et l’on a tendance à s’adresser à un lecteur qui présente la particularité d’être un homme blanc de plus de cinquante ans, ce qui exclut l’essentiel de la société française du lectorat potentiel.
Et pourtant plus que jamais, dans le monde de l’hyper choix d’informations, de rumeurs et de contenus qui circulent sur le numérique, la presse se doit de faire la différence.
Or, plusieurs observateurs notent que le foisonnement de l’offre numérique débouche sur une uniformisation des contenus, un nivellement par le bas de la qualité de l’information qui nuit à l’intérêt de l’offre. Dans la course à l’audience, les sites se ressemblent, perdent leur identité et leur capacité à fidéliser le lecteur. L’offre n’est pas toujours adaptée à la demande. À titre d’exemple, la presse quotidienne régionale, par souci d’économies, offre de moins en moins d’information très locale, au risque de perdre ce qui fait sa raison d’être. »
La situation que décrit le député est réelle et présentée ici de la manière la plus politiquement consensuelle possible. Elle justifie plus que jamais la nécessité de revenir à des formes humaines de médias, libres et indépendantes des « puissances d’argent » comme le préconisait déjà le Programme du Conseil National de la Résistance en 1944. Les médias citoyens sont ces médias qui n’ont pas encore été pervertis par l’utilisation commerciale et financière de l’information. Il semblerait aberrant de continuer de ne pas tenir compte de leur existence dans une juste répartition des aides à la presse. A moins d’affirmer réellement que l’intérêt général représenté par la diffusion de programmes télé est plus important que celui que représente le développement de la communication sociale.
Réinventer le paysage médiatique
Le système du fonds de soutien, réparti entre aide automatique et aide sélective tel qu’il est établi pour les radios serait un schéma idéal pour l’ensemble des médias citoyens. L’aide à la mise en place de plate-formes locales de diffusion permettrait de structurer des schémas territoriaux de communication sociale. Ce dispositif représenterait finalement peu de dépenses face à la gabegie en place pour soutenir les médias de la presse traditionnelle dont beaucoup considèrent désormais les contenus informationnels comme des arguments de vente d’espaces publicitaires. Ce schéma serait idéalement complété par la mise à disposition de canaux de diffusion audiovisuelle sur les réseaux câblés ou ADSL locaux. La loi de 1986, dite « loi Léotard » relative à la liberté de communication ouvre cette possibilité aux « services d’initiative publique » émanant des communes. La même disposition pourrait très simplement être élargie aux mêmes services émanant de la société civile.
Il s’agit d’un lourd combat à mener pour l’ensemble du secteur. Il ne sera possible que si la convergence est faite aussi entre médias citoyens et avec leurs partenaires autour de ces revendications. Seuls, divisés, ils continueront à offrir aux pouvoirs publics la possibilité de continuer à les traiter à la marge, leur permettant à peine de survivre. Ensemble, ils représentent sans doute l’un des plus grands et des plus riches réseaux informationnels existants. Avec l’ensemble de leurs partenaires, ils sont les acteurs et les relais d’un mouvement social à part entière.
L’univers numérique leur offre aujourd’hui l’opportunité de cette convergence et ouvre de nouveaux horizons à leur créativité. Cette créativité qui les impose naturellement partout où ils se développent depuis plus de trente ans maintenant. Cette capacité à innover, à inventer brisa le monopole d’État pour les radios libres en 1981. Aujourd’hui le développement des logiciels libres est en mesure de concurrencer les produits de Microsoft, les structures de l’économie sociale et solidaire affirment leur viabilité là où échouent les multinationales. Le multimédia révolutionne les manières d’appréhender la production et la diffusion d’informations, l’avenir des médias citoyens est une toile encore vierge où tout reste à imaginer.
-
Castells, Manuel, 1996, La Société en Réseaux, Fayard 1998. ↩
-
Ibid. ↩
-
Postmann, Neil, 1985, Se distraire à en mourir, Nova Éditions, 2010. ↩
-
Mac Luhan, Marshall, 1964, Pour comprendre les médias, Seuil, 1977. ↩
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L’article 29 (quatorzième alinea) de la loi n°86-1067 du 30 septembre 1986 modifiée relative à la liberté de communication définit la communication sociale de proximité comme « le fait de favoriser les échanges entre les groupes sociaux et culturels, l’expression des différents courants socioculturels, le soutien au développement local, la protection de l’environnement ou la lutte contre l’exclusion » ↩
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Dans Communiquer: pourquoi, comment (CRIDEC, 2004), Hervé Collet propose la définition suivante : « La communication sociale, à nos yeux, peut être d’abord définie comme un système de pensée et d’action qui cherche à promouvoir la personne humaine prise individuellement ou collectivement, en tant que sujet, autant qu’objet, de communication. Cette définition renvoie d’emblée à une conception philosophique de l’homme et de la société, qui vise à mettre les individus et les groupes sociaux en relation les uns avec les autres dans une perspective d’autonomie et de responsabilité. Plus concrètement, la communication sociale nous semble être l’occasion que la société civile donne à ses diverses composantes de mieux se connaître et de dialoguer entre elles. C’est la possibilité ouverte à tout citoyen ou groupe de citoyens d’entrer librement, et efficacement, en contact avec n’importe quel autre citoyen ou groupe de citoyens, dans un climat de tolérance et de respect mutuel. » ↩
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Cette distinction est proposée par Dominique Cardon et Fabien Granjon : « Une première critique, dont Le Monde Diplomatique est le représentant attitré en France, peut être appelée anti-hégémonique. Elle s’attache à mettre en lumière la fonction propagandiste des « appareils idéologiques de la globalisation » que sont les médias et appelle à la création d’un « contre-pouvoir critique » (…) Le second cadre d’action collective appuie sa critique sur le refus de la clôture sur lui-même du cercle des producteurs d’information et de l’asymétrie entretenue par les médias traditionnels à l’égard de leurs lecteurs/(télé-)spectateurs. Cette critique, que l’on appellera expressiviste, refuse l’accaparement de la parole par les professionnels, les porte-parole et les experts. Elle propose moins de réformer les communications de masse et le journalisme professionnel que de libérer la parole individuelle », in Les mobilisations informationnelles dans le mouvement altermondialiste , D. Cardon, F. Granjon – Colloque «Les mobilisations altermondialistes », Paris, 3-5 décembre 2003. ↩
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Cf Décret n° 2006-1067 du 25 août 2006 pris pour l’application de l’article 80 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. ↩
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Les qualificatifs sont foison pour tenter de définir ces médias que nous appelons ici « citoyens » et parfois volontiers « associatifs » ou « du tiers-secteur ». Il est important de noter que cette détermination par le statut évolue devant l’apparition de SCOP ou de SCIC (sociétés coopératives). Il serait donc plus juste désormais de parler de médias de l’économie sociale et solidaire à cette nuance près que la famille coopérative peut tout autant se référer à la ligne des médias indépendants commerciaux qu’à celle des médias citoyens non-commerciaux. ↩
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Les termes « trans-media » ou « cross-media » sont aujourd’hui indistinctement utilisés. Je leur préfère généralement quand le sens l’autorise le terme « multi-média » qui, insistant davantage sur la multiplicité que sur la confusion des genres, préserve la spécificité et la vocation intrinsèque de chacun de ces média. ↩
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La notion de « territoires » utilisée au long de ces lignes définit la zone d’action de chaque média. Celle-ci est caractérisée par la zone de production et la zone de diffusion, elles-mêmes généralement déterminées en rapport à des réalités locales (anthropologiques ou parfois simplement selon des spécificités techniques concernant la zone de diffusion des radios FM qui dépend d’autorisations administratives et de la puissance de l’émetteur utilisé). Notons que le territoire peut aussi désormais être entendu dans une acception « numérique », désignant alors plutôt un espace virtuel où se réunit une communauté d’acteurs. ↩
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Les chiffres sont tirés du récent rapport de Michel Francaix présenté à l’Assemblée Nationale le 10 octobre 2012 au nom de la commission des affaires culturelles et de l’éducation sur le projet de loi de finances pour 2013. ↩
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Martine Martinel : avis présenté à l’Assemblée Nationale le 10 octobre 2012 au nom de la commission des affaires culturelles et de l’éducation sur le projet de loi de finances pour 2013. ↩
-
Cf note 11. ↩