Gérard Wormser (Sens Public) – Bonsoir. Ce soir, nous aurons un débat sur la pratique contemporaine des sciences de l’espace, de la matière, de l’infiniment lointain, dont Jean-Marc Bonnet-Bidaud et Roland Bacon sont les deux représentants ici. Messieurs, vous nous direz à quoi vous travaillez. En effet, l’un des grands mystères de la science est ce que font les scientifiques.
Roland Bacon – Si on savait !
Gérard Wormser – On sera quelques-uns ici à partager votre perplexité, mais une perplexité nourrie de quelques informations, et beaucoup plus riches que les clichés qu’évidemment, chacun, depuis les vieilles histoires grecques de ceux qui tombent dans les volcans, tel Empédocle, pour n’avoir pas vu qu’il y avait des trous à ses pieds, parce qu’il était trop préoccupé par ce qui se passe dans le ciel. Ces images sont colportées depuis environ 3 000 ans. On ne va cependant pas y mettre un terme ce soir, mais ce que vous pourrez nous aider à comprendre de l’activité pratique d’un scientifique de l’espace aujourd’hui est très important.
C’est d’autant plus important qu’autour de ce que l’on appelle la conquête spatiale, au-delà de l’aventure de l’homme dans son rapport à l’univers, une grande partie de ces représentations sont faites d’images de seconde main. Ce ne sont pas les images scientifiques. Mêmes les images projetées dans le spectacle The Need for Cosmos sont, comme toutes les autres images que vous avez utilisées, y compris certains discours, des éléments de propagande. Ce ne sont pas des images scientifiques, mais des images politiques. Quand on embarque une caméra dans un engin de facture militaire qui devient le support d’une aventure scientifique, ce sont des images géopolitiques. La pièce The Need for Cosmos n’est pas une pièce de géopolitique non plus. Vous y avez introduit des éléments qui pourraient paraître hétéroclites. Est-ce l’époque qui veut cela ? Après tout, vous n’utilisez pas la musique de Frank Zappa, ou pas directement. Cependant, une partie de votre travail dans The Need for Cosmos est contemporain d’esprit de la grande aventure musicale de Frank Zappa et de ses équipes. On a là un objet hétéroclite de musiques qui a marqué plusieurs générations de public de tous âges, déjà à l’époque. Frank Zappa utilise des musiques populaires qui peuvent venir de partout, et qui n’ont pas forcément grand-chose à voir ni avec les musiques des Afro-américains (comme on le disait à l’époque), ou à des musiques de la tradition rock déjà établies depuis une quinzaine d’années au moment où Frank Zappa était en pleine explosion.
Vous faites de l’aventure spatiale une création psychédélique, ce qui est très étonnant. D’une certaine façon, si comme certains l’ont prétendu, par amusement, les images avaient toutes été tournées à Hollywood, et que jamais personne n’avait mis le pied sur cet astre poussiéreux qui nous éclaire la nuit, quelle importance est-ce que cela aurait dans une vieille théorie de la vérité historique qu’un certain Leibniz avait élaborée au 18e siècle, expliquant que même si César n’avait jamais franchi le Rubicon, dès lors que les conséquences politiques du fait qu’on dise qu’il l’avait fait se sont elles réellement produites, la réalité de ce qu’il a fait n’a pas d’importance. D’une certaine façon, les objectifs du président Kennedy et de son équipe ont été atteints, que les véhicules spatiaux aient eu une quelconque réalité ou aient été un rêve psychédélique produit par une drogue douce ou moins douce, après tout, cela n’a guère d’importance. La guerre froide était une drogue dure de laquelle il fallait sortir à un moment donné.
Sur cette provocation, que j’espère plutôt sympathique et empathique, je vais vous donner la parole pour nous donner vos intentions dans ce spectacle qui mêle des fragments de la culture des années 60, que les contemporains ne mettaient pas toujours en relation directe l’un avec l’autre.
Samuel Sighicelli – Bonsoir. Vous avez fait une introduction très intéressante. C’est effectivement une aventure.
Quand on fait un spectacle, on n’a pas toujours les idées très claires sur tout. Ce n’est pas comme une enquête scientifique. On a beaucoup d’intuition. Actuellement dans les premières du spectacle, cela m’est difficile d’avoir les idées plus claires qu’il y a un mois. Justement, je me sens encore plus dans le flou qu’au début où j’ai commencé le spectacle. Je ne vais pas vous dire des choses précises sur mes intentions. Elles font appel à de nombreuses émotions ou recherches personnelles, à des désirs, des influences. Je peux tout de même aujourd’hui parler du cosmos en partant de cette époque de conquête spatiale, et plus particulièrement de la mission Apollo 11 (première mission lunaire). Le titre The Need for Cosmos (le besoin de cosmos) traduit ce qui m’a intéressé. Il y a un besoin de mise en résonance à partir d’un élément historique, qui est aussi un inconscient collectif, que tout le monde connaît. Même les jeunes d’aujourd’hui connaissent cette icône d’Armstrong. Tout le monde a cette conquête spatiale dans un coin de la tête, comme la Révolution française ou d’autres éléments historiques qui ont marqué les esprits. Je voulais donc partir d’un mythe. Effectivement, peu importe si c’est vrai ou pas vrai, l’important, c’est le mythe, ce pic d’imaginaire que cela a créé chez les êtres humains. Aujourd’hui, plus de la moitié de la planète connaît cet événement devenu mythologique. Cet événement mythologique, comment peut-on le mettre en résonance aujourd’hui ? Notre rapport au cosmos a profondément changé.
Essayons tout d’abord de définir ce qu’est le cosmos. Pour moi, le « cosmos », c’est la rêverie du cosmos, ce n’est pas du tout d’un point de vue scientifique. Je ne parle pas de comment les scientifiques voient le cosmos aujourd’hui, je ne suis pas assez spécialiste pour le savoir, même si j’ai lu un certain nombre d’articles là-dessus. C’est plutôt le « cosmos » dans l’imaginaire de tout un chacun. Comment le cosmos aujourd’hui est-il perçu par les gens ? Il passe par les nouvelles scientifiques que l’on reçoit, par la vulgarisation scientifique du cosmos, par son imaginaire ancestral, les étoiles, l’infini, la condition humaine, notre perception de l’être humain perdu dans cet univers, Dieu, ce qu’il y a avant la vie... Cette obsession actuelle de trouver des planètes qui ressemblent à la nôtre pour absolument essayer de trouver des similitudes est particulièrement à la mode. Elle l’a été à d’autres époques, mais j’en entendais moins parler dans les années 90. Ce sont des choses comme celles-là qui m’intéressaient, parce que c’est toute la surface.
Ensuite, évidemment, qui parle de « cosmos » parle de la Terre. On ne peut pas ne pas parler de notre rapport entre là où l’on est et l’infini. On ne peut pas parler de l’infini sans parler de notre situation dans cet infini. Mon point de départ a été la première image que l’on a eue de la Terre d’Apollo 8, image claire, en couleurs, contrairement aux images floues que l’on avait pu avoir auparavant grâce aux satellites. Cette image qui avait fait la une d’un magazine en 1968 a symboliquement un impact dans le 20e siècle, à mon avis, par rapport à la perception de la Terre. Comme par hasard, c’est à la même époque que naissent clairement des mouvements écologistes, même s’il y en avait déjà avant. Toutes ces idées sur la sauvegarde de la planète, sur l’hypothèse de Gaïa apparaissent. Cette époque est un concentré de réflexion sur l’avenir de la Terre, et par conséquent, notre place dans l’univers.
Cela m’intéressait de mettre cela en résonance avec aujourd’hui. Je trouve que l’on est moins rêveur par rapport au cosmos. On est soit blasé parce que l’on croit connaître trop de choses. Les gens pensent que l’on a tout compris sur l’univers, sur ce qu’est le Big bang, donc que l’on connaît l’âge de l’univers, et que tous les mystères sont résolus. Évidemment, c’est loin d’être aussi simples. Il y a donc moins ce mystère pour le grand public, ce qui n’est pas aussi simple pour les scientifiques. La rêverie sur le cosmos réapparaît peut-être depuis très peu d’années. On est plus concentré sur nos problèmes terriens. Il n’y a plus cette rêverie tournée vers l’ailleurs.
Il y a de nombreuses autres raisons d’avoir fait ce spectacle d’ordre musical lié à une esthétique de l’époque, Zappa ou autre. Il y a également l’envie, avec ce groupe avec lequel je travaille depuis cinq ans, de faire un travail sur ce répertoire, sur cette couleur. Les choses se sont mises en résonance naturellement, petit à petit, entre les textes, la guerre froide, les images de la NASA, des envies musicales de creuser pourquoi à l’époque il y avait une telle inventivité, une telle folie. Certes, il y avait les drogues, mais il n’y avait pas que cela. D’ailleurs, si les drogues étaient tellement à la mode, c’était également à cause d’un besoin de sortir de soi, aussi bien psychologiquement, qu’au niveau du territoire, aller voir ailleurs, découvrir d’autres espaces, d’autres manières d’appréhender le monde. Aujourd’hui, on n’a plus cette petite fantaisie, ce désir de casser les barrières.
Gérard Wormser – Cette esthétique musicale, le rapport au texte que vous y avez impliqué, les aspects de mise en scène, la gestuelle, les différentes postures du personnage qui dit les textes, qui sont le point de coulissage de toutes les dimensions dans votre spectacle, s’articulent par rapport à une esthétique. De quelle manière exprimeriez-vous cette esthétique ? En effet, il y a une part de réalisme, une dimension presque muséographique. Vous allez chercher des musiques dans un esprit très authentique. Si vous deviez faire une musique de film autour de questions de cette époque, s’il fallait retourner un western, on pourrait vous confier une partition sans demander à Ennio Morricone de la refaire. En effet, vous sauriez visiblement retrouver la tonalité, les jeux instrumentaux, comme d’autres dans le baroque ont retrouvé des sonorités hypothétiques du 18e siècle sur des instruments anciens.
Comment faites-vous pour avoir à la fois cette vision très contemporaine, provoquer votre génération aujourd’hui en lui montrant le visage de ce que serait une vraie jeunesse aussi bien engagée dans la prouesse physique que dans la prouesse hallucinatoire ? Comment faites-vous pour associer cela avec ce perfectionnisme dans la reconstitution ? En effet, ce n’est pas un péplum. On est vraiment dans le milieu bouillonnant de l’époque.
Samuel Sighicelli – C’est agréable d’entendre cela. Cela n’a pas été une volonté au départ, mais on a tellement été imprégné, on a tellement travaillé sur cette époque, que cela ressort naturellement. On n’a pas du tout cherché à faire une reconstitution. Cependant, c’est à force d’écouter des musiques très précises de l’époque, essayer de retrouver un peu le son. Cependant, on est loin du vrai son de l’époque. On a aussi gardé tous les apports techniques et une couleur propre à groupe de musique, Caravaggio, groupe actuel malgré tout, tout en ayant recours parfois à des reprises de musiques de l’époque, mais c’est notre musique. C’est le fruit du mélange entre l’imprégnation de l’époque dans laquelle on a un peu replongé pour l’occasion, et notre travail. Un ensemble de coïncidences fait que la couleur est celle qu’elle est.
Gérard Wormser – Par rapport à des spectacles filmés de l’époque, vous ne faites pas voler les cymbales, vous n’enfoncez pas les caisses. Vous n’en rajoutez pas sur le côté spectaculaire. On voit bien que la tonalité de votre musique est une musique finalement très douce, avec un répertoire de rock, mais avec un goût pour le silence, pour le temps qui s’étire. Le public sera peut-être surpris par certains passages d’une très grande lenteur ou effectivement, le spectateur est emmené dans un rêve où on ne pose plus le pied par terre. On est dans une forme d’apesanteur que vous parvenez à créer par l’étirement du temps musical.
Samuel Sighicelli – C’est là où le travail musical commence à m’intéresser aussi. Il ne s’agit pas uniquement de faire du rock. Pour moi, le rock est un moyen de créer des énergies différentes de la musique contemporaine dont je viens principalement. Je retiens petit à petit de tous ces projets d’un côté la possibilité d’être dans l’énergie et le son puissant et avec son côté grisant, et de l’autre, la possibilité de minimalisme et de choses où ils ne restent presque plus rien, où l’on est dans l’attente, dans la suspension. C’est peut-être dans ce contraste où l’on est vraiment actuel. Par conséquent, tout cela correspond bien à l’espace.
La petite différence avec les concerts de rock de l’époque ou même d’aujourd’hui, c’est qu’au théâtre, dans un spectacle comme celui-là, on peut se permettre de mettre le frein, voire les étouffoirs, et de n’avoir presque plus rien à un moment donné, avec juste une image d’un vaisseau ou autre. On ne peut effectivement pas trop ce permettre cela dans un concert de rock devant un public qui attend du son fort tout le temps.
Gérard Wormser – Vous allez même jusqu’à une petite « pichenette » sympathique à l’égard du public des Beatles qui serait composé de jeunes oiselles. Vous ne l’avez pas inventé, mais il fallait quand même que vous essayiez de le placer. Cela veut-il dire que vous êtes à distance de ce caractère de foule de festival ?
Samuel Sighicelli – Oui, on est à distance historique, mais aussi parce que l’on n’est pas des bêtes de scène de rock. Je viens de la musique contemporaine, mais on s’intéresse au rock depuis longtemps. Ce n’est pas une musique que l’on s’est mis à faire soudainement. Cependant, notre parcours s’inscrit dans une musique savante, intégrée à un projet poétique. Pour ce projet, il fallait faire appel à une force rythmique et référentielle de rock de l’époque.
Gérard Wormser – Dans votre spectacle, j’ai été frappé par l’équilibre que vous trouvez, qui fait que le texte ne prend pas toute la place.
Samuel Sighicelli – Tel est l’enjeu.
Gérard Wormser – Vous en dites assez, il y a des spots sur les textes. Donc, on les entend très fortement. D’une certaine façon, si on oubliait la musique, on pourrait dire que la musique est aussi, dans le spectacle, dans la manière d’enchâsser les textes qui ont gardé pour chacun d’eux leur saveur particulière. En effet, il y a des textes administratifs, des textes poétiques, des vociférations, tout le registre des textes que l’on peut imaginer. Cependant, chacun est enchâssé par la musique pour que le maximum d’énergie de ce texte puisse être concentré au moment où il est dit, sans se diluer dans une sorte de petits dialogues qui auraient fait que les différents registres de textes se mêleraient les uns aux autres. Vous avez réussi grâce aussi à ce rapport entre le texte et la musique.
Samuel Sighicelli – Créer cet équilibre a été le plus gros du travail dramaturgique, et c’est cela qui m’intéresse. Avec ce genre de forme de projet, de spectacle, de pièce, ce passage subtil d’une écoute d’un texte à une écoute musicale est intéressant. C’est cet endroit où l’écoute bascule, ce que l’on ne peut pas avoir dans un concert de rock, par exemple.
Gérard Wormser – Compareriez-vous cette forme à celle des alternances, ou des récitatifs de Mozart, ou à l’idée de chœur dans des formes plus antiques où le chœur porte un sens sans qu’il y ait un personnage subjectif ?
Samuel Sighicelli – Non, parce que je pense qu’à l’opéra, on n’entend pas le texte, et on s’en moque. Il est rare que l’on s’intéresse au texte à l’opéra. On lit le livret, le résumé de l’histoire. Après, on est dans des problèmes de personnages et d’émotions véhiculées par la musique de ce que dit un personnage. On est plus dans la manière dont la parole devient juste un chant. Tandis que dans mon spectacle, on est clairement dans la parole, et dans des prises de paroles dites, parlées, criées. Ce n’est pas comparable. Le récitatif est quasiment fonctionnel dans l’opéra, qui parfois est même présent uniquement pour faire avancer le récit. Ici, ce n’est jamais le cas. Donc, je ne ferais pas ce parallèle, même s’il y a peut-être d’autres à faire avec l’opéra.
Gérard Wormser – Des opéras de l’époque, ceux de Luciano Berio ou d’autres ?
Samuel Sighicelli – Dès que voix est chantée ou parlée, c’est pour moi très différent. Je m’intéresse beaucoup à la voix parlée et incarnée dans un espace, même si j’ai écrit des œuvres pour chants. Parfois, cela me touche plus que le chant lyrique. En revanche, un jour, j’aimerais bien faire un opéra, mais avec des chanteurs de chansons qui ont une voix qui n’est pas une voix d’opéra.
Gérard Wormser – Roland, quand on se met comme vous, dans une position de spectateur à partir d’une expérience scientifique, et pas n’importe laquelle, quels sentiments se développent ? Quelles sont vos impressions sur le spectacle ? Vous pourrez peut-être enchaîner avec ce qu’est votre pratique professionnelle, et éclairer un peu le public sur votre pratique scientifique.
Roland Bacon – Bonsoir. J’ai beaucoup apprécié le spectacle, d’abord sur un plan émotionnel grâce à ses textes très beaux. Cependant, je pense qu’avant tout, on est envahi par les images, la musique, les impressions. Évidemment, comme tous ceux d’entre nous qui ont vécu cette période - j’avais 13 ans – cela m’a immédiatement et instantanément replongé dans ces moments forts. En effet, il y a des instants dans la vie où l’on se dit « ça y est, je vois l’histoire en marche ». Il y a des événements dramatiques plus ou moins gais. Et cet événement était très fort. C’est peut-être grâce à cet événement si je suis astrophysicien aujourd’hui. J’ai donc été particulièrement réceptif à ce spectacle. Le sentiment qui m’est sorti, que tu as voulu faire percevoir, est ce décalage qu’il y a aujourd’hui entre notre époque et l’époque de ce moment-là. Je me demande où est le rêve.
En effet, le rêve m’a porté pour faire ce métier. Voir soudainement qu’il se passait quelque chose d’aussi extraordinaire, et regarder physiquement la lune en se disant qu’il y a des gens qui sont là, c’est un événement incroyable, même si les images étaient beaucoup moins bonnes que celles du spectacle. Je parle de ces événements de réalité qui nous transportent. Finalement, à l’époque, beaucoup de choses nous portaient vers le fait de rêver, de sortir de soi, d’aller voir l’ailleurs, de prendre des risques. Et d’une vision positive des choses, d’aller de l’avant, sans être positiviste. Au fond, aujourd’hui, on a peur pour la planète. De temps en temps, j’ai le sentiment que c’est misérabiliste, même si c’est basé sur de vraies questions. À cette époque, on s’attendait à recevoir une bombe atomique fréquemment. Donc, on avait aussi peur. Cependant, malgré tout, cette chose nous poussait en avant, et m’a mis « sur orbite ».
Je suis astrophysicien. Je travaille depuis longtemps à l’Observatoire de Lyon. Je construis des instruments, d’une part parce que je ne suis peut-être pas capable de faire de la théorie, ce qui est un peu compliqué, et d’autre part, parce que lorsque je vais observer dans ces endroits extraordinaires que sont les télescopes au bout du monde, sur les volcans d’Hawaï, ou dans le désert d’Atacama au Chili, j’ai cette impression que j’ai eue, quand je suis sorti et qu’il y avait la télévision, que j’ai regardé la Lune, et que je me suis dit que des gens y étaient. Cette impression de percevoir quelque chose du réel, ce sentiment d’écouter l’univers. Il est vrai que lorsque l’on fait des observations, on a ce sentiment, parce que l’on va dans un endroit où pendant quelques semaines, on travaille jour et nuit juste pour faire cela. Donc, c’est quelque chose d’assez particulier.
J’ai le bonheur d’être membre du Comité Scientifique des Confluences, ce qui m’a apporté beaucoup dans la mesure où cela m’a justement permis de côtoyer des personnes d’autres disciplines, y compris en sciences humaines et sociales, et également de côtoyer le monde de l’art. En effet, en me poussant un peu, j’ai, avec une compagnie de danse, créé un spectacle sur l’univers mélangeant la danse et le discours. C’était à la fois un très grand challenge pour moi, et aussi une expérience très enrichissante. C’est là que j’ai perçu aussi que dans le cadre de la communication que nous pouvons avoir à faire sur des données scientifiques, sur comment se fait la science, et autre, on peut amener beaucoup de choses par l’émotion et la danse, par la musique, par tous ces éléments qui aident à la compréhension. Même s’il n’y avait pas de vocation de discours scientifique dans le spectacle, il porte tout de même un certain nombre de choses sur ce qu’est la technologie, ce que l’on en a fait, ce que l’on en fait aujourd’hui, et ce que l’on en fera peut-être demain.
Gérard Wormser – Jean-Marc, vos activités en matière de pédagogie scientifique, de réflexion sur les modalités de l’enseignement, de la connaissance, sont un lien que l’on peut peut-être faire avec le propos de Roland Bacon. À propos de la mise en scène, de la mise à distance au sens brechtien de la scène scientifique par rapport au vécu des contemporains, quelle serait votre réflexion élaborée par votre pratique ? De là, pouvez-nous dire sur quels domaines vous êtes engagé directement ?
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Je suis astrophysicien au CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique et aux Énergies Alternatives). Ce commissariat a une longue histoire avec l’espace, c’est pour cette raison que c’est intéressant. Pour un astrophysicien, le cosmos est son bureau. En effet, on y va tous les jours par la pensée, par les observations. Donc, c’est déjà un lien immédiat avec The Need of Cosmos, c’est dans la nature de nos activités. J’ai toujours eu une attitude ambiguë avec l’espace. En effet, je n’ai pas choisi l’astrophysique pour l’espace, même si j’ai été témoin de ces images, comme tout le monde. Cependant, à l’époque, j’étais déjà sensible à la conquête spatiale, même si ces termes de « conquête spatiale » sont un contresens. Pour moi, ces termes ne vont pas ensemble. J’ai même refusé de voir ces images de débarquement sur la Lune, parce qu’évidemment, il s’agissait d’Américains qui débarquaient sur la Lune, et je ne voyais pas pourquoi c’était seulement les Américains, et pas la Terre entière qui y allait. Ce n’est pas neutre, parce que c’était vraiment une propagande, comme cela a été dit précédemment. Donc, on le percevait forcément de façon mitigée.
C’était une aventure humaine, mais en même temps, une vulgaire propagande. Je pense que l’on ne s’est pas encore guéri de cela par rapport à l’espace. Tous les projets que l’on fait actuellement, d’occupation de l’homme dans l’espace sont toujours liées à des composantes largement militaires, ou bien politiques. Donc, cela pose ce problème dès le départ. C’était donc ambigu dans ma tête, parce qu’en 1985, quand le CNES 1 a lancé le premier appel d’offres pour des cosmonautes (ou astronautes) français, qui pour la première fois ouvrait le domaine à des scientifiques, j’ai postulé, et j’étais parmi les 1 000 postulants. La chance a voulu que mon dossier soit sélectionné dans les 20 premiers pour être un cosmonaute français. Ensuite, le sort a décidé pour moi, parce qu’entre temps, on s’est aperçu que 20 étant un nombre trop important. Il ne fut finalement choisi que seulement 5 candidats parmi les 10 premiers dossiers. Je n’étais pas parmi ces 10 premiers. J’ai été, comme beaucoup, influencé par cette perception d’Apollo 8, de cette boule, de cette planète que l’on voie de l’extérieur à partir de la Lune. On a tout envie d’avoir soi-même cette perception personnelle, d’engranger cela dans sa mémoire personnelle. Je crois que cela a dû guider de nombreuses personnes dans cette génération.
La génération Claudie Haigneré, qui fut la première scientifique française dans l’espace à l’issue de cette sélection, a sans doute rapporté cela de son expérience. Finalement, personnellement, je n’en ai pas trop pâti, et j’ai décidé de voir le cosmos autrement. Elle a passé toute sa vie à être cosmonaute, ce qui, je pense, est finalement assez déséquilibrant. En effet, quand vous rentrez, vous n’avez que cela à raconter, et personne ne l’a vécu comme vous. Donc, finalement, vous êtes isolé. Les cosmonautes français que j’ai rencontrés ont tous ce témoignage émouvant de l’incommunicabilité de leur expérience. Finalement, j’ai été très content de rester dans l’astrophysique.
Dans les termes « conquête de l’espace », par quoi remplacer « conquête » ? Je pense que l’Espace n’est pas un espace de conquête, mais un espace de connaissances, ce qui est beaucoup plus ouvert, et beaucoup plus intéressant. En fait, ma pratique d’astrophysicien m’a démontré cela. Mon domaine d’études concerne la fin de la vie des étoiles. Comme vous le savez, la plupart des étoiles cessent de briller à un moment donné. On ne les voit plus. Cependant, un certain nombre existe toujours dans l’Espace. Mon travail est de les rechercher. En général, elles sont très différentes, condensées. Ces petits objets perdus dans l’Espace n’émettent pas tout à fait la lumière qu’elles émettaient auparavant. Elles émettent encore une lumière, mais ce n’est pas la lumière que nous pouvons percevoir.
Dans mon laboratoire spatial, le jeu a été de construire des instruments pour passer au-dessus de l’atmosphère. En effet, nous ne percevons qu’un type de lumière, parce que nous sommes sous une couverture, l’atmosphère, sous laquelle un seul type de rayonnement passe, plus ou moins celui que produit le soleil. Nos yeux, en tant qu’être adapté par l’évolution, se sont simplement adaptés à cette lumière émise par le soleil, et filtrant à travers l’atmosphère. Pourquoi aurions-nous des yeux pour voir autre chose, si ces radiations ne nous parvenaient pas ? Cette adaptation fait de nous des animaux aveugles à toutes les autres lumières de l’univers qui sont nombreuses (ondes radio, rayons X, rayons gamma...) Or tous ces rayonnements sont émis dans l’univers. Pour le découvrir, il a fallu passer au-dessus de cette atmosphère.
J’appartiens à un laboratoire qui a fait, avec un missile militaire de trois étages en 1959, la première expérience de mettre des compteurs Geiger (compteurs pour détecter les rayonnements gamma émis par la matière dans certaines conditions), de les propulser au-dessus de l’atmosphère. Ils voulaient à l’époque mesurer le rayonnement gamma dans l’atmosphère, parce que l’on avait fait tellement exploser de bombes thermonucléaires que l’on pensait qu’il y avait une irradiation provenant de ces bombes. Donc, normalement, ces missiles devaient regarder vers le bas. Finalement, la fusée a tournoyé, a regardé vers l’extérieur. À l’époque, personne ne pensait que l’univers pouvait émettre ces rayonnements gamma qui nécessitent des températures extrêmement élevées (plusieurs milliards de milliards de degrés), alors qu’une étoile comme le Soleil fait quelques milliers de degrés seulement. La grande surprise est qu’ils ont découvert quelque chose. Cela a donc été la porte ouverte à l’espace scientifique. Cela n’a bien sûr pas été le seul laboratoire ayant trouvé quelque chose.
Par la suite, on s’est aperçu que l’univers émettait aussi des rayons X. Nous avons commencé à faire une cartographie de ces lumières, que nous continuons maintenant. À la base de ma pratique, il y a non seulement une observation au télescope, mais également une observation par des satellites, nos prothèses au-delà de l’atmosphère pour regarder ces lumières de l’univers. Finalement, au bout d’un certain cursus personnel, je me suis aperçu que l’Espace, c’était vraiment cela, un espace de connaissances.
Pour finir sur cette espèce de prise de conscience, quand nous parlons de nos aventures humaines, il faut se rappeler que la Lune est l’extrême banlieue, mais elle reste une banlieue. On peut y aller en trois jours. Pour aller sur Mars, il faut six mois, puis il faut attendre deux ans pour revenir. On commence à percevoir que c’est déjà très compliqué d’y aller. Dès que vous pensez le cosmos comme nous le pensons en tant qu’astrophysicien, avec juste une échelle de distance, c’est-à-dire une idée des distances, la première étoile est à quatre années de la lumière, mais à la vitesse de n’importe quelle sonde actuelle, il faudra environ 400 000 ans pour l’atteindre. L’Espace n’est pas un monde pour l’homme. Toutes les technologies pourront évoluer. Cependant, imaginons que nous parvenions à aller un jour à la vitesse de la lumière, nous n’arriverions à atteindre le centre de notre galaxie qu’au bout de à 26 000 ans, même à cette vitesse maximale possible. Donc, vous pouvez imaginer le nombre de générations nécessaires.
L’Espace est un espace de connaissances. En contrepartie, il est extraordinaire dans nos activités, ce que vous pouvez d’ailleurs percevoir à l’aide de ces images que nous ramènent ces télescopes. Nous pouvons faire le voyage en pensée, aller vers le centre de notre galaxie, glaner des images de telles et telles régions de notre galaxie, les rapporter sur Terre par la lumière et par les satellites qui en captent la lumière. Nous faisons ce voyage par la pensée, et nous nous approprions cet Espace dans lequel physiquement nous n’irons jamais. Finalement, dans la désillusion de l’espace exploratoire, l’espace conquête, il y a la découverte de l’espace connaissances infini de connaissances. C’est ce que rappelait le metteur en scène. De là, évidemment, on se posera toujours de nombreuses questions.
Il n’y a pas désillusion. Il faut simplement changer notre état d’esprit sur l’espace. Il n’est pas question d’aller planter un drapeau quelque part, que ce soit sur Mars, ou ailleurs. Cela n’a aucun intérêt pour l’être humain, et pour l’humanité en général. En revanche, la connaissance a un intérêt extraordinaire. On rappelait les premières découvertes de planètes ailleurs que dans notre système solaire. On y pensait, on savait qu’elles devaient exister. Cependant, maintenant, les voir et faire des images est un choc bien plus important peut-être que de voir quelqu’un mettre un pied sur une surface un peu poudreuse, bien que cela soit la Lune.
Gérard Wormser – Vous nous parlez des rayons gamma qui, je suppose, viennent de très loin dans le temps, de la fin des étoiles, et vous nous parlez en même temps des débuts de l’univers. Il faudra peut-être éclaircir comment on fait les deux choses à la fois, et c’est justement ce qui caractérise votre recherche et qui n’est pas commun pour nous tous. À la fois, il y a cet aspect d’une aventure dans laquelle les paramètres sont paradoxaux dans la logique ordinaire, et en même temps, il me semblait que vous rétablissiez une position philosophique qui était celle, pourquoi pas, des anciens Grecs.
Le terme « cosmos » qui n’a pas encore été utilisé ici, ne désigne pas l’infini, ni l’unité habitable, mais quelque chose qui a une forme. Le cosmos n’est pas l’informe. C’est une dimension d’intégration de différents éléments. Les Grecs savaient que la Terre était finie bien qu’ils n’en avaient pas fait le tour, ils savaient qu’elle était ronde, et ils en avaient calculé le diamètre. Donc, ils n’étaient pas perdus dans un monde infini où la solitude humaine aurait eu un accent métaphysique quelconque. Le domaine de l’infini ou du non calculable était bon pour les dieux, et personne n’enviait spécialement leurs petites aventures. Bien sûr, ils n’étaient pas mortels, ils avaient peut-être d’autres inconvénients. Quant à nous, nous sommes mortels. Pour un Grec, être mortel indique principalement une conduite à tenir, des dettes à payer, des parents à honorer, des enfants à éduquer, donc quelque chose qui crée un monde, et qui fait que la place dans le cosmos est peut-être hiérarchisée. Il y a peut-être des endroits de valeur, de structures différentes. Cependant, de ce point de vue, le monde sublunaire ou supralunaire des anciens Grecs est un monde toujours délimité, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas une idée d’un infini possible.
Les Grecs connaissent les mathématiques, et commencent à calculer sur des dimensions de nombres irrationnels. Ils ont donc bien l’idée que l’on pourrait commencer à travailler sur des nombres pour lesquels l’infini est une dimension. En même temps, leur monde est un monde de finitude que, me semble-t-il, votre propos, paradoxalement, nous restitue, parce que vous nous dites que l’on n’ira jamais, on peut connaître par la pensée (philosophie grecque), on peut calculer l’échelle et de là, on peut se représenter les différents modèles de mondes dans lesquels nous avons à nous situer. Finalement, paradoxalement, la période où le monde était infini, qui aurait commencé avec Galilée ou Copernic, s’est peut-être achevée avec les premières explorations lunaires où l’on pouvait envoyer de la « quincaillerie ». Cependant, cela ne change pas la problématique humaine de l’existence.
Roland Bacon – Premièrement, effectivement, on a l’impression qu’il faut le toucher pour que cela soit vrai. Cependant, la réalité physique de la lumière, notre matière première, que nous observons, que nous trions, que nous disséquons, nous apprend des choses. Ce n’est donc pas juste une idée. C’est de cette manière que je le vis. Deuxièmement, dans les années qui ont connu un développement très spectaculaire de l’astrophysique, on a appris que malgré l’imagination extraordinaire de l’homme, la nature en a encore plus. On a dit que de toute façon, avant d’aller sur la Lune, cela avait déjà été décrit. Oui, c’est vrai. Il y a eu des visions de l’univers intéressantes, riches. Cependant, malgré tout, l’univers nous surprendra toujours.
Gérard Wormser – Nous souhaiterions tous un exemple de quelque chose que nous n’aurions pas pu imaginer, et que nous connaissons.
Roland Bacon – On a parlé du rayonnement gamma, avec des phénomènes extrêmement énergétiques, difficilement imaginables, difficiles à reproduire. C’est un exemple. Il est vrai que l’on avait pensé aux planètes extra-solaires. Cependant, à l’époque, personne n’aurait jamais eu de temps pour les observer. De nombreuses découvertes fondamentales ont été dues presque au hasard, ou en cherchant autre chose. Aujourd’hui, concernant notre niveau de connaissance de l’univers, la matière que l’on croit comprendre doit représenter environ 5 %. Donc, on appelle le reste « matière noire », ou « énergie noire ». On a encore beaucoup de choses à faire. C’est vrai qu’aller sur la Lune n’a pas eu un impact scientifique extrêmement important. En revanche, il a été important que pour aller sur la Lune, on a développé la technologie qui permet d’aller dans l’Espace. Cependant, malgré tout, même si l’Espace doit rester un espace de découvertes, je pense que l’Homme est l’homme, et il y a des Christophe Colomb qui restent et qui font que l’on a envie d’aller ailleurs nous-mêmes.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Je crois que c’est une erreur. Si on fait référence à Christophe Colomb et ses caravelles, on lance des caravelles tous les jours. Ce sont ces satellites qui vont voir l’Espace pour nous au-dessus de l’atmosphère. C’est suffisant. On parlait tout à l’heure du fait de nous voir comme une planète, du retour vers nous-mêmes que cela impliquait. Il faut effectivement travailler là-dessus. Bien sûr que l’on a eu des satellites grâce aux fusées développées par les militaires. Cette aventure spatiale est très militaire, avec des objectifs militaires. La station spatiale actuellement en orbite, qui symbolise l’Espace, a coûté plus de 115 milliards de dollars pour rien du tout. Au départ, les militaires voulaient en faire une plate-forme. Finalement, ils ont changé d’avis, et il a fallu demander à chacun de participer pour continuer à financer quelque chose qui n’avait pas d’utilité réelle. C’est un vrai scandale ! Bien sûr, on peut être content de voir la réalisation qu’ont faite ainsi les hommes. Cette espèce d’oiseau qui vole avec ces grands panneaux solaires au-dessus de la Terre est très beau. Mais au fond, l’intérêt et l’enjeu ne sont pas là.
Roland Bacon – Tu t’es quand même inscrit pour partir !
Rires
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Bien sûr. C’est pour cela que j’exposais ces contradictions que l’on a tous eues. Cependant, j’aimerais bien que des jeunes maintenant conçoivent l’Espace autrement, en dehors de ces espèces de sillons déjà tracés. Au départ, il n’y avait bien sûr que cela et nous étions condamnés à suivre cette logique militariste. En revanche, cela a laissé bien des désillusions derrière, qui ne sont pas des graines d’explorateurs d’espace. Actuellement, une revue dont la Une est sur l’Espace ne se vend pas. Je le sais, j’ai travaillé longtemps pour Ciel et Espace. Chaque fois que l’on mettait un cosmonaute en couverture, on ne vendait pas la revue, parce qu’il y a une espèce d’usure mentale, finalement de cet argent que l’on dépense sans savoir pourquoi. En revanche, cela nous amène bien à une réflexion sur nous-mêmes, à voir la Terre comme une planète.
On se demande toujours ce que l’on fera si les hommes sont un jour trop nombreux. C’est ainsi que le message des Américains est le « New Frontier », la nouvelle frontière. Ils ont colonisé une terre qui appartenait aux Indiens, ils voudraient bien refaire cela ailleurs. C’est tout de même cette idéologie qui sous-tend toujours l’exploration de l’Espace. Mais un jour, il faudra bien se rendre compte que nous n’occupons que 30 % de notre planète. Les 70 % restants sont les océans. Les océans ayant un fond, on pourrait imaginer vivre sur le sol des océans, soit sur notre planète. C’est une exploration en elle-même. Or, on connaît aujourd’hui encore bien moins de choses du fond des océans que des planètes de notre système solaire, ce qui est paradoxal.
Que l’on en arrive maintenant à réfléchir légèrement différemment sur l’espace ne me choque pas. Il est plutôt encourageant que l’on arrive à avoir une pensée « écologique » en disant que l’on est sur la Terre, et qu’il y a peu de chance qu’on la quitte facilement. On est en train de faire l’inventaire de tous les endroits où l’on pourrait aller : par exemple, il y a la planète Mars, mais il n’y a pas d’atmosphère. Mars n’ayant pas d’atmosphère, on recevrait donc pleinement les radiations solaires. Il faudrait s’enterrer à 10 mètres sous le sol à cause de ces radiations. Même un cosmonaute avec son scaphandre ne vivrait plus au bout d’un an, car il serait transpercé par les radiations du Soleil. Donc, il faudrait s’enterrer, ce qui n’est pas une sinécure. Cette conquête de l’Espace pourrait très bien en retour nous renvoyer l’idée qu’il y a encore beaucoup de choses à faire sur notre petite planète bleue. Je ne suis donc pas choqué que des gens plus jeunes réinterprètent cette conquête de l’Espace de façon crue, même cruelle, en se demandant finalement ce que cela a vraiment ouvert, à part la connaissance.
Gérard Wormser – Si vous parlez de la jeunesse actuelle, il y a un vrai paradoxe. Aucun roman de science-fiction, ni aucun laboratoire scientifique de l’époque n’avait prévu la grande révolution des nouveaux réseaux numériques. L’ordinateur personnel n’était pas un élément de réflexion, ni des futurologues, ni des auteurs de science-fiction, ni des ingénieurs de la NASA, alors que pour finir, c’est ce qui a révolutionné la vie contemporaine de la génération postmission Apollo. Donc, il est vrai que si la jeunesse s’est un peu détournée de la conquête spatiale et n’a pas forcément une appétence si forte – on le mesure dans des sondages – pour la connaissance scientifique telle que vous la pratiquez, c’est sans doute qu’il y a effectivement eu cette espèce de décalage avec une représentation de l’espace comme objet de conquête. Vous avez très bien montré que « conquête » n’était sans doute pas le bon terme, mais ce message était passé, alors que personne n’imagine conquérir les réseaux Internet. On ne conquiert pas Facebook, ni Tweeter. Ce ne sont pas des planètes sur lesquelles on va débarquer. On en fait éventuellement un usage marginal, correspondant à son petit mode de vie. Comme par hasard, sur quelque chose d’aussi basic, des millions de personnes pensent que ça marche.
Je me représente aussi, pour le savoir dans mes fréquentations de tous les jours, que la vie scientifique est tout de même une vie particulière. Votre travail reste un mystère pour la population. En effet, de la même façon que vous parliez de ces cosmonautes qui ne peuvent pas vraiment raconter ce qu’ils ont vécu en orbite, il est très difficile pour vous de faire partager, au-delà de l’émotion et de l’enthousiasme, la réalité des modèles, des connaissances, ou des questionnements que vous développez au cours de vos différentes recherches. Par exemple, vous évoquiez précédemment les instruments que vous êtes en train d’élaborer dans une équipe internationale, vous pouvez en parler. Cependant, ce sera très difficile pour chacun d’entre nous de mesurer ce que signifie de passer une douzaine d’années à élaborer une mission qui aura peut-être lieu en 2018, ou à une autre date.
Roland Bacon – Je ne donne pas de date. Je pense que premièrement, on a la chance de travailler dans un champ scientifique qui fait encore rêver, parce qu’il pose des questions fondamentales (d’où venons-nous ? Où allons-nous ?) et que chacun a, un jour ou l’autre, levé la tête et regardé les étoiles, et s’est posé ces questions. C’est beaucoup plus difficile pour nos collègues qui étudient la physique des particules, qui traitent des choses que l’on n’a jamais vues, avec des concepts complexes.
J’ai dirigé l’Observatoire de Lyon pendant quelques années, et chaque fois que l’on y organise des Journées Portes Ouvertes, les visiteurs de tous âges sont nombreux, ce qui nous fait beaucoup de bien. Donc, on peut dire que l’univers pose et posera toujours question, et les gens s’y intéressent. Maintenant, les métiers de la science intéressent-ils les gens ? Est-ce important ? Je ne suis pas sûr. En revanche, il est plus important et plus fondamental que la connaissance de savoir comment se fait la science est un peu perdue. En revanche, il est important pour nous d’expliquer, sans tomber dans une espèce de relativisme, comment la science est une démarche collective qui se bâtit avec ses erreurs. C’est difficile à communiquer, cela passe difficilement dans l’enseignement important que peuvent avoir les gens de la science. Il est vrai que c’est plus difficile à faire passer.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Je ne pense pas forcément que cela soit si compliqué. Il y a certes un aspect technique dans notre métier, qui est, comme dans tous les métiers, le plus difficilement transmissible. En revanche, les questions que l’on se pose, et les réponses que l’on espère apporter sont plus faciles à communiquer que dans d’autres sciences. En effet, ces questions sont le plus souvent plus généralistes que dans d’autres domaines. Donc, ce n’est pas une désaffection par rapport aux métiers de la science. On l’a constaté, toutes sciences confondues, et on ne parle pas uniquement de l’astrophysique dans la mesure où l’astrophysique n’en pâtit pas trop. Cependant, on a constaté dans les carrières scientifiques, dans les premiers degrés des cycles d’université scientifique, une baisse de 20 à 30 % des personnes qui se présentaient. Cela nous pose problème, tous scientifiques confondus, sur la façon dont nous parlons de la science. C’est un problème général que l’on commence à réaliser.
Pourquoi cette science que nous faisons apparaît-elle si inhumaine à l’extérieur, avec, à la clé, des résultats que l’on maîtrise plus ou moins ? Il y a une part de très profonde vérité que le grand public perçoit, sachant que nous sommes tous grand public pour une science qui n’est pas la nôtre. On ne sait plus qui parle au nom de quoi. Si vous faites parler un scientifique de sa science, il va vous en parler de façon très naturelle en vous expliquant toutes les difficultés, ce dont il est sûr, ce dont il est moins sûr, etc. Dès que vous parlez en tant qu’expert scientifique, par exemple, c’est catastrophique. On va vouloir vous délivrer un message, on veut vous le faire rentrer dans la tête. À ce moment-là, on fait une confusion dans le grand public, et cela m’arrive avec des sciences que je ne connais pas de la même façon : qui me parle ? Est-ce un scientifique qui veut m’expliquer sa recherche, ou est-ce quelqu’un qui va me dire « les nanotechnologies, ce n’est pas grave », ou « les OGM, cela va bien marcher » ?
On est pris en tenaille là-dessus, et les jeunes chercheurs qui iraient vers la science sont détournés à cause de cette confusion des rôles. C’est ma perception des choses, et je ne sais pas si tout le monde la partage. Il est vrai qu’il y a quand même un peu de cela. La science se déconsidère par un discours trop dogmatique en voulant toujours dire. : « on a la réponse », alors que dans toutes les sciences confondues, on n’a parfois pas les réponses à des questions essentielles. On est juste en train d’acquérir un peu de savoir. On veut toujours démontrer que l’on sait tout, comme si effectivement, c’était de la veille pour le lendemain. Je pense que c’est ce qui crée ce problème-là. Par exemple, notre discipline est très bien reçue, comme le rappelait Roland, lors de toutes ces opérations portes ouvertes. Tous les laboratoires sont toujours submergés de personnes, parce qu’au fond, finalement, on se pose des questions que tout le monde se pose, ainsi que nous en tant que scientifique : d’où vient l’univers ? Qu’était-il dans le passé ? Vous, tout comme nous, vous posez ces questions. C’est passionnant de pouvoir transmettre ce savoir.
De la salle – Ces scientifiques ont-ils mesuré que cet écart n’était pas tellement l’écart des connaissances ? En effet, la connaissance existe. Le problème est la manière dont on la manie. Les ingénieurs disent : « laissez-nous faire, on va s’en occuper ». L’important est d’innover. D’accord, mais pour quoi faire ? La vie que l’on veut est-elle celle-là ? Je me demande s’il y a une prise de conscience, au nom de la science.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Non, il n’y a pas de prise de conscience. Pour le coup, j’ai un jugement négatif par rapport à l’évolution récente. Il y a une trentaine d’années, peut-être, avec ces époques politiques un peu plus mouvementées, il y avait une réelle discussion sur la finalité de la science, qui décide la science, pour quoi et pour quoi ? Maintenant, chez les jeunes chercheurs, je perçois que parfois cette question ne se pose plus. Donc, on prend la science telle qu’elle est. Si vous l’analysez, et vous aurez sans doute raison là-dessus, puisque l’on parlait des militaires, qui décide de quelle science on fait ? Certainement pas la société. C’est vraiment antidémocratique. Les grands enjeux économiques décident de cela. Évidemment, cela ne va pas jusqu’à toutes les expériences. Cependant, je suis dans un domaine lié à l’industrie spatiale. À de nombreuses reprises, on a eu conscience que nous étions les faire-valoir. Quand nous voulons placer une caméra dans l’espace, ces détecteurs que nous fabriquons nous-mêmes dans nos laboratoires, puisque nous sommes à l’origine à la fois de l’idée et de la fabrication de l’instrument, il faut bien construire un satellite qui la portera. Ensuite, nous sommes donc dans les mains de Thalès, ou autres grandes sociétés industrielles, qui sont, en grande partie motivées par les crédits militaires, et nous accepte juste comme une charge utile justifiant leurs grands projets satellites. Au fond, finalement, en tant que scientifiques, on n’est que des faire-valoir.
Je vous citais le coût de l’ISS (station spatiale internationale) qui est de 115 milliards de dollars, vous mettez cela en rapport avec un satellite scientifique qui ne vaut que 2 milliards de dollars (soit 50 fois moins environ). Cela montre que certaines priorités ne sont certainement pas décidées de façon démocratique. Y a-t-il eu d’ailleurs des époques où la science a vraiment été décidée démocratiquement ? C’est compliqué.
Roland Bacon – D’ailleurs, peut-elle l’être ?
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Je pense qu’effectivement la science doit être vraiment le reflet de la société. Par exemple, comment est-il possible que l’on ne sache pas soigner le paludisme, maladie qui a un impact énorme à l’échelle de la planète, et que l’on soigne maintenant en priorité certaines maladies orphelines peu répandues ? Parce que ces dernières viennent financer des études sur les génomes, et parce que derrière ces génomes, se cache une recherche mois avouable sans doute, de comment peut-on classer les individus par leur gène, etc. Il y a un arrière-plan trouble. Dans tous les grands axes scientifiques, il y a toujours des composantes obscures. Cependant, on ne va pas pour autant s’arrêter de chercher parce que nous ne défendons pas ces valeurs-là, Simplement nous devons garder en mémoire ces aspects sur l’utilisation de la science. Ceci dit, le scientifique, à l’heure actuelle, est moins réceptif à cette discussion que vous voulez engager, à savoir comment se fait-il que la science aujourd’hui se fait encore hors du champ démocratique ? C’est une vraie question. Cela nous est tout de même retourné en permanence en tant que scientifique.
Roland Bacon – Absolument, je suis assez d’accord, et c’est assez vrai pour notamment le sujet qui nous concerne, qui est le sujet du monde spatial où l’on sait bien que la science a toujours été la danseuse du CNES. En effet, à partir d’une certaine somme, les enjeux sont trop importants pour être confiés juste à des scientifiques, ces enjeux pouvant être technologiques, économiques... On sait cela. Finalement, on se dit que l’on est bien content de pouvoir utiliser ces choses que l’on ne pourrait pas se payer par ailleurs pour faire cela. La façon de regarder le verre à moitié plein ou à moitié vide, c’est qu’au contraire, nous détournons cela pour faire de la science, et faire avancer la connaissance. Il est vrai que c’est un peu ambigu. On peut se demander si la science peut être démocratique. Tout dépend ce que l’on entend par « science », et par « démocratie ». C’est un vrai débat. Il ne faut pas confondre la science appliquée, du domaine de l’application de la science où l’on fait travailler des scientifiques, avec des sujets fléchés dans lesquels on met des budgets, et dans laquelle on ne fait que des instruments politiques et d’une certaine priorité, et la science fondamentale où l’on cherche, sur laquelle on met en général moins de moyens, mais qui coexiste et qui est nécessaire, et qui ne peut pas être démocratique.
De la salle – Les entités civiles et militaires seraient opposées. Dans la communauté scientifique, les personnes qui cherchent, quel que soit le domaine, finalement, ont le même type de formation que les vôtres. Quels échanges se font à la fois au niveau national, et surtout au niveau international ? Je crois que le niveau national n’existe pas en tant que tel, entre les personnes de cette communauté scientifique qui serait garante de l’espace, qui essaie de comprendre un peu de chacune des disciplines.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Vous ne comparez pas le domaine militaire et le domaine civil.
De la salle – Non, en général.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – C’est totalement international, malgré une petite compétition omniprésente. Cependant, cette compétition est saine et constructive. La plupart du temps, quand un projet devient trop important, on le fédère avec différents pays, et scientifiquement, cela va de soi. Tout est assez simple, parce qu’il y a assez peu de gain derrière, il n’y a pas d’enjeu économique.
Roland Bacon – On fait des choses qui ne vont pas rapporter beaucoup d’argent, ce qui n’est pas le cas dans la médecine où les enjeux économiques sont importants.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – On est très crédible dans ce domaine-là. Nos résultats sont publiés, on ne cache rien, tout est ouvert. Cela se passe bien. Cela fait d’ailleurs l’agrément de notre domaine, car on se parle beaucoup entre nous. Certes, de temps en temps, il y a des compétitions pour, par exemple, la publication d’articles, pour savoir qui va publier en premier. Après, on se retrouve et on discute. C’est très simple. C’est une vraie communauté, même si cela ne paraît pas de l’extérieur. En astrophysique, nous ne sommes pas aussi nombreux qu’en physique des particules où ils sont des centaines. Nous sommes des rêveurs dans la communauté scientifique en général.
De la salle – Vous disiez que vous aviez fait précisément ces études, parce que c’était un rêve. Continuez-vous de rêver avec ce que vous faites ?
Roland Bacon – Absolument, cela ne s’use pas. Il faut simplement être patient. En effet, quand on commence ce métier, on a une idée éthérée où l’on pense que l’on ne voit que ce que nous rapporte le truc. Donc, on va faire des découvertes tous les jours, on va être très excité, etc. En fait, non, c’est un travail de fourmi. Il faut savoir le gérer. De temps en temps, les émotions, le sentiment de la découverte, de faire quelque chose qui fait avancer, même un peu, etc. ne sont pas ressentis tous les jours, mais se construisent petit à petit. Si on est capable de rentrer là-dedans, ces moments forts arrivent. Donc, oui, on continue de rêver.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Je vais juste ajouter un petit bémol. Au fond, peut-être que cette forme d’impatience finit par vous tenailler, c’est-à-dire que la science avance effectivement, mais par petit pas, très lentement. À un moment donné, elle n’avance peut-être pas assez rapidement pour ce que votre esprit voudrait embraser (ou embrasser). La science, telle qu’elle se fait au jour le jour, est un carcan qui vous bride l’imagination, parce que vous ne pouvez pas aller plus vite que la musique. Comme cette science a tendance à devenir dogmatique à l’heure actuelle, et qu’elle veut délivrer des vérités, cela nous bride deux fois plus. Non seulement vous êtes obligés d’aller au rythme de tout le monde, et quand vous voulez vous poser des questions que tout le monde ne se pose pas, cela ne va pas non plus. Là, il y a un vrai problème, je l’ai effectivement vécu.
Comme vous le savez, une carrière, cela se déroule. J’ai travaillé sur de nombreux domaines. Ensuite, je me suis posé des questions de plus en plus globales. À un moment donné, en lisant ce que j’avais autour de moi, je me suis rendu compte que cela ne répondait pas à la façon dont je me pose des questions, par exemple, sur l’univers et son âge. Non, on n’est pas capable aujourd’hui de donner l’âge de l’univers. Or je lis partout que l’on nous donne l’âge de l’univers. Il y a donc quelque chose qui ne va pas. Là, vous commencez une réflexion, et vous commencez à l’affronter à votre propre discipline. En effet, les gens disent : « non, tu as tort, on a les résultats, les preuves ». Je commence à voir ma discipline comme si j’étais à l’extérieur, et à alimenter un débat, parce que je pense que la science moderne est trop dogmatique. Il faut que l’on revienne sur nos hypothèses, que l’on reconnaisse que l’on a fait des hypothèses trop contraignantes. Vu les hypothèses prises, c’est normal que l’on arrive à des résultats bizarres, et il faut peut-être tout reprendre à la base.
Roland Bacon – Je suis d’accord avec toi. C’est également parce qu’il y a trop de techniques, d’une certaine façon. Certains jeunes collègues qui rentrent sont des techniciens de la science, au sens où ils ont un certain nombre de connaissances qu’ils appliquent. De plus, il y a une espèce de pression pour publier plus forte que celle que l’on avait quand on est rentré. Cette pression les empêche de prendre assez rapidement du recul par rapport à cela. Ils sont dedans, et il est vrai que notre système est plus inélastique que dogmatique, et je l’ai intégré comme normal.
Si l’on prend des chemins de traverse, on doit les accepter, et accepter qu’il est difficile de faire changer le système, parce qu’il évolue lentement. Dans les domaines que j’ai pu fréquenter, entre le moment où l’on a une idée que l’on trouve géniale immédiatement, et le fait de la faire passer dans la communauté, il faut au moins 10 ans, et encore. Il faut être capable d’accepter cela, de prendre le temps, et de comprendre pourquoi cela fonctionne de cette manière. La science ne pourrait pas fonctionner, contrairement à d’autres systèmes de pensées révélées où tout d’un coup, quelqu’un vous dit « ça y est, j’ai trouvé, l’univers est comme ça ». On est obligé d’intégrer cela. Certes, c’est parfois frustrant.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – C’est acceptable dans certains domaines, et risible dans d’autres.
Roland Bacon – C’est beaucoup plus facile en astrophysique qu’en physique des particules. On est donc quand même encore assez protégé pour l’instant.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Pendant longtemps, j’ai essayé de parler des recherches scientifiques à l’extérieur. Quand j’ai dû parler de certaines choses, je me suis rendu compte qu’elles ne tenaient pas le coup. Je ne parle pas de la science la mieux établie, celle de la structure des étoiles ou de l’évolution des galaxies. C’est surtout lorsque l’on parle de la cosmologie, c’est-à-dire l’évolution de l’univers, ce qui passionne tout le monde. J’ai senti que le discours était largement décalé avec ce qu’il était réellement possible de dire. C’est donc là-dessus que je me suis penché. Sinon, évidemment, dans d’autres domaines, j’accepte le pas-à-pas, et le temps de la science est un temps effectivement long. En revanche, lorsqu’un tel décalage se crée entre une connaissance dont on a une seulement une ébauche la plus simpliste, et des conclusions dont le déterminisme est le plus complet, cela ne va plus. Je trouve que c’est à juste titre qu’il faut alors le dénoncer. Une fois que l’on s’aperçoit que le discours est en total décalage, on est obligé de chercher à le démonter un peu. Et quand on démonte, on s’aperçoit que certains membres de la communauté ne sont pas d’accord.
De la salle – Dans l’histoire des sciences, à quel moment cela devient-il vraiment dogmatique ? Certes, cela l’a été et cela revient, mais pour quelle raison ?
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – En général, cela arrive au moment d’un changement de paradigme. C’est au moment où tout va s’effondrer que les gens tiennent le plus à leurs certitudes.
Roland Bacon – Je pense que l’on y est pour la cosmologie. On est en train d’ajouter la troisième décimale, mais on a oublié que l’on ne comprend rien au fondamental. Donc, c’est en train de craquer.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Vous avez raison de faire référence à l’histoire des sciences, parce que c’est en lisant l’histoire des sciences que j’ai eu ce regard. Sinon, dans la mesure où l’on est immergé dans la connaissance actuelle, on n’a pas de moyen d’avoir un jugement global. En lisant ces changements de paradigme à différentes époques, au moment où justement tout s’effondrait, ces choses nous font penser que l’on en est bien là en ce moment. Tout se passe comme si c’était cela. Il y a un renforcement du caractère dogmatique justement au moment où les questions les plus cruciales se posent.
Roland Bacon – C’est très intéressant. J’espère le voir craquer tant que je suis vivant.
De la salle – Concernant le travail que l’on mène avec Roland depuis quelques années, au début de la réflexion, c’était expliquer ce qu’est la science et comment on fait de la science. Tel était le moteur, c’est-à-dire que l’on n’a pas réponse à tout, et ce que l’on sait aujourd’hui peut être remis en question demain. C’est cela qui est passionnant, qui pousse à plus de connaissance, à étendre le champ des questions.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – C’est le moteur principal. C’est pour cette raison que ce dogmatisme est dangereux. Il nous tue, on s’asphyxie nous-mêmes. Dans le cas de la cosmologie, c’est un peu le cas actuellement. Quand on voit paraître certains articles, on se dit qu’ils tuent eux-mêmes leur imagination à force de tourner dans la même conception. C’est ce que l’on appelle une absence totale de « la culture du doute ». Le moteur est en train de caler, mais heureusement pas dans tous les domaines. C’est paradoxal, parce qu’en général, le grand public le perçoit totalement différemment.
De la salle – On s’est posé cette question-là au tout début. En effet, certains membres du Comité scientifique étaient contre cette relativisation de la science.
Roland Bacon – Il faut tout de même être prudent, parce que si on ne fait pas attention, dans la mesure où pour nous ce discours est naturel, si on prend du recul par rapport à notre métier, on voit les choses qui ne collent pas ou qui se fissurent. En même temps, on sait comment cela se construit, comment cela s’est fait. Sinon, on part vite dans l’idée que tout est pareil. Finalement, la théorie des frères Bogdanoff vaut ce qu’un groupe a travaillé pendant 20 ans. Donc, il faut faire attention. Dans la construction de l’édifice de la connaissance, certaines choses restent, sont solides, se construisent. De temps en temps, quelques pierres tombent, et on recommence à construire, mais on ne redescend jamais au fondamental, on ne part jamais à 90 degrés. Heureusement ! Il faut donc faire attention à ce que l’on dit.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – J’ai bien analysé le fait que nous soyons parfois accusés de dire n’importe quoi. C’est justement quand tu essayes de dire des choses alors que tu ne peux pas les affirmer et que tu les affirmes quand même, que le lendemain, on t’accuse d’avoir dit n’importe quoi. C’est pour cette raison que l’on est obligé de mettre ce bémol, de toujours expliquer le stade de notre connaissance, de ce que nous avons compris, ce qui est plus ou moins assuré. Avec cette espèce de modulation, on peut faire comprendre que demain, nos idées vont évoluer. Si on dit, à un moment donné, que l’on a tout trouvé, qu’un big bang est avéré et date d’exactement 13 milliards d’années, et si demain, tu dis que ce n’est pas 13, mais 3 milliards d’années parce que l’on s’est trompé dans une constante de l’expansion, alors nous perdons toute crédibilité.
Il ne faut jamais délivrer de certitudes, puisque nous n’en avons pas nous-mêmes. Donc, pourquoi essayer d’en délivrer une à l’extérieur ? Très souvent, les scientifiques hésitent à adopter cette attitude, pensant que les autres vont croire qu’ils ne travaillent pas correctement. Il est très respectable au contraire de ne pas tout à fait savoir ce que l’on peut affirmer. Je pense que l’on est plus légitime dans cette relation-là.
L’histoire de la cosmologie est très riche, même trente ans en arrière. Il y a peu de temps, dans les années 80, on disait que l’Univers était ouvert, qu’il y a 10 % de matière et que c’était normal. Maintenant, c’est tout à fait autre chose. Si tu t’étais accroché Mordicus à ces descriptions sans penser qu’elles pouvaient être remises en cause le lendemain, tu te tires une balle dans le pied. Il ne faut certes pas tomber dans le relativisme total en disant que l’on ne trouvera jamais rien, ce n’est pas cela. Il faut mettre en perspective le contexte en disant qu’il y a tel aspect de la réalité que l’on croit avoir compris, et il y a tel aspect que l’on n’a pas compris. Entre le dogme et la relativisation totale, il y a quelque chose qui peut s’expliquer, c’est cela qui doit être notre mentalité de scientifiques. En effet, à la fois on croit à certains résultats, et à la fois on doute sur d’autres.
De la salle – La solution est peut-être d’expliquer comment on fait la science, comment on en arrive à ces conclusions, quand on peut.
Roland Bacon – Je m’étonne, parce qu’au fond, les gens qui ont suivi un cursus scientifique, au moins jusqu’au bac S, n’ont finalement aucune idée de la façon dont cela se fait. Je trouve que c’est quelque chose d’important qui ne passe pas du tout au niveau de l’éducation.
De la salle – C’est valable dans tous les domaines. Cela revient à ce que je disais précédemment. Y a-t-il un sens à poser la question de la démocratie ? On est dans une société qui revendique en permanence la démocratie, or la démocratie n’est pas sans démos. Autrement dit, il n’y a absolument plus le respect de ce qui est son essence, à savoir la participation des gens pour construire leur vie. À partir de cela, y compris la science, me semble-t-il, elle a un problème : cette science est faite dans la société. Quand on est dans la société, on fait ce que l’on veut. Il me semble qu’il y a là un problème. En effet, des budgets sont donnés, comme pour les militaires. Je prends aujourd’hui l’argument d’ouvrir en permanence, quasiment comme un dogme, par les gens qui veulent faire de la recherche sur les organismes modifiés génétiquement (OGM) : si l’on veut nourrir la planète demain, il faut que l’on fasse ce que l’on veut. Il y a là, à mon sens, un premier problème. Loin du problème de l’épistémologie, il faudrait qu’il nous trouve un dogme pour nourrir la planète demain. Il faudrait qu’il nous prouve aussi que la planète ne peut pas le faire autrement. Quelle est la méthode préconisée ? Quelle est la proposition contraire ? C’est là, à mon sens, où cela pose problème aujourd’hui. Personne ne va interdire de faire de la recherche. Cependant, quand des oppositions se posent au niveau de la société, a-t-on assez d’argent sur quelque chose d’urgent ? Et quand d’autres professions s’intercalent, comment fait-on ? Qu’on le veuille ou non, il y a toujours une implication sociale et sociétale, y compris quand on fait de la recherche scientifique.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Cela va de soi qu’il y a évidemment un problème. Notre société est basée en grande partie sur la science. Cependant, nous sommes les moins bien placés pour vous répondre, parce que notre science n’est pas cruciale pour l’économie. On ne dépose pas de brevet.
Roland Bacon – Elle ne sert à rien, pour tout dire.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Néanmoins, en tant que citoyen, par rapport à d’autres domaines, on se pose des questions, comme tout le monde. On a résolu ces questions de la façon la plus terrible dans notre société en nommant des experts. Je l’évoquais précédemment. Cela m’a toujours choqué. Au départ, les experts sont des scientifiques comme nous, mais lorsqu’on les nomme « experts », ils se placent alors dans une situation différente de celle du simple scientifique désintéressé. Ils sont nommés pour rendre des services, ils déposent alors le message que l’on veut leur faire déposer. Là, ils font foi et fi de toutes les réalités scientifiques parfois. S’ils ont été nommés, et s’ils sont payés pour cela, c’est pour délivrer des messages bien précis, indépendamment de toute réalité scientifique. Dans le cas contraire, par exemple s’ils en viennent à contredire l’histoire du réchauffement climatique, alors on le débarque et on en prend un autre. Ce sont de faux scientifiques. Là, on est dans un engrenage terrible, parce que l’on confond ces experts avec les scientifiques, ce qui est terrible pour nous. En effet, 90 % des scientifiques sont beaucoup plus ouverts, s’interrogent, font des expériences, font un vrai travail scientifique. Là, on coupe court, on nomme un expert et on dit qu’il va donner un rapport deux ans plus tard, et on en déduira ce qu’il faut faire ensuite. On est totalement hors démocratie. C’est vraiment la plus mauvaise des façons que l’on a eues pour solutionner le problème.
Maintenant, l’autre problème que posait Roland est le suivant : pourrait-on faire un référendum ? Certes le référendum effraie. En effet, s’il n’y a pas une éducation préalable, si les gens ne comprennent pas un minimum le problème, cela peut donner tout et n’importe quoi. Je ne dénie pas que le référendum serait la meilleure des choses, mais cela signifie qu’il faut qu’une information soit délivrée en amont. Ce n’est donc pas une réponse immédiate.
De la salle – Par exemple, est-ce que le Téléthon est l’expression absolue de la démocratie ?
De la salle – La démocratie, ce n’est pas cela, ce n’est pas forcément avec un homme, ni de la représentation, ni quelque chose à laquelle vous voulez participer ou pas. La démocratie signifie « participation ». Quand on parle de démocratie participative, c’est un pléonasme. La démocratie signifie que les gens prennent en charge leur décision. Si la démocratie est prise au sérieux, si on prend les personnes les plus démunies de la société, qui n’y connaissent rien à la science, ni à la démocratie, et qui disent qu’ils veulent simplement être heureux dans la vie, ça, c’est un projet démocratique. S’il y a de vrais génies, et qu’ils ne sont pas forcément génie, parce qu’ils veulent se gaver d’argent, ce n’est pas un génie. Donc, il est plus démocratique de commencer à se dire que même les scientifiques sont peut-être des génies. Cependant, si vous, génie, vous me dites « je ne connais rien, je décide tout seul », c’est mauvais dans mon esprit, dans ma méthode, dans mon épistémologie sociale. C’est pour cela que je suis très interrogatif.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Ce cercle doit être vertueux : le scientifique doit parler de sa science au grand public, ensuite le grand public doit être certain de s’intéresser à la science, puisqu’effectivement, cela fait partie de plus en plus de notre quotidien. La question est posée, et très mal résolue actuellement. Quand on pense à la réorganisation actuelle, l’organisation même de la recherche scientifique est maintenant déstructurée et réorganisée différemment. À mon avis, on a encore sapé un élément de démocratisation que représentaient les conseils du CNRS, etc. On donne maintenant des financements de l’argent sur des projets individuels à Monsieur Untel. On a encore fait un pas dans le mauvais sens.
J’ai vraiment vu la recherche organisée auparavant. On l’accusait certes d’être un peu lourde. En effet, les décisions prennent plus de temps, quand elles sont collégiales. Notamment en astronomie, on a eu des plans quinquennaux. On avait des réunions de prospective où l’on disait où l’on en était, ce qu’il fallait faire quatre ans plus tard, et on labellisait tel ou tel champ. C’était vraiment l’émanation du choix général des scientifiques, et cela fonctionnait. Maintenant, c’est différent, c’est sur projet, les gens vont être individuellement les uns contre les autres. C’est devenu délicat. À mon avis, on est dans le mauvais chemin, parce que l’on est en train de casser les éléments collégiaux d’appréciation.
Un certain nombre de gouvernements n’ont sans doute pas eu la priorité d’informer le public sur la science. On le voit sur les crédits donnés pour la médiation scientifique ou autre. C’est vraiment mineur par rapport au corpus de connaissances que cela représente. Il devrait y avoir partout des musées des sciences. Certes, il y en a quelques-uns. Je pense que ce n’est pas dans leurs priorités. Finalement, on dirige peut-être mieux les pays d’ignorants, ou du moins c’est leur point de vue. Je suis peut-être un peu paranoïaque, mais je me demande s’il n’y a pas des calculs politiques malsains. C’est donc à notre charge de compenser cela chacun dans le domaine dans lequel on est.
Gérard Wormser – Je serais moins paranoïaque, mais plus cynique. En effet, si l’on compare l’état de l’opinion entre 25 ans auparavant et aujourd’hui, on voit que la médiation scientifique était aussi assurée par des journaux dont l’économie a totalement disparu. Par exemple, dans certains journaux comme Le Monde ou Libération il y a 20 ans, il y avait des pages scientifiques écrites par des scientifiques. Il s’agissait de controverses sur les thérapies géniques ou autre, des dialogues opposés sur l’étique médicale, sur des sujets qui mettaient des connaissances en jeu, et des laboratoires en visibilité. Sur des questions par exemple de génétique, on avait des personnes comme Peschanski qui militait pour, et à côté de cela, on avait Didier Sicard, qui donnaient des éléments d’une véritable réflexion. Tout cela a disparu, puisque de toute façon, il n’y a plus de journaux.
Je pense, pour en avoir formé à Sciences Po ou ailleurs, que les responsables administratifs, qu’ils soient territoriaux et nationaux, sont aujourd’hui beaucoup moins informés de la réalité des processus de connaissance scientifique, qu’ils ne pouvaient l’être il y a une trentaine d’années. Aujourd’hui, ce n’est pas que la science administrative aurait pris le pas sur toutes les autres, mais on est dans une relation où la disparition des suppléments (ou pages) scientifiques dans les grands journaux, modèles de lecture de référence de tous ces administrateurs civils, fait que la seule connaissance qu’il leur reste, c’est ce qui reste dans ces journaux, à savoir des sondages d’opinion, des portraits de leaders et des histoires de management. Donc, le menu quotidien de ces personnes pas trop mal formées dans les bonnes écoles n’est plus de réfléchir avec les scientifiques de leur même génération, mais c’est de se contenter des différents rapports envoyés par Ernst & Young, McKinsey, les banquiers-conseils de France Telecom, ou de Free Telecom. On gouverne une telle société, puisque les gens vont acheter des millions de téléphones. Donc, si cela réussit chez Free Telecom, cela doit réussir au ministère de l’Économie, au ministère de l’Agriculture, au ministère des Universités. Je ne pense pas qu’il y ait complot. En revanche, le cynisme contemporain, ma propre ignorance peut servir effectivement de modèle à l’ignorance que l’on promeut dans la société.
Roland Bacon – Le milieu politique ne fait que reproduire la perte de visibilité, de connaissance profonde de la culture scientifique. Donc, c’est celle qui non seulement se reproduit, mais qui en plus est amplifiée par les médias, parce que l’on s’aperçoit que dans les principaux médias, on s’aperçoit qu’il y a peu de culture scientifique. Ils ne comprennent pas grand-chose à ce qu’ils racontent, et cela ne les intéresse pas.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Pour m’être bagarré pendant longtemps, depuis de nombreuses années, aussi bien à la télévision que dans les médias écrits, ou dans les radios sur la science, on s’aperçoit que ce qui est décidé n’est pas forcément le discours que voudrait entendre le public. Qui décide des programmes ? Pourquoi décide-t-on comme cela ? Qui sont ceux de la Direction des programmes ? C’est en cascade, mais le fait est que la plupart du temps ce ne sont pas les bonnes personnes, parce qu’elles ne sont pas sensibles aux bons arguments. En revanche, ils veulent mettre soi-disant de l’aventure humaine en emmenant un scientifique au bout du monde, en faisant croire qu’il vient de déterrer un caillou. Tout est scénarisé, les gens ne peuvent pas s’identifier à cela.
Gérard Wormser – Le marquage des animaux marche, que ce soit des phoques, des grenouilles, des baleines... Vous pouvez marquer des petites bêtes, c’est sympathique.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – C’est ce qui m’a fait arriver à la conclusion qu’il pourrait y avoir quelquefois, en arrière-pensée de cela, une volonté diffuse de ne pas trop en faire dans ce domaine-là.
De la salle – Sans doute que la pression économique est là.
Roland Bacon – Ce n’est pas forcément un complot.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Le mot « complot » » n’est pas le bon. Certaines personnes sont cyniques dans le monde politique, et disent « il ne faut pas trop donner de connaissances aux gens, parce que de cette manière, on pourra mieux décider eux ». I y a des personnes comme celles-là également de façon évidente dans la finance. Pourquoi n’y en aurait-il pas dans d’autres domaines ? Certains financiers ont été démasqués. Un jour, on pourrait peut-être avoir des surprises dans les milieux politiques.
Gérard Wormser – Je n’irais pas trop loin dans ce sens-là. Dans le domaine médical, certaines associations de malades, des revues type Prescrire ou autre, certaines réactions du public ont remotivé un discours de connaissances là où les pouvoirs publics étaient tentés de dire « on s’arrange avec les Servier et compagnie, et cela ira toujours, et les personnes n’y verront rien ». En fait, on y a vu tout de même quelque chose. Je pense que c’est un peu la même chose dans d’autres domaines dans lesquels il y a eu des réactions de la société.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Ce ne sont pas des réactions d’État. On s’attendait à ce que l’État joue ce rôle grâce à nos impôts. Donc, il peut financer des actions indépendantes et objectives.
Gérard Wormser – C’est nouveau que la science soit une science d’État, après une centaine d’années à peine.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Dans le nucléaire, il faut que ce soit des gens hors du champ qui aillent faire eux-mêmes les expériences. Normalement, c’est du domaine de l’État. On a biaisé le problème. Heureusement qu’il y a ces réactions citoyennes. Or normalement, c’est la vocation de l’État de tenir le débat scientifique ouvert, de l’alimenter. Peut-être que je me trompe.
Gérard Wormser – J’aurais envie de dire que l’on est sur des domaines de sciences ou chacun à un peu de connaissances. Le peu de connaissances que j’ai est plutôt du côté des sciences sociales, et on n’a pas monté l’État pour contrôler le discours public sur la science. L’État a plutôt été monté, s’il avait été monté pour quelque chose, pour éviter que l’on ait des polémiques, sans revenir à Galilée et aux polémiques avec le Vatican. A priori, les institutions sont plutôt là pour étouffer les débats que pour les faire se développer. C’est très compact, mais c’est un peu cela.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Pas à toutes les époques. Parfois, il y a eu une volonté de mettre des débats sur la place publique.
Gérard Wormser – Cela dépend. Si je prends, par exemple, le plan d’entente nucléaire en 1944, il a tout de même fallu que ce soit des scientifiques, Einstein et d’autres, dans le mouvement Pugwash qui viennent dire « on a eu la bombe. On n’est pas obligé de discuter aujourd’hui pour savoir s’il aurait fallu la faire ou pas, c’est fait. Cependant, maintenant, on peut discuter sur le fait que l’on n’en a plus besoin ». On n’est en guerre ni contre le Japon, ni contre l’ex-URSS, donc, on n’a plus besoin de la bombe nucléaire, et il faudrait l’arrêter tout de suite. Ce n’est pas l’État qui a proposé un débat sur le sujet. L’État a au contraire retiré de leur crédit les scientifiques trop militants du mouvement Pugwash.
Roland Bacon – L’État ne peut pas, par essence.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Comme il est l’émanation d’une société, normalement, il devrait aussi porter ce débat.
De la salle – On en revient à ce que je disais précédemment. C’est fondamental. La question de se demander si l’État n’outrepasse pas ses fonctions qui sont des représentations. La science, par essence, peut faire autant qu’elle le souhaite. L’État, non, justement. La théorie du complot sert à justifier n’importe quoi dès que vous outrepassez vos fonctions, parce que vous vous engagez sur une partie, et vous faites autre chose, vous outrepassez donc vos droits. La science n’est-elle pas asservie justement à des objectifs donnés par l’État ?
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Sauf que dans certains cas, il n’y a pas de science hors l’État. Certes, il y a la recherche privée. Cependant, dans les domaines de sciences fondamentales, la recherche privée n’existe pas.
De la salle – Tout l’équilibre est là. C’est pour cette raison que je posais la question.
Gérard Wormser – On ne va peut-être pas pouvoir relancer un débat de ce genre. Dans la mesure où c’est une vraie question sur laquelle on arrive en termes de point d’orgue, je pense que le point important que les sociologues ont marqué depuis un siècle, est qu’en fin de compte, l’État est une sorte de couverture. Cependant, la société civile, pour prendre de vieux concepts, celle qui avait monté L’Encyclopédie, celle qui a fait une science de société savante, celle pour laquelle les missions archéologiques ou d’exploration des pôles étaient faites en partie par des fondations privées, sur des embarcations montées à compte d’auteur, a été embarquée dans les structures d’État. Ce serait sans doute une erreur de penser que l’État a tout recouvert. En réalité, les esprits scientifiques, vous-mêmes, avaient une vigilance citoyenne dans le cœur de leurs activités, et vous n’êtes pas l’État.
Les Universités ont toujours exigé de garder précisément l’autonomie du jugement, la capacité critique comme la définition même de l’activité de recherches. Ce n’est pas une définition étatique. On a évidemment des financements de l’État, mais parce que l’État est spécialement une pompe aspirante, un redistributeur. Cependant, on aurait tort d’imputer à l’État, ce qui est en fait la société organisée de la connaissance qui se sert de l’État pour continuer un travail commencé il y a fort longtemps, à l’époque où il n’y avait pas d’État. Je pense que les Académies savantes, les bibliothèques, les musées, les journaux scientifiques, les colloques, et même des discussions comme celle-ci sont dans tout cela.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Je pense que bizarrement, les scientifiques avaient droit de cité à l’intérieur de l’État comme espace et corps de discussion, puis on les a petit à petit écartés. En 1981, on nommait Hubert Curien, un scientifique, à la tête de la Recherche, et maintenant, c’est un professeur d’anglais. À travers les sociétés savantes, les scientifiques avaient un poids. Cela pouvait être parfois l’Académie des Sciences. Maintenant, même ces institutions sont passées au second plan, ce n’est pas à elles que l’on s’adresse pour résoudre les problèmes. Cela signifie que l’État ne les reconnaît plus. Il y a un nouveau terme de la discussion.
Roland Bacon – Si l’État ne le reconnaît plus, c’est que la société ne le reconnaît plus vraiment, et que la science aujourd’hui ne fait plus rêver.
Gérard Wormser – La science fait rêver les scientifiques.
Roland Bacon – Oui, elle fait rêver, mais pas pour en faire son métier ou une carrière. Ceux qui sont considérés comme les meilleurs, qui font les carrières dites « scientifiques », allaient pour la plupart, dans la finance. Ceci dit, cela a peut-être changé. Cependant, ce n’est plus un modèle. À une certaine époque, il y avait la reconnaissance de l’instituteur, du professeur. Aujourd’hui, ces personnages-là ne sont plus reconnus comme tels. Donc, finalement, le politique raisonne par rapport à tout cela, ne fait que reproduire cela. Globalement, il y a eu une perte de ce que cela peut représenter, et je pense que collectivement, on y est pour quelque chose.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Tu veux parler d’une perte de jugements. Il y a de plus en plus de scientifiques en nombre. N’importe quelle discipline a grossi de façon démesurée, et c’est la perception que l’on a, que les gens se méfient de la science, on le sait. Tout dépend de la perception que l’on en a. Après, quelle est la vraie cause ? Est-ce parce que les scientifiques en parlent mal ? Est-ce parce que l’État réutilise mal la science ? Je ne sais pas trop répondre à cela, mais il y a sans doute un peu de tout cela.
Gérard Wormser – Un des paradoxes qui va dans ce sens est que comme beaucoup plus de gens ont fait beaucoup plus d’études que par le passé, certains ont évidemment appris la modestie scientifique, et vont aller chercher s’ils se posent une question ; et d’autres peuvent penser qu’ils en savent assez, et que d’une certaine façon, on n’a plus tellement grand-chose à apprendre, parce que finalement, on en sait suffisamment. Bien entendu, des chercheurs continuent de chercher. Cependant, tant que cela n’aboutira pas à un vaccin universel, on n’a pas besoin de suivre tous les détails. On est un peu blasé.
De la salle – On attend des résultats.
Roland Bacon – Où vont ceux qui rêvent aujourd’hui ?
Gérard Wormser – Parmi les étudiants, ils vont soit dans les métiers de la culture et de l’art, soit dans l’humanitaire (découverte du monde par l’affect humain, et pas par le cliché touristique), dans les métiers de la musique, ou de la finance, et nombre d’entre eux tournent en rond et ne parviennent pas à décider ce que sera leur vie.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – À l’heure actuelle, il y a un gaspillage de toutes les énergies humaines.
Gérard Wormser – Que ce soit faute de trouver un travail ou faute de trouver une vocation, si on accumule l’espèce d’hésitation de nos contemporains occidentaux avec la misère humaine de trois ou quatre milliards de nos contemporains à qui la question même d’une vocation quelconque n’est absolument pas posée, je crois que cela taraude de l’intérieur sans qu’on le voie.
Roland Bacon – C’était déjà le cas avant.
Jean-Marc Bonnet-Bidaud – Effectivement, et il était difficile de s’extraire en prenant conscience que l’on ne peut rien individuellement, et qu’il fallait repasser par d’autres canaux.
Gérard Wormser – Merci à tous.
Transcription du débat par Aurélie Belleville.
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Centre National d’Études Spatiales. ↩