Le congrès des écrivains et artistes noirs eut lieu pour la première fois à Paris en 1956 à l’initiative du journaliste sénégalais Alioune Diop et de sa revue culturelle panafricaine Présence Africaine, qui fut fondée neuf années auparavant afin de donner une visibilité aux voix noires en France et de mettre en lumière la culture africaine considérée comme marginalisée dans l’Europe de l’époque. Plusieurs sommités intellectuelles noires telles qu’Aimé Césaire, Frantz Fanon, Richard Wright, Léopold Sédar Senghor ou James Baldwin se sont exprimées au sein du grand amphithéâtre de l’Université de la Sorbonne ; on trouvait également à leurs côtés des penseurs et des écrivains blancs comme Jean-Paul Sartre, Albert Camus et André Breton. Tous s’étaient réunis pour discuter de la négritude et de l’avenir de la culture noire.
Le poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant était aussi présent à ce congrès alors qu’il était à cette époque encore étudiant de philosophie et d’histoire à la Sorbonne. Né en 1928 et ayant grandi dans la colonie française de la Martinique dans les Caraïbes, il emménagea à Paris en 1946 avant d’écrire par la suite dans la Revue française et Présence Africaine, la revue d’Alioune Diop. Ses propres conceptions de la résistance au colonialisme et de l’identité postcoloniale devaient par après le conduire à une controverse avec la figure emblématique d’Aimé Césaire et une prise de distance avec le mouvement de la négritude qui eut son heure de gloire au cours du congrès de Paris à l’automne 1956. Dans de nombreux passages parus cette année dans la traduction de La philosophie de la relation aux éditions Glänta Produktion, la dernière œuvre inachevée de Glissant avant son décès l’année dernière, sa relation au mouvement de la négritude a évolué avec des nuances. Vers la fin de l’ouvrage, il évoque quelques souvenirs et réflexions sur le congrès de 1956 ; il publie également une nécrologie très belle et très personnelle d’Aimé Césaire après son décès en 2008.
Dans plusieurs extraits, nous retrouvons une compréhension sous-jacente de la lutte des anciennes générations après la libération du joug colonial et une sympathie pour ses figures de proue au sein de la situation historique dans laquelle ils se trouvaient, même si la lutte de Glissant contre le colonialisme impliquait une distance vis-à-vis du mouvement panafricain et une préférence pour les relations multiculturelles entre les différents peuples. Voici ce qu’il écrit à propos du premier congrès :
« … la perspective qui a été proposée par tout un chacun, la responsabilité et la solidarité, qui jusque là n’ont pas été données, pouvaient à présent être partagées. De là pouvait émerger la généralité qui devait bientôt être connue et employée à l’excès : l’unité dans la différence ».
Cette « unité dans la différence » est quelque chose d’ambivalent puisque l’objectif du mouvement de la négritude viendrait à fonder ce que Glissant percevait comme une unité construite au plus haut niveau selon les mêmes canons que l’identité nationale et ethnique utilisée par les pouvoirs coloniaux totalitaires, à savoir un fétichisme monolithique de l’identité noire. Il évoque la nécessité de penser en dehors des dualismes réductionnistes et dénonce le piège de l’héritage colonial dans la tentative de définir de manière dogmatique l’identité politique d’une origine africaine commune et homogène. Les schémas mentaux occidentaux se sont assouplis dans leur systématisation et ont eu des effets directement liés aux conquêtes géographiques. Bien que les colonies se soient à présent émancipées du joug des pouvoirs coloniaux, elles sont toujours imprégnées des schémas mentaux occidentaux dont les effets destructeurs se voient de manière plus claire dans les pays africains.
Dans Poétique de la relation de 1990, il écrit :
« Au cours d’une période historique de plus de deux siècles, [les peuples envahis] ont été contraints de renforcer et de reconquérir leur identité dans une lutte contre les processus d’identification et de négrisation que les conquérants avaient initiés. Si la nation en Occident est avant tout un "contre-modèle", l’identité des peuples colonisés est en premier lieu en "opposition à", ce qui signifie en principe une limitation. »
Édouard Glissant lui-même développe une philosophie postcoloniale, différente de la négritude d’Aimé Césaire, très influencée par Gilles Deleuze et Félix Guattari que Glissant avait fréquentés dans les années 1970. Il leur emprunte plusieurs concepts importants qu’il réadapte à sa propre construction intellectuelle. La philosophie a des effets au sein d’une sphère vitale où esthétique et politique se rejoignent exactement comme chez Deleuze. Il promeut comme Deleuze un mode de pensée subversif qui reforme notre réalité et notre compréhension subjective.
Avec sa philosophie de la relation, Glissant affirme une construction multiculturelle de l’identité qui valorise les relations disparates et continuellement changeantes aux autres et au monde extérieur. Une pensée autour de l’identité qui n’est pas articulée à la force des contraires ; une identité sans racines qui rend possible des transformations constantes. Il emprunte le concept de rhizome à Deleuze et à Guattari. Le rhizome est à l’origine un terme biologique décrivant un système de racines qui se propage sous la terre, mais qui n’a pas de souche primitive et est donc difficile à déterrer. Glissant exprime le fait que nous devons nous débarrasser de la représentation d’une origine pure et d’identités consistantes, d’une représentation de l’origine comme une racine singulière et entrer dans un mode de pensée rhizome, un mode qui élabore autour.
Cette conception s’oppose à la négritude d’Aimé Césaire comme tentative de restauration d’une tradition humiliée, d’une origine – la tradition comme projet linéaire : une racine – du dépassement de l’aliénation coloniale et postcoloniale. Pour Glissant, il est important de voir que l’expérience coloniale nous a formés et qu’elle n’est pas simplement un écrasement mais aussi une action créatrice. Cette vision poétique consiste partiellement à lire le passé comme une fragmentation créatrice, une vision du trauma comme signification féconde, comme identité et même beauté.
Glissant lui-même a grandi en Martinique parmi les îles des Caraïbes. Il témoigne volontiers du métissage culturel, linguistique et ethnique propre à son île, là où il n’y a jamais eu de population autochtone ni de conception d’une identité nationale homogène. Les langues, les cultures et les traditions sont le résultat de nombreuses rencontres créatives et de tensions entre différentes populations qui se sont agrégées dans les traces de la colonisation. Les processus réguliers de métissage effectués dans les Caraïbes proposent une pensée alternative du sujet et de l’identité, ce que Glissant nomme créolisation. Ce processus se caractérise de la manière suivante :
« La créolisation n’est pas ce mélange informe (uniforme) où chacun irait se perdre, mais une suite d’étonnantes résolutions, dont la maxime fluide se dirait ainsi : "je change, par échanger avec l’autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer". Il s’agit d’une maxime que nous devons souvent porter et même offrir. »
Ce qui ressort est un genre de construction identitaire dynamique et changeante dont le résultat est à peine lisible. Se donner à cette transformation équivaut à surgir dans la Relation où personne ne parle de l’Autre, mais des différents. « Les différents font poussière des ostracismes et des racismes et de leurs monogonies ». Lorsque nous avons transcendé les catégories de pensée figées et lorsque nous nous sommes ouverts à diverses formes du devenir, rien ne demeure semblable :
« Au contraire, nous nous glissons à présent dans un détail infini et nous pouvons ainsi accrocher le multiple partout sans grandeur, mêlé et imprévisible. Les civilisations passées sans frontières construisent à présent des infinités de cultures ».
Ceci est très proche de la conception de Deleuze de la différence positive, qui est chez Glissant la clé d’une utopie postcoloniale, un monde sans frontières où aucun détail n’est traduisible et où n’existe aucun centre : il appelle cela le monde-total ou le Tout-monde. Une totalité non totalitaire.
Ceci est éloigné de l’universalisme pensé comme une extension des valeurs particulières (occidentales) ; entrer en Relation dans le monde-total est un mouvement qui est toujours relié dès le départ. Il n’est pas non plus question d’un relativisme total avec pour conséquence une perte d’identité ; Glissant revient constamment à la signification du lieu et répète souvent que le lieu est incontournable. « Penser avec le monde, agir localement ». Ceci prend entre autres une dimension poétique dans le texte avec les noms exotiques de plantes et de lieux qui résonnent de manière unique dans la philosophie de la relation : mangrove, acoma, boarengues, mangue térébinthe, mahogani ; Bezaudin, Vauclin, Pelée, Rocher du Diamant.
L’importance des lieux et des détails nous amène à l’esthétique d’Édouard Glissant. Il promeut une sorte de poésie de l’obscurité :
« c’est pourquoi nous militons pour que les transformations du poème demeurent obscures : tout le monde part du postulat selon lequel le poème doit avoir une clarté définitive, le poème embrassant tout qui n’a pas d’exigence de la nécessité visible, ce que la plupart des poètes éminents signifient ».
Il se situe proche d’une tradition esthétique moderne et prend très souvent Rimbaud comme modèle. Dans l’esthétique de Glissant, la clarté et les découpages dualistes constituent une partie d’un réductionnisme du réel conduisant amenant inévitablement à la violence. Il décrit, dans les parties préliminaires de La Philosophie de la relation, l’émergence historique de ces styles fictionnels réalistes comme le signe d’une déchéance ; le rôle du poète est de supprimer la clarté illusoire du monde et d’ouvrir nos yeux au détail le plus infime et le plus infini. Nous voyons comment la philosophie rejoint ici la politique. Et la poésie innerve la philosophie de la relation du début à la fin. Glissant mélange des souvenirs à des aphorismes vertigineux, des descriptions naturelles picturales à des spéculations philosophiques abstraites. Néanmoins, les passages les plus conceptuels et les plus théoriques sont dépourvus de la vision poétique qui innerve tout ce qu’Édouard Glissant a écrit. La traductrice Christina Kullberg livre les propos suivants dans la préface à l’édition : « la philosophie de la relation est constituée de transformations suggérant l’image du Tout-monde ». Et c’est tout à fait exact : le texte flottant et sans frontières esquisse l’image de l’invitation qu’il porte. Pour simplifier : la forme est une manifestation du contenu même si Glissant n’aurait jamais accepté de telles catégories bipolaires avec leurs nettes délimitations.
Un intérêt croissant s’est manifesté pour Édouard Glissant qui a été largement méconnu jusqu’à aujourd’hui en Suède. C’est cette année que la traduction complète de son œuvre est sortie. Auparavant, les éditions Élisabeth Grate avaient publié le cycle de poèmes Les Indes datant de 1955 (en suédois, Indiorna), une petite série de poèmes très beaux sur les grands voyages d’exploration et leurs conséquences fatales. La Philosophie de la relation est sortie en France en 2009, la deuxième partie fut une série esthétique introduite en 2006 par Une nouvelle région du monde et la troisième partie ne fut jamais achevée.
La philosophie de la relation est un très beau livre. À la différence de ses précurseurs martiniquais Aimé Césaire et Frantz Fanon, Édouard Glissant n’est jamais polémique dans ses textes. En plus d’une nécrologie sur Césaire dans laquelle Glissant approfondit le sens de l’amitié littéraire et l’action poétique-politique, on trouve un poème dédié à Mahmoud Darwich. Lors d’une note introductive évoquant un souvenir, Glissant montre comment il a retrouvé avec son fils sa maison d’enfance à Bezaudin en Martinique juste pour voir comment le lieu a évolué et qu’il ne reste plus que de la végétation à la place de l’ancienne maison familiale. L’histoire illustre le mythe de l’origine intacte et de cette manière les textes glissent l’un dans l’autre. Lorsqu’il évoque le mouvement de la négritude, c’est pour exprimer sa sympathie à son égard. À propos du congrès de 1956, il écrit :
« Celui-ci fut un regard décisif pour le monde, tout comme certains regards sont décisifs pour la vie : des permanences fugaces qui sont comme des piliers pour ce qui a changé avec nous et qui nous inspire à chaque fois ».
Le chapitre sur Aimé Césaire est un hommage où Glissant exprime son admiration pour son compatriote. Il écrit :
« la poétique d’Aimé Césaire est de volcans et d’éruptions, elle est déchirée des emmêlements de la conscience, parcourue des flots déhalés de la souffrance nègre, avec parfois une surprenante tendresse d’eau de source, et des boucans de joie et de liesse. »
Cette belle formule montre également comment leur vision artistique demeure malgré tout proche.
Dans la traduction extrêmement réussie de Christina Kullberg et de Johan Sehlberg, nous percevons dans La philosophie de la relation un tissu complexe d’ethnologie, de philosophie et d’esthétique ; et tout se réfléchit dans le Tout-monde de Glissant où tout est relié et est une partie de l’autre. La relation entre le texte et le lecteur est une relation avec son rythme propre ; nous ne pouvons pas comprendre en totalité les modulations du texte et les flottements poétiques, parfois nous sommes accrochés à des formules dont l’obscurité est censée nous ouvrir à des significations multiples, mais nous pouvons choisir de nous tenir au texte, de nous laisser altérer dans notre lecture et de nous transformer dans la lecture.
Traduit du suédois par Christophe Premat
Texte original paru dans Tidningen Kulturen, revue partenaire de Sens Public