. Présentation .
D’une fable poétique sur la vision
L’Œ est un récit allégorique et poétique.
Il nous projette à l’échelle rétinienne de « L’endormie » ou « L’ », personnage à l’identité incertaine, habitant le globe oculaire, devenant le personnage de la vision.
Sur son divan de paupière, « L’endormie » visionne, sur l’écran de la rétine, sa propre histoire, L’Œ, qui a pour fin l’origine. Les images traversant cet espace, qu’elles soient ouvertes sur le monde et la lumière ou qu’elles apparaissent dans la pénombre réflexive de cette petite chambre noire, sont fugaces, insaisissables et étrangères, même quand elles procèdent de réminiscences conscientes du sujet.
« L’image » est ainsi présente comme un autre personnage, une altérité, une entité autonome.
Entre présence, absence et démultiplication de soi, « L’endormie » tente de se subjectiliser 1 en une métaphysique de l’image, interrogeant les modalités de leur présence et de leur nature respectives, dans une dualité corps-image.
Entre rêve et réalité, clairvoyance et hallucination, cette figure allégorique questionne la source de l’image qui n’est souvent nulle autre qu’elle-même. Incarnée dans la chair de la vision et toujours mouvante, l’image semble aussi vivante que « L’endormie », mettant ainsi en doute la réalité, la physicalité, l’existence même de cette dernière.
L’image, inscrite dans la chair de l’espace qui l’entoure, enveloppe notre petite femme, si bien que l’on se demande laquelle est la plus tangible, si l’une préexiste à l’autre, si elles se génèrent réciproquement ou rétroactivement.
Dans la ronde incessante de ce face à face éterniconique, hantée par des visions qui l’engrossent ou l’annihilent, « L’endormie » triture le regard comme la langue qui retrace son histoire.
Corps, image, verbe, sont les matières du récit, sculptées et auscultées dans l’épaisseur de leur sens comme de leur quintessence.
D’une écriture performative dans l’espace numérique
L’Œ est protéiforme. L’ensemble du projet s’inscrit dans un processus de transformation numérique dont chaque état est capturé, il s’incarne ainsi sous différentes formes plus ou moins proches du texte, de l’image ou du corps, proposant différentes manières d’être lu, d’être vu. Ces remises en jeu du récit orientent, parfois désorientent la position du lecteur-regardeur, l’engageant dans une lecture le rapprochant du voyage intrinsèque au récit.
Chaque version résulte de focales hallucinées du texte et porte en sous-titre une phrase extirpée du récit, auscultée afin d’en éprouver sa plastique pour finalement mettre à l’épreuve l’ensemble du texte au crible de sa sentence. Le verbe s’y incarne dans une intimité à chaque fois toute particulière à l’espace de la page, donnant forme à des variations graphiques : impression à l’envers sur la page de gauche, à l’échelle rétinienne (police 3), en calligrammes, en compressions…
La démarche de travail dans lequel L’Œ s’inscrit procède de l’autopsie 2 dont une définition se trouve en exergue du texte. Les différents traitements opérés sur L’Œ sont comme son prolongement organique et conceptuel, depuis l’extraction jusqu’au déploiement. Par souci de se saisir de lui-même, de transcender sa nature et d’en être au plus près, L’Œ n’en finit pas de se re-dévoiler, dans les intervalles de ses propres échos et se confond de sujet en objet au fil de ses métamorphoses.
L’Œ est un texte performatif : il fait ce qu’il dit, pour ainsi dire, une nouvelle fois et plus précisément.
De coups de dés 3 successifs jetés dans la singulière trame d’espace et de temps 4 du numérique émerge une scène poétique de l’immanence de l’image, cette entité complexe et multiple dont la nature semble incertaine, floues les limites. Entre matière et représentation, l’image se trouve comme face à elle-même, en quête de sa propre ontologie, depuis ses mythes d’origines, son pacte avec le temps, ses multiples spatialisations et missions contenues.
L’image est envisagée comme une entité à part entière, un corps vulnérable, stratifié, muable, un organisme vivant. Soumise à observation, elle se révèle, se figure / défigure, se sédimente, sonde son histoire, fouille son identité.
Que devient l’image ouverte, décharnée et propulsée dans les couches successives des hyperplans ? Comment s’oriente t-elle, sait-on d’où elle vient et quelle est sa fin — si elle en a une ? A moins que le point de sa chute ne puisse se satisfaire que de celui du recouvrement du point de son origine, telle la quête d’un centre de gravité autonome et singulier de l’image dans un espace incardinal.
La question du tangible de l’image, muée dans l’espace numérique, offre une souplesse de traitement et d’observation plastique de ses mouvements intérieurs donnés par la vision, sinon par le corps, à l’instar des déplacements perceptifs qui déroutent le personnage du texte.
Dans l’écriture numérique, le fil de l’écriture devient forme vectorielle : chaque sommet, chaque courbe de caractère est coordonnée, virgule flottante soumise aux formules d’homothéties, de morphismes et de transvections de l’hyperplan. Dès lors, la forme du texte se détache du corps et peut ainsi plonger dans des dimensions infiniment grandes ou petites en ne tirant le fil que d’une variable, ou encore se condenser dans un monogramme, un chiffre d’une complexité inaccessible à qui n’en connaît le code. Le texte devenant image devient aussi nombre, ou constellation libre et invisible de chiffres.
Le sens sillonne entre ces données plastiques et mathématiques, depuis le zéro – ou le « o » derrière lequel se cache la chimère typographique « œ » — dans lequel vient se refléter les méditations et représentations de celle qui donne naissance à l’histoire 5 . Le « 0 » est origine, centre d’un néant qui, s’accouplant au « e », nombre transcendant 6 , devient matrice créatrice.
L’Œ a fait l’objet de cinq livres d’artistes et de deux dessins numériques, réalisés en 2007, en auto-édition avec le soutien de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. L’Œ a également donné forme à une installation utilisant des négatifs 24x36 argentiques ainsi qu’à une performance théâtrale mise en scène en 2010 en collaboration avec la comédienne Brigitte Goffart.
Matériau expérimental en mouvement, L’Œ, est un organe demeurant toujours en activité, il flotte dans l’étendue de sa propre ouverture.
. Extraits .
L’Œ
Extrait du texte original.
L’Œ. Relique optique
« Glissée comme une ombre dans le tunnel oculaire priée de regarder derrière sans se retourner, à contre sens de la vue, perdue dans son corps d’ombilical, en funambule sur le nerf de l’Image, en somnambule dans la nef du regard.
L’ [εl] aura mue en relique optique.
En voie de visions. »
L’Œ, p. 20
Le texte se rétracte en police 3. La lecture devient presque impossible à l’œil nu et nécessite une loupe.
Le changement d’échelle, au lieu de mettre à distance, engage l’observation et demande au lecteur de se rapprocher de la matière, de rentrer dans la page.
Cette version a donné lieu à une édition imprimée ainsi qu’à un dispositif utilisant la dimension réduite et tangible de négatifs 24x36 argentiques.
L’Œ. Devant, derrière, dessus
« Devant,
derrière,
dessus.
L’Image
scrute
la rétine
scrute
l’Image
scrute. »
L’Œ, p. 24
Les pages de L’Œ sont ici renversées : nous sommes derrière le plan original, ou dans l’épaisseur du texte, dans son image tout au moins, peut-être en sommes nous devenus les sujets.
La lecture s’effectue par transparence sur la page de droite, à l’envers sur la page de gauche (celle qui est imprimée) ou à l’aide de la réflexion d’un miroir.
L’Œ. En pleine plaie terre
« Chancelière du vide, à son étreinte.
En pleine plaie terre de l’amorphe,
plasma des formes latentes,
grouillantes,
flottantes ;
en suspens sur le seuil de la visibilité :
les formes picnoleptiques.
Danseuse secrète,
ensorceleuse silencieuse,
Mère prêcheuse de l’œil,
prête à fixer le cri de
l’enfant-forme :
Œannès.
Elle couve, L’Œ.
Un temps long.
Agrandit
pose
agrandie. »
L’Œ, p. 70
Le texte se libère du sens ou tente de faire corps avec lui ; les mots se dissipent dans l’espace, opérant sur eux-mêmes distorsions, multiplications, recouvrement, donnant forme à des calligrammes, des figures, des corps.
L’Œ. Nue en son centre, trop flottant, trop blanc
« Elle,
qui ne sait que saisir ces singulières trames d’espace et de temps et qui – malheureuse – ne retrouve plus sa propre apparition, si proche soit-elle qui se retourne tourne en trouée ritournelle, l’éthérée, la pute du silence, nue en son centre, trop flottant, trop blanc. »
L’Œ, p. 69
Cette série, issue de L’Œ . En pleine plaie terre, présente les cadres invisibles dans lesquels s’inscrivaient les calligrammes, formes devenues silencieuses, qui ont dans la version précédente sculpté virtuellement le texte.
L’Œ. Par condensation d’elle-même
« Pouls sur papier d’épiderme :
l’Image trame en gauches pulsations
sa danse ventricule.
De chair et de sang :
L’Image organe.
Que l’Image,
par condensation
d’elle-même,
sue.
Même
Vue.
Corps de tous les corps :
L’Image Suinte. »
L’Œ, p. 33
Ce tirage présente les 61 pages en calligrammes de L’Œ. En pleine plaie terre, compressées en un seul plan, tel un monogramme de L’Œ, nœud inextricable de code chiffré, abîme de données. Dans la confusion de son débordement, c’est aussi la crise identitaire du sujet, sans altérité autre qu’un Tout indifférenciable, limon des possibles d’un nouvel espace de création.
L’Œ. En quel espace, entre quelles couches
« Je "vivais"
Je ne sais plus.
En quel espace,
entre quelles couches.
De la multiplication des murs
qu’ils s’en écroulent
de ce sol absent
qui se dérobe,
ne saurait retenir
les couches flottantes
de l’espace vacant. »
L’Œ, p. 43
Ce tirage condense les 61 planches de L’Œ. Nue en son centre, trop flottant, trop blanc aplaties sur un seul plan. Il présente la trame, la structure vidée, le filet qui n’a su retenir les caractères des calligrammes de L’œ. En pleine plaie terre pour ne rendre compte que de la trame complexe et labyrinthique des hyperplans, dans lesquels le personnage s’est littéralement confondue.
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Verbe crée à partir du nom « subjectile » employé par Antonin Artaud au sujet de ses dessins, puis par Jacques Derrida. Cf. Jacques Derrida, « Forcener le subjectile » in Antonin Artaud, Dessins et Portraits, Gallimard, Paris, 1986, p. 55. ↩
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« Autopsie s.f. Contemplation, vision intuitive. C’étoit, suivant les anciens, un prétendu état de l’âme dans lequel ils croyoient avoir un commerce avec les Dieux ; d’ αὐτὸς (autos), soi-même, et ὄψς (opsis), vision, dérivé d’ὅπομαι(optomai), voir ; c’est-à-dire, l’action de voir de ses propres yeux, de contempler la Divinité. Autopsie se dit aussi de l’ouverture qu’on fait d’un cadavre, pour reconnoître la cause de la mort. » J.B. Martin, Dictionnaire étymologique des mots françois dérivés du grec, 1809, p. 114. ↩
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L’Œ s’ouvre sur une scène évoquant celle d’un naufrage auquel notre héroïne aurait survécu — celui du Coup de dé, peut-être- ; celle qui n’aura que trop vu les ravages de la tempête poursuivra le naufrage en elle-même, dans le revers du regard, comme retenue par les images dont elle ne parvient à s’échapper, « plantée en sa coque », la vision comme refuge, cellule et ventre qui donnera naissance à l’histoire, qui n’en finit pas de se poursuivre. Cf. Stéphane Mallarmé, Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, Éditions Ypsilon, Paris, 2010. ↩
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Définition (partielle) de l’aura selon Walter Benjamin. Cf. Walter Benjamin, Œuvres III, L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique, Éditions Gallimard, Collection « Folio essais », Paris, 2000, p. 75. ↩
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« L’Œ » , auto-édition, Paris, 2007, p. 28. ↩
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« e », symbole employé pour le nombre d’Euler, est un nombre transcendant et irrationnel. « Le développement décimal d’un nombre irrationnel ne se répète jamais et ne se termine jamais. » Parmi les nombres irrationnels, les nombres transcendants se distinguent par le fait qu’ils ne sont « racine d’aucune équation polynomiale ». (source : Wikipedia) ↩