Introduction
Grâce aux actions mises en œuvre et résultantes de la loi 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, de plus en plus d’étudiants en situation de handicap s’inscrivent dans l’enseignement supérieur. Or, les enseignants ne sont pas formés à enseigner à des publics présentant un handicap. Il en résulte que cela leur demande de réfléchir à des solutions afin d’adapter leur enseignement en fonction de la situation spécifique de l’étudiant. Le Ministère de l’Éducation Nationale met en place des actions visant à mieux préparer les enseignants à recevoir des élèves handicapés : « À la rentrée 2012, un nouveau module de formation sera proposé aux enseignants des classes ordinaires pour les aider à mieux appréhender les besoins éducatifs particuliers de ces élèves. Il permettra à chaque enseignant de se préparer à accueillir un élève handicapé dans des conditions satisfaisantes dès le premier jour. » Les IUFM proposent également le CAPA-SH aux professeurs des écoles et le 2CA-SH aux enseignants du second degré des écoles afin de les préparer à enseigner aux élèves en situation de handicap ; il n’en est rien pour les enseignants du supérieur. Le fait d’obtenir ces certificats n’induit pas que les enseignants ne doivent pas tout de même s’adapter aux élèves, mais ils y auront été au moins préparés. En revanche, nous relevons qu’aucune formation n’est prévue pour les enseignants des universités qui doivent alors uniquement s’appuyer sur leurs facultés d’adaptation pour gérer chaque cas et coopérer pour aider les étudiants.
Nous nous sommes alors interrogée sur la façon dont les enseignants prennent en compte ces nouveaux profils étudiant. Plus spécifiquement, nous nous sommes intéressés à une pathologie en particulier la déficience visuelle. La majorité des enseignements sont prévus en fonction du plus grand nombre et les supports visuels sont largement favorisés. Par exemple, l’analyse de vidéo ou la scénarisation de cours en ligne sont des activités proposées par une filière d’enseignement en Sciences du langage de l’Université Montpellier 3. Qu’advient-il alors lorsque les activités pédagogiques des enseignants sont médiées par les technologies et qu’ils rencontrent un étudiant déficient visuel dans son cours ? Afin de permettre à ce dernier de pouvoir profiter pleinement de l’enseignement, mettre en place une pédagogie différenciée va s’avérer indispensable. Mais comment mettre en place une telle pédagogie lorsque l’enseignant ne connaît pas les implications didactiques de la déficience visuelle ?
Nous envisageons alors que c’est en coopération avec l’étudiant lui-même que l’enseignant devra prendre les informations qui lui seront nécessaires pour proposer des adaptations.
Cadre théorique
Dans le cadre de cette étude, nous nous sommes intéressés à l’éventuelle corrélation que l’on pouvait effectuer entre pédagogie différenciée et coopération. Nous proposons alors de présenter ces deux notions.
Un des fondements théoriques de la pédagogie différenciée est de répondre à un idéal d’égalité des chances. Pour Przesmycki, elle se définit comme : « une pédagogie individualisée qui reconnaît l’élève comme une personne ayant ses représentations propres de la situation de formation ; une pédagogie variée qui propose un éventail de démarches, s’opposant ainsi au mythe identitaire de l’uniformicité, faussement démocratique, selon lequel tous doivent travailler au même rythme, dans la même durée, et par les mêmes itinéraires » (1991, p. 10). Notre contexte de recherche est approprié aux réponses que veut apporter cette théorie. Par exemple, la classe en cours magistral est en soi inégalitaire, car tous les étudiants n’ont pas la faculté de saisir l’information avec la même rapidité. Ajuster l’enseignement à des individualités participe alors de cette exigence d’égalité, conformément à la loi 2005 sur l’égalité des chances. « L’indifférence aux différences transforme les inégalités initiales devant la culture en inégalités d’apprentissage, puis de réussite scolaire comme l’a montré Pierre Bourdieu [1966] » (Perrenoud, 1997, p. 9). En effet, il va de soi que l’étudiant déficient visuel privé de la vue sera privé partiellement ou totalement de l’accès aux informations visuelles. Comment ne pas prendre en compte cette différence sans creuser davantage ses chances de réussir ? Loin de considérer que ses capacités soient moindres, il faut, toutefois, prendre en compte le fait qu’il faille adapter la forme de l’information pour qu’il puisse y accéder.
Au cœur de la réussite de la pédagogie différenciée nous citerons : l’interaction, la discussion et l’échange. « Pratiquer une pédagogie différenciée, c’est faire en sorte que, lorsque c’est nécessaire, chaque élève soit relancé ou réorienté vers une activité féconde pour lui. Pour y parvenir, il faut comprendre ce qui se passe dans son esprit, donc entrer en relation, instaurer un dialogue à propos du savoir et de l’apprenant. Un dispositif de pédagogie différenciée accroît la probabilité que chaque individu ou chaque groupe rencontre, au bon moment, un interlocuteur assez disponible et compétent pour saisir la situation et réorienter son travail, si possible en visant une régulation non seulement des activités, mais des processus d’apprentissage » (Perrenoud, 1997, p. 75).
De la capacité d’entrer en relation des deux intervenants dépendra la différenciation. Si l’étudiant hésite à faire état de ses obstacles, l’enseignant n’aura évidemment pas la possibilité de proposer des solutions de même que si l’enseignant ne fait pas preuve d’écoute et de disponibilité, il ne saisira pas l’entièreté de la problématique que peut rencontrer l’étudiant déficient visuel et ne pourra opter pour une différenciation adaptée. D’ailleurs Przesmycki distingue trois objectifs fondamentaux pour les apprentissages dans la mise en place de cette pédagogie : « améliorer la relation enseignés / enseignants ; enrichir l’interaction sociale ; apprendre l’autonomie » (1991, p. 13).
Cet auteur cite la relation étudiant/enseignant qui nous intéresse plus particulièrement dans ce qu’elle permet de mettre en œuvre en coopérant. Définissons ce que nous entendons par coopération. Pour Montangero et Maurice Naville « la coopération au sens général consiste dans l’ajustement de la pensée ou des actions personnelles à celles des autres, avec une mise en relation réciproque des perspectives » (1994 : 107). Dejours (1993) rejoint cette définition 1 . En effet, selon l’auteur, la coopération est le lien qu’établissent des individus ensemble afin d’accomplir volontairement un travail commun. Il ajoute que cette définition emphase le fait que : « la notion de liens qui associent les agents entre eux, implique des relations d’intercompréhension, d’interdépendance et d’obligation ».
Cette intercompréhension à laquelle il fait référence ne peut être mise en place qu’avec le dialogue. Sans cela, l’étudiant ne peut obtenir de réponse à ses besoins. De ces définitions, nous retiendrons la notion de réciprocité comme étant essentielle à la coopération. Cette réciprocité sous-tend un ajustement, une adaptation de l’individu à son interlocuteur. Nous retiendrons également les propos de Rouiller Y. et de Lehraus K., (2009), qui citent Dottrens (1969) : « pour Claparède (1873-1940), l’école est trop éloignée de la vie et ne reproduit pas suffisamment les conditions sociales dans lesquelles le citoyen est amené à vivre. Au principe d’autorité, Claparède demande que soit substituée une éducation de la solidarité, dans laquelle la collaboration, la coopération seront au premier plan ».
En nous appuyant sur ces définitions, nous nous sommes alors intéressée aux relations enseignants/étudiant non-voyant lorsque ce dernier rencontre des difficultés.
Au cœur du terrain : l’observation participante
C’est parce que le but de la pédagogie est d’élaborer des techniques qui fonctionnent qu’il nous est apparu judicieux de mener une observation directe de ces pratiques sociales afin de rendre compte des problématiques mais aussi de ces techniques. Suivre l’action qui se déroule en temps réel et être physiquement présent permet d’être témoin et de faire partager les difficultés des étudiants déficients visuels qui sont mal connues. Il nous est alors apparu des plus pertinent de mettre en place un processus nous permettant de légitimer notre place sur le terrain et d’y être acteur dans le cadre d’une observation participante. Pour ce faire, nous nous sommes adressée au service dédié aux étudiants en situation de handicap de l’Université Montpellier 3. Nous avons ainsi mis en place un tutorat auprès d’un étudiant non-voyant inscrit en licence puis en master de Sciences du langage. La légitimité de ce tutorat relevait du fait que nous ayons nous-même suivi le même cursus universitaire que celui de l’étudiant. Cette observation participante a eu lieu durant 3 semestres universitaires. Nous n’étions alors plus un simple observateur qui aurait pu être perçu comme un intrus mais nous avons pu participer aux activités. En effet, la présence d’un observateur peut avoir pour conséquence d’altérer la spontanéité des individus, mais cette forme de tutorat et, donc, d’observation participante, a permis de parer l’éventuelle critique de notre présence comme possible source de perturbation.
Ce dispositif de recherche est caractérisé par « une période d’interactions sociales intenses entre le chercheur et les sujets, dans le milieu de ces derniers. Au cours de cette période, des données sont systématiquement collectées […]. Les observateurs s’immergent personnellement dans la vie des gens. Ils partagent leurs expériences » (Bogdan et Taylor (1975) cités par Lapassade (2002, p. 375).
Nous avons enregistré certaines séances de travail et des entretiens avec des enseignants parfois par le biais d’une caméra numérique et d’autres fois avec un enregistreur audio. Nous avons alors tenté de saisir l’apprentissage universitaire dans sa globalité : de l’inscription à l’accompagnement en cours, aux rendez-vous avec les enseignants, aux examens, et jusqu’au travail demandé en autonomie à la maison. Notons qu’il y avait également de la part de l’étudiant une attente en matière d’assistance aux études qui exigeait que nous respections nos engagements. L’observation participante était ouverte puisque nous avons informé l’étudiant de notre étude et c’est en connaissance de cause qu’il a accepté que nous l’assistions.
Toutefois, il peut être objecté que les hypothèses soutenues le sont uniquement par le rapport qu’établit le chercheur avec les faits. Il s’agit effectivement d’un travail basé sur les inductions que nous effectuons à partir de constats contextualisés. Les processus sociaux que nous tentons de dégager sont appréhendés à partir d’interactions directes dont nous tentons de saisir le contexte contraignant dans lequel ils s’effectuent. Arborio et Fournier explicitent que cela conduit à « révéler le rapport au monde que chacun manifeste à travers les pratiques observables » (1999c, p. 8). Les difficultés que rencontrent les déficients visuels dans leurs apprentissages sont récurrentes : impossibilité d’accéder aux schémas, aux vidéos ou très difficilement, longueur de la recherche documentaire cependant dans les différentes disciplines certains cours vont donner plus ou moins de contraintes. Ce choix s’explique aussi par le besoin de coller à la réalité quotidienne de l’étudiant afin d’en appréhender toute la problématique, comme le souligne Soulé : « cette méthode permet de vivre la réalité des sujets observés et de pouvoir comprendre certains mécanismes difficilement décryptables pour quiconque demeure en situation d’extériorité. En participant au même titre que les acteurs, le chercheur a un accès privilégié à des informations inaccessibles au moyen d’autres méthodes empiriques » (2007, p.128).
Augé considère également qu’en immersion, pour faire partie du groupe social étudié, le chercheur doit s’impliquer car « l’ethnologue […] sait qu’à trop de distance, toutes choses perdent sens, et qu’un cosmonaute éternellement mis sur orbite, sans espoir de retour, porterait aussi peu d’intérêt à la terre qu’à la lune » (1986, p. 192). Évidemment, il peut paraître paradoxal d’être impliqué dans les tâches de l’étudiant que nous suivons et observons à la fois. Nous avons alors choisi d’enregistrer certains cours et entretiens en audio dans le but de rester émotionnellement engagés lors des séances et de l’aider au mieux, puis de traiter ultérieurement les données. Nous avons pris des notes lorsqu’un élément surgissait et qu’il nous semblait pertinent à retenir. Mais, lorsque nous étions en situation d’observation participante, il était difficile d’être entièrement observateur tout en étant acteurs. Les données enregistrées ont alors donné lieu à une transcription afin de pouvoir être exploitées et analysés.
Analyses de cas
Nous proposons de présenter trois extraits du corpus recueillis illustrant des adaptations qui ont dû être mises en œuvre par les enseignants afin de permettre à l’étudiant non-voyant d’être en mesure de pouvoir participer pleinement aux activités. L’étudiant que nous nommerons ET1 est pourvu d’une cécité, c’est-à-dire qu’il a une absence totale de vision.
1. L’exemple d’un dossier à réaliser
Nous avons pu relever les difficultés rencontrés lors d’un cours intitulé « Interactions et technologies ». Dans l’exemple qui suit, nous verrons les obstacles auxquels l’étudiant s’est trouvé confronté pour pouvoir suivre cet enseignement.
Lors du premier cours, l’enseignant a distribué des articles à lire et il s’agissait, après lecture, de répondre à des questions. Les textes étant relativement longs, la tâche du tuteur consistait à lire les articles dans sa tête puis de les résumer à l’étudiant afin qu’il puisse prendre connaissance des informations jugées les plus pertinentes. L’incapacité de l’étudiant à lire lui-même le texte engendre tout de même une perte d’informations puisqu’il n’a qu’une version réduite de son contenu et qu’il doit compter sur les aptitudes du tuteur à lui restituer. L’enseignant n’avait pas anticipé le fait qu’il y ait un étudiant non-voyant dans son cours. À la fin de cette séance, une fois informé de la difficulté, afin de remédier à ce problème, l’enseignant a alors proposé de mettre à disposition de l’étudiant les articles en version numérique quelques jours avant le cours afin qu’il puisse les lire avant de se rendre au cours. Le problème de la lecture des articles ayant été résolu, un autre problème s’est présenté.
En effet, ce cours consiste à analyser des conversations à travers l’usage des technologies. Dans le but d’analyser les tours de parole, la gestualité, la façon de s’imposer dans l’espace interactionnel, des vidéos sont projetées. Cette ressource n’est accessible à l’étudiant qu’au niveau de l’écoute, le tuteur décrit alors à ce dernier ce qui se déroule sur la vidéo au fur et à mesure. Encore une fois, l’étudiant non-voyant doit s’appuyer sur les capacités de son tuteur. Il s’agit ici de faire appel à la fonction descriptive du discours. Cet exercice qui a duré deux séances s’est avéré difficile pour l’étudiant qui a expliqué ne pas vraiment comprendre ce qui se déroulait. Il n’est toutefois pas aisé de substituer un autre élément à la vidéo car certains éléments ne sont visibles que par cette modalité (par exemple le placement des participants). Si dans un premier temps, l’enseignant a facilement pallier le problème de lecture des articles par leur envoi en format numérique, cela s’est avéré plus difficile concernant l’analyse des vidéos.
Il était proposé deux modalités d’examen au choix : un devoir sur table de deux heures avec des questions de cours ou un dossier (pouvant être réalisé en binôme ou trinôme) constitué de l’enregistrement audiovisuel d’une interaction (impliquant des technologies) et de son analyse.
L’extrait que nous présentons ci-dessous provient d’un entretien entre l’enseignant et l’étudiant dont le sujet est précisément l’examen.
EN1 : enseignant n°1
ET1 : l’étudiant non-voyant
EN1
1. écoutez vous me dites si, si, si ça vous paraît intéressant enfin l’idée de
2. ce cours c’est que vous trouviez des choses qui vous intéressent hein
3. c’est pas :
ET1
4. d’accord
EN1
5. c’est pas des choses qui : la validation pour à tout prix hein ça peut être
6. aussi je sais pas quelque chose qui prépare votre mémoire on en parlera
7. dans cinq dans cinq minutes ok et, et enfin ça peut être essayons de
8. trouver ensemble une manière qui vous fasse un peu avancer sur ce que
9. vous voulez et puis voilà moi j’avais pensé à ça à cette, à cette
10. démonstration là + donc elle se passe à France Telecom et, et c’est dans
11. un dispositif de téléprésence de télécommunication […] voilà + la
12. démonstration est celle-là […] est-ce que avec l’expérience que vous
13. avez eu l’année dernière est-ce vous pourriez éventuellement analyser
EN1
14. cette démonstration ou est-ce que c’est trop difficile ? ou c’est : vous
15. voyez pas trop bien ou comment ?
Transcription n°1
Avant même de parler de la modalité d’examen, l’enseignant fait appel à la motivation intrinsèque que peut susciter cette activité d’analyse. Elle est définie par Roussel comme « les forces qui incitent à effectuer des activités volontairement, par intérêt pour elles-mêmes et pour le plaisir et la satisfaction que l’on en retire 2 » (2000, p. 7). Dans ce cadre, la motivation intrinsèque fait référence à la motivation d’apprendre pour le plaisir d’acquérir la connaissance en elle-même et non d’apprendre dans le but de réussir ses examens. Nous trouvons le champ lexical de cette motivation lignes 1 et 2 : « intéressant » et « intéressent ». Par ce procédé l’enseignant écarte l’idée d’une obligation, ce qui est d’ailleurs confirmé par la proposition qu’il émet ligne 8 « essayons de trouver ensemble ». Nous trouvons ici clairement l’expression d’une volonté de coopération avec le terme « ensemble ». En effet, l’enseignant émet des propositions tout en prenant en compte l’opinion de l’étudiant. Plus qu’un avis, nous comprenons que l’enseignant ne connaît pas vraiment ce que l’étudiant est en mesure de faire ou pas, sa méconnaissance des implications pédagogiques de la déficience visuelle requièrent que ce soit l’étudiant qui lui donne les informations. C’est pour cela que nous pouvons lire plusieurs questions adressées à l’étudiant aux lignes 14 et 15. Il en ressort que, dans sa volonté de mettre en œuvre une pédagogie différenciée, l’enseignant se heurte à une inconnue et qu’il nécessite que cette dernière soit mise en place en collaboration/coopération avec l’étudiant qui est seul apte à savoir si cet exercice est faisable pour lui ou pas.
Une séquence de pédagogie différenciée comme celle-ci peut être illustrée de la façon suivante :
2. L’analyse d’une vidéo
L’extrait qui suit provient d’un entretien entre un enseignant EN2, l’étudiant ET1 et son tuteur TUT. La problématique est commune à celle du cours « Interactions travail et technologie » en ce sens que le travail qui est initialement demandé consiste à analyser une vidéo.
EN2
1. une observation d’activité liée à l’un de ces trois domaines voilà + le
2. choix du terrain est dépendant de vos intérêts propres et de la façon
3. dont vous vous vous sentirez le plus à l’aise pour analyser tout ça
ET1
4. il faut que ce soit une vidéo quoi pas un enregistrement sonore
EN2
5. ben dans l’absolu c’est plus une vidéo mais vous est-ce que
6. vous pouvez utiliser + dans quelle mesure une vidéo est exploitable
7. ou pas ?
TUT
8. juste en audio en fait
ET1
9. voilà parce que la vidéo pour moi comment je vais l’exploiter + je vais
10. l’exploiter en audio
EN2
11. donc dans ce cas-là y’a pas de:: par contre ce qui m’intéresserait
12. vraiment dans ce cadre-là c’est de connaître comment est-ce que vous
13. arrivez à maintenir l’interaction l’attention de l’autre personne ou pas
14. moi je pense que ce serait intéressant
ET1
15. d’accord dans ce cas je dois être dans la vidéo ?
EN2
16. ben pas nécessairement si c’est de votre point de vue alors
ET1
17. moi ça m’intéresse ça aussi
EN2
18. dans ce cas-là ce qu’on peut faire c’est une vidéo et si TUT peut vous
19. aider pour construire une transcription et par exemple vous détailler des
20. éléments du comportement de la gestuelle des choses auxquelles vous
21. n’avez pas accès comment est-ce que entre votre mode de perception et
22. le sien + est-ce qu’il y aurait pas une articulation une réflexion à avoir +
23. je sais pas après c’est des pistes de recherche vraiment je veux pas
24. considérer ce que je vous propose comme une obligation + pour ce qui
Transcription n°2
Nous trouvons un procédé similaire à celui de la transcription précédente. En effet, l’enseignant démarre par une référence à la motivation intrinsèque, « vos propres intérêts », mais rapidement la conversation arrive sur le sujet qui inquiète l’étudiant : la modalité de l’examen. Nous remarquons que l’enseignant interroge l’étudiant sur ce qu’il lui est possible de faire (lignes 5 à 7) et qu’il adapte de fait la façon de mener l’analyse demandée. Finalement, ici, le support (la vidéo) n’est pas modifié. Par contre, c’est le mode d’analyse qui diffère. En outre, il bénéficie de l’accord de l’enseignant pour que la vidéo soit effectuée par son tuteur et pour que le travail soit effectué à deux ; ce qui, encore une fois, nécessite que l’étudiant s’appuie sur les compétences descriptives du tuteur, tel que cela est précisé dans les lignes 19 et 20 : « détailler des éléments du comportement de la gestuelle des choses auxquelles vous n’avez pas accès ». Nous observons que l’enseignant définit bien ses attentes [ligne 11] « ce qui m’intéresserait » et que celles-ci restent identiques aux consignes initiales : l’analyse d’une activité communicationnelle par vidéo. Seule la modalité d’application de l’exercice diffère. D’ailleurs Raymond confirme bien que, dans la pédagogie différenciée, ce sont les moyens qui diffèrent : « Elle est une démarche qui cherche à mettre en œuvre un ensemble diversifié de moyens, de procédures d’enseignement et d’apprentissage, afin de permettre à des élèves d’âges, d’aptitudes, de comportements, de savoir-faire hétérogènes mais regroupés dans une même division, d’atteindre, par des voies différentes, des objectifs communs, ou en partie communs. » (1989, p. 47).
Après avoir décrit ses attentes, l’enseignant émet toutefois une hésitation (« je sais pas après », ligne 23) et il est fort intéressant de noter qu’il demeure davantage dans une perspective de proposition que d’obligation. Nous postulons qu’il y a, dans ce cas, une volonté de coopération de l’enseignant, de réflexion et de mise en œuvre en commun des modalités d’exécution du dossier à rendre.
Nous avons pu voir la situation du cours Interactions et Technologie, où il était initialement demandé d’analyser une vidéo et pour lequel il a fallu revoir la modalité de rendu du dossier à rendre. Un cours ne peut être uniformisé et modifié pour correspondre aux possibilités de tout un chacun, aussi une différenciation des modalités de rendu du devoir est-elle la seule solution envisageable. Nous pouvons également constater, lors de l’analyse de cette situation, la part à laisser à l’étudiant par l’enseignant pour que l’apprenant suggère lui-même ce qu’il pourrait choisir comme modalités d’analyse, et pour pouvoir effectuer son dossier tout en restant dans l’objectif initial : l’analyse d’une situation de communication.
3 . Un cours de scénarisation pédagogique
L’exemple ci-dessous diffère des précédents car il ne s’agit pas de discuter de la modalité d’examen, mais d’un cours en présentiel qui se déroule sur ordinateur. L’enseignant propose aux étudiants de travailler sur le logiciel Exe-learning 3 , or l’étudiant non-voyant ne peut travailler sur cet outil. L’enseignant souhaite proposer un outil adéquat à l’étudiant. Pour ce faire, il nécessite la compréhension de la façon dont l’étudiant navigue sur le site avec son lecteur d’écran.
EN3
1. donc vous votre accès c’est en ensemble de, de c’est (rires) comment ça
2. se repro() voilà c’est (rires) c’est difficile attendez je réfléchis avant de
3. poser une question (rires) c’est-à-dire que vous avez une suite de:
ET1
4. oui une suite de liens
EN3
5. une suite de liens
ET1
6. je sais pas si c’est à droite à gauche en haut en bas c’est que des suites
7. de liens
EN3
8. voilà + et il vous dit voilà y a ça il vous explique voilà donc vous en fin
9. de compte il faut construire une suite de liens qui soient logiques
Transcription n°3
D’emblée, nous remarquons qu’il n’est pas aisé à EN3 de demander des explicitations à l’étudiant, car il craint de formuler une maladresse. Cela se concrétise dans son discours par des hésitations et des balbutiements « de, de », une troncation « se repro () », les énoncés inachevés « c’est », « voilà c’est ». Il exprime clairement son indisposition face à cette situation : « c’est difficile ». [Ligne 592], l’allongement de la voyelle finale « c’est-à-dire que vous avez une suite de: » laisse présumer qu’il lui est difficile de compléter son énoncé. Comme l’explicite Fourgous :
« Les inégalités se retrouvent à différents niveaux : cognitif, comportemental, culturel, social ou affectif […] c’est dans ce contexte qu’est apparue la nécessité d’individualiser l’enseignement, de pratiquer une pédagogie différenciée, à savoir, répondre à la diversité des apprenants par une diversité des pratiques pédagogiques, théorie pourtant difficile à mettre en œuvre sur le terrain 4 . » (2010, p. 23).
Mais devant l’embarras de l’enseignant, l’étudiant prend la parole et complète la phrase. Cette interruption est bénéfique à l’enseignant qui peinait dans sa formulation. L’étudiant poursuit en précisant quelles sont ses difficultés : la représentation spatiale des éléments se trouvant sur la page sur laquelle il se trouve. Finalement, dans cette interaction qui vise à ce que l’enseignant saisisse la problématique de l’étudiant, ce dernier concourt à la compréhension de l’enseignant. Nous pouvons donc parler de coopération au sens donné par Piaget : « La coopération devient un cas particulier de la coordination des actions. […] la coopération, et celle-ci est à comprendre comme un ensemble de co-opérations (opérations effectuées en commun) » (Montangero et Maurice Naville, 1994, p. 110).
Nous avons ici clairement un exemple de pédagogie différenciée avec coopération de l’étudiant. L’enseignant sort du cadre initial prévu du cours pour trouver des adaptations à l’étudiant. Rappelons que :
« La pratique de la différenciation pédagogique consiste à organiser la classe de manière à permettre à chaque élève d’apprendre dans les conditions qui lui conviennent le mieux. Différencier la pédagogie, c’est donc mettre en place dans une classe ou dans une école des dispositifs de traitement des difficultés des élèves pour faciliter l’atteinte des objectifs de l’enseignement. […] Remarque importante : il ne s’agit donc pas de différencier les objectifs, mais de permettre à tous les élèves d’atteindre les mêmes objectifs par des voies différentes 5 . »
(Laurent, n.d.) Conformément à ces définitions, la démarche de l’enseignant ci-dessus consiste bien en cette forme de pédagogie qui prend en compte les spécificités de l’étudiant tout en maintenant un objectif commun.
Cet exemple, entre autres, nous permet de justifier notre proposition en faveur de la pédagogie différenciée. Nous devons toutefois relever que la mise en application de cette pédagogie dans un cadre scolaire ou universitaire différera. Effectivement, si dans un cadre scolaire le suivi de l’élève a lieu sur ses résultats tout le long de l’année, dans un cadre universitaire c’est uniquement le partiel semestriel qui valide l’enseignement. Aussi, la pédagogie différenciée pourra être mise en œuvre pour donner les moyens de réussir, mais il ne pourra être effectué de suivi dans la durée comme c’est le cas dans un cadre scolaire. Les étudiants se doivent de faire preuve d’une grande autonomie.
Conclusion
La spécificité de ces exemples réside dans la méconnaissance de l’enseignant de la démarche à suivre, de la façon de mettre en œuvre une solution qui soit adaptée à l’étudiant. Il lui est nécessaire de discuter avec l’étudiant non-voyant pour comprendre ce qu’il est possible de mettre en œuvre. Finalement, si dans les exemples que nous avons étudiés coopération et pédagogie différenciée sont en corrélation, c’est bien parce que les enseignants se trouvent devant une situation inédite et qu’ils ne peuvent alors appréhender toutes les implications liées à la cécité. Nous postulons qu’il en va également de la volonté des enseignants de ne pas imposer une activité qui s’avérerait difficile alors que, manifestement, ces cours-là sont déjà pourvus d’obstacles.
La rencontre avec la pathologie s’effectue petit à petit, au fur et à mesure de la rencontre avec les étudiants et en coopération avec ces derniers. Nous pensons que, conformément à ces exemples, « il conviendrait que dans un contexte universitaire les enseignants élaborent un parcours pédagogique très individualisé où ceux-ci prennent en compte les handicaps et les infériorités situationnelles. Une pédagogie différenciée pourrait permettre une meilleure adaptabilité au système universitaire » (Alidières et Carrière 2010 : 9). Pour pouvoir répondre aux besoins spécifiques de l’étudiant, diverses actions peuvent être mises en place. Tout d’abord, nous préconisons un entretien individualisé en début de parcours entre chaque enseignant et l’étudiant déficient visuel. Cette étape permet à l’enseignant d’élaborer un diagnostic initial en opérant une collecte d’informations sur les différences de processus d’appropriation et de traitement de l’information chez l’étudiant. Przesmycki, ajoute que ce « diagnostic initial est un véritable tableau de bord pour conduire la différenciation, car il permet de cerner la variété des besoins des élèves et de mieux y répondre » (1991 : 28). Nous considérons toutefois que l’étudiant est seul apte à faire état de ses obstacles. Par ailleurs, il est aussi le seul à pouvoir confirmer à l’enseignant la faisabilité des propositions qu’il pourrait lui faire. C’est donc de concert qu’enseignant et étudiant déficient visuel doivent réfléchir aux moyens de contourner les obstacles et, à cet égard, l’enseignant doit être une force de proposition.
Références bibliographiques
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ARBORIO, Anne-Marie et FOURNIER, Pierre, L’enquête et ses méthodes : l’observation directe, Paris, Nathan Université, 1999.
AUGE, Marc, Un ethnologue dans le métro, Paris, Ed. Hachette Littératures, Coll. Pluriel Actuel, 1986.
LAPASSADE, Georges, « Observation participante », in Jacqueline Barus-Michel, Vocabulaire de psychosociologie, Érès « Hors collection », 2002, p. 375-390.
MONTANGERO, Jacques, et MAURICE-NAVILLE, Danielle, Piaget ou l’intelligence en marche, Liège, Pierre Mardaga, 2000.
PERRENOUD, Philippe, Pédagogie différenciée, Issy-les-Moulineaux, ESF éditeur, 1997.
PRZESMYCKI, Halina, Pédagogie différenciée, Paris, Hachette Education, 1991.
RAYMOND, Henri, « Du "soutien" à la différenciation » in Cahiers Pédagogiques, 1987.
ROUILLER, Yviane et LEHRAUS, Katia, Vers des apprentissages en coopération : rencontres et perspectives, Berne, Peter Lang, 2009.
SOULE, Bastien, (2007) « Observation participante ou participation observante ? Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences sociales », Recherches qualitatives / VOL.27(1), pp. 127-140. [en ligne] (page consultée le 8 janvier 2010), Techno-Science.net.
-
Dejours, Christophe, (1993) « Coopération et construction de l’identité en situation de travail ». [en ligne] (page consultée le 13 mars 2010) ↩
-
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-
eXeLearning.net : exelearning.net/ ↩
-
Fourgous, Jean-Michel, Réussir l’école numérique, 2010 (page consultée le 6 novembre 2010) ↩
-
Laurent S., (n.d) « Pédagogie différenciée » [en ligne] (page consultée le 9 septembre 2011) ↩