Il existe bien des façons de représenter le vivant : caryotypes, planches ou cires anatomiques, écorchés, radiographies, dessins d’interprétation, tables de mortalité, graphiques, enregistrements sur l’écran d’un oscillographe cathodique, coupes histologiques, images obtenues par microscopie électronique à balayage, par thermographie, par scintigraphie, par tomodensitométrie, par R.M.N ; schémas, dendrogrammes, arbres généalogiques ou phylétiques. Il s’agit, dans tous ces cas, de réaliser un idéal de neutralité : lorsque la représentation devient pittoresque et éloquente, comme dans The Anatomy of Brain de Charles Bell 1 , on se met à mobiliser des catégories esthétiques, telles que, par exemple, "hyperréalistes", pour les qualifier. Ce qu’on avait cherché à obtenir, c’était une représentation aussi dépouillée que possible de tout élément évaluatif : qu’elle donne encore prise à une évaluation indique son imperfection.
Il existe d’autres contextes où le vivant est représenté à des fins d’évaluation : examens cliniques ou anatomopathologiques ; bilans musculaires, pulmonaires, auditifs ; tests d’APGAR, fonds d’oeil, roll-over-tests, choriocentèses. Toutes ces opérations ont pour but de mettre en évidence une anomalie et cherchent à détecter, au-delà du symptôme subjectivement éprouvé, le signe objectif d’un désordre. Dans un tout autre domaine, mais de façon comparable, la réalisation de photographies aériennes permet de repérer certaines maladies des végétaux, de constater des pollutions, d’évaluer des récoltes. Bien entendu, l’extrême complexité des phénomènes évalués suppose l’établissement préalable d’une représentation impeccable. En ce sens, les deux approches auxquelles il vient d’être fait allusion sont plutôt complémentaires que mutuellement exclusives.
Cependant, nous ne concevons pas spontanément les êtres vivants de façon objective et détachée : nous estimons qu’ils expriment certaines valeurs, ou sont dotés de certaines valeurs. En amont de tout projet d’investigation scientifique ou d’emprise technicienne sur notre environnement et sur nous mêmes, nous avons tendance à ne pas séparer l’évaluation et la représentation du vivant, comme en témoigne la métaphore de la santé, qui s’affirme si facilement - avec une facilité, à vrai dire, suspecte - dans le domaine moral, social, politique, artistique, culturel. Comme si la première valeur était cet acquiescement du vivant à lui-même, cette absence de trouble par laquelle l’être sain atteint les fins inscrites en lui par la nature. Nous sommes spontanément enclins à instaurer d’un seul et même geste l’évaluation et la représentation du vivant et le travail de la biologie consiste d’ailleurs, pour une large part, à rectifier cette façon de faire et à parvenir à une représentation qui soit neutre quant aux valeurs. La situation se complique toutefois du fait que nous pensons notre propre humanité comme inéluctablement liée à notre statut d’être vivant et, cependant, non réductible à lui : c’est ce qu’exprime la vieille définition de l’homme comme vivant-parlant, inscrit dans l’ordre vital et, en même temps, détachable de celui-ci par la parole et par l’exercice de la rationalité. C’est ce qu’exprime encore la différence entre Bios (la vie digne de figurer dans une biographie) et Zoè (l’exercice continué des fonctions vitales) 2 . C’est ce qu’exprime enfin la distinction entre la vie animale, vouée au seul bien-être, et l’existence humaine, pénétrée de noblesse et de dignité 3 .
Dignité humaine et sacralité de la vie
De fait, le concept de dignité de l’homme occupe une place éminente dans les textes internationaux 4 , spécialement dans des textes relatifs à l’éthique médicale ou à la bioéthique. On peut noter une première apparition dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) laquelle dispose, en son article premier, que "tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits et en dignité". La Déclaration ne définit pas plus avant le terme de dignité, pas plus qu’elle ne l’explicite. Après ces débuts plutôt modestes, le terme a connu une belle carrière. La Déclaration Universelle sur le Génome Humain et les Droits de l’Homme (1997) en compte près de dix occurrences. Son article 10 est d’ailleurs remarquable en ce qu’il suggère qu’il peut s’appliquer non seulement à des individus, mais à des groupes d’individus. On peut noter un autre indice de cette dynamique dans la version remaniée (Octobre 2000) de la Déclaration d’Helsinki. Initialement formulée en 1975 par l’Association Médicale Mondiale, celle-ci énonce les principes fondamentaux de la recherche biomédicale portant des sujets humains. La première version indiquait qu’une telle recherche ne devait jamais faire passer les intérêts de la société avant ceux du sujet ; elle soulignait d’autre part le droit de celui-ci à sauvegarder son intégrité physique, son intégrité mentale, sa vie privée et sa personnalité. La version remaniée condense tout cela en son article 10 : "Dans la recherche médicale, le devoir du médecin est de protéger la vie, la santé, la dignité et l’intimité de la personne". L’invocation de la dignité humaine confine parfois au lyrique, comme dans un avis du Comité Consultatif national d’Éthique français de Décembre 1987: "la dignité est cette lumière que sur tout l’humain la liberté du sujet moral projette de derrière l’horizon longtemps après son coucher et bien plus tôt que son lever". L’expression "dignité humaine" a donc pris la relève d’une expression comme "intérêts du sujet". Ce qui semble remarquable, on va s’employer à le montrer, c’est qu’elle est également capable de prendre la relève d’une expression comme "sacralité de la vie" (Sanctity of Life).
Une expression aussi labile n’est-elle qu’une sorte de Protée, ou bien est-elle est susceptible de recevoir un sens bien déterminé ? Exposer les limites de la signification du concept de "sacralité de la vie" mettra en lumière la manière dont la notion de dignité de l’homme est censée éviter ces difficultés. Nous établirons qu’elle ne peut faire mieux que celui de sacralité de la vie que si on l’interprète de façon non kantienne et on suggérera, en guise de conclusion, une telle interprétation.
De quoi est-il question lorsqu’on parle de "sacralité de la vie" ? Un point de départ approprié pourrait distinguer la sacralité de la vie de la crainte révérencielle devant la vie. Cette dernière formule traduit l’expression Ehrfurcht vor dem Leben, que l’on trouve chez Albert Schweitzer. Sa pensée, plus profonde que l’on pense généralement, n’est pas sans évoquer, par certains côtés, celle de Hans Jonas. Schweitzer estime, en effet, que sous l’influence des idéaux de la Renaissance, la modernité européenne s’est attachée à la création de valeurs spirituelles et matérielles au service du développement supérieur de l’individu et de l’humanité. Le bilan de l’entreprise est, pour le moins, ambigu : le monde mécanique, instauré à cet effet, est venu s’interposer entre son auteur et le but visé par lui. Les hommes ont pris la voie de l’abstraction et se sont mis, à leur insu, au service des machines : exclusivement préoccupés d’agir sur la nature, ils en sont venus à développer une illusion d’insularité et à se croire à part dans l’univers. Ils ont donc perdu le sens de la solidarité cosmique entre tous les vivants; car la vérité est que, hors de tout projet de maîtrise et de possession de la nature, un être humain, n’est pas un sujet pensant, mais avant tout une "vie qui veut vivre parmi la vie qui veut vivre" 5 . Une telle volonté de vivre est le fond insondable de toute réalité et de toute existence. Qui est saisi par cette volonté infinie éprouve une crainte révérencielle devant de la vie.
Les choses sont censées se passer ainsi : prenant conscience du fait qu’il est une "vie qui veut vivre parmi la vie qui veut vivre", l’homme n’accepte pas sa propre existence comme un simple donné mais "l’éprouve comme un insondable mystère" 6 . Il va alors rendre toujours plus profonde et active sa volonté de vivre, se dévouant ainsi à la vie en lui. Du même coup, il éprouvera le besoin de témoigner à toute volonté de vivre, le même respect et la même considération dont il est enclin à faire preuve à l’égard de la sienne. Se dessinent alors les grandes lignes d’une éthique :
"Il considère comme bon : de conserver la vie et d’élever à sa plus haute valeur toute vie susceptible de développement. Il considère comme mauvais : de détruire la vie, de nuire à la vie, d’empêcher de croître une vie susceptible de se développer" 7 .
Les choses deviennent plus délicates lorsqu’il s’agit de formuler, pour cette éthique in statu nascendi, des règles de juste conduite. En effet, nul ne peut vivre en respectant toute vie. Même celui qui cherche à adopter une attitude de non-violence radicale sera amené à faire des choix déchirants : le caractère tragique de la vie lui vient de ne pouvoir se maintenir et se perpétuer qu’aux dépens d’autres vies. Or, Albert Schweitzer ne cherche pas à déterminer des indications qui permettraient de résoudre les dilemmes prévisibles : en cas de conflit, quelle(s) vie(s) préserver ? quelle(s) vie(s) sacrifier ? Il estime sans doute que, s’il existait réellement des règles permettant de résoudre de façon infaillible les dilemmes moraux, cela signifierait que ces dilemmes sont seulement apparents et non réels : qui prétendrait édicter de telles règles ferait preuve d’une consternante cécité à l’endroit du mystère insondable dont il est porteur. Au total, donc, toute vie en vaut une autre et ne peut être détruite, par celui que la crainte révérencielle a touché, que sous l’effet d’une nécessité à laquelle il ne consentira jamais intérieurement. La conception du bien est affirmée chez Albert Schweitzer avec une telle intransigeance qu’elle devient, paradoxalement, un obstacle pour l’élaboration d’une conception du juste réellement articulée.
La théorie de la sacralité de la vie reproduit, mutatis mutandis, un tel paradoxe. La grande différence est qu’elle a pour objet propre la vie individuelle de l’être humain 8 . Sir I. Jakobovits, un défenseur radical de la thèse de la sacralité de la vie (Sanctity of Life), résume celle-ci en une formule lapidaire : la vie humaine individuelle a une valeur infinie 9 . Cette valeur est notamment indépendante de sa qualité et de sa durée (mais elle n’est pas indépendante de la dignité de son détenteur : il faut que ce soit une vie innocente, c’est-à-dire non entachée de certains crimes qui méritent la mort). Il s’ensuit, en premier lieu, que toutes les vies innocentes ont la même valeur ; ainsi, il n’y a pas lieu d’établir des comparaisons intersubjectives permettant d’affirmer que la valeur d’une vie innocente est supérieure à la valeur d’une autre vie innocente. Il s’ensuit, en second lieu, que n’importe quelle fraction d’une vie innocente a la même valeur que n’importe quelle autre, quelles que soient, par ailleurs, les expériences subjectives éprouvées par le titulaire d’une telle vie pendant ce laps de temps ; de la sorte, il n’y a pas lieu d’établir des comparaisons intrasubjectives permettant d’affirmer qu’une partie d’une vie innocente a une valeur supérieure à celle d’une autre partie de cette vie innocente.
Le bénéfice d’une telle façon de concevoir les choses est, à première vue, important. En effet, elle implique l’inviolabilité absolue de la vie humaine et la non-discrimination entre les vies humaines. Ainsi, Pie XII affirme :
"Il n’y a aucun homme, aucune autorité humaine, aucune ’indication’ médicale, eugénique, sociale, économique, morale, qui puisse exhiber ou donner un titre juridique valable pour disposer directement et délibérément d’une vie humaine innocente, c’est-à-dire en disposer en vue de sa destruction" 10 .
Considérer que la vie humaine innocente est un bien dont on ne saurait disposer à des fins eugéniques, médicales, sociales ou économiques, c’est refuser de la mettre à la disposition de ce qu’on appelle, depuis Michel Foucault, le biopouvoir ; cela semble une chose tout à fait recommandable. Cependant, cette justification de l’inviolabilité de la vie ne va pas sans soulever certaines difficultés : ainsi, elle interdit certaines pratiques médicales que nos intuitions réfléchies tiennent pour licites. Imaginons la situation suivante :
- une équipe médicale prescrit des antalgiques à un mourant qui éprouve d’insupportables douleurs. Ce traitement atténue ses souffrances mais provoque une insuffisance respiratoire; vu son état de faiblesse, il décède quelques heures plus tard. Sans antalgiques, il aurait pu être maintenu en vie quelques jours de plus.
A y bien réfléchir, nous avons tendance à penser qu’il s’agissait là d’un traitement médical approprié (à tel point que le code français de déontologie médicale - dans sa version de 1979 - comportait un article 20 qui approuvait explicitement ce type d’attitude); pourtant, selon l’interprétation de la sacralité de la vie à laquelle il a été fait allusion, ce n’est pas le cas. En effet :
- supposons que la décision d’administrer les antalgiques ait été prise en t et que le malade ait alors vécu 12 heures avant de décéder, sans souffrances insupportables, d’une insuffisance respiratoire induite par le traitement.
- supposons également que si la décision d’administrer les antalgiques n’avait pas été prise en t, le malade ait alors vécu 96 heures avant de décéder dans d’insupportables souffrances, des suites de sa maladie.
Il est évident que les médecins ayant prescrit le traitement ont considéré qu’il valait mieux, pour leur malade, vivre 12 heures sans souffrances insupportables que de vivre 96 heures en éprouvant d’insupportables souffrances. Mais il s’agit d’une violation flagrante du principe selon lequel n’importe quelle fraction d’une vie innocente a la même valeur que n’importe quelle autre, quelles que soient, par ailleurs, les expériences subjectives éprouvées pendant ce laps de temps. Il s’agit donc d’une décision prise en violation du principe de la sacralité de la vie, tel que défini ci-dessus. Cependant, comme il a été suggéré (ci-dessus, note 8), si les théologiens catholiques défendent, eux-aussi, une version de la sacralité de la vie, c’est dans une perspective assez différente. Compatibles avec le sens commun et avec les pratiques médicales admises, leurs conclusions ne le sont pas avec l’affirmation de la valeur infinie de chaque fraction d’une vie humaine innocente. Pendant longtemps, ils ont affirmé qu’il était requis, en médecine, d’employer des moyens ordinaires, mais qu’il n’était pas requis - et qu’il était même illicite - d’employer des moyens extraordinaires 11 . Cette position moyenne permettait d’éviter, pensait-on, ces deux perversions de l’art médical que sont le nihilisme thérapeutique et l’acharnement thérapeutique. Puis les théologiens de Rome se sont avisés que la distinction entre moyens ordinaires et moyens extraordinaires est trop perméable aux avancées de la médecine moderne pour être éclairante. Par exemple, les transplantations cardiaques étaient considérées comme des moyens extraordinaires à la fin des années 1960, à l’époque héroïque du Professeur Christiaan Barnard. Moins d’un demi-siècle après, elles sont devenues des procédures chirurgicales, sinon anodines, du moins communément pratiquées. Aussi, l’Église a approuvé les tentatives de certains moralistes catholiques pour reformuler l’ancienne distinction en termes de moyens proportionnés et de moyens disproportionnés 12 . Cependant : des moyens peuvent être dits ordinaires ou extraordinaires par rapport à un état de la médecine; mais dire qu’ils sont proportionnés ou disproportionnés n’a de sens que si on fait référence à la qualité de la vie de celui à qui on les prescrit. La Congrégation pour la Doctrine de la foi n’en fait d’ailleurs pas mystère :
"de toute manière, on appréciera les moyens en mettant en rapport le genre de thérapeutique à utiliser, son degré de complexité ou de risque, son coût, les possibilités de son emploi avec le résultat qu’on peut en attendre, compte tenu de l’état du malade et de ses ressources physiques et morales" 13 .
Il n’est pas douteux qu’il s’agisse là de préceptes pour une bonne médecine. Mais visiblement, on ne se situe plus dans le cadre de la sacralité de la vie, tel qu’il a été défini jusqu’à présent : on se demande simplement si l’emploi de certaines techniques médicales est susceptible de bénéficier au malade. Il semble donc qu’une théorie de la sacralité de la vie ne fasse pas tellement l’affaire en bioéthique. En effet, ou bien on l’interprète de façon restrictive et alors se trouvent remises en cause toutes sortes de pratiques qui, en première intention, semblent parfaitement recevables; ou bien on la modifie de telle sorte que ces pratiques se trouvent, au bout du compte, légitimées. Mais on aboutit alors à la thèse relativement triviale selon laquelle la vie humaine est un bien très précieux, de telle sorte que les considérations relatives à sa qualité ne doivent être invoquées qu’avec les plus grandes précautions et en dernier recours.
Le concept de dignité humaine à l’épreuve
Le concept de dignité humaine peut-il se substituer à celui de sacralité de la vie ? Nous avons vu que ce dernier concept comportait plusieurs usages distincts : lorsqu’il s’applique à la vie et à la mort en général, il affirme la valeur infinie de toute vie humaine et, notamment, la valeur infinie de chaque moment de la vie humaine. Lorsqu’il s’applique au fait de mettre à mort (de disposer en vue de détruire, selon la formule pontificale), il affirme l’inviolabilité absolue de toute vie humaine. Admettre le premier aspect du principe soulève de sérieuses difficultés, on vient de le constater. A ce moment de la réflexion, on est donc tenté :
- ou bien de le reformuler; c’est ce que font, en réalité les théologiens catholiques pour qui la vie humaine est sacrée en ce qu’elle est un don de Dieu sur lequel les hommes n’ont pas un droit absolu de propriété et dont il sont simplement les usufruitiers, l’usage qu’ils peuvent en faire étant limité par les commandements de la loi naturelle.
- ou bien de chercher un principe alternatif qui permettrait de garantir l’inviolabilité de la vie humaine (ce que tout le monde, ou presque, estime nécessaire), sans être tributaire pour autant d’hypothèses encombrantes sur la valeur infinie de toute fraction de la vie humaine (ce que tout le monde, ou presque, estime indésirable).
C’est ici que le principe de la dignité humaine entre en scène. La plupart des textes internationaux auxquels il a été fait allusion interprètent, délibérément ou non, ce principe de façon kantienne. En effet, chez Kant, la dignité est cette "valeur intérieure absolue" par laquelle l’homme "force au respect de lui-même toutes les autres créatures raisonnables" 14 . Sans se référer nécessairement à une telle analyse, ces textes visent essentiellement à promouvoir une application concrète de ce principe, telle que l’exprime, par exemple, la seconde formulation de l’impératif catégorique : traiter "l’humanité, dans sa personne aussi bien que dans celle de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen" 15 . Si nul ne peut jamais disposer à sa guise des personnes ni les considérer comme de simples moyens de réaliser ses propres fins, la formule semble bien garantir l’inviolabilité de la vie humaine (innocente). En effet, attenter à une vie humaine innocente, c’est la traiter comme un moyen pour réaliser des fins auxquelles le titulaire de cette vie n’adhérerait probablement pas. D’un autre côté, Kant ne dit pas que chaque moment d’une vie humaine a une valeur infinie, ce qui permet d’éviter des difficultés du genre de celles qui ont été détectées antérieurement. Donc, à première vue, on a affaire à une théorie permettant de garantir tout ce que permettait de garantir le principe de la sacralité de la vie, sans être tributaire de ses options discutables.
Pour autant, la position kantienne n’est pas sans difficultés. Elle est tributaire d’une ontologie et d’une axiologie dont ni l’une, ni l’autre ne vont de soi. Ce sont les premières lignes de l’Anthropologie du point de vue pragmatique qui, peut-être parce qu’il s’agit d’un texte scolaire et (relativement) peu sophistiqué, vendent la mèche. L’ontologie kantienne est dualiste : c’est une ontologie de personnes et de choses. Les personnes possèdent le Je dans la représentation. Cette possession continuée est constitutive de l’identité personnelle. En outre, le fait de la conscience unitaire de soi marque, pour employer un idiome qui n’est pas exactement kantien, la frontière entre les êtres de nature et les êtres de liberté. La personnalité psychologique, en principe, distincte de la personnalité morale 16 , n’est pas vraiment, dans ce passage, distinguée d’avec elle. Ceci étant, il est bien connu qu’on trouve dans le corpus kantien une sorte de circularité entre la liberté intérieure, l’humanité, la personnalité (morale) et la dignité. Par conséquent, Kant va énoncer une axiologie dualiste elle aussi : les choses ont un prix, les personnes ont une dignité.
Ce dualisme suscite de sérieuses réserves. En premier lieu, la dignité de l’homme ne lui est concédée qu’au prix d’une situation d’étrangeté et d’insularité dans le monde naturel. Celui-ci apparaît, au mieux, comme le décor où se joue l’aventure humaine, au pire comme l’ensemble de ce qui résiste à sa vocation propre. Mais surtout, la dignité kantienne est opposable, en un sens presque juridique, à celui qui la détient. Il y a des actes qui sont interdits à l’agent moral non parce qu’ils mettent en péril les autres ou parce qu’ils leur causeraient un tort, mais parce que, les commettant, l’agent moral traiterait l’humanité en lui comme un moyen seulement. Ainsi, Kant condamne le suicide. Or, il ne s’agit pas là d’une excentricité ou d’une lubie mais d’un point absolument central de la philosophie morale kantienne puisque, en dernière analyse, c’est la doctrine des devoirs envers soi-même qui est mobilisée dans cette affaire. On sait à quel point Kant juge peu satisfaisant le traitement de cette question par les philosophes qui l’ont précédé 17 . Il estime, pour sa part, que la question des devoirs envers soi-même semble d’abord donner prise à une antinomie : en partisan résolu de la thèse selon laquelle un droit est l’expression d’un choix, il considère que si X est obligé envers Y, la preuve de l’effectivité de cette obligation est que Y peut toujours choisir d’en libérer X 18 . Évidemment, dans ces conditions, le concept d’obligation envers soi-même pose problème : en effet, on devra admettre que si X est obligé envers X, la preuve de l’effectivité de cette obligation est que X peut toujours choisir d’en libérer X (c’est-à-dire que X peut choisir, à n’importe quel moment, de s’en libérer). Mais on voit mal en quoi une obligation dont on peut choisir de se libérer à n’importe quel moment a encore ce caractère contraignant qui semble s’attacher, par définition, à toute obligation. La solution kantienne, on le sait, consiste à distinguer en chaque individu un homo phaenomenon, "être doué de raison appartenant à la nature", et un homo noumenon, "être doué de liberté intérieure". L’homme nouménal seul est obligé, envers l’humanité en sa propre personne. D’un point de vue kantien, la solution à l’antinomie est impeccable. En outre, bénéfice inestimable, la raison n’est pas limitée à un rôle purement instrumental, ce qui serait le cas si l’humanité était l’ensemble des animaux rationnels. Mais, pour qui voit les choses de l’extérieur, la présence, en chaque individu, d’un homo phaenomenon et d’un homo noumenon, le second ayant la garde du premier, en viendrait presque à faire regretter le mythe de l’attelage ailé du Phèdre qui, du moins, manifeste une certaine grandeur poétique. Un nuage de naturalisme dans tout ce breuvage transcendantal le rendrait certainement plus digeste.
On reformulera la question à partir de l’exemple du suicide. Kant le condamne, pour dire les choses rapidement, parce que celui qui se suicide anéantit une personne morale en la sacrifiant aux intérêts d’un être humain empirique (l’homo phaenomenon réalise effectivement un bien en se donnant la mort - il sauve son honneur, il échappe à un supplice immérité, etc - ; mais il traite l’humanité en lui comme un moyen seulement, c’est-à-dire comme un moyen de réaliser ce bien). Or si le suicide semble, effectivement, être quelque chose de tragique, il semble aussi relever de la sphère de la souveraineté individuelle, pas de la sphère des commandements moraux ou des interdictions morales légitimes. Le problème peut alors maintenant s’énoncer comme suit : faire en sorte que l’humanité en la personne des autres soit respectée et que ce respect génère des interdictions strictes, sans que, pour autant, l’exigence de respecter l’humanité en soi-même génère des interdictions aussi strictes. En d’autres termes : le respect au sens de Kant devrait s’appliquer dans les relations interpersonnelles, mais pas dans le for intérieur, lorsque les circonstances enchevêtrées de l’existence renvoient l’individu à lui-même.
On cherchera à articuler une conception du respect qui permette de résoudre ce problème. Stephen Darwall 19 distingue deux types de respect ou, plus exactement, deux types d’attitude que le terme respect est susceptible de désigner. Le premier type de respect, recognition respect (respect fondé sur une reconnaissance), peut porter sur toutes sortes d’entités; il consiste à accorder, lorsque l’on délibère à leur propos, un poids approprié à certaines de leurs caractéristiques. On peut avoir un respect de ce genre pour des institutions, par exemple se conformer à la législation de son pays par respect pour la majesté de l’État ou par respect pour la volonté générale; on peut aussi le manifester à l’égard des personnes. Le second type de respect, appraisal respect (respect fondé sur une évaluation), a pour objet les personnes, spécialement - mais non exclusivement - en tant qu’elles sont susceptibles de manifester des excellences dans la poursuite de quelque but spécifique. Ce qui est respecté alors, ce sont des caractéristiques que nous attribuons à leur caractère. En effet, les excellences que nous jugeons dignes d’éloge se développent, en général, face à des obstacles et s’acquièrent par la mise en oeuvre de traits de caractère.
Ceci étant, on pourrait considérer qu’en toutes circonstances un respect de reconnaissance est dû aux autres : le simple fait qu’il s’agisse de personnes interdit certains types de traitement à leur égard. Ce respect est de reconnaissance en ce qu’il reconnaît leur autonomie, mais simplement comme capacité d’élaborer et de déterminer la configuration de leur vie. En termes concrets : il suppose qu’on reconnaisse que chaque personne a sa propre conception de la vie bonne; ou que les personnes ont des intérêts dont elles sont le meilleur juge, etc. C’est leur manquer de respect, c’est ne pas reconnaître leur dignité, que de s’immiscer dans l’exercice de cette autonomie. Bien entendu, une condition de l’exercice de cette autonomie est, normalement, l’inviolabilité de la vie par les autres. Dans les rapports avec autrui, au delà du respect de reconnaissance on trouve le respect fondé sur une évaluation. Un tel respect ne saurait être commandé : ce n’est pas, ici, manquer de respect à quelqu’un, bafouer sa dignité, que de ne pas approuver le caractère qui est le sien. Pour donner un exemple, on peut reconnaître le choix de vie du marginal qui traîne au coin de la rue avec ses chiens et ses canettes tout en évaluant de façon négative les traits de caractère que ce style de vie développe. On le respectera d’un respect fondé sur la reconnaissance, tout en n’éprouvant guère de respect fondé sur l’évaluation pour ce qu’il est en train de faire de lui-même.
Qu’en est-il du respect et de la dignité lorsque qu’entre en scène le rapport de soi à soi ? Il semble que l’idée qu’on puisse se respecter soi-même parce qu’on détecte en soi la présence de propriétés qui sont celles d’un être respectable (un homo noumenon caché derrière un homo phaenomenon, pour parodier Kant) soit de celles qui ne se recommandent ni par leur plausibilité intrinsèque, ni par leurs présupposés, ni par leurs implications. Le respect que l’on peut éprouver pour soi-même - et qu’il serait bien plus juste d’appeler "estime de soi" - est un respect fondé sur l’appréciation, pas un respect fondé sur la reconnaissance. A ce titre, la dignité qu’il honore n’est pas opposable à celui qui en fait preuve.
En matière de bioéthique, le risque est important de manquer à faire cette distinction. On peut, en effet, chercher à distribuer des avantages, ou à faire endosser des risques, en fonction de l’appréciation d’une dignité liée à l’évaluation du caractère. On distinguera alors des bons et des mauvais patients; des malades qui méritent d’être soignés et d’autres qui ne le méritent pas; et ainsi de suite. C’est l’erreur du Docteur Kovac, dans un épisode de la série télévisée Urgences, qui sélectionne les blessés au cours d’une fusillade, non en fonction de la gravité de leur état, mais en fonction de son évaluation de leur caractère. On peut aussi imposer aux individus, dans un domaine qui devrait rester celui de l’estime de soi, des restrictions qui n’ont de sens que dans le domaine des relations interpersonnelles, parce qu’elles dépendent de la reconnaissance d’une dignité liée à la simple existence de la personne. C’est l’erreur de Kant.
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Charles Bell, The Anatomy of the Brain, Londres, Longman, 1802. ↩
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Cette distinction est à ce point conforme à la nature des choses qu’elle opère chez des philosophes aussi diveres que J. Rachels, H. Arendt, et G. Agamben. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’elle soit indépendante d’options philosophiques en amont et que ces auteurs en fassent le même usage. ↩
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« Les bêtes brutes, qui n’ont que leur corps à conserver, s’occupent continuellement à chercher de quoi le nourrir, mais les hommes, dont la principale partie est l’esprit, devraient employer leures principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture », écrit Descartes. Dans la « Lettre-Préface » aux Principes de Philosophie. Il ajoute aussitôt que c’est un indice de noblesse d’âme que d’être capable de se détourner des objets des sens. ↩
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Un recueil de ces textes est présenté dans l’ouvrage de Claire Ambroselli et Gérard Wormser, Du corps humain à la dignité de la personne humaine; Genèse, débats et enjeux des lois d’éthique biomédicale, Paris, CNDP. « Documents, Actes et Rapports », 1999. Cet ouvrage présente en outre quelques commentaires spécifiques et une sélection bibliographique. Les dix règles d’éthique médicale formulées en 1947 à l’issue du Procès des Médecins à Nuremberg d’une part, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, d’autre part, furent à l’origine de multiples publications de textes et de codes créant et renforçant un droit médical international, qui ne va pas toutefois sans de fréquentes ambiguïtés entre ce qui relève de la protection des droits des malades et ce qui a trait au droit de l’expérimentation biologique. ↩
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Albert Schweitzer, Ma vie et ma pensée, Paris, Albin Michel, 1960, p. 172 ↩
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Ibid., p. 173 ↩
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Ibid., p. 174 ↩
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Elle ne consiste donc pas en une solidarité avec la vie en général, ni en une admiration émerveillée devant les fragiles configurations produites par la nature artiste, distinction que A. Schweitzer lui-même ne fait pas toujours très clairement. ↩
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« Ethical Problems regarding the Termination of Life », in Jewish Values in Bioethics, New York, Human Sciences Press, 1986, p. 88 sq. On trouve une analyse presque identique chez le théologien protestant P. Ramsey (Ethics at the Edges of Life, New Haven, Yale U. P., 1978, pp. 19-20. Il serait intéressant d’étudier de près le rapport de ces deux auteurs aux textes sacrés : en effet, les théologiens catholiques qui défendent également une version de la sacralité de la vie ont articulé une série de distinctions destinées à éviter les conséquences indésirables (principes des actions à double effet, distinction entre moyens proportionnés et moyens disproportionnés). Il semble que leurs arguments ne peuvent être considérés comme concluants qu’au prix de l’abandon pur et simple de la thèse selon laquelle la vie humaine individuelle a une valeur infinie. ↩
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"Avortement thérapeutique et stérilisation" in Biologie, éthique et médecine, textes du magistère catholique réunis et présentés par Patrick Verspieren, s.j., Paris, le Centurion, 1987, pp. 19-20. Il s’agit d’un discours adressé, en Octobre 1951, aux participants du Congrès de l’Union catholique italienne des sages-femmes. ↩
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Pour une excellente présentation de cette question, on peut se référer à Conserving Human Life, Russell E. smith (ed.), Braintree (Mass.), The Pope John XXIII Medical-moral Research and Educational Center, 1989. L’essai de Daniel A. Cronin, S.T. D. : « The Moral Law in Regard to the Ordinary and Extraodinary Means of Conserving Life », est particulièrement éclairant, aussi bien du point de vue historique que conceptuel. ↩
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Il s’agit de la Déclaration sur l’euthanasie, rendue publique par la Congrégation pour la Doctrine de la foi le 5 mai 1980. ↩
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"Déclaration sur l’euthanasie", in Biologie, éthique et médecine, textes du magistère catholique réunis et présentés par Patrick Verspieren, s.j., op. cit., p. 420. ↩
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Kant, Métaphysique des Moeurs, Doctrine de la vertu, § 11, Paris, Vrin, 1968, p. 109 ↩
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Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, Paris, Delagrave, 1967, p. 150. ↩
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Par exemple dans Métaphysique des Moeurs, Doctrine du Droit, op. cit., p. 98. ↩
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"Personne n’a jamis formé un concept exact des devoirs que l’on a envers soi", Leçons d’éthique, Paris, Librairie Générale Française, 1997, p. 226-227. Kant reproche à ses prédécesseurs de faire, à l’instar de Wollf, une conception eudémoniste des devoirs envers soi-même, ceux-ci consistant pour l’essentiel, à promouvoir son propre bonheur. ↩
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Si Pierre est débiteur de Paul, la preuve en est que Paul peut décider, à n’importe quel moment, de libérer Pierre de sa dette. ↩
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"Two kinds odf Respect", Ethics, 1977 (88) : 36-49 ↩