Mes amis, vous souvenez-vous des mots de l'héroïne du film russe connu Une esclave d’amour de Nikita Mikhalkov ? Une simple comédienne (incarnée par Vera Kholodnaya) absolument apolitique s’exclamait, hors d'elle : « Vous êtes si bêtes – Messieurs ! Quelles bêtes vous êtes ! » en voyant les fruits de la haine mutuelle pendant la révolution russe de 1917. La rhétorique quotidienne, pas seulement celle des médias russes, mais aussi bien celle de simples citoyens russes, habitants ordinaires de Facebook, m’а forcée à faire retour sur cette phrase.
La « rue numérique » est peuplée d'une quantité bien réelle, énorme même, de partisans de Poutine en Russie, même parmi des gens qui paraissaient tout à fait raisonnables. Une chose est absolument claire pour moi : ce n’est pas le simple résultat de la propagande du Kremlin, même si elle coïncide presque totalement avec la rhétorique « pré-Sudètes » de l’Allemagne nazie en 1938. Comme on le sait bien, l’information dévoyée ne convainc que ceux qui désirent l'entendre. Ainsi Poutine n'est-il pas un tyran ordinaire, mais un tyran légitime – c'est ce qui est le plus terrible. Pas la peine d'évoquer la conscience soumise des serfs, comme on pouvait le faire du temps des tsars, ou ce mélange monstrueux de peur et de consentement à l'endoctrinement lors de l'époque stalinienne. Ces symptômes en resteront peut-être à mi-chemin, mais ils nous présentent une conscience impériale chauvine et agressive.
Quels sont donc les motifs principaux d'une telle attitude ?
Plus de vingt ans ont passé entre la période de la désagrégation de l'Union Soviétique en 1991 et les événements actuels.
« C'est juste le temps qu’il fallait pour qu'apparaissent des gens qui puisent l’information sur ce qui se passait autrefois non pas dans leurs propres souvenirs personnels, mais en se confiant à la propagande », écrit le blogueur russe Léonid Volkov.
« Et par ailleurs, les gens qui étaient adultes à ce moment ont eu assez de temps pour oublier en sorte qu'au lieu de souvenirs réels, une fausse mémoire puisse s'imposer. Nombre de ceux qui se réjouissaient sincèrement en 1991 du décès du monstre impitoyable et abominable nommé URSS se rappellent, vingt ans après, qu'ils ont perdu quelque chose et sont prêts à envoyer les enfants (qui ne se rappellent rien, évidemment – ils sont nés voici à peine vingt ans) faire la guerre et mourir pour que la cote de popularité de Poutine augmente de quelques pour cent. »
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Une réaction logique et régulière au contraste entre le marasme où sont plongés les uns tandis que d'autres n'en font qu'à leur tête. C'est une réaction de défi face à l'injustice affreuse de ce monde, liée à des déceptions personnelles qui prennent alors toute leur signification. Dans un tel contexte, une défense psychologique profonde se développe rapidement selon un scénario classique et bien connu : la projection, la recherche de boucs émissaires, et la projection sur une « agression » extérieure d'une violence intérieurement vécue.
Voici donc venu le temps de monstres nouveaux qui s'apparentent à d'autres antérieurement connus. Nos sociétés, apparemment équilibrées et assez stables attisent donc un vrai radicalisme et un désir de revanche social ou politique, psychique et personnel, voire pratiquement gratuit...
Pourquoi cela ? On trouvera quantité d’interprétations différentes de ce phénomène, qu'on recoure à la philosophie critique de l'Ecole de Francfort du siècle dernier, ou bien aux théories contemporaines néofreudiennes, néomarxistes, déconstructivistes et post-constructivistes (qu'on peut nommer aussi néoréalistes). Sans prétendre à la vérité absolue, je voudrais cependant exprimer que le terrain propice au radicalisme social des uns peut être corrélé au fantasme d'une « privatisation » de son rapport personnel aux autres. Cette illusion recoupe un effort permanent pour fuir la réalité qui rejoint d'anciens rites de consciences prélogiques et presque ésotériques – une sorte de « mantra » : « si je ne pense pas à cela, si je ne parle pas à cela, si je ne note pas cela, ou bien si je ne veux pas cela, cela m'épargnera ». La conséquence en est une autre défense psychologique : la « rationalisation » de cette attitude : « Concentrons-nous sur nos affaires quotidiennes et nos buts pragmatiques quotidiennes, ne remarquons rien de ce qui se produit autour de nous et touche les autres ». C'est bien ainsi que raisonne au autre blogueur russe – même si un tel raisonnement pourrait caractériser n’importe quel philistin européen ou américain :
« A quoi bon perdre son temps à lire n'importe quels textes, ou à s'informer sur les publications sur n'importe quels sujets ? Pourquoi je mets "like" ? Pourquoi est-ce que je partage ce texte et le discute avec mes amis ? Qu’est-ce que je peux RÉELLEMENT changer dans la situation telle qu'elle est ? N’est pas plus utile d’estimer tout simplement les conséquences concrètes qui pourraient influencer ma vie privée – par exemple, refaire autrement le budget familial compte-tenu de l'inflation infernale et la fluctuation des devises étrangères ? Pourquoi devrais-je relier mon intérêt réel pragmatique à ce qui se passe en Ukraine, au Zimbabwe ou dans la République Sud-Africaine, ou sur les îles Solomon ? De "grands garçons" peuvent bien conserver encore leur intérêt géopolitique, mais cela ne signifie en rien que de "petits garçons" comme moi doivent y participer et y penser. Est-ce vraiment le début et la fin de tout si de "grands gamins" lancent un grand jeu et prennent en otage des millions de gens ? Il vaut mieux regarder de tous côtés et tout simplement bien se protéger ».
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C'est ainsi que le radicalisme et le revanchisme ont relevé la tête – ni seulement en Russie, ni seulement aujourd’hui. Mais pour l'heure ils menacent TOUT et à TOUS de destruction. Si l'histoire se répète, elle ne se répétera jamais de la même manière. Peut-être les événements européens qui se développent pour le moment autour de l’Ukraine ne sont-ils que le début de changements globaux et redoutables durs qui peuvent se produire chez chacun de vous, sous des masques différents sans rapport nécessaire à la Russie ? Et l’Ukraine, dans ce contexte, deviendrait-elle une sorte de « champ de manoeuvre » de ce qui pourrait bientôt à se produire dans les autres pays de monde ? En tous cas, c'est vraiment le moment, pour nous tous, de bien réfléchir – Dieu ou l’histoire donnent à l’Europe en général, et à l’Union Européenne en particulier, une nouvelle occasion de survie en prouvant sa viabilité historique. Dans la circonstance, cela signifierait démontrer que le repli sur des formes anciennes d'identité nationale unitaire peut être valablement combattu par de nouvelles formes de sociabilité, de solidarités, de relations communicationnelles neuves, par des communautés en réseau, voire même par une fraternité nouvelle qui puisse surmonter l’atomisme social et le déclin de l’Europe que ces idéologies ont précipité depuis un siècle.