Le propos de cet article est d’examiner les conditions d’une mise en commun des idées du psychiatre clinicien sur la genèse de la maladie mentale et de celles du chercheur en neurosciences sur le rôle du cerveau dans le déterminisme du comportement et de l’activité mentale. Une telle entreprise n’est ni nouvelle, si l’on considère les nombreuses tentatives de rapprochement, anciennes ou récentes, entre les deux domaines, ni facile, si l’on considère les obstacles à un voisinage trop proche entre neurosciences et psychiatrie.
Si les tentatives de rapprochement appartenant au passé devront faire l’objet d’une analyse approfondie de leur contexte historique et scientifique, afin de comprendre les facteurs de leur succès ou éventuellement de leur échec, nous nous limiterons ici à l’examen des difficultés inhérentes à de telles tentatives. Ces difficultés tiennent, pour une large part, à la distance qui sépare les niveaux de causalité invoqués pour expliquer la genèse de la maladie mentale, respectivement par les psychiatres cliniciens et par les chercheurs en neurosciences. Dans une première partie, nous tenterons donc de cerner les conceptions théoriques utilisées par ces deux communautés pour délimiter les mécanismes impliqués dans le fonctionnement mental et pour définir les conditions de son altération. Dans une seconde partie, nous évoquerons les orientations actuelles de recherche dans les diverses disciplines qui constituent l’ensemble des neurosciences, qui nous semblent valider une nouvelle tentative de rapprochement entre neurosciences et psychiatrie. Dans une troisième partie, enfin, nous utiliserons les apports de la philosophie de l’esprit pour tracer les limites de cette démarche.
Différents niveaux de causalité : la rupture méthodologique
Posons d’abord comme principe que tout être humain possède un appareil psychique, c’est-à-dire un ensemble structuré et organisé qui lui permet de construire des représentations de lui-même et de ses congénères, d’utiliser ces représentations pour interagir et communiquer avec d’autres individus, de gérer les émotions et les affects qui naissent de ces interactions. Ce système a été décrit par les diverses écoles psychologiques comme la juxtaposition d’instances virtuelles qui interagissent entre elles de façon dynamique : le moi, le ça, le surmoi des psychanalystes en sont un exemple. La psychologie cognitive, de son côté, tente de définir les états mentaux chargés de rendre compte du fonctionnement mental et du comportement d’un sujet : ces états mentaux concernent les intentions, les désirs, les croyances du sujet, en un mot, les représentations qu’il se fait, à la fois de lui-même et de son environnement physique et social. Ces différentes écoles proposent une même organisation « fonctionnaliste » pour rendre compte du fonctionnement du système qu’elles décrivent : c’est en ce sens que la dynamique interne de ces systèmes, fondée sur la hiérarchie entre les instances, sur les mécanismes d’activation ou d’inhibition qui régulent leurs interactions, est commune au système psychique des psychiatres et au système cognitif des psychologues. Nous conserverons dans ce qui suit cette double appellation pour deux écoles qui, bien qu’elles se situent au même niveau d’explication théorique, font référence à des cultures et à des pratiques différentes.
La question qui se pose au psychiatre est de savoir s’il peut identifier la cause de la désorganisation responsable des symptômes présentés par son malade au moyen de la seule explication d’un dysfonctionnement au niveau du système cognitif ou psychique, ou s’il doit se référer à d’autres niveaux d’explication situés hors de ce système. La réponse à cette question est évidemment essentielle puisque de l’identification de la cause du dysfonctionnement dépend en principe la conduite thérapeutique adoptée à l’égard du malade. Mais elle est également déterminante sur le plan épistémologique, celui où nous nous situons présentement. Pour la thèse qui considère l’explication par une désorganisation intra-psychique comme satisfaisante (et opérationnelle sur le plan thérapeutique), cause et effet peuvent être localisés à un même niveau d’explication, le niveau des interactions fonctionnelles entre états mentaux, sans qu’on puisse soupçonner (et sans qu’on éprouve le besoin de rechercher) l’existence de facteurs situés à un niveau différent. En revanche, la thèse qui considère que cette explication ne peut rendre compte à elle seule d’un trouble du comportement fait appel à l’existence d’autres niveaux de causalité, peut-être invisibles, mais susceptibles d’influencer, voire de déterminer les effets observés.
Cette alternative semble reprendre l’opposition classique entre déterminisme biologique et déterminisme psychologique des maladies mentales même si, comme nous le verrons, elle en diffère substantiellement. Classiquement, le modèle médical ou « infectieux », qui postule que la cause de toute maladie, y compris mentale, réside dans un facteur spécifique affectant le substrat biologique et qui suffit à expliquer, à lui seul, le processus pathogène, s’oppose au modèle « psycho-social » qui affirme le rôle de facteurs relationnels dans la genèse des troubles (Huber, 1993). Ce qui justifie la réactivation de cette opposition aujourd’hui, c’est le renouvellement des concepts sous-jacents à l’alternative classique entre biologie et psychologie. Plusieurs voies de recherche se sont ouvertes au cours des dernières décennies à ceux qui s’interrogent sur le déterminisme et le traitement des maladies mentales. D’une part, le domaine des neurosciences a largement contribué au renouvellement de l’étude des relations entre activité mentale et activité cérébrale, et permet donc d’envisager une description détaillée des opérations neuronales intervenant dans le développement et le fonctionnement des systèmes psychique et cognitif. D’autre part, comme nous le verrons plus loin, les efforts de « naturalisation » des états mentaux dans le cadre de la philosophie cognitive ouvrent de nouvelles perspectives pour une re-description de l’appareil mental à partir de concepts utilisés conjointement par les différents acteurs des sciences cognitives (psychologues, psychiatres, neurobiologistes, modélisateurs) pour aborder la naturalisation des états mentaux.
Le double jeu des neurosciences
Le système nerveux peut être vu comme une superposition de niveaux d’organisation, depuis le niveau moléculaire, où opèrent des structures élémentaires comme le canal ionique, en passant par le niveau cellulaire où opèrent les mécanismes de transmission synaptique entre neurones, le niveau des petits ensembles de neurones (dont la colonne, ensemble de neurones du cortex cérébral liés entre eux par des connexions spécifiques), celui des assemblages de colonnes (les classiques aires déjà identifiées au siècle dernier) jusqu’au niveau des réseaux qui regroupent plusieurs aires anatomiques. Cette description traduit une bipolarisation de fait des neurosciences, avec une séparation nette, en termes de techniques, d’enjeux et d’objectifs, entrer les neurosciences cognitives, d’une part, et les neurosciences moléculaires et cellulaires, d’autre part.
Les neurosciences cognitives
Les neurosciences cognitives sont rescapées d’une fausse croyance, celle de l’existence d’une approche intégrée qui postulait que des systèmes physiologiques complexes responsables de fonctions comme le sommeil, les émotions, les régulations neuro-endocriniennes devaient, par définition, être irréductibles à des mécanismes élémentaires. Les travaux de ces dernières décennies utilisent les outils de l’approche cellulaire et moléculaire ont le plus souvent eu raison de cette croyance (Jeannerod, 2002a). Ce sont en définitive les fonctions cognitives qui sont restées comme le dernier rempart résistant à une approche réductionniste. Cette résistance a suscité le développement de concepts et de méthodes pouvant être utilisés pour l’étude des états mentaux et du comportement. Parmi les facteurs à l’origine de ce développement, le moindre n’est pas l’emprunt massif que les chercheurs en neurosciences ont fait à la psychologie. Les neurosciences cognitives ont exploité, à partir des années 1970-1980, les paradigmes de la psychologie cognitive. Les fonctions étudiées par la psychologie cognitive se définissent, comme on l’a vu, par l’assemblage d’éléments opérationnels nécessaires à la réalisation de tâches complexes (la formation d’une intention, l’identification d’un objet, la reconnaissance d’un visage, etc.). Les tentatives de décomposition de ces entités globales en opérations plus simples (les « briques » du système cognitif) ont longtemps utilisé la mesure des temps de réponse à une stimulus (la chronométrie mentale). Cette approche a depuis été transformée par l’avènement des techniques de neuroimagerie qui traduisent chacune de ces opérations en termes d’ensembles neuronaux. Typiquement, ces techniques permettent d’obtenir une carte de l’activité cérébrale globale lors de la tâche que l’on souhaite étudier, puis de soustraire de cette activité celle qui relève des aspects non pertinents de la tâche. Dans la tâche de reconnaître un visage, par exemple, on supprimera par soustraction l’activité qui relève du seul traitement de l’information visuelle pour ne conserver que ce qui relève de la reconnaissance proprement dite.
Les techniques de neuroimagerie ont également contribué à renouveler l’approche classique de la cognition humaine (la neuropsychologie) qui consistait à étudier la fonction normale à partir de sa désorganisation par des lésions. Voir le cerveau normal fonctionner pratiquement en temps réel, enregistrer l’activité cognitive à l’état pur, sans la nécessité pour le sujets de donner des indices sur cette activité, sont autant de progrès décisifs. Les premiers résultats ont, certes, confirmé ceux de la neuropsychologie. Rapidement, cependant, sont apparues des données nouvelles : pour prendre un exemple frappant, comment aurait-on pu connaître, sans l’aide de la neuroimagerie, le fonctionnement cérébral au cours d’un mouvement imaginé ? Il a été montré en effet, dans le courant des années 1990, que l’imagination (la représentation interne) d’une action provoque une activation de l’ensemble du « cerveau moteur » (cortex prémoteur, cortex moteur primaire, cervelet, noyaux gris centraux) semblable à celle qu’on observe lorsque cette action est réellement exécutée. L’action imaginée est donc une action simulée, c’est-à-dire, quasi exécutée (Jeannerod, 2002b). Cette similitude entre action imaginée (un état mental) et action exécutée (un comportement) ouvre le débat sur les relations entre activité neuronale, activité mentale et comportement. Dans le cas considéré ici, l’activation du cerveau moteur pendant l’état mental d’imaginer une action n’est pas que le simple corrélat d’une activité mentale à propos d’une action : au contraire, l’activité cérébrale observée pendant cet état code l’action véritable, telle qu’elle apparaîtrait si elle était effectivement exécutée. Ce fait a pu être démontré récemment dans une expérience réalisée chez le singe : on commence par rechercher, au moyen d’électrodes, la zone du cerveau qui s’active lorsque l’animal exécute une tâche motrice (déplacer un point lumineux sur un écran d’ordinateur en manipulant une manette) ; on utilise ensuite l’activité de cette zone du cerveau comme un signal pour agir sur l’ordinateur à la place de la manette. Le singe apprend rapidement à se passer de la manette pour déplacer le point lumineux sur l’écran : il y parvient en simulant mentalement le mouvement de sa main (Serruya et al, 2002). Ce type d’expérience (dont l’intérêt évident est de fournir des moyens d’action sur l’environnement à des personnes handicapées motrices) établit une continuité causale entre un état mental (l’intention de déplacer le point lumineux) et un état neuronal (une activation localisée de neurones du cortex cérébral).Ce point sera re-discuté plus loin.
Les techniques de neuroimagerie ont révélé au chercheur en neurosciences un nouveau principe de fonctionnement du cerveau, celui du fonctionnement en réseau. Les localisations ne sont plus ce qu’elles étaient : elles sont maintenant incluses dans des réseaux qui se font et se défont en fonction de la tâche cognitive dans laquelle le sujet est impliqué. Plus nouveau encore, les mêmes zones du cerveau servent plusieurs fonctions, et peuvent faire partie successivement de plusieurs réseaux fonctionnels différents. En d’autres termes, une zone cérébrale donnée n’a pas une fonction unique : ses ressources sont mises à profit pour des stratégies cognitives différentes. L’activité de l’ensemble du cerveau, devenue visible, peut donc jouer le rôle d’un « contexte » dans lequel les activations localisées peuvent être ré-interprétées. L’activation d’une même zone dans des contextes différents permet d’envisager une relation structure-fonction moins contraignante et plus diversifiée. Les conditions pathologiques peuvent dès lors être conçues, dans ce cadre de réflexion, comme relevant d’une altération du contexte plus que d’une lésion focale. Un exemple est celui du contexte créé, dans certaines formes de schizophrénie, par la diminution de l’activité inhibitrice du lobe frontal : cette diminution crée un contexte de desinhibition qui retentit à distance sur d’autres régions dont l’expression devient exagérée. Ce mécanisme a été invoqué pour expliquer la survenue d’hallucinations auditives chez ce type de patients, du fait d’une desinhibition de l’activité des zones primaires du cortex auditif du lobe temporal (Jeannerod, 2003).
Nous pouvons, dans ce cadre nouveau, revenir sur la discussion autour du modèle fonctionnaliste. L’hypothèse pathogénique fondée sur ce modèle propose, comme nous l’avons vu, que l’origine du trouble pathologique se situe dans un dysfonctionnement des interactions entre les instances qui composent le système psychique. Du fait de son caractère dynamique, ce modèle permet d’envisager les relations de causalité au sein de ce système sous la forme de conflits affectant les interactions plutôt que de lésions affectant les instances elles-mêmes. Il permet également, et c’est ce qui a fait sa force principale, un déplacement des causes vers des instances exogènes supposées interagir avec les instances internes. Le conflit pathogène peut donc siéger dans les relations entre le malade et son environnement social, et l’action thérapeutique peut logiquement aussi bien s’exercer sur la dynamique intra-psychique du malade que sur les relations entre le malade et son milieu ou enfin sur l’ordre social lui-même. Ce modèle, on le voit, peut se passer d’une explication en termes de mécanismes biologiques, si bien qu’il peut paraître superflu aux tenants de cette théorie d’invoquer des causes qui auraient un impact sur des mécanismes endogènes réels (et non plus virtuels).
La rupture méthodologique entre les différents modèles de la maladie mentale évoqués plus haut se situe donc bien à la jonction entre un modèle fonctionnaliste exclusif (celui de la psychanalyse comme celui de la psychologie cognitive classique) et celui utilisé par les neurosciences cognitives modernes pour expliquer les troubles de la cognition consécutifs à des lésions cérébrales. Tout en introduisant la référence aux mécanismes neurologiques sous-jacents, il partage avec le modèle fonctionnaliste de nombreuses caractéristiques communes : même structure d’instances juxtaposées ou hiérarchisées, même caractère dynamique des interactions (inhibition, facilitation) entre ces instances, même recours à des relations entre les instances endogènes et des facteurs extérieurs. Cette apparente similitude encourage donc à appliquer au système psychique certaines des méthodes utilisées pour l’étude du système cognitif par les neurosciences. Le transfert d’une partie de la dynamique intra-psychique (celle qu’utilisent les psychiatres) vers la dynamique cognitive des psychologues cognitivistes et des neuropsychologues, au delà du glissement d’une dynamique vers une autre, représenterait en fait le passage d’un mode de causalité à un autre, ce qui donnerait la possibilité de principe d’établir, pour les fonctions relevant du domaine psychique, une relation avec le système nerveux semblable à celle qui existe pour des fonctions cognitives.
La méthode pour réaliser ce passage consiste à isoler d’une entité nosologique telle qu’elle est admise dans la pratique psychiatrique un ou plusieurs de ses éléments, et à les intégrer dans un cadre théorique différent, celui de la neuropsychologie, par exemple. Le symptôme isolé peut ainsi être traité comme un objet naturel indépendant de son appartenance nosologique, comme le résultat de l’altération pathologique d’une fonction cognitive limitée et donc susceptible d’être étudiée par les techniques expérimentales des neurosciences cognitives. Un des objectifs de cette méthode serait, une fois identifiée la fonction altérée, de re-qualifier le symptôme en question et de l’intégrer dans un cadre nosologique différent de son cadre initial. Il reste à déterminer dans quelle mesure cette approche peut éviter le reproche de réductionnisme. Le psychiatre doit en effet prendre en considération le patient dans sa totalité, et non le réduire à tel ou tel aspect partiel de sa pathologie. De plus, la lésion responsable du trouble psychiatrique, du fait de sa nature diffuse et dynamique, et non focale comme en neurologie, affecte nécessairement l’ensemble des opérations mentales d’un individu. Mais ce problème n’est pas propre au psychiatre : le biologiste est lui aussi confronté au problème de l’intégration des parties au tout. Ce que la psychiatrie exige du clinicien, la physiologie l’exige du chercheur : toute opération localisée doit être comprise dans sa contribution à une fonction globale, celle d’un organisme dans son milieu. Claude Bernard, en inventant la notion de milieu intérieur, ne disait pas autre chose.
A titre d’exemple, cette démarche semble avoir été utilisée avec succès dans le cadre de la schizophrénie pour interpréter les difficultés rencontrées chez ces patients dans la distinction entre soi et l’autre. La distinction entre soi et l’autre est une des composante de la conscience de soi. Pouvoir déterminer si l’on est bien l’auteur de ses actions ou de ses pensées, ou au contraire pouvoir attribuer à autrui la propriété d’un mouvement ou d’un état d’esprit, sont des fonctions essentielles pour la construction du moi. Les fausses attributions observées chez certains patients traduisent la rupture d’un mécanisme normal qui permet de tracer la frontière ente soi et les autres : les patients interprètent leurs pensées et leurs actions comme dues à des forces étrangères ou à l’influence d’autres personnes qui exercent sur eux leur contrôle. Ces symptômes de premier rang de la schizophrénie sont maintenant au centre d’un vaste courant de recherche où interagissent, au delà de la description clinique, les spécialistes des sciences cognitives et de la neuroimagerie, et qui vise à identifier, chez ce type de patients, un trouble spécifique d’un mécanisme de reconnaissance de l’action (Georgieff et Jeannerod, 1998, Jeannerod, 2003).
Les neurosciences moléculaires et cellulaires
Cette partie des neurosciences vise à la connaissance approfondie du cerveau en tant qu’organe avec la conviction avouée que, dès lors que seront identifiés les éléments du système et connus ses mécanismes intimes, les principaux problèmes posés par le cerveau et ses fonctions seront résolus. Cette démarche a pour elle les succès de toute démarche analytique dans les divers domaines scientifiques. En revanche, elle a contre elle l’absence d’une véritable vision d’ensemble qui indiquerait, en quelque sorte, le but à atteindre. Cette relative carence des neurosciences cellulaires et moléculaires en termes de but à long terme est évidemment compensée par une intense polarisation sur des objectifs à plus court terme, essentiels pour le transfert des données issues de la recherche vers les domaines d’application, en particulier le domaine médical. C’est là que s’élaborent les nouvelles techniques thérapeutiques, les méthodes de détection des marqueurs pathologiques, les nouveaux médicaments. L’étude du système nerveux au niveau cellulaire et moléculaire bénéficie de l’utilisation des techniques de la génomique (identification des gènes qui peuvent ensuite être invalidés, détruits ou transplantés dans un autre génome). L’étape post-génomique s’évertue ensuite à identifier les modifications comportementales et cognitives (le plus souvent chez la souris) créées par la chirurgie du gène et à déterminer la zone du cerveau où ce gène s’exprime. Cet ensemble de techniques s’est révélé fructueux pour la fabrication de modèles animaux de conditions pathologiques chez des souches de souris transgéniques, utilisées pour tester des molécules et accélérer ainsi le passage aux applications cliniques (marqueurs génétiques, facteurs de vulnérabilité, etc.).
La mise en œuvre de cet ensemble de techniques ouvre la voie à une autre façon, plus radicale, d’aborder la rupture entre modes de causalité opérant dans la maladie mentale. Cette démarche consiste à ne pas tenir compte de l’existence de niveaux distincts, mais à tenter de clarifier directement le mode de causalité au sein de la dynamique intra-psychique en recherchant la capacité de causes exogènes du type de celles qui sont invoquées dans la genèse du conflit intra-psychique, à influencer le fonctionnement neuronal. On en arrive alors à des questions du type : quelle peut-être l’influence d’un conflit relationnel sur le fonctionnement neuronal ? Comment une psychothérapie peut-elle le modifier ? Le niveau exact où ce fonctionnement serait examiné reste à déterminer, tout en sachant que ce genre d’étude nécessiterait le transfert à l’Homme de techniques complexes mises au point sur des modèles plus simples. Cette démarche est certes ambitieuse, dans la mesure où elle vise à obtenir une explication globale des processus psychiques et cognitifs et de leurs altérations pathologiques : notons cependant qu’elle représente la seule alternative crédible à celle qui envisage la nature génétique de ces altérations et qui réduit les causes exogènes à n’être que de purs facteurs révélateurs de vulnérabilité. Notons aussi qu’elle renforce, paradoxalement, l’importance de la recherche d’une causalité exogène de la maladie mentale, donc de causes considérées comme « non biologiques » par les tenants d’une causalité intra-psychique.
Ces travaux, dont l’intérêt pour les relations entre neurosciences et psychiatrie a été souligné dès le début de cet exposé, entrent dans le cadre d’une neurobiologie de « l’apprentissage » et de la mémoire. Les outils des neurosciences moléculaires et cellulaires peuvent être utilisés pour analyser les variations de l’expression de gènes ou les phénomènes synaptiques causés par les modifications systématiques de l’environnement physique ou social (Kandel et Squire, 2002). Peut-on penser que la mise en évidence de traces biologiques, réversibles ou non, d’influences extérieures pourra constituer un jour la base d’une véritable « psychothérapie neuronale » ? Nous abordons ici le point sensible de la continuité entre activité neuronale, état mental et être social chez un même individu, déjà abordé plus haut à propos de la continuité causale entre activité neuronale et état mental. Il sera de nouveau discuté plus loin.
On voit donc que les deux approches proposées par les neurosciences supposent l’une et l’autre une collaboration étroite entre le psychiatre clinicien et le spécialiste des neurosciences. Dans la méthodologie des neurosciences cognitives, cette collaboration est indispensable pour déterminer la composition des complexes cliniques à partir desquels on cherche à exporter des symptômes vers un autre niveau ; dans la méthodologie des neurosciences moléculaires, pour déterminer le degré d’efficacité de la cause exogène sur la dynamique intra-psychique, sachant que cette dynamique n’est que l’aboutissement final d’un processus qui comporte une étape biologique cachée.
La philosophie et la naturalisation du psychisme
Les philosophes, de plus en plus nombreux à s’intéresser à cette évolution des neurosciences, ont proposé le terme de naturalisation pour définir le programme qui devrait consister, selon eux, à traiter les états mentaux comme des objets naturels, c’est à dire réductibles à des relations de causalité biologique. Leur postulat est donc que les phénomènes mentaux sont biologiquement fondés, qu’ils sont à la fois causés par les mécanismes cérébraux et réalisés dans la structure du cerveau, et que leur expression, en définitive, est contrainte par les mécanismes cérébraux (Searle, 1985). Ces postulats étaient déjà, comme on l’a vu, constitutifs des neurosciences cognitives et de leur continuité avec les neurosciences plus biologiques.
La philosophie, du fait même de son attitude de naturalisation, se trouve confrontée au problème récurrent des relations entre esprit et cerveau. Mais ce problème bute rapidement sur un obstacle méthodologique : la recherche d’une identité entre un état mental et un état cérébral semble en effet constituer ce que les philosophes appellent une « erreur de catégorie », qui consisterait à comparer entre eux des phénomènes appartenant à des domaines différents. L’étape cruciale à franchir pour pouvoir établir une comparaison valide entre les deux domaines serait de forger une théorie des états mentaux qui puisse se réduire à la théorie des états cérébraux (Smith-Churchland, 1986). Or, cette théorie fait défaut. La difficulté à surmonter est donc celle de l’immaturité de la théorie des états mentaux par rapport à celles des états biologiques. Le chimiste, pour prendre un exemple, connaît exactement la différence entre une protéine et un acide aminé, puisqu’il existe une théorie opérationnelle de la chimie. Mais tant qu’il n’existera pas une théorie de même niveau empirique sur la nature des représentations mentales, leur réduction à un état biologique ne pourra être opérée de façon valide.
Beaucoup de chemin a cependant été parcouru depuis le monisme physicaliste tel qu’il était envisagé par les sciences cognitives à leurs débuts, un peu avant 1950, lorsque le neuropsychologue Karl Lashley avait demandé aux participants au symposium Hixon de souscrire à ce qu’il considérait comme un dogme : « Tous les phénomènes du comportement et de l’esprit peuvent et doivent être décrits en termes de mathématique et de physique » (voir Dupuy, 1994). Ce programme réductionniste a déclenché par la suite des réactions hostiles de la part de la nouvelle génération des chercheurs en sciences cognitives, particulièrement des psychologues. Pour eux, les processus psychologiques correspondent à un niveau de description (le niveau sémantique) différent du niveau d’implémentation des mécanismes neuronaux (le niveau physique ou « syntaxique »). Ils pensent pouvoir explorer le fonctionnement de l’esprit en utilisant les ressources de la logique, de la manipulation de symboles, en un mot de l’intelligence artificielle, comme on a pu le faire pour étudier le fonctionnement d’un langage. Dans ce cadre fonctionnaliste, qui est aussi celui, comme nous l’avons vu, des théories purement psychologiques de la maladie mentale, la causalité peut se concevoir sur le mode abstrait, sans passer par des mécanismes nerveux. Les états mentaux seraient, certes, implémentés dans un substrat nerveux, mais ce n’est pas à ce substrat qu’ils devraient leur rôle causal sur d’autres fonctions mentales ou sur le comportement : la définition fonctionnelle et la définition structurale d’un même phénomène ne seraient pas identiques.
Cette tentation d’autonomiser la psychologie comme une pure science du mental détachée de la réalité biologique est l’expression d’une résistance à la réduction du psychique au biologique, voire même d’une crainte (mêlée de fascination) d’une neutralisation du domaine des sciences humaines au profit d’une biologie de l’esprit. Mais la recherche d’une autonomie complète serait une erreur : psychologie et psychiatrie, d’une part, neurosciences de l’autre, pour avoir co-évolué pendant si longtemps, ont trop de points communs pour pouvoir être séparées. Selon la formule de J. Hochmann, « le poids du corps a toujours fini par l’emporter sur l’immatérialité de l’esprit », ce qui fait que « la tendance naturelle de la psychiatrie est de revenir au modèle physico-chimique de la médecine somatique et donc de s’absorber dans l’étude des déterminants cérébraux des troubles mentaux. » (Hochmann, 1994, p 320). La critique par les psychologues de la thèse de l’identité des phénomènes psychologiques et des phénomènes biologiques au non de l’anti-réductionnisme doit plutôt être vue comme une incitation, pour les chercheurs en neurosciences, à délimiter eux aussi des niveaux de description au sein du système structural et à rechercher lequel de ces niveaux (cellule, synapse, assemblée de neurones, circuit, etc.) pourrait devenir compatible avec celui des psychologues. Le fait d’avoir introduit de plein droit, depuis bientôt dix ans, les paradigmes de la psychologie cognitive dans le domaine de la recherche en neurosciences constitue un des plus sûrs moyen d’atteindre ce but. C’est par là que se fera le lien, indispensable pour comprendre la maladie psychiatrique, entre sujet biologique et sujet social.
Sur un plan plus pratique, les efforts conjoints des psychologues cognitifs et des philosophes ont apporté un éclairage essentiel sur certains problèmes déterminants pour la compréhension de la maladie mentale, comme le problème de la conscience de soi. Une tradition philosophique affirme que chacun peut avoir un accès privilégié à ses propres états d’esprit et à ses propres pensées, et que ces pensées sont donc immunisées contre l’erreur d’identification du sujet. En d’autres termes, « je suis sûr d’être la personne qui a cette pensée-là » (Shoemaker, 1996). Peut-on dire de la même façon, lorsque nous venons d’exécuter une action, que nous sommes sûr d’être l’agent de cette action ? Plusieurs expériences réalisées chez le sujet normal ont apporté une réponse nuancée à cette question. En bref, mis dans une situation ambiguë, un sujet peut commettre des erreurs d’attribution concernant ses propres mouvements, qu’il attribue à un autre ou, plus souvent encore, concernant les mouvements d’un autre, qu’il s’attribue à lui-même. Cette tendance à la sur-attribution à soi traduit le sentiment que nous éprouvons fréquemment d’être des agents causaux, c’est-à-dire d’être la cause des actions que nous vivons ou observons. Cette tendance s’accuse dans des conditions pathologiques. L’observation de patients schizophrènes dans les mêmes conditions ambiguës montre que leur taux d’erreurs d’attribution est très supérieur à celui de sujets de contrôle (Daprati et al, 1997). Ce résultat correspond aux symptômes observés chez ces patients (hallucinations, délires d’influence, mégalomanie), qui traduisent soit un excès soit un défaut d’appropriation de leurs propres actions.
Faut-il en conclure que la réalité consciente que nous éprouvons de nos actions et de nous-mêmes n’est qu’une illusion ? Les aspects conscients de notre ipséité, tels que le sentiment d’avoir volontairement causé une action ou la sensation d’être soi (la conscience de soi), ne correspondent pas toujours à la réalité objective (Wegner, 2002). La prise de conscience semble en effet relever de mécanismes nerveux antérieurs au sentiment qu’ils causent, antériorité fondée sur la lenteur des processus aboutissant à l’expérience consciente. La conscience n’aurait donc pas de rôle causal immédiat sur l’activité nerveuse ni sur le comportement. La pensée consciente à laquelle on attribue la cause d’une action ne serait qu’un processus retardé par rapport à l’intention (non consciente) qui a effectivement causé l’action. La conscience n’intervient pas dans l’instant. Elle constitue un « arrière-plan » qui contribue à maintenir l’unité du moi en réalisant le « liage » entre l’intention et l’action. Elle intervient dans la structuration du moi cognitif qui, à terme, par le biais des apprentissages, de l’expérience... et de la psychothérapie, modèle les réseaux cérébraux.
Références
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