Je commencerais par un avertissement : Âme et iPad met celui qui s’essaye à une recension devant un choix embarrassant, celui entre sa version papier, traduction de l’ouvrage en italien 1 , et son inédite version numérique augmentée (disponible ici : http://www.parcoursnumeriques-pum.ca/ameetipad). L’édition augmentée fournit un texte « interactif » sollicitant l’implication et l’imagination du lecteur qui créé son propre parcours de lecture à l’aide d’un appareillage de contenus additionnels tels que des notes, des références, des vidéos (où l’auteur présente le livre, les différents chapitres et certains concepts clés). J’ai donc choisi cette version numérique augmentée. Pourquoi ? Pour ne pas être obligé de suivre le parcours habituel d’une lecture linéaire, singulière, et pouvoir ainsi me lancer dans une expérience de lecture et de réflexion alternative, enrichie, multi-médiale, de ce qui avait été conçu comme un livre et qui ici aboutit à une multiplication de ses lectures possibles. Le nom de la nouvelle collection qui nous offre l’œuvre de Maurizio Ferraris est d’ailleurs « Parcours Numériques », au pluriel justement, l’éditorialisation d’un même ouvrage permettant des lectures et donc des parcours différents. La question du rapport entre livre papier et livre numérique trouve ici une très intéressante et prometteuse réponse et, par conséquent, même la pratique de recension ne peut passer à côté : par exemple, pas de référence aux pages ici, étant donné qu’il n’y en a pas dans le livre numérique, mais des références aux vidéos par contre, car elles aident à suivre le fil rouge d’un ouvrage riche.
Qu’est-ce que l’âme ? Dans le premier vers du poème de Vittorio Sereni, point de départ de la réflexion de Maurizio Ferraris, le poète parle de « ce que nous appelons l’âme », comme s’il était impossible de nommer simplement cet « objet » mystérieux. Sa signification nous échappe toujours, comme un souffle, ànemos en grec, un des innombrables mots ayant servi à nommer ce que nous connaissons tous mais que personne ne saurait définitivement expliquer.
Ce mot, inévitable dans l’histoire de la philosophie et des religions, galvaudé par l’usage désinvolte et insouciant qu’il en est fait dans le langage courant (où l’on parle de l’âme des lieux comme de l’âme de la personne aimée) et par d’autres déclinaisons littéraires animistes qui trouvent de l’âme partout (L’âme du vin est le titre d’un poème de Baudelaire), est ici associé dès le titre à iPad : l’iPad en tant qu’outil encore plus universel que l’ordinateur parce que plus maniable, plus séduisant et plus transportable.
Quel est ici le rapport entre ces deux « choses » ? C’est évidemment la question à laquelle Ferraris promet de répondre dans cet ouvrage où les deux mots les plus récurrents – c’est l’analyse de texte de Voyant Tools (outil développé par Stefan Sinclair et Geoffrey Rockwell) incluse dans les contenus additionnels qui me le dit – sont « corps » et « esprit », soit les deux termes incontournables du dualisme philosophique opposant res extensa et res cogitans, le matériel et l’immatériel, le périssable et l’immortel. Ferraris soutient que ce dualisme n’existe pas, ou bien, tout du moins, qu’il a moins d’influence qu’on ne le pense sur notre manière d’envisager les choses. Selon l’auteur, nous ne sommes pas dualistes, nous croyons simplement l’être : la facilité avec laquelle nous acceptons l’hypothèse de l’origine psychique pour expliquer des troubles affectant notre corps tout comme le temps et l’attention que nous consacrons aux soins esthétiques démontreraient que nous avons conscience d’être un indissoluble synolon de matière et de forme, une forme qui, loin de rester abstraite et insaisissable, se réalise en tant que forme physique. L’âme et l’iPad, comme le dit Ferraris dès le début de la première vidéo, « sont des tables ... l’iPad est une tablette et la représentation traditionnelle de l’âme est celle d’une table, sur laquelle on écrit des choses ». L’âme et l’esprit ne se cachent pas dans une dimension abstraite et pure, imprenable et introuvable, irréductible à la matière des objets de ce monde, car notre esprit n’existe pas sans inscription. Il lui faut la lettre : « L’âme ressemble à un livre dans lequel s’accumulent des inscriptions, des mémoires et des images. Un livre animé, donc, un animated book, un a-book, pourrait-on dire. Mais autant dire, pour le moment, un iPad ». Et plus loin : « Notre esprit est en dernière analyse un appareil d’écriture », écrit Ferraris, « L’i-Pad est en premier lieu une machine à lire et à écrire ». C’est donc l’écriture qui relie les deux « choses », l’écriture condamnée par Platon (dans ses écrits) et stigmatisée par saint Paul qui disait (dans une lettre !) : « La lettre tue, l’esprit vivifie ». Selon Ferraris, « sans les inscriptions, il n’y aurait pas l’esprit : l’esprit des trois religions monothéistes est d’ailleurs dans les trois livres correspondants qui en font justement ce que nous appelons « les religions du livre ». « La représentation de l’esprit comme écritoire, comme tabula », précise le philosophe italien, « n’exclut pas la matière et, au contraire, présente le mental comme le résultat des traces et des modifications de la matière ».
En développant l’idée centrale de T’es où ? Ontologie du téléphone portable 2 , l’auteur de la théorie de la documentalité remarque que ce que nous pourrions appeler « les nouveaux-nouveaux médias », à savoir Internet et le web, développent exactement la pratique qui, selon certaines prophéties, aurait dû disparaître au bénéfice de l’oralité, soit l’écriture : aujourd’hui, nous écrivons et nous lisons, et nous préférons écrire sur des appareils initialement créés pour nous faire parler. C’est en écrivant que nous accomplissons quotidiennement les plus divers actes sociaux, dont la force contraignante et la durabilité sont précisément assurées par le fait d’être écrits : rendez-vous, promesses, paris et projets sont de plus en plus exprimés par écrit, tout comme les actes officiels de mariage ou l’acte d’achat d’un appartement, tout comme également le code de Hammurabi ou les dix commandements qui, autrement, n’auraient rien pu commander 3 . L’écriture, dont nous sommes tous les usagers, n’est plus une écriture intime ou littéraire qui sert à représenter ce que nous venons de faire : désormais, téléphone portable ou iPad à la main, nous faisons des choses en écrivant, nous agissons par écrit, nous vivons avec les autres et parmi les autres à travers ce que nous écrivons.
L’iPad ainsi que le téléphone portable ne se limitent pas à écrire, ils ont une autre fonction décisive dans la création de notre esprit : l’enregistrement. La réflexion sur le sens de l’enregistrement emporte Ferraris sur la question de la technique. « Qu’est-ce la technique ? » se demande Ferraris dans la vidéo qui accompagne le chapitre intitulé Iter. La réponse est lapidaire : « la technique est la possibilité de répéter des choses, voilà pourquoi l’enregistrement est au cœur de la technique étant donné qu’il est la condition de possibilité de la répétition ». « L’itération (et l’enregistrement qui la rend possible) est l’essence de la technique », écrit-il, « tout enregistrement précédant la possibilité de l’itération, soit la forme la plus manifeste par laquelle la technologie entre dans notre expérience » 4 .
Aujourd’hui, avec la technologie numérique, nous vivons l’époque de « l’enregistrement total », procurant ainsi une augmentation de notre responsabilité, responsabilité « qui est avant tout l’obligation de répondre » : répondre à un texto, à un mail, à un commentaire, répondre à tout ce qui est enregistré et qui donc nous met face à l’impossibilité d’échapper à nos obligations. La société qui enregistre tout ce qu’elle fait au moment où elle le fait est une société dans laquelle personne ne peut faire semblant de ne pas avoir dit ou de ne pas avoir entendu. En réalité, on le sait, personne n’a parlé ni même écouté : on a écrit ce qu’on a dit, et on a lu ce que l’autre nous a dit :
« On a souvent affirmé que la technique déresponsabilise en déléguant à la machine des prérogatives humaines et que, dans ce sens, elle déshumanise. Je ne suis pas convaincu qu’il en soit ainsi, en général (il n’y a rien de moins humain qu’un homme privé de technique, réduit à une brute harcelée par des besoins élémentaires auxquels il ne peut faire face), et en particulier pour les technologies de l’écriture. Rappelons-nous de ce que l’on a dit de l’amnésyne et de la mnémosyne : enregistrer rend responsable, et une promesse faite entre amnésiques ne serait pas une promesse mais de vaines paroles ».
Maurizio Ferraris, Âme et iPad, Presses de l'Université de Montréal, 2014.
La question de l’enregistrement touche à une autre question philosophique essentielle qui est celle de la mémoire, élément fondamental de l’esprit : « Elle est la mère de la pensée en général, justement parce qu’il n’y a pas de pire fantôme que la perte de mémoire, laquelle équivaut à la perte de la pensée et de l’esprit ». Pour qu’on puisse parler de mémoire, et donc de pensée, il faut toujours un support : qu’il s’agisse de notre propre corps, comme dans la société de l’oralité où il fallait tout savoir par cœur, ou qu’il s’agisse des écrits qui ont permis d’externaliser pour la première fois notre mémoire, de l’enregistrement à l’archivage numérique aujourd’hui, l’aspect matériel est en tout cas incontournable : « la matière est mémoire », synthétise Ferraris, « la matière est la condition de possibilité de la mémoire ». Ainsi, il en va de même pour la plus grande ambition de la mémoire et donc de l’esprit, c’est-à-dire la survie, la possibilité de l’esprit de survivre à la mort de notre corps en laissant une mémoire. Cette possibilité, selon Ferraris, réside dans la transformation du corps en corpus, du corps charnel en corps écrit, le corpus étant aujourd’hui numérique et peuplant les pages du web, notamment les réseaux sociaux qui sont, comme on le sait, les cimetières les plus peuplés de la planète. Le corpus numérique pourra-t-il être la garantie de la survie de notre esprit ? Ferraris en doute, à cause de l’instabilité du web, où des changements politiques et économiques pourraient toujours faire basculer les lettres auxquelles nous aurions délégué notre esprit à jamais. Et alors, comme l’auteur le dit dans la dernière vidéo, il est bien mieux de garder quelque part un cahier, « d’un papier de très bonne qualité ».
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Maurizio Ferraris, Anima e iPad, Guanda Editore, Parma, 2011. ↩
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Maurizio Ferraris, T’es où ? Ontologie du téléphone portable, Éditions Albin Michel, Paris, 2006. ↩
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« Ainsi, l’explosion actuelle de l’écriture nous ramène à une caractéristique de notre espèce à laquelle nous ne prête pas une attention suffisante : le fait que nous possédons des objets comme des dossiers, des stylos, des calepins, des téléphones portables et des ordinateurs. Que dans les chambres d’hôtel, à côté du téléphone fixe – utilisé uniquement pour parler avec la réception –, il y a un bloc-notes et un Bic ou un crayon (objets de notre cupidité - heureusement que l’on peut les emmener avec nous, contrairement aux serviettes). Qu’il existe dans les bars et les restaurants des dispositifs sophistiqués d’enregistrement qui impriment des reçus et des additions en échange de pièces, billets et cartes de crédit. Que dans nos poches nous ayons un objet que l’on appelle portefeuille, conçu justement pour conserver des documents. Tous ces dispositifs servent à enregistrer, ils potentialisent et réifient la mémoire ». ↩
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« La technique y est depuis toujours, l’écriture est technique par excellence, et nous sommes devenus ce que nous sommes, avec âme, amis, parents, angoisses et tout le reste, justement grâce à cette technologie, autrement nous serions encore en train de nous épouiller les uns les autres (ce qui est, d’autre part, encore et à tous les égards une activité technique). Voilà pourquoi ce qui se produit à travers la technique est une véritable révélation : ce que l’on objective dans les prothèses est la nature humaine ; nous pouvons toujours nous refléter dans les outils que nous fabriquons (l’iPad, disait-on, se prête remarquablement bien à cette activité) et nous dire : « Ça, c’est toi. » Ici, la technique n’est pas simplement un renforcement de la nature. Elle est la manifestation de l’essence de la culture et de la socialité, et même de cette part si cruciale de la culture que nous appelons « conscience ». ↩