Début 2014, la revue du réseau d’action culturelle cinématographique Passeurs d’images intitulée Projections a consacré son trente-cinquième numéro au fait de s’amuser avec les images 1 . Il rend ainsi compte d’une tendance actuelle, qui, des usages créatifs des réseaux sociaux à l’émergence d’un art audiovisuel en ligne en passant par le mouvement Do it yourself et la multiplication des Fablabs, replace les individus au centre de la fabrique des images et des imaginaires. Ce choix est, en soi, intéressant dans un paysage socioculturel français dans lequel l’éducation aux images rime bien souvent avec critique des mass médias (Arrêt sur images, Le Monde diplomatique, etc.). L’idée résumée par l’artiste Michaël Borras est que dans ce domaine en particulier on « parle trop rarement du web de manière positive » (p. 55). Le traitement du thème est également original, car l’idée d’amusement conduit aussi les auteurs du numéro à éviter des sujets strictement cinéphiles. En effet, la seconde tradition française dans le domaine revient encore à poser comme un préalable rarement questionné, l’idée que le cinéma digne d’intérêt est celui fait par des auteurs. Enfin, ce numéro sort la question de la technique – puisqu’il s’agit bien ici de s’interroger sur la place du numérique –, de la problématique de l’acquisition de compétences nouvelles. Bien souvent prise entre réception critique et approche artistique, la manipulation des outils liés à la production d’images (de la caméra aux logiciels de montage, du pinceau à la publication assistée par ordinateur) est considérée uniquement dans sa dimension instrumentale (elle est au service de ce qui compte vraiment, une idée ou un message). Au contraire, sans a priori technophile, ni présupposés technophobes, ce numéro questionne ce qu’une nouvelle technique change à la pratique contemporaine des images. Basée sur de solides références allant d’Henry Jenkins à Lev Manovich pour ce qui est des chercheurs anglo-saxons, en passant par André Gunthert et Bernard Stiegler en France, chacune des trois parties qui composent ce dossier est finement introduite par Thomas Stoll. Il s’agit à chaque fois d’identifier de nouveaux usages du cinéma, des changements de statut (du spectateur au spect-acteur, par exemple) et l’émergence de nouvelles notions.
Ainsi, l’idée d’immersion (Mathieu Triclot et Jean-Jacques Gay), le concept de transmédia (Mélanie Bourdaa), le principe d’interactivité (Brice Roy, Émilie Brout et Maxime Marion), sont-ils tour à tour interrogés. Il s’agit de percevoir des phénomènes d’hybridation entre cinéma et jeux vidéo, entre télévision et web, entre système de projection/la salle de cinéma et écran mobile/les tablettes, entre caméra professionnelle et capteur intégré à un téléphone portable. Au-delà du mythe d’une convergence des médias aboutissant à une forme la plus adaptée car la plus immersive, les auteurs s’attachent à décrire des dispositifs technologiques singuliers, tentant de s’adapter à des habitudes préexistantes (se rendre cinéma, assister à un spectacle, pratiquer un jeu, etc.). Michel Reilhac et Pierre Cathan reviennent ainsi sur la mise en place de la plateforme contributive Cinemacity, qui propose aux possesseurs de téléphone intelligent de consulter des extraits de films in situ lors de déambulations dans Paris. La réalisatrice Laetitia Masson explique comment sa première expérience dans le domaine du webdocumentaire l’a conduit à repenser le rôle du spectateur. Il a, écrit-elle, « la possibilité matérielle par les outils numériques de faire son propre montage ou son propre voyage dans le film » (p. 24).
Dans la suite du dossier la figure de l’amateur est placée au centre de l’investigation, à travers l’étude des notions de mashup (Michaël Bourgatte), de remix (Laurence Allard), de sampling (Y-NA et BAC). Le mashup, ce « réseau de concordances matérielles et symboliques entre des extraits » de films préexistants est ainsi présenté comme un moyen pour le grand public de s’approprier et de modifier les références culturelles les plus largement partagées (p. 31). Deux réalisateurs de films expérimentaux expliquent quant à eux, en quoi ces nouveaux usages se retrouvent dans leur pratique du found footage. Ainsi, comme chez les amateurs, il est question détournement, « d’une technique à la fois critique et ludique » et de « distanciation induite par la reprise d’images » (Yves-Marie Mahé et Derek Woolfenden, p. 36 et p. 41). Laurence Allard insiste elle sur la façon dont les images partagées sur les réseaux sociaux s’inscrivent à l’articulation entre usage social et expression intime d’une identité personnelle en perpétuelle reconfiguration. Ce qui ressort de cela c’est une joyeuse tendance à l’appropriation des outils de production et de diffusion des images fixes et en mouvement. L’anthropologue Sophie Accolas défend alors l’idée d’une adaptation du droit d’auteur à la réalité des pratiques actuelles, notamment en rappelant l’existence des licences Creative Commons et de la notion de bien commun.
Dans la dernière partie du dossier, praticiens et chercheurs s’interrogent sur les usages en faisant usage de la notion d’appropriation. Pour l’artiste du numérique Jacques Perconte, il est nécessaire de « réussir à ne pas rester enfermé dans un usage prédéfini de l’outil » (p. 58). De même pour le chercheur Anthony Masure, il est important d’avoir un usage réflexif des logiciels utilisés au quotidien, afin in fine « de les utiliser pour ce dont ils n’étaient pas prévus au départ » (p. 61). Cet esprit est aussi à la base de la présentation des Fablabs et autres Hackerspaces, proposée par Benjamin Cardon. Il faut, selon lui, faire « un usage créatif de la technologie » (p. 63), l’idée étant que celle-ci soit appropriée par le plus grand nombre et non uniquement par des artistes ou des professionnels de l’informatique. Thierry Mbaye qui présente un Fablab en particulier, le réseau m.e.u.h installé dans le Nord de la France, insiste lui sur le principe d’une innovation qui doit être ascendante, c’est-à-dire partir des pratiques de tout à chacun.
Au terme de la lecture, il reste simplement à regretter une forme d’imperméabilité entre ce dossier et la quatrième partie du numéro qui donne la parole aux acteurs de terrain du réseau français d’éducation à l’image Passeur d’image. Ces derniers revenant sur leur pratique en 2013 s’expriment à propos des difficultés qu’ils rencontrent sur le terrain, à la fois face à la crise économique qui touche le secteur (Chantal Sacarabany-Perro) et lors de la rencontre avec les groupes qui fréquentent leurs activités. Ils défendent aussi leurs actions, insistant ici sur l’importance du montage lors d’un atelier en centre pénitentiaire (Isabelle Cambou), là sur la nécessité de stimuler l’imaginaire des participants (Virginie Mespoulet et Dominique Coujard) ou encore sur la question d’une prise de distance entre représentation et espace social (Philippe Dauty). Seul un atelier avec Benoît Labourdette portant sur l’usage de picoprojecteurs comme outils pour une « réappropriation de l’espace urbain » a pour objet une pratique socioculturelle directement liée au numérique. Il reste donc à espérer que dans les années qui viennent les réflexions et les cas présentés dans le dossier S’amuser avec les images essaiment chez les médiateurs et qu’ils soient appropriés lors des ateliers. Il y a, en effet, dans la pratique du mashup et du remix, dans l’usage des réseaux sociaux et la création de webdocumentaires, dans une réflexion renouvelée sur l’interactivité et sur le transmédia, des ressources pour un renouvellement de l’éducation à l’image, qui soit ouverte aux pratiques amateurs du numérique. Au-delà de la critique des médias et de l’attrait cinéphile pour les images en mouvement, au-delà de l’acquisition de compétences professionnelles, il y a là une manière de procéder en partant des pratiques quotidiennes des individus, qui est particulièrement stimulante pour tous ceux qui s’intéressent aux usages sociaux des images.
-
Revue Projections, numéro 35 : s’amuser avec les images, janvier 2014, 124 p. [en ligne] URL : http://fr.calameo.com/read/00051087895f82ae60a38 ↩