Langue romane parlée par plus de 7 millions de personnes dans le monde, le catalan est un idiome historiquement issu de la continuation autochtone du latin vernaculaire en usage en Roussillon et en Catalogne. De par sa relative stabilité, ainsi que la toponymie et la phonétique le démontrent, il est le support d’une littérature très ancienne qui remonte au XIe siècle et prolifère aujourd’hui. Son aire locutoire contemporaine s’étend, au-delà de la Catalogne proprement dite, à une partie de l’Aragon, à la région de Valence et aux Baléares. Langue officielle jusqu’en 1716 sur ce territoire, et co-officielle entre 1931 et 1939, le catalan a été interdit en 1939 par une ordonnance du Général Franco. Sous le régime franquiste, le matériel d’impression des éditeurs catalanistes fut ainsi confisqué, le dictionnaire de référence saisi, la censure instaurée, et nombre de livres détruits. Mais avec le retour de la démocratie, la Catalogne a obtenu un statut de co-officialité pour le catalan, et a engagé un programme de revitalisation, fondé notamment sur l’enseignement primaire immersif dans la langue. Depuis une dizaine d’années, le statut de la langue fait l’objet d’un contentieux devant les tribunaux, et alimente une partie du discours politique, et notamment du discours nationaliste, lequel occupe aujourd’hui en Catalogne une place importante. La langue est ici liée aux revendications institutionnelles, même si ce lien n’est pas en soi consubstantiel à la simple expression linguistique.
Professeur émérite à l’Université de Montpellier III, Henri Boyer est un des grands spécialistes français de la sociolinguistique. Certains de ses travaux portent sur le catalan, et sur les conflits linguistiques.
Avant toute chose, pouvez-vous nous donner quelques éléments de précision sur la langue catalane elle-même, son origine, son histoire, sa littérature et sa place contemporaine ?
Le catalan est une langue romane à part entière, considérée parfois comme minoritaire bien qu’ayant le statut de langue co-officielle, langue d’enseignement et d’administration, ayant su résister à la pression dominatrice du castillan. Depuis la fin du franquisme, devenu « langue propre » de la Catalogne grâce à une politique linguistique officielle conduite par le gouvernement autonome avec détermination dans tous les compartiments de la société. On peut parler de récupération dont est largement responsable un fort sentiment identitaire collectif qui durant les dernières années a évolué dans le sens d’un souverainisme militant.
Google considère le catalan comme l’une des 10 langues les plus utilisées sur son moteur de recherche, bien qu’on estime le nombre de ses locuteurs à environ 10 millions. Peut-on dire par conséquent que cette langue, autrefois combattue, est aujourd’hui sauvée, voire qu’elle est complètement sortie de la diglossie ?
C’est peu dire que la langue catalane a reconquis depuis la fin du franquisme les usages d’une langue de plein exercice sociétal. Bien que conservant bien des aspects d’une situation sociolinguiste précaire les Catalans ont su développer une normalisation des usages qui fait de la situation catalane aujourd’hui une situation où le conflit diglossique semble en voie d’éradication. La politique volontariste du pouvoir autonome catalan administre la preuve qu’une situation de domination sociolinguistique n’est pas inéluctable et peut-être renversée. Après être sorti de la situation difficile dans laquelle l’avait plongé le franquisme, grâce à un volontarisme glottopolitique qui force l’admiration.
Par quels moyens la langue a-t-elle été réintroduite dans la société contemporaine ?
Si le catalan a pu reconquérir un statut glottopolitique positif, l’action des sociolinguistes catalans n’y est pas pour rien, eux qui ont su se constituer en une authentique « École » dont les apports théoriques et méthodologiques sont unanimement salués. Grâce à eux, la langue catalane a résisté à l’hégémonie du castillan, que ce soit au cours de la Renaixença culturelle et politique du XIXe siècle ou sous la période franquiste. À cela s’ajoute désormais l’aspiration massive des locuteurs de faire du catalan une langue nationale à part entière. Le catalan est aujourd’hui langue de plein exercice sociétal qui, même si elle présente encore des signes de faiblesse, a donc conquis une place importante au sein de la Romania et de l’ensemble des langues sans État.
Sur le terrain strictement linguistique, peut-on faire un parallèle entre la renaissance du catalan et la renaissance de l’hébreu, et considérer que l’une et l’autre langue sont des exemples réussis de revitalisation ?
En réalité, il faut être prudent. Pour ce qui concerne l’hébreu, je ne suis pas formellement convaincu que l’adjectif « miraculeux » qu’utilise Claude Hagège à propos de sa renaissance de l’hébreu et de l’œuvre de Ben Yehuda en général soit nécessairement approprié à l’endroit du catalan. L’incertitude du futur incite plutôt à la réserve, quelles que soient les évolutions possibles dans l’avenir proche. Les vraies questions qu’il faudrait se poser seraient plutôt les suivantes : les succès obtenus par le catalan en matière de normalisation sont-ils définitifs ? La langue nationale est-elle sortie d’une situation de conflit diglossique ou le catalan va-t-il encore avoir besoin d’un soutien institutionnel efficace pour lutter contre les velléités de retour de l’hégémonisme du castillan, toujours possible sur le plan glottopolitique ? À ces deux questions fondamentalement prospectives, seul l’avenir apportera des éléments de réponse.
La défense et la promotion de la langue catalane est-elle nécessairement liée au nationalisme ou existe-t-elle sans lui ? La langue a-t-elle une place particulière dans le discours politique en faveur de l’indépendance ou les deux questions sont-elles distinctes ?
Le catalan est objectivement la langue d’une communauté linguistique riche qui revendique un statut politique et administratif spécifique au sein de l’Espagne des Autonomies, mais à la hauteur de son apport à la richesse de l’État espagnol. Pour les souverainistes, effectivement, c’est bien la langue catalane qui demeure le cœur de leur vision de la Catalogne et de leur projet politique.
Quel est à ce propos l’état de l’opinion en Catalogne à l’égard de la situation de la langue ?
Lorsque l’État central veut toucher au statut de la « langue propre », en particulier en matière d’enseignement, la communauté linguistique sait retrouver ses vieux réflexes de résistance. C’est dire si le sentiment de loyauté linguistique, pour reprendre l’expression de Weinreich, à l’égard du catalan reste à fleur de peau et si ceux qui l’animent sont prompts à passer à l’offensive dès qu’il est question de toucher à la place de la langue.
La défense et la promotion de la langue catalane est-elle nécessairement liée au nationalisme ou existe-t-elle sans lui ?
D’aucuns prônent l’indépendance comme pour inscrire définitivement le catalan dans le cadre d’un État-Nation. C’est une solution radicale. Ce n’est donc pas nécessairement la seule en soi. En réalité, c’est l’histoire qui va répondre à cette question, car on franchit ici la question strictement linguistique.