Avec le temps, le pays de LA frontière est devenu le pays DES frontières. Là où il y avait jadis une longue zone tampon que franchissaient parfois des patrouilles de guetteurs et des escouades de contrebandiers, il y a aujourd’hui toute une série de postes-frontières largués au milieu de nulle part qui forcent les semi-remorques à faire la queue-leu-leu dans la poussière et les gaz d’échappement.
Aujourd’hui, pour aller de Sarajevo à Novi Sad par la route la plus courte en temps, il faut traverser trois frontières (dont une interne) et trois portions de pays (Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie) en moins d’une heure, preuve que les routes sont encore suspendues à l’ère yougoslave et que le réseau de communication n’est pas adapté à la nouvelle donne géopolitique. Il faut aussi traverser nombre de ponts et de tunnels.
Car la Yougoslavie – cette fédération montagneuse à l’abondant réseau hydrographique – était un pays de ponts et de tunnels. Ponts célébrés par Ivo Andrić, le prix Nobel de littérature 1961. Tunnels dénoncés par Emir Kusturica, la palme d’or 1985 et 1995 dans son plus beau film, Underground.
Sur la fameuse route bleue qui longe la Drina, entre Rogatica et Višegrad, viaducs et tunnels se succèdent ; à l’entrée de ces derniers, on devine encore, à peine effacée, une étoile rouge, symbole de la Yougoslavie, et des slogans à la gloire des partisans, des ingénieurs et des ouvriers qui ont ici défié le vertige. Et, de tunnel en tunnel, les yeux rivés à la vitre de la voiture qui surplombe le vide, on griffonne à toute vitesse son carnet, on guette cet horizon morcelé dans l’espoir de le voir enfin surgir, ce fameux pont sur la Drina qui est le héros le plus célèbre d’une langue et d’une littérature mortes : la langue serbo-croate, la littérature yougoslave.
Il aura fallu que je lise Andrić, il aura fallu que je traverse les montagnes bosniaques en voiture dans cet interminable et somptueux clair-obscur pour comprendre qu’Underground était une réplique au plus grand écrivain yougoslave ; une tentative, de la part de Kusturica, de se mesurer à l’aune de son maître et de proposer sa réponse cinématographique au chef d’œuvre littéraire de son pays natal. Car le vrai héros d’Underground c’est bien le tunnel, ce pont sans fin ni lumière, ce passage ténébreux dans les entrailles de la terre et les strates de l’histoire, à travers les frontières, cette cave ou ce sous-sol doré où tout un peuple enchaîné à une drôle de foi écrivait la légende glorieuse d’un pays fabuleux voué à disparaître : « le communisme était un grand tunnel », dit un des personnages du film.
Kusturica aura été l’inventeur d’un genre cinématographique, une sorte de réalisme socialiste magique que tentent de copier tous ses émules d’Europe de l’Est sans jamais vraiment égaler les premiers chefs d’œuvre du maître. De même, Andrić aura été l’inventeur d’un genre, le roman-chronique qui n’est pas un roman historique, comme le fait observer Predrag Matvejevitch dans sa postface à la très belle traduction de Pascale Delpech mais plutôt une sorte de roman anthropologique, du Lévi-Strauss avant la lettre : « ses chroniques sont, en fin de compte, bien plus des romans de l’histoire que des romans historiques au sens courant du terme : l’histoire y est la substance même du sujet, une vraie " matière à œuvre ", et non pas un cadre enjolivé ou un argument 1 ».
Le pont sur la Drina d’Ivo Andrić est le premier roman dont le héros n’est pas un personnage mais un élément du paysage : un pont. Un magnifique pont de onze arches achevé en 1577 par l’architecte Sinan sous les ordres de Mehmed Pacha Sokolović. On dit d’un pont, comme d’un être humain, qu’il naît ; on oublie de dire qu’il peut aussi mourir et ne jamais renaître sinon dans des chansons, comme le pont d’Avignon. Et pourtant, le pont sur la Drina, plus de cinq siècles après sa naissance, tient bon et ne veut pas crever, morceau de réel brut agrippé aux parois des montagnes et niant, défiant superbement, sous le ciel bleu, l’architecture de papier qui a cru vouloir l’égaler, prédisant son éclatement dans une apothéose stylistique à couper le souffle. Le pont de Višegrad n’est toujours pas mort aujourd’hui quand des milliers de personnes ont été zigouillées sur ses pavés et jetées sous ses arches ; on peut encore l’admirer ; qui veut l’arpenter doit enjamber une balustrade, se pencher au-dessus des eaux vert émeraude qui bouillonnent entre ses piles, franchir une palissade enfin, car le pont est fermé aux visiteurs : de nouveaux pavés luisants comme des lingots patientent sous leur bâche et s’apprêtent à remplacer les vieilles pierres inégales et tachées de sang de l’époque ottomane ; tout cela, sans doute, pour les besoins du nouveau film que Kusturica projette de tourner ici. Un film qui sera adapté, justement, du Pont sur la Drina, le chef d’œuvre d’Ivo Andrić. Le cinéaste, non content d’être aussi romancier, nouvelliste, autobiographe et thuriféraire d’un prix Nobel cuisiné en Bosnie à toutes les sauces, s’est pris ici pour un architecte et un urbaniste.
Pour réaliser son film, Kusturica a fait construire toute une ville en toc sur la langue de terre qui s’avance entre la Drina et le Rzav. Des panneaux de bois annoncent cet Andrićgrad qui n’est rien d’autre qu’un Kusturigrad pour les badauds, les touristes, les nostalgiques de la Yougoslavie, les dignitaires revanchards de la Republika Srpska. L’élément le plus visible de ce Kusturigrad, c’est, bien sûr, l’église orthodoxe façon Disneyland qui se dresse au confluent des deux rivières. Le tout est cerné par des murailles et des tourelles flambant neuves ; pour construire ce palais factice, Kusturica a fait détruire sans vergogne une authentique forteresse dont il a remployé les pierres. Au centre de la pseudoville, on trouve évidemment une statue d’Ivo Andrić, une rue de La Jeune Bosnie – mouvement nationaliste serbe auquel Andrić adhéra dans sa jeunesse, comme le Gavrilo Princip qui assassina l’archiduc sur un autre pont –, une rue Thomas Mann, des cafés, des bars, des restaurants de luxe, une librairie et, pour couronner le tout, une salle de cinéma où l’on ne manquera pas d’aller admirer les œuvres du vrai maître du lieu : le roi Kustu 2 . On cherchera en vain la mosquée dans cette ville qui était aux deux tiers musulmane avant les événements connus comme le massacre de Višegrad.
On cherchera en vain l’âme d’Ivo Andrić, totalement absente du lieu malgré la statue de bronze et les portraits visibles partout. Rien n’est plus opposé au tempérament et à la philosophie d’Andrić que ce palais de cristal d’un kitsch absolu qui croit pouvoir attirer les touristes du monde entier en cultivant la double manne du prix Nobel et de la palme d’or. Et rien ne rappelle, aujourd’hui, sur ce pont qui ne veut pas mourir, qu’il a fallu que beaucoup de sang passe sous ses arches pour que lesdits touristes croient pouvoir venir se baigner deux fois dans le même fleuve.
Le chapitre le plus terrible du pont sur la Drina n’est pas dans le livre d’Andrić. Il ne sera probablement pas dans le film de Kustu. Il ne peut pas non plus se lire, aujourd’hui, sur le pont barricadé pour les besoins de ce cinéma devenu, de film en film, la pacotille capricieuse d’un riche expatrié devenu étranger à son propre pays. Car, dans une ville où le nettoyage ethnique a fait son œuvre, il n’y a pas la moindre plaque, aujourd’hui, à la mémoire de ses habitants musulmans ; en 2010, lors de l’assèchement d’un lac de retenue pour la réfection du barrage situé en aval, la rivière a recraché trois cents cadavres d’hommes et de femmes égorgés il y a vingt-trois ans sur la célèbre kapia, le vaste espace central qui était autrefois la véritable place publique de la ville.
Alors, avant d’aller voir le film de l’enfant prodigue et mégalo d’une Yougoslavie dépecée et mal remaquillée, on aimerait tout simplement relire le dernier chapitre du livre. On est en 1914, et Ali hodja, le Turc traditionaliste, rend l’âme en voyant voler en éclat le pont tant aimé :
[…] il tourna son regard vers le pont. La kapia était à sa place, mais juste après elle, le pont était coupé. Il manquait la septième pile ; entre la sixième et la huitième béait un vide par lequel on apercevait, en biais, les eaux vertes de la rivière. À partir de la huitième pile, le pont continuait jusqu’à la rive opposée, lisse, régulier, blanc, comme il était la veille et depuis toujours. […] Il marchait avec peine et lentement, il avait sans arrêt devant les yeux, comme si elle le précédait, l’image du pont détruit. […] Voilà, pensait le hodja avec plus de vivacité et en respirant un peu plus facilement, nous voyons bien maintenant en quoi consistait leur machinerie et à quoi servaient tous leurs engins, cette fièvre et ce zèle au travail. […] Depuis des années, il les regardait qui ne lâchaient pas le pont, le nettoyaient, le rénovaient, le réparaient jusque dans ses fondations, ils y avaient fait passer l’eau et mis l’éclairage, et puis, un beau jour, ils l’avaient fait sauter comme si c’était une paroi de la montagne et non une fondation pieuse, un bienfait, la beauté même. On voyait bien maintenant qui ils étaient et ce qu’ils cherchaient. […] Voilà que même le pont du vizir avait commencé à se défaire comme un collier de perles ; et lorsque cela commençait, plus personne ne pouvait l’arrêter. […] Eh bien, tant pis, continuait-il à penser, si l’on détruit ici, on construit ailleurs. Sans doute y a-t-il encore quelque part des régions calmes et des gens raisonnables qui respectent la volonté de Dieu.
Ivo Andrić, Op. cit., pp. 366-369.
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Ivo Andrić, Le Pont sur la Drina , traduit du serbo-croate par Pascale Delpech, postface de Predrag Matvejevitch, Paris, Le Livre de poche, 2006, p. 380. ↩
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Pour en savoir plus sur la folie Kusturica, voir Camille Bordenet, « Andricgrad, folie aux relents nationalistes signée Emir Kusturica », Le Monde, 6 juin 2014. <http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/07/11/andricgrad-nouvelle-folie-aux-relents-nationalistes-signee-emir-kusturica_1732400_3214.html> (consulté le 21 avril 2015). ↩