De la ville où je vis aujourd’hui, Novi Sad, je n’ai entendu parler qu’une seule fois avant d’y mettre les pieds le 18 février dernier : c’était en avril 1999 et nos avions (ceux de l’OTAN) bombardaient le symbolique Pont de la Liberté (« Most Sloboda »). Je me souviens pourtant l’avoir située, Novi Sad, comme capitale de la province autonome de Voïvodine, sur une carte de l’ex-Yougoslavie que j’avais dessinée pour présenter en classe de quatrième (1993-94) un exposé d’histoire sur le terrible conflit ravageant alors le pays de ce Tito mort l’année de ma naissance : mon grand ami de l’époque, Nenad, était un réfugié serbe (à l’époque on disait yougoslave et ce n’est qu’aujourd’hui, devenu familier avec les prénoms locaux, que je conclus qu’il était bien serbe et non croate ou bosniaque, le patronyme oublié finissant en -itch ne permettant pas alors d’en savoir davantage) et ses parents m’avaient reçu dans leur nouveau salon où le maréchal à lunettes trônait au-dessus de la cheminée, en uniforme d’apparat immaculé, avec gants blancs, casquette blanche, la poitrine emmédaillé comme un sapin de Noël ; j’avais été tellement impressionné par cette apparition que je prêtais alors aux résistants de la Zyntarie, les héros de mon pays imaginaire, des noms, des visages et des uniformes yougoslaves.
Novi Sad n’aura fait parler d’elle, au crépuscule de ce vingtième siècle où je suis né, que par ce Pont de la Liberté détruit et c’est aujourd’hui avec stupeur que j’apprends, devant la vitrine de la bibliothèque municipale, que nous avions en réalité bombardé tous les ponts – routiers et ferroviaires – ainsi que la raffinerie de pétrole, les voies de communication, des zones résidentielles, et tué même quelques civils dans cette ville qui est un pont entre le nord et le sud, l’est et l’ouest : ici finit la grande plaine pannonienne ; là-bas, sur la rive droite du Danube, s’avancent les premiers contreforts des montagnes balkaniques contre lesquels le Danube vient buter, se resserrant soudain et dessinant un coude qui le force à remonter quelques kilomètres vers le nord. On dit qu’en ces jours printaniers et meurtriers de 1999, on incita fortement les habitants – et tout particulièrement les ressortissants de l’Union européenne – à se réunir sur les ponts pour dissuader les avions de l’OTAN de lâcher leurs bombes sur des innocents. Mais les bombes furent lâchées et la pilule fut d’autant plus amère à avaler, à l’époque, que le gouvernement de cette Voïvodine multiethnique était en majorité anti-Milosevic. Sous les coups de boutoir des Turcs, des Hongrois ou des Allemands, les gens avaient l’habitude de voir s’effondrer leurs ponts sur le Danube (ce fut le cas du Pont François-Joseph, dont les Nazis ne laissèrent que les piles après leur retraite, piles encore visibles aujourd’hui comme d’énormes bouées de pierre) mais la nouveauté, c’était que les bombes soient lâchées par des Américains, des Britanniques, des Français.
On a un peu de mal à se souvenir, en France, du printemps 1999 et des ponts de Novi Sad. D’autres villes qui se situent à moins de cent bornes aux alentours auront davantage marqué la mémoire de mes contemporains en défrayant la chronique télévisuelle : je pense à Vukovar (Croatie), à Timisoara (Roumanie), sans oublier Srebrenica qui n’est pas si loin à vol d’oiseau même s’il faut compter plusieurs heures de route pour s’y rendre. Autant de noms restés tristement célèbres, villes de massacres, villes de bain de sang, villes martyres et qui, pour ma génération, celle qui a grandi à l’ombre de la chute du mur, sont encore autant de points rouges, encore brûlants, sur la carte de l’Europe.
Pour gagner Novi Sad depuis Trieste où nous avons dormi, il faut traverser une jolie Slovénie toute suissesse et somnolente sous sa neige ; passée l’agglomération de Zagreb, l’autoroute file tout droit sur plus de trois cents bornes et sous un soleil aveuglant à travers une zone marécageuse et peu peuplée, d’une monotonie absolue, qui annonce déjà les grandes steppes de l’Est : c’est l’ancienne Militärgrenze (« la frontière militaire ») des Habsbourg, cette longue zone tampon qui s’étendait aux confins méridionaux de l’empire austro-hongrois, sur des terres nouvellement arrachées à l’empire ottoman. Me voici donc arrivé au pays par excellence de LA Frontière : la Voïvodine se situe entre le Banat et la Slavonie, au beau milieu de la Krajina, ce triste champ de bataille où deux mondes s’entrechoquèrent pendant si longtemps, non loin des lieux où s’illustrèrent il n’y a pas si longtemps, des criminels de guerre relaxés par le TPI comme Ante Gotovina. Sur les ruines de ce triste champ de bataille où l’histoire fut plus complexe qu’on veut bien nous l’enseigner en Occident, nos Kouchner et nos BHL n’allèrent pas pérorer, qui préféraient les montagnes de Bosnie et les rivages de Dalmatie à ces mornes paysages quasi vides mais dominés par de belles forteresses : en Croatie, celle – hélas, détruite – de Slavonski Brod ; en Serbie, celle de Petrovaradin, de l’autre côté du pont sur le Danube, où l’on nous fait visiter quinze kilomètres de tunnels en nous apprenant que la garnison pouvait supporter un siège de plus d’un an ; c’est là, face à l’actuelle Novi Sad, que le prince Eugène de Savoie défit l’armée du grand vizir en 1716, mettant fin à l’avancée turque en Europe centrale.