« Quand des hommes sont victimes d’atteintes à leurs droits moraux, il nous faut protester […]. Il faut protester, parce que s’y résigner serait une atteinte à notre propre dignité. Il faut protester, pour que l’atteinte à la dignité soit nommée, pour qu’il soit dit que les droits fondamentaux des citoyens ne sont pas dus à la générosité de l’État, que les droits de l’homme existent en eux-mêmes. » « C’est là notre minimum. »
János Kis
C’est à la veille de la chute du mur de Berlin que le philosophe et dissident hongrois János Kis engage et réalise sa réflexion sur les fondements des droits de l’homme, entre janvier 1985 et mars 1986, face à un contexte d’inertie politique qui laisse déjà entrevoir la décomposition finale du système soviétique est-européen. L’heure n’est plus à la critique d’un régime qui a depuis longtemps montré l’arbitraire de ses pratiques et son incapacité certaine à se réformer de l’intérieur. L’urgence de la situation enjoint tout au contraire de se projeter vers l’avenir, en pensant les conditions d’une nouvelle légitimité politique dans un pays qui tente, en vain, de forcer le dialogue constitutionnel avec ses dirigeants depuis les années 1960 – à l’instar de ses voisins tchèque et polonais. L’opposition doit désormais donner à voir ce que pourrait être une reconstruction morale et politique conforme à l’idée des droits de l’homme dont se réclament les démocraties libérales occidentales.
Mais la leçon de nos démocraties libérales occidentales ne réside pas seulement dans celle qu’elles donnent ; elle se forge aussi à travers celle qu’elles reçoivent. Aujourd’hui, comme par un choc en retour, l’expérience dissidente réinvestie de manière théorique par János Kis dans l’ouvrage L’égale dignité. Essai sur les fondements des droits de l’homme ouvre un nouvel horizon pour penser le libéralisme démocratique. Le philosophe hongrois prend parti pour un libéralisme résolument critique. Nous souhaitons ici en rendre compte, à l’intersection des concepts d’égale dignité et de résistance en tant que droit.
I. Le principe d’égale dignité : entre une pensée égalitaire des droits de l’homme et une théorie contractualiste de l’État
L’intention de János Kis est non seulement de rompre avec l’indistinction totalitaire des espaces privé et public, caractéristique de tout régime politique qui refuse l’autonomie individuelle, mais aussi de penser les fondements d’un libéralisme qui reconnaîtrait une conception publique et minimale du bien tout en préservant la neutralité de l’État. C’est en ce point précis que la pensée du Hongrois János Kis rencontre celle de l’Américain Ronald Dworkin : il existe selon eux une liaison nécessaire entre l’idée de justice et celle du bien ; elle trouve son expression la plus adéquate dans le principe d’égale dignité.
I.1. Le libéralisme classique et son conflit interne
I.1.1. Les incohérences des principes de liberté négative et d’égalité devant la loi
Dans sa forme classique, et de façon générale, le libéralisme politique se caractérise par l’exigence d’une distinction forte entre la société et l’État. Il considère cette séparation comme une donnée naturelle et indépassable, ou, du moins, comme un acquis essentiel de la modernité. Le libéralisme critique aussi bien l’idée d’une domination totale de la société par l’État que l’absorption de l’autorité politique dans la société civile. La vision libérale implique ainsi un écart irréductible entre représentés et représentants, alors même que le système démocratique fait du peuple à la fois le sujet et l’objet du pouvoir politique – d’où la notion d’auto-législation. À titre d’exemple, la possibilité du décalage entre le principe libéral et le principe démocratique se retrouve dans la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui garantit le gouvernement par et du peuple d’un côté et, de l’autre, par l’intermédiaire de représentants élus. Au début du mois d’août 1789, Thouret écrivait déjà dans un projet de déclaration des droits que « tous les citoyens ont le droit de concourir, par eux-mêmes et par leurs représentants, à la formation des lois, et de ne se soumettre qu’à celles qu’ils ont librement consenties » (nous soulignons). Aussi la différence entre le libéralisme et la démocratie se trouve-t-elle en quelque sorte réconciliée à travers l’idée d’autonomie individuelle de type kantien, qui apparaît dès lors comme le fondement ultime sur lequel le libéralisme fait reposer l’organisation démocratique d’une société.
« L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi (indépendamment de toute propriété des objets du vouloir). Le principe de l’autonomie est donc : de toujours choisir de telle sorte que les maximes de notre choix soient entendues en même temps comme lois universelles dans ce même acte de vouloir. » 1
Selon János Kis, le libéralisme classique interprète cette autonomie en termes de liberté négative : tout être raisonnable est capable de se fixer des objectifs et de les réaliser, si bien que « nous sommes libres si nous pouvons exercer librement cette faculté », c’est-à-dire dans la mesure où « notre activité au service de la fixation et de la réalisation de nos objectifs n’est soumise à aucune contrainte extérieure » 2 . La liberté est en ce sens définie comme non-empêchement, comme faculté d’agir sans être entravé par la force extérieure de l’arbitraire d’autrui. Le libéralisme laisse ainsi de côté la face positive de l’autonomie, qui commande d’accomplir ce qui définit l’homme en propre : la conformité, se réalisant dans la loi morale, du je à une maxime universelle. L’autonomie n’implique pas seulement un ensemble de normes contraignantes qui garantissent à chacun une sphère d’activité à l’abri de toute violation de la part d’autrui, c’est aussi cette faculté d’agir moralement dans le domaine privé sans se laisser emporter par nos passions. L’autonomie individuelle est cet horizon éthique dont les exigences ne s’arrêtent pas à ce que les sociétés modernes considèrent arbitrairement comme relevant de la sphère privée. La difficulté logique du principe de liberté négative apparaît ici de manière obvie : dans la mesure où l’autonomie individuelle prend la forme de l’indépendance, ce qui suppose la protection de la sphère privée par une autorité publique ne pouvant disposer d’aucun droit d’ingérence, la ligne de démarcation entre public et privé « est tracée non en se fondant sur une évidence factuelle, mais sur un jugement de valeur : certains choix font le prix de la vie individuelle » 3 . Or ce jugement moral émane nécessairement de l’autorité législative qui vient inscrire dans le système juridique ce que le plus grand nombre considère comme devant être protégé de toute intervention étatique. C’est pourquoi le principe de liberté négative n’est pas une condition suffisante pour déterminer les limites des droits politiques. La césure entre le public et le privé suppose un débat moral au sein de la communauté politique afin de penser jusqu’où il est bien, et non seulement juste, que l’État intervienne dans la vie de ses citoyens.
Le second principe du libéralisme classique repéré par János Kis – celui de l’égalité devant la loi – fait preuve d’une incohérence similaire. Certes le principe d’égalité devant la loi interdit à la puissance publique d’introduire entre les citoyens quelque forme de discrimination que ce soit, si bien qu’un certain nombre de caractéristiques individuelles, comme les convictions religieuses ou les opinions politiques, relèvent de la sphère privée, et il n’y a pas ici de discussion possible. Cependant le problème persiste :
« le principe de l’égalité devant la loi n’exige pas de traiter comme relevant de la sphère privée des décisions individuelles, qu’on ne peut, sans discrimination, condamner ou infléchir. » 4
L’égalité devant la loi ne dit rien du champ d’application de la législation car, même si la loi est appliquée de manière égale ou identique à tous les citoyens, elle peut être en elle-même discriminatoire. Un système juridique qui respecterait l’égalité devant la loi pourrait très bien interdire le droit de vote à toutes les femmes sans pour cela déroger à ce principe fondamental. Aussi, avant de pouvoir affirmer que l’égalité devant la loi interdit à l’État de prendre en compte la différence des sexes, il nous faut d’abord démontrer que le fait d’appartenir au sexe féminin ne constitue pas un obstacle à l’accomplissement raisonnable des droits et des devoirs civiques. En France, de l’affirmation d’égalité devant la loi à la reconnaissance du droit de vote pour les femmes, entre 1789 et 1944, un siècle et demi s’est écoulé. En d’autres termes, le principe d’égalité devant la loi n’est pas suffisant pour éviter toute forme de discrimination à l’égard des individus qui composent la communauté politique, alors même que l’idée des droits de l’homme dont se réclame le libéralisme classique suppose un égal respect entre membres légitimes de cette communauté. Comme le principe de liberté négative, le principe d’égalité devant la loi ne peut être de ce fait inconditionnel ; il dérive nécessairement d’un autre principe qui lui permet d’accéder à la plénitude de son sens, en le réancrant dans l’intention première des droits de l’homme en tant que droits moraux. L’égalité devant la loi fait signe vers un principe égalitaire ultime, car ce sont les procédures démocratiques modernes qui sont elles-mêmes fondées sur l’égalité des citoyens, non seulement devant la loi, mais aussi et avant tout en tant que personnes morales.
Dworkin dit clairement qu’en dernière analyse, respecter le principe d’égalité entre les hommes, ce n’est pas seulement observer de manière conséquente une règle morale ni même refuser la discrimination devant la loi, mais respecter ce que Kant appelait dignité humaine, dignité à laquelle tout homme peut prétendre dans la même mesure. 5
Si nous reprenons les Fondements de la métaphysique des mœurs, nous constatons que Kant définit en effet l’autonomie comme « le principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable » 6 . Mais au-delà de la référence à une quelconque « nature » de l’homme, comment le principe d’égale dignité nous permet-il de redéfinir le libéralisme classique ?
I.2. La démocratie libérale en tant que « communauté morale »
I.2.2. …au dialogue moral, et retour
Passer d’une théorie du contrat social telle que la présente Rawls, à une théorie du dialogue moral, c’est donner la possibilité à tous les citoyens de se comprendre comme co-participants au processus d’autolégislation démocratique. Dans la confrontation des intérêts particuliers, chacun est amené à justifier son intérêt propre en montrant que sa validité se dépasse vers un universel, sans quoi l’individu ne peut convaincre ses interlocuteurs du bien-fondé de son jugement. Le débat est un conflit de principes. Chaque individu a besoin de tous les autres pour qu’à travers la discussion effective sur les principes de la morale se dégage le meilleur argument. Cela ne signifie pas pour autant que la validité d’un principe éthique repose sur l’adhésion de tous ceux qui sont concernés par cette décision finale : il suffit que l’ensemble des « personnes qui ont un intérêt à ne pas l’admettre soient incapables d’étayer leur refus par des arguments moraux corrects » 13 . On pourrait ici rétorquer à János Kis que cette condition suppose un accord préalable entre les individus sur ce qu’est un argument moral correct. En outre, on ne peut faire fi de l’adhésion unanime de tous les intéressés si l’on veut que la décision soit respectée. Il existe donc bien une sorte de « contrat initial » entre les membres d’une communauté morale ; seul, le dialogue ne peut produire la légitimité institutionnelle de la démocratie. Certaines règles acceptées à la fois subjectivement et intersubjectivement pré-existent au dialogue moral, pour que celui-ci soit guidé par la recherche du principe le plus fondamental et le plus inattaquable. Le modèle du consensus moral développé par János Kis s’apparente donc de toute évidence à une théorie contractualiste de l’État, ce que lui-même n’hésite pas à concéder.
J’estime pourtant que le remaniement ci-dessus présenté du modèle rawlsien s’inscrit légitimement dans la tradition contractualiste. En recourant à la métaphore du contrat social, la philosophie de l’époque moderne a voulu décrire le même phénomène que le modèle du consensus moral. Il s’agissait, pour elle, de réfuter l’idéologie absolutiste : l’autorité du souverain ne saurait provenir d’une source divine ; des êtres raisonnables ne peuvent reconnaître qu’une autorité librement acceptée 14 .
Les limites de l’autorité ne doivent être déterminées que par la volonté d’individus autonomes, qui ne sont dans l’obligation de respecter ses décisions que lorsque celles-ci répondent aux termes du contrat social. L’autorité n’impose donc qu’une obligation conditionnelle aux sujets. Le contrat qui définit cette conditionnalité n’est cependant que l’expression du principe moral sur lequel reposent ultimement les droits de l’homme : le principe d’égale dignité.
II. Un problème d’application : l’actualité du droit de résistance dans les démocraties libérales modernes
La question de la dissidence – celle de la résistance aux lois et aux pratiques en vigueur dans un système politique donné – est le plus souvent restreinte à la critique des régimes jugés oppressifs du point de vue de la légitimité démocratique. Comme si la Constitution, qui encadre le pouvoir démocratique tout en prévoyant des procédures de sanctions juridiques pour les gouvernants qui poseraient des actes anti-constitutionnels, rendait désormais inutile toute référence à l’idée d’un droit de résistance. C’est oublier que l’avènement historique de la démocratie moderne est contemporain de l’inscription du droit de résistance au nombre des droits fondamentaux. Dans la Déclaration française de droits de l’homme et du citoyen de 1791, le second article affirme en effet la naturalité et l’imprescriptibilité du droit de résistance. Or au-delà de la référence à une nature humaine dans laquelle la transcendance aurait inscrit sa loi de façon absolue et atemporelle, l’effectivité réelle d’un tel principe marque à la fois la ruine de « la représentation d’un pouvoir qui se serait situé au-dessus de la société » et « une désintrication du droit et du pouvoir » 15 . Alors qu’il appartient à l’État de protéger la liberté, la propriété et la sûreté individuelles, le droit de résistance échappe par essence à toute garantie étatique. Le paradoxe de la dissidence dans les démocraties libérales modernes est donc le suivant : elle repose sur un droit moral qui ne peut être juridiquement validé, dont la réalisation ne relève que de la conscience individuelle, mais qui constitue pourtant la matrice des droits fondamentaux reconnus dans les systèmes juridiques de ces mêmes démocraties libérales modernes. Le principe d’égale dignité permet-il de dépasser ce paradoxe ? Quelle attitude doit avoir un gouvernement élu démocratiquement face à ceux qui désobéissent aux lois pour des motifs de conscience ?
II.1. L’individu a-t-il un droit moral d’enfreindre la loi ?
II.1.1. L’idée du droit de résistance dans la tradition libérale
En son principe, l’idée d’un droit de résistance fait appel à des notions fort simples lorsqu’elle est pensée dans le cadre d’une théorie du droit naturel et du contrat social : l’autorité politique est un artifice institué par un ensemble d’individus qui entendent préserver dans cette institution les lois naturelles de la morale, c’est-à-dire leurs droits inaliénables ; si ceux qui sont censés les représenter politiquement et juridiquement trahissent ce contrat et utilisent le pouvoir qui leur est confié pour opprimer le peuple, celui-ci tient de la nature le droit de s’opposer à ses gouvernants, de tenir leurs actes pour nuls, de leur résister de façon plus ou moins violente, de les déposer et de les juger pour leurs méfaits.
« Les lois d’un État ne peuvent être considérées comme valides que dans la mesure où elles sont en harmonie avec les normes morales éternelles et immuables de la nature humaine. Ainsi, le droit naturel donne une grande extension au droit à la désobéissance. Une loi immorale s’abroge elle-même automatiquement, et on ne peut même pas concevoir qu’un droit de l’homme puisse entrer en conflit avec l’une de nos obligations légales. » 16
Nous retrouvons cette idée dans le Traité du gouvernement civil de John Locke, qui juge contraire à la raison le fait que la communauté puisse être privée, par l’institution d’une autorité publique, du droit de pourvoir à sa propre conservation qu’elle détenait par ailleurs pleinement avant cette institution, alors même que le seul objectif de cette dernière est d’ancrer ce droit dans la réalité. Mais le problème se complique lorsqu’on met en évidence que c’est seulement en vertu de la loi naturelle et de la raison que les membres de la communauté possèdent le droit moral de résister à l’oppresseur, puisque le pacte d’association ne se matérialise pas dans une institution spécifique qui en représenterait directement les finalités et les exigences. Si le peuple a besoin d’un contrat pour se constituer, il a aussi besoin de se donner un instrument juridique capable de représenter sa propre existence, c’est-à-dire à la fois d’une Constitution définissant les limites du pouvoir qu’il confie au gouvernement représentant et d’une instance indépendante chargée de vérifier la constitutionnalité des lois – à l’instar du Conseil Constitutionnel en France, ou bien de la Cour Suprême aux États-Unis.
L’idée du droit de résistance apparaît ainsi comme un concept de transition : dès le moment où le peuple se dote d’une Constitution, il lui est permis d’agir juridiquement sans recourir à la force des armes pour prévenir et combattre l’oppression. Mais un nouveau problème surgit : si les lois de l’État de droit libéral et démocratique sont considérées comme constitutionnelles, et validées comme telles, la référence à un quelconque droit de résistance devient obsolète. La vérité du droit naturel résiderait alors dans un positivisme juridique qui, à son tour, nierait le conflit réel entre les revendications morales et les obligations légales – à la faveur, cette fois-ci, de ces dernières.
« Associé à une éthique utilitariste, celui-ci [le positivisme juridique] nie complètement le droit à la désobéissance. Les lois de notre État nous engagent toujours, dit-il, qu’elles soient en accord ou non avec les exigences de la morale. […] L’expression « droit moral » est un non-sens : les droits ne peuvent venir que des lois de l’État. Selon la théorie utilitariste-positiviste, comme selon celle du droit naturel, il ne peut y avoir de conflit entre les droits de l’homme et les obligations légales. Un droit qualifié de droit de l’homme qui n’est pas protégé par une loi adaptée est inexistant. Les intérêts moraux qui s’opposent aux obligations légales sont trop faibles pour nous autoriser la désobéissance. » 17
Entre le droit naturel et son contraire, le positivisme juridique, la frontière est donc étroite si l’on pense que les droits de l’homme se sont pleinement réalisés dans les systèmes juridiques des démocraties libérales modernes. Comme le souligne Ronald Dworkin dans son ouvrage intitulé Prendre les droits au sérieux, à la question de principe censée les diviser – l’individu a-t-il un droit moral à enfreindre la loi ? – libéraux et conservateurs donnent essentiellement la même réponse : dans un régime démocratique qui se réclame des Droits de l’homme et qui respecte les droits individuels, chaque citoyen a un devoir moral général d’obéir à toutes les lois, même s’il aimerait que certaines d’entre elles soient remaniées ou abrogées 18 . Les détracteurs de la thèse selon laquelle les citoyens auraient des droits contre l’État utilisent principalement l’argument suivant : la société ne pourrait pas fonctionner si chacun désobéissait aux lois qu’il trouverait désavantageuses ou qu’il désapprouverait selon ses convictions politiques et religieuses. La désobéissance civile fondée sur un cas de conscience est ainsi le plus souvent confondue avec le refus de toute loi émanant de l’État ; les dissidents sont alors identifiés à des anarchistes. Or ce raisonnement dissimule une interrogation qui se trouve au cœur de la vie démocratique : peut-on supposer que la Constitution soit toujours ce que la Cour Suprême, le Conseil Constitutionnel ou toute autre instance juridique disent qu’elle est ? N’existe-t-il pas des cas où la validité constitutionnelle de la loi apparaît elle-même incertaine ? Le citoyen responsable doit-il cesser de questionner le bien-fondé des droits juridiques sous prétexte que des experts sont spécialement formés et rémunérés pour s’occuper d’une telle tâche ?
II.1.2. Le conflit réel de la moralité et de la légalité
Pour la théorie égalitaire des droits de l’homme, la législation de l’État est une chose mais l’ensemble des conditions à remplir pour que l’État puisse justifier l’obéissance à ses lois en est une autre. Plus un système juridique répond aux exigences du principe d’égale dignité, plus l’État doit être considéré comme le garant d’une communauté morale de citoyens égaux, et plus il sera en droit d’obliger ses ressortissants à respecter la loi. János Kis énonce un certain nombre d’exigences formelles fondamentales qui doivent être prises en compte par l’État pour asseoir la légitimité institutionnelle de son gouvernement. Nous pouvons subsumer ces exigences sous trois concepts. Le premier est celui de l’impartialité de la législation : la loi ne peut être arbitraire ; elle doit s’appliquer de la même façon à tous dans des cas analogues, sans discrimination. Le second concept correspond à l’applicabilité des normes : il est interdit de promulguer des règles non observables et de sanctionner leur violation. Le troisième est au principe de la légitimité des deux premiers : il s’agit de la publicité des règlements ; toutes les règles mettant en jeu les intérêts des citoyens doivent être portées à la connaissance de ces mêmes citoyens. À ces trois grandes exigences formelles s’ajoute une exigence de fond : il est interdit de traiter les citoyens au mépris des lois en vigueur, arbitrairement, quelque soit la motivation de ces pratiques, car les droits individuels ne sont pas même réductibles à l’argument de l’intérêt général. Les seuls droits qui rivalisent avec les droits moraux de la personne sont les droits des autres membres de la société en tant qu’individus. C’est donc bien la conformité de l’État et de la loi au principe d’égale dignité qui fonde l’obéissance légitime.
Si une loi est en revanche incertaine du point de vue de l’égale dignité, le conflit de la morale et de la loi peut devenir un conflit réel car, dans ce cas, l’obligation légale se révèle plus faible que la revendication morale à laquelle elle s’oppose.
« Notre dignité morale n’exige pas seulement que les autres nous traitent avec respect et estime. Elle nous impose aussi des obligations, notamment celle de manifester, en toute situation, notre qualité de membre à part entière de la communauté morale des hommes, de ne pas accepter l’humiliation, l’oppression, la discrimination. » 19
Le droit de désobéir à la loi n’est pas un droit qui s’ajoute aux autres droits contre l’État, au même titre que la liberté d’expression – par exemple. Ce n’est pas un droit à part, mais une dimension essentielle des droits contre le gouvernement. C’est le corrélat de n’importe quel droit, si bien qu’il ne peut être nié sans que soit niée l’existence même de tels droits moraux. Le droit de résistance à l’oppression se ramène donc fondamentalement au droit de résistance à la négation du principe d’égale dignité. C’est une restriction constitutive liée à la procédure démocratique de décision, car elle exclut toutes celles qui violeraient l’égalité de principe entre les individus. Le comportement dissident est cette opération de la négativité qui génère à la fois le débat démocratique et les droits de l’homme, interrogeant sans cesse le bien-fondé des décisions juridico-politiques par référence à l’horizon d’une autonomie individuelle indissociablement publique et privée. Extérieure à l’État démocratique, la dissidence ne doit l’être ainsi qu’au sens fort ; c’est une forme de transcendance qui permet à la société de se déployer dans l’histoire à travers la perpétuelle élaboration de son système légal. Il existerait à ce titre une certaine rationalité politique associée à la désobéissance civile.
II.2. La dissidence : au principe de la dynamique démocratique
II.2.2. La rationalité politique du droit de résistance
La rationalité politique des dissidents réside dans le fait qu’ils ne revendiquent pas le privilège de désobéir à des lois valides. Cela vient du fait que les droits de l’homme sont eux-mêmes des produits historiques, issus de débats sur les droits et les devoirs, dont la formulation et l’évolution sont étroitement liées au fonctionnement indépendant de l’institution juridique. La notion d’obligation légale possède dans les sociétés démocratiques modernes une dimension qui relève fortement du principe d’égale dignité, puisque les droits moraux fondamentaux se sont transformés en droits légaux par le biais de la Constitution. Cela signifie que les individus qui luttent pour l’affirmation des droits moraux ne peuvent pas manquer au respect de ce que sont essentiellement les lois démocratiques.
« La désobéissance au nom des droits de l’homme s’oppose ouvertement à une certaine catégorie de lois, mais, prise dans son ensemble, elle est profondément respectueuse de la loi et affiche publiquement son respect. Celui qui cherche à faire triompher un droit de l’homme ne cherche pas à se soustraire à la loi, mais la conteste. Une désobéissance argumentée rappelle que toute violation de la loi doit être justifiée. » 20
Notre dignité morale exige donc non seulement que nous nous opposions fermement aux lois qui portent atteinte à nos droits moraux, mais aussi que nous respections les lois de l’État de droit démocratique, tant que nous n’avons pas de raisons ou de motifs suffisants pour agir différemment. En tant qu’il prend en compte la législation démocratique, le phénomène de la dissidence fait partie intégrante du débat sur la légitimité des normes juridiques ; c’est une question de responsabilité civique individuelle, la défense réfléchie et argumentée de notre interprétation du droit donnant à nos pratiques modernes la possibilité de vérifier certaines hypothèses concernant la validité morale des règles qui structurent la communauté politique. Ronald Dworkin lui-même ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme qu’un citoyen n’agit pas injustement en se conformant à sa propre interprétation du droit dans les cas où celui-ci apparaît incertain, c’est-à-dire à partir du moment où plusieurs thèses sont raisonnablement défendables à son sujet. Le philosophe va même jusqu’à penser l’« exigence du respect de la dissidence » 21 , non seulement parce que les dissidents – en l’occurrence, son exemple, les objecteurs de conscience américains durant la guerre du Vietnam – appuient leur contestation sur de meilleures raisons que ceux qui violent la loi par strict intérêt privé, mais aussi parce que la société subit une perte incommensurable en punissant de façon trop radicale un groupe qui comprend certains de ses citoyens les plus loyaux et les plus respectueux.
Mais au-delà de l’intérêt purement instrumental que l’État démocratique pourrait avoir à ménager les dissidents – un intérêt d’ailleurs souvent considéré comme marginal par rapport au risque de déstabilisation politique – il faut garder à l’esprit que, sans les opposants, les chances d’être gouvernés par des règles contrevenant aux principes que nous prétendons servir ne cesseraient d’augmenter. Même dans les cas où un tribunal privilégie une autre interprétation que celle de l’opposant, Ronald Dworkin nous dit que la critique dissidente peut être reprise par certains juristes ou certains universitaires qui élaborent l’argument, le confronte au processus juridique en son entier, contenant à la fois l’ensemble des décisions de fond déjà prises et la structure institutionnelle. La dissidence est un phénomène qui permet ainsi au système juridique démocratique de se révéler à lui-même, car elle le met dans l’attitude interprétative d’une communauté qui réalise en son sein la justice. La dissidence est un acte public qui montre la véritable nature du droit : ce n’est pas un pur fait institutionnel, mais une procédure d’auto-représentation de la société. Si l’action dissidente bien comprise et bien menée est couronnée de succès, elle ne fait qu’améliorer la législation en rapprochant le système juridique de la communauté morale des citoyens, qui n’est autre qu’une organisation démocratique fondée sur le principe d’égale dignité et structurée par le débat moral.
Autrement dit, à la notion d’un régime réglé par des lois, d’un pouvoir légitime, la démocratie moderne nous invite à substituer celle d’un régime fondé sur la légitimité d’un débat sur le légitime et l’illégitime – débat nécessairement sans garant et sans terme. Tant l’inspiration des droits de l’homme que la diffusion des droits à notre époque témoignent de ce débat 22 .
Là encore, Claude Lefort nous montre à quel point ce que nous avons dit précédemment sur la question du droit de résistance dans la pensée de János Kis, mais aussi dans celle de Ronald Dworkin, est inséparable d’une conception ouverte et dynamique de la démocratie. Nous avions présenté au début de cette partie la question du droit à la désobéissance civile comme un problème d’application du principe d’égale dignité – puisque le philosophe hongrois la considère comme telle dans son ouvrage – mais nous nous apercevons par l’analyse qu’il s’agit en fait de l’une des conditions fondamentales de la démocratie en tant que processus historique d’égalisation et de légitimation des droits.
II.2.2. La responsabilité de l’État démocratique face à la dissidence
János Kis pense la responsabilité du dissident face à l’État démocratique et aux Droits de l’homme, mais il ne va pas jusqu’à montrer ce qu’impliquerait la prise en compte de la dissidence en tant que condition spécifique de la dynamique démocratique. Ronald Dworkin essaye lui, au contraire, de mettre au jour les formes que pourrait prendre une reconnaissance étatique de la fécondité associée à la dissidence comme phénomène-limite de la démocratie. Nous l’avons vu précédemment, dans le cas d’une loi incertaine, l’individu agit justement s’il suit son propre jugement, car cet engagement permet à toute la communauté morale de tester la légitimité constitutionnelle des règles et des normes qui la structurent. Le citoyen qui pose ses actes et ses interprétations en conscience, et qui se conforme aux pratiques définissant la modernité démocratique, même s’il enfreint la loi, ne peut être confondu avec un délinquant ordinaire. C’est pour cette raison que l’État démocratique a une responsabilité particulière envers la « dissidence argumentée » 23 : essayer de la protéger et d’adoucir le sort juridique des dissidents, chaque fois qu’il le peut sans trop connaître d’effets indirects sur ses autres politiques. L’application de la loi doit ici tout particulièrement reposer sur le principe d’égale dignité. Ronald Dworkin n’en dit pas plus, et il semble que l’on ne puisse pas en dire plus car, après ces quelques avertissements sur l’attention spécifique que l’État doit porter aux opposants, nous sommes finalement ramenés à juger les dissidents au cas par cas.
Bibliographie
DWORKIN, Ronald, Prendre les droits au sérieux, Paris, PUF, 1995.
KANT, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin, 1997.
KIS, János, L’égale dignité. Essai sur les fondements des droits de l’homme, Paris, Seuil, 1989.
LEFORT, Claude, Essais sur le politique (XIX-XX siècles), Paris, Seuil, 1986.
-
Kant, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. fr. V. Delbos, Paris, Vrin, 1997, p. 120. ↩
-
Kis, János, L’égale dignité. Essai sur les fondements des droits de l’homme, Paris, Seuil, 1989, p. 184. ↩
-
Ibid., p. 193. ↩
-
Ibid., p. 196. ↩
-
Ibid., p. 198. ↩
-
Kant, Emmanuel, op.cit., p. 114. ↩
-
Kis, János, op. cit., p. 115. ↩
-
Ibid., p. 121. ↩
-
Friedrich von Hayek ↩
-
Ibid., p. 219. ↩
-
Kant, Emmanuel, op. cit., p. 114. ↩
-
Lefort, Claude, « Les droits de l’homme et l’État-providence », in Essais sur le politique, p. 55 [Souligné par nous.] ↩
-
Kis, János, op. cit., p. 222. ↩
-
Ibid., p. 223. ↩
-
Lefort, Claude, op. cit., p. 46. ↩
-
Kis, János, op. cit., pp. 138-139. ↩
-
Ibid., p. 139. ↩
-
Dworkin, Ronald, Prendre les droits au sérieux, Paris, PUF, 1995, Chap. 7, p. 282. ↩
-
Kis, János, op. cit., p. 141. ↩
-
Ibid., p. 146. ↩
-
Dworkin, Ronald, « La désobéissance civile », op. cit., Chap. 8, p. 324. ↩
-
Lefort, Claude op. cit., p. 57. ↩
-
Kis, János, op. cit., p. 146. ↩