Il n’y aurait pas de désir d’archive sans la finitude radicale, sans la possibilité d’oubli.
Jacques Derrida
L’archive littéraire, « épave du passé », comme la décrit Bernard Beugnot (2008, 28), est à la fois : document historique, écho d’une vie, vestige d’une œuvre et trace de son élaboration. Considérée par certains comme formant les marges ou les coulisses de l’œuvre, elle se présente notamment sous la forme de manuscrits, de carnets, d’ébauches, de plans, de documents journalistiques, de documents sonores et vidéos, d’images, de photos, d’œuvres d’art, d’objets, etc. Elle est conservée tantôt par des particuliers, tantôt par des institutions publiques ou des organismes privés ; dans le premier cas, elle demeure souvent plus ou moins bien classée, dépérissant même parfois dans les caves ou les greniers humides, dans des conditions de conservation inadéquates, alors que dans le second, elle est organisée par les soins bienveillants d’un archiviste ou d’un bibliothécaire et conservée dans des conditions appropriées.
Le rassemblement, puis le classement de documents d’archives, en un lieu de conservation public comme une bibliothèque nationale ou universitaire, implique inévitablement un processus de reconstruction. Celle-ci, qui comporte le risque, écrit Jacinthe Martel, « de modifier la cohérence d’un fonds » (Martel 2008, 16), ne s’arrête pas à l’étape où interviennent l’archiviste ou le bibliothécaire. En effet, l’archive se trouve « modifiée » chaque fois qu’elle est manipulée, convoquée, citée, reproduite, publiée. Son sens est modulé selon les pièces qui en sont extraites et selon la manière dont celles-ci sont mises en valeur. C’est ce qu’on constate en examinant les prémisses de trois projets fondés sur l’exploitation des divers documents contenus dans le fonds d’archives de la romancière Gabrielle Roy.
Dans le cadre de cet article, j’explorerai ainsi le processus de (re)construction ou de (re)constitution de l’archive royenne à partir de l’examen de trois exemples de projets de diffusion liés à la vie et à l’œuvre de l’écrivaine : une exposition commémorant son centenaire, organisée en 2009 ; la publication d’un album souvenir paru en 2014 aux Éditions du Boréal ; et la mise en ligne de dossiers génétiques, d’autres documents manuscrits et tapuscrits et de photos et coupures de journaux à travers le projet d’édition électronique et de communauté virtuelle HyperRoy, projet que je dirige depuis 2009 et qui bénéficie du soutien financier du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
Une brève description de l’œuvre royenne et des documents d’archives qui lui sont liés s’impose d’abord.
I. L’œuvre canonique
D’origine franco-manitobaine, Gabrielle Roy s’est installée au Québec en 1938. Outre Bonheur d’occasion, son premier roman, paru en 1945 aux Éditions Pascal, elle a fait paraître une quinzaine de livres de son vivant, tous traduits vers l’anglais (et jusque dans une dizaine d’autres langues pour certains). Le dernier, La Détresse et l’Enchantement, a paru à titre posthume en 1984, un an après la mort de l’écrivaine. Cet ensemble de romans, récits et recueils de nouvelles forment ce qu’on considère aujourd’hui comme son œuvre canonique, qui a connu au cours des dernières années une réédition définitive dans la collection « Édition du centenaire » des Éditions du Boréal1.
II. Le fonds Gabrielle Roy
En plus de son œuvre canonique, Gabrielle Roy a laissé, à sa mort, un nombre considérable de manuscrits inédits et autres documents personnels, qui sont rassemblés dans le fonds Gabrielle Roy de Bibliothèque et Archives Canada – qui est d’ailleurs parmi les principaux fonds d’archives d’écrivains francophones gérés par l’établissement et qui fait partie des fonds les plus consultés de toute la collection des manuscrits littéraires.
Comme l’explique François Ricard dans l’avant-propos à l’album souvenir dont il sera question un peu plus loin, Gabrielle Roy, « à la différence de bien d’autres écrivains […] n’avait guère le souci de ses archives, elle qui ne voulait pas s’alourdir, de peur […] de ne pas être libre de partir dès que le cœur lui en dirait. » Or, son mari, Marcel Carbotte, s’est attribué, en quelque sorte, le rôle de gardien de ses manuscrits, lettres, photos et coupures de journaux publiées à son sujet, si bien qu’à la fin des années 1970, la romancière a pu remettre à la Bibliothèque nationale du Canada (aujourd’hui Bibliothèque et Archives Canada), les documents qui sont aujourd’hui regroupés dans le fonds Gabrielle Roy (LMS-0082) et le fonds Gabrielle Roy-Marcel Carbotte (LMS-0173).
Ces documents ont ensuite été répertoriés dans l’Inventaire des archives personnelles de Gabrielle Roy conservées à la Bibliothèque nationale du Canada publié sous la responsabilité de François Ricard au début des années 1990. Comme on peut le lire dans l’introduction à cet ouvrage : « Grâce aux bons soins de Claude Lemoine, conservateur de la collection, et d’Irma Larouche, qui a été chargée du premier dépouillement et du traitement initial des documents, le fonds est maintenant entièrement classé, conservé dans des conditions idéales et accessible aux chercheurs dans sa quasi-totalité » (Ricard 1991, 8). Il avait alors été décrété que certains des documents de nature privée resteraient sous embargo jusqu’en 2013.
Au total, le fonds Gabrielle Roy est formé de 20 mètres de documents ; il :
comprend des manuscrits, des manuscrits dactylographiés et des épreuves d’œuvres publiées et inédites : La Rivière sans repos, Cet été qui chantait, Un Jardin au bout du monde, Ces enfants de ma vie et La Détresse et l’Enchantement. Le fonds ne contient aucun document sur Bonheur d’occasion et comprend seulement quelques pages de La Petite Poule d’eau. Le fonds inclut aussi une considérable correspondance privée et d’affaires, des documents financiers, des souvenirs, des exemplaires de livres de Gabrielle Roy et les anthologies et périodiques dans lesquels ont paru ses œuvres2.
Bon nombre de documents et souvenirs sont par ailleurs conservés dans d’autres collections (publiques et privées), toutes répertoriées dans Gabrielle Roy, une vie (Ricard 1996, 607‑11). Que peut-on extraire de cette masse considérable de documents ? Comment peut-on s’en servir pour créer à la fois un point de rencontre entre les institutions et les lecteurs de Gabrielle Roy, encore très nombreux 35 ans après son décès, et offrir aux chercheurs de nouvelles avenues de réflexion sur une œuvre déjà largement commentée par la critique universitaire ? Comment, en outre, se servir de l’archive pour mettre l’œuvre canonique encore davantage en valeur et pour en proposer de nouvelles interprétations ?
III. À la rencontre de Gabrielle Roy (exposition)
Le premier cas que j’évoquerai est celui des expositions organisées par les institutions qui abritent les collections d’archives littéraires. De novembre 2009 à mai 2010, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Gabrielle Roy, Bibliothèque et Archives Canada, sous la direction de l’archiviste Monique Ostiguy, a organisé une exposition commémorative dans ses locaux de la rue Wellington, à Ottawa. Le centenaire de la romancière a d’ailleurs suscité beaucoup d’engouement cette année-là : de nombreuses conférences destinées au grand public ont été organisées dans les bibliothèques municipales et par des organismes culturels, des colloques ont eu lieu un peu partout au Canada3 et des chercheurs ont été invités à de nombreuses émissions de télévision et de radio.
L’exposition de Bibliothèque et Archives Canada a présenté un total de cent quarante pièces (manuscrits, objets, photos), orientées d’abord autour du parcours biographique de l’écrivaine, depuis son enfance à Saint-Boniface jusqu’à sa carrière de journaliste-pigiste pour des journaux et revues montréalais au tournant des années 1940, puis de la parution de son plus grand succès, Bonheur d’occasion, en mettant surtout l’accent, en dernier lieu, sur la part autobiographique de l’œuvre (Rue Deschambault, La Route d’Altamont, Ces enfants de ma vie et La Détresse et l’Enchantement). Exploitant non seulement l’écrit, mais aussi les matériaux visuels et sonores, l’exposition a également mis en valeur certaines éditions de luxe des œuvres royennes ainsi que des tableaux d’artistes – comme ceux du peintre Jean-Paul Lemieux – ayant illustré quelques-uns de ses romans.
Par les choix qu’elle a effectués, Monique Ostiguy a offert une interprétation de l’archive royenne très proche de l’horizon d’attente du lectorat grand public, orientée, dès lors, vers le « biographique », et vers la représentation de la romancière non pas comme une écrivaine québécoise (elle a souvent été considérée de la sorte puisqu’elle a vécu toute sa vie d’écrivaine au Québec), mais bien comme une écrivaine canadienne d’origine franco-manitobaine. De ce fait, une attention particulière a été accordée aux textes à teneur intimiste, ancrés dans le Saint-Boniface de l’enfance de l’auteure, aux photos familiales et à d’autres documents iconographiques représentant le Manitoba, aux manuscrits et aux lettres personnelles qui témoignaient pour beaucoup de la venue à l’écriture de l’auteure de Bonheur d’occasion, ou encore des voyages effectués par Roy dans l’Ouest canadien au début des années 1940 pour le compte des revues Le Canada et Le Bulletin des agriculteurs.
La (re)construction ainsi proposée de l’œuvre et de la vie de Gabrielle Roy allait tout à fait dans le sens de la mission que se donne Bibliothèque et Archives Canada, qui précisait en effet, sur son site web, en 2009, que cette exposition s’inscrivait dans le mandat de l’institution, qui est de « préserver le patrimoine documentaire du pays pour les générations présentes et futures, et d’être une source de savoir permanent accessible à tous qui contribue à l’épanouissement culturel, social et économique du Canada5. » Les cartons explicatifs qui accompagnaient les différents objets d’archives étaient évidemment rédigés dans les deux langues officielles du pays.
IV. L’Album Gabrielle Roy (2014)
L’Album Gabrielle Roy représente un autre type de mise à contribution d’une archive d’écrivain. En 2014, les Éditions du Boréal ont mandaté François Ricard, le biographe de Gabrielle Roy, spécialiste de l’œuvre et membre de la société qui gère la succession littéraire de la romancière, de concevoir un tel album.
Le lectorat pressenti est somme toute sensiblement le même que le public ciblé pour l’exposition à Bibliothèque et Archives Canada : le lectorat grand public, intéressé à la fois par la vie et par l’œuvre de Gabrielle Roy, qui allait trouver, dans l’Album, « un nouvel hommage à la grande romancière et aux livres incomparables qu’elle nous a laissés » (Ricard 2014, 10). Toutefois, l’Album, contrairement à l’exposition, ne répondait à aucune visée politique ou institutionnelle, visée qui a été évacuée au profit d’une finalité strictement littéraire et artistique, et d’une invitation implicite, à travers le parcours iconographique, à « céder çà et là au désir d’aller lire (ou relire) telle ou telle de ses œuvres, qui demeurent l’essentiel de ce qui reste d’elle et de sa vie » (Ricard 2014, 11).
Le projet est ainsi présenté comme misant d’abord et avant tout sur l’image pour faire la promotion de la romancière et de ses accomplissements : « Cet Album Gabrielle Roy, tout en couleurs, rassemble une magnifique collection de photos et de documents iconographiques, dont de nombreux inédits, qui rappellent les principales étapes de la carrière de l’auteur de Bonheur d’occasion6. »
De même, une telle entreprise reconnait, comme le faisait implicitement l’exposition de Bibliothèque et Archives Canada, dans la manière dont l’archiviste avait choisi de représenter l’auteure, l’importance de G. Roy auprès du lectorat grand public, et n’insiste pas sur l’engouement qu’elle a suscité au sein de la communauté universitaire.
V. HyperRoy : l’archive à l’écran
L’exposition et l’album, bien qu’ils impliquent un certain nombre de choix éditoriaux et présentent une interprétation singulière de la vie et de l’œuvre de Gabrielle Roy, demeurent des entreprises rattachées à un environnement statique : une salle d’exposition et un livre. Or, à l’ère du numérique, on peut s’interroger sur la possibilité de faire sortir les documents de tels espaces statiques, de les rendre accessibles à distance et de les faire évoluer dans un environnement plus dynamique, capable de mieux en faire ressortir les particularités matérielles et d’en mettre le contenu encore davantage en valeur. Quelques questions découlent de cette interrogation : comment faire passer l’archive d’une culture du fixe à une « culture mobile », pour reprendre une expression employée par Milad Doueihi dans Qu’est-ce que le numérique ? (Doueihi 2013, 34). Comment donner accès à tous les documents d’archives en respectant néanmoins les volontés de l’auteur et de ses ayant-droits, et en privilégiant du même coup un rapprochement, voire même un dialogue, entre chercheurs et lecteurs ? Comment exploiter les potentialités participatives, contributives, des dispositifs numériques, sans dénaturer ni l’œuvre ni l’archive ? Comment simplifier ensuite les recherches ponctuelles et permettre d’extraire rapidement des renseignements précis sans avoir à dépouiller des centaines de dossiers ? Comment, en somme, exploiter « le vrai potentiel du texte numérique [qui] réside en sa capacité de faire proliférer les représentations des textes et de nous amener à poser de nouvelles questions interprétatives » (Sinclair et Rockwell 2014, 204) ? Le projet HyperRoy7, entrepris à la fin des années 2000, repose justement sur ces interrogations. Si les deux premiers projets convoquant l’archive de Roy étaient centrés sur le lectorat grand public, HyperRoy, dès son élaboration, a voulu trouver une manière de réunir dans un même « lieu » les chercheurs, très nombreux à s’être intéressés à l’œuvre royenne au cours des dernières décennies, et les lecteurs, toujours curieux d’en apprendre davantage sur la vie de cette écrivaine dont l’œuvre représente une part fondamentale du patrimoine littéraire et culturel canadien et québécois. Les livres de Gabrielle Roy sont d’ailleurs parmi les rares au Canada à avoir suscité autant d’intérêt dans leur version originale en français que dans leur traduction vers l’anglais.
Le site HyperRoy, dans son état actuel, mise à la fois sur la présentation de l’œuvre, de résultats concrets de la recherche, de documents biographiques et de références bibliographiques pour remplir le mandat initial (rassembler les chercheurs et les lecteurs autour d’un intérêt commun) qu’il s’est donné. Il propose aussi l’édition savante de certains manuscrits et inédits – Le temps qui m’a manqué, La Détresse et l’Enchantement, les trois nouvelles esquimaudes qui précèdent le roman La Rivière sans repos (à venir à l’automne 2016) –, pour lesquels ont été conservés des dizaines d’états manuscrits et tapuscrits.
HyperRoy comporte en outre un espace de publication savante régi par un comité de lecture, une bibliographie de la critique – plus de six cents fiches bibliographiques accompagnées d’un résumé analytique –, un index de la correspondance de la romancière – une fiche synthèse pour chacune des quelque 2000 lettres de Gabrielle Roy retrouvées à ce jour. Il offrira éventuellement un espace de discussion de type forum, projet, qui pourra réunir les chercheurs et les lecteurs.
VI. Une communauté virtuelle
Le projet, consacré ainsi entièrement à la diffusion du savoir sur Gabrielle Roy et à l’instauration d’un dialogue autour de l’œuvre de la romancière, repose sur le modèle de la « communauté virtuelle », défini par Lee Fen-Siu comme « a cyberspace supported by computer-based information technology, centered upon communication and interaction of participants to generate member-driven contents, resulting in a relationship being built up » (Fen-Siu 2003, 47). Le succès du projet dépendra, à long terme, de la participation des membres de la communauté, ce qui, depuis les avancées du Web 2.0, écrit Clay Shirky, est devenu beaucoup plus simple : « Getting the free and ready participation of a large, distributed group with a variety of skills […] has gone from impossible to simple » (Shirky 2009, 18).
Il est dès lors possible de regrouper les finalités d’HyperRoy autour de quelques mots-clés représentant bien les interactions au sein d’une communauté virtuelle : renouveler, regrouper, simplifier, extraire, dialoguer, participer, contribuer. Du point de vue de l’archive – le matériau premier diffusé dans l’espace de la communauté – il faut ajouter à cette première liste : réorganiser, coder, structurer, expliquer. Cette réorganisation passe dans un premier temps par le choix de protocoles de présentation et de visualisation des documents selon leurs particularités matérielles et leur contenu. Un roman et une correspondance n’impliquent pas, par exemple, le même processus éditorial et le même type de traitement. Si on choisit de réaliser l’édition électronique des dossiers génétiques d’un roman, on fera en sorte que celle-ci permette de consulter les états successifs du texte jusqu’à l’état final, en y joignant un appareil de notes et de variantes élaboré – puisqu’on n’est pas contraint à l’espace fermé du livre et aux impératifs commerciaux qui sont liés au marché de l’édition traditionnelle. En revanche, l’édition d’un ensemble de lettres, pour lesquelles on ne possède pas de brouillons, pourra en mettre en valeur la dimension intertextuelle, puisque les textes épistolaires servent parfois à Gabrielle Roy de journal où consigner des éléments qui seront repris dans ses romans et récits.
Cette même correspondance peut faire aussi l’objet d’un répertoire. Chacune des quelque deux mille lettres a, dans cette optique, donné lieu à une fiche synthèse qui comporte notamment le nom du destinataire et celui de toutes les personnes citées dans la lettre, la date, le lieu de rédaction, la langue (Gabrielle Roy a eu quelques correspondants anglophones), ainsi que des mots-clés et la liste des œuvres de Roy qui y sont évoquées.
Une première recherche dans ce répertoire peut notamment permettre de déterminer dans quelles lettres, par exemple, il est question de La Petite Poule d’eau, publié en 1951, sans pour autant devoir parcourir l’ensemble des fiches ou des lettres. Ensuite, le lecteur pourra consulter une transcription diplomatique de la lettre, jointe à la fiche.
VII. Un environnement ouvert
Le partage des connaissances à la base du site HyperRoy concerne non seulement l’objet d’étude – l’œuvre de Gabrielle Roy −, mais aussi la conception de l’architecture technique de l’espace virtuel réunissant les chercheurs. HyperRoy est construit sur DRUPAL (drupal.org), un logiciel libre et gratuit. Ce choix permet de garantir à tous à la fois l’accès à ce qui appartient à l’héritage culturel et littéraire canadien et québécois et aux résultats de la recherche, et de partager l’architecture du site, qui pourrait servir de structure à d’autres projets semblables qui exploiteraient éventuellement l’archive d’un autre écrivain. Autrement dit, il s’agit de permettre la consultation libre des documents et leur réutilisation à des fins de recherche ; de mettre la structure du site en commun (l’interface et les modules de visualisation) ; de permettre enfin un accès aux résultats de la recherche menée sur ces documents, notamment par la mise en ligne des textes savants répertoriés dans la bibliographie critique de la recherche sur G. Roy.
Comme on le constate, HyperRoy est conçu comme un espace dynamique, capable d’illustrer les changements qui caractérisent la perception de l’œuvre de Gabrielle Roy au fur et à mesure que progresse le discours critique et qu’apparaissent de nouvelles approches des textes ; la (re)construction de l’objet, pour reprendre le terme employé dans le titre de l’article, est constamment renouvelée, par l’ajout de renseignements, par l’apparition sur le site d’un inédit, par l’ajout de notes explicatives à l’édition d’un dossier génétique, par la publication d’un article savant, bref, par toute intervention susceptible de moduler l’interprétation de l’œuvre.
Une telle communauté virtuelle permet donc une mise à jour régulière des résultats de la recherche, chaque fois que de nouveaux éléments pertinents à l’analyse ou à l’édition des textes émergent. Ainsi, la recherche sur Gabrielle Roy n’est plus, dans ce contexte particulier, présentée comme étant achevée, comme elle le serait à travers des publications sous la forme de livres ou d’articles dans des revues savantes ; la communauté virtuelle, fondée sur un principe de partage et d’échange des connaissances, permet, comme je l’ai montré ailleurs, une ouverture vers d’autres projets et documents présents sur le web et dès lors favorise l’évolution constante de la recherche et une mise à jour des travaux au fur et à mesure qu’apparaissent de nouvelles découvertes et perspectives d’analyse des textes royens[10] (Marcotte 2009).
L’adhésion à la philosophie open source illustre en outre un autre phénomène rendu possible grâce aux dispositifs d’édition numérique. Le projet s’inscrit en effet dans la perspective de la démocratisation de la culture qui, comme le rappelle Michel Wiviorka dans L’impératif numérique, est basée sur les « services numériques offerts aux utilisateurs et aux interactions, liberté et possibilités inédites qui s’ouvrent à eux » (Wiviroka 2013, 12).
ll reste alors à se poser la question de la pérennité de cet assemblage de documents sur support numérique. Les documents sont certes plus accessibles au chercheur et au lectorat grand public, ils sont beaucoup plus « visibles » et ils suscitent sans doute davantage de publications scientifiques. Cependant, sans une réflexion, et surtout, sans les fonds nécessaires pour faire évoluer l’architecture informatique des sites qui abritent les documents au fur et à mesure qu’évolue la technologie, tout ce travail risque, à terme, de se révéler inutile. Cette question de la fragilité des supports et des applications qui permettent la consultation des archives en ligne est cruciale, car si on a l’impression que la conservation des archives dans un lieu unique, plus ou moins accessible au grand public, comme une bibliothèque, restreint l’accessibilité au patrimoine, leur diffusion sur le web ne garantit pas pour autant (et c’est là un des paradoxes d’Internet) leur conservation à long terme. On est donc somme toute, avec la mise en ligne des archives, dans une logique d’accès, et non pas, comme on a tendance à le croire, dans une logique de pérennité.
VIII. Une mise en réseau
Cette approche de l’archive fondée sur l’accès, si elle peut potentiellement poser problème à moyen ou à long terme, ne permet pas moins des résultats féconds dans l’immédiat, et ce, tant par rapport à la compréhension de l’œuvre qu’aux maillages entre chercheurs et – tout particulièrement – aux échanges désormais facilités entre ceux-ci et le grand public.
Ce dernier aspect est assurément le plus novateur des possibles permis par le site. En effet, si HyperRoy, depuis sa création, a suscité des retombées intéressantes au plan pédagogique (des professeurs de collège, par exemple, rapportent avoir recouru à l’édition électronique du Temps qui m’a manqué pour illustrer le processus d’écriture dans des cours de création littéraire) et au plan de la recherche (la bibliographie commentée de la critique est abondamment consultée par les chercheurs, si on en juge par les statistiques de consultation ; les doctorants à l’étranger se servent de l’index de la correspondance et de l’édition des dossiers génétiques de l’autobiographie dans le cadre de la rédaction de leur thèse sur G. Roy ; les chercheurs consultent l’index de la correspondance et évitent ainsi de lire des centaines de lettres qui ne concernent pas vraiment l’objet de leurs travaux ; etc.), l’élément le plus étonnant qui a émergé de la présence d’HyperRoy demeure l’intérêt et les réactions qu’il a suscités auprès du lectorat grand public. Des lecteurs ont en effet contribué, au cours des dernières années, à la bonification de l’archive, en signalant, via l’interface de commentaires du site HyperRoy, l’existence de lettres de Gabrielle Roy retrouvées suite au décès d’un proche dans des boîtes de documents personnels.
S’effectue de ce fait une triple mise en réseau – des différentes leçons textuelles conservées pour certaines des œuvres ; des chercheurs ; des différentes communautés de lecteurs. Le projet s’inscrit lui-même dans le réseau plus vaste des ressources électroniques consacrées à la littérature et au patrimoine culturel, voire de l’Internet en son entièreté. Si chaque élément de l’œuvre royenne (canonique ou non) conserve, au sein d’HyperRoy, son unité et sa spécificité, la mise en contexte renouvelée qui en résulte influe inévitablement sur leur sens potentiel, si ce n’est leur pondération globale au sein du corpus.
IX. (Re)construire l’objet
En somme, archiver, c’est déjà réinterpréter. C’est, comme l’expliquait très justement Arlette Farge dans Le goût de l’archive, adopter une certaine distance par rapport à l’objet. C’est construire l’objet. Et le (re)construire (Farge 1989).
Proposer une édition électronique et une vitrine où consulter les principaux documents d’archives d’un écrivain, en les présentant différemment selon leurs particularités matérielles et leur potentiel en tant qu’objet de recherche, c’est aussi, dans un premier temps, s’imposer un certain recul par rapport à un objet qu’on a beaucoup fréquenté. C’est apprendre à le connaître, à le comprendre autrement, c’est le (re)construire, en anticipant les besoins des lecteurs, des chercheurs, c’est lui donner une nouvelle forme et une nouvelle structure. C’est donc le lire autrement et surtout, le donner à lire autrement. C’est produire un nouveau récit à partir du récit existant, en usant d’un autre langage. C’est accepter la médiation d’un tiers dans le processus de lecture et d’investigation des textes : la machine. C’est transformer « des données inertes en données actives », (Dacos et Mounier 2010, 109), pour citer Marin Dacos et Pierre Mounier. C’est surtout, d’un point de vue historique et politique, participer à la diffusion et à la conservation d’un patrimoine de plus en plus négligé par les institutions gouvernementales, qui risque de disparaître complètement si on ne le redonne pas tout de suite aux citoyens.
Le web permet de la sorte de concilier ces différentes finalités dans la (re)construction des archives, contrairement à l’exposition et à l’album, qui ont été conçus pour répondre à un horizon d’attente particulier. La création de bases de données, la présentation d’expositions virtuelles, la formation de communautés virtuelles, la conception d’applications mobiles, par exemple, permettent tant au chercheur qu’au lecteur de jouer un rôle de plus en plus actif ou participatif. La diffusion d’archives littéraires sur le web permet ainsi l’exploration de nouveaux modèles de collaboration qui favorisent l’échange et le partage des résultats de la recherche.
Chose certaine, la circulation de documents d’archives littéraires sur support numérique mène, comme on le constate, à penser l’archive autrement. Si la diffusion en ligne des archives, pour reprendre l’explication de Charbonneau, « est l’action de faire connaître, de mettre en valeur, de transmettre ou de rendre accessibles une ou des informations contenues dans des documents d’archives à des utilisateurs (personnes ou organismes) connus ou potentiels pour répondre à leurs besoins spécifiques » (Charbonneau 2009, 374), ces vestiges d’un passé relativement figé acquièrent en effet, par leur reprise dans l’environnement numérique, un caractère dynamique, ne formant plus, dès lors, un ensemble de documents fermé sur lui-même, mais bien un nœud parmi d’autres dans cette vaste archive qu’est le web.
Bibliographie
Beugnot, Bernard. 2008. « Archives d’écrivains : de l’exploration à l’exploitation ». In Archives littéraires et manuscrits d’écrivains, par Jacinthe Martel, 296. Convergences 43. Québec: Nota Bene.
Charbonneau, Normand. 2009. « La diffusion ». In Les fonctions de l’archivistique contemporaine, par Carol Couture. Sainte-Foy (Québec): Presses de l’Université du Québec.
Dacos, Marin, et Pierre Mounier. 2010. L’édition électronique. Repères 549. Paris: La Découverte.
Doueihi, Milad. 2013. Qu’est-ce que le numérique ? Paris: Presses universitaires de France.
Farge, Arlette. 1989. Le goût de l’archive. Points histoire. Paris: Seuil.
Fen-Siu, Lee. 2003. « Virtual Community Informatics : A Review and Research Agenda ». Journal of Information Technology Theory and Application 5 (1).
Marcotte, Sophie. 2009. « La communauté virtuelle comme espace de publication savante ». Mémoires du livre, La publication électronique en sciences humaines et sociales 1 (1). http://www.erudit.org/revue/memoires/2009/v1/n1/038634ar.html.
Martel, Jacinthe. 2008. « Présentation ». In Archives littéraires et manuscrits d’écrivains, par Jacinthe Martel. Convergences 43. Québec: Nota Bene.
Ricard, François. 1991. Inventaire des archives personnelles de Gabrielle Roy conservées à la Bibliothèque nationale du Canada. Montréal: Boréal.
Ricard, François. 1996. Gabrielle Roy, une vie. Montréal: Boréal.
Ricard, François. 2014. Album Gabrielle Roy. Édition du centenaire. Montréal: Boréal.
Shirky, Clay. 2009. Here Comes Everybody. The Power of Organizing Without Organizations. Londres: Penguin Books.
Sinclair, Stéfan, et Geoffrey Rockwell. 2014. « Les potentialités du texte numérique ». In Pratiques de l’édition numérique, par Michael Eberle-Sinatra et Vitali-Rosati, Marcello, 219. Parcours numériques. Montréal: Presses de l’Université de Montréal.
Wiviroka, Michel. 2013. L’impératif numérique. Paris: CNRS.
Voir l’édition des œuvres complètes de G. Roy, préparée par François Ricard, Sophie Marcotte, Jane Everett, Dominique Fortier et Isabelle Daunais, Montréal, Éditions du Boréal, coll. « Édition du centenaire » : Bonheur d’occasion, 2009 ; La Petite Poule d’Eau, 2009 ; Alexandre Chenevert, 2010 ; Rue Deschambault, 2010 ; La Montagne secrète, 2011 ; La Route d’Altamont, suivi de De quoi t’ennuies-tu, Évelyne ?, 2011 ; La Rivière sans repos, 2011 ; Cet été qui chantait, suivi de Deux contes pour enfants, 2012 ; Un jardin au bout du monde, 2012 ; Ces enfants de ma vie, 2012 ; Fragiles lumières de la terre, 2013 ; La Détresse et l’Enchantement, suivi du Temps qui m’a manqué, 2013.↩
 Signalons notamment le Colloque du centenaire, organisé à l’Université McGill en octobre 2009.↩
 Voir le bandeau du livre.↩