Beaucoup de choses ont été dites, en bien ou en mal sur Georges Ivanovitch Gurdjieff (Alexandropol 1870 – Paris 1949). Tantôt « maître spirituel » ou « mystagogue », tantôt « psychologue » ou « charlatan », parfois « maître de danse » ou « musicien », « magicien » ou « guérisseur », il n’a pourtant jamais reçu, en dépit de son œuvre écrite considérable, l’épithète d’« écrivain », encore moins celle de « narrateur » ayant eu recours à la fiction. Bien entendu, l’analyse de l’œuvre gurdjieffienne ne peut pas être exclusivement littéraire, tant la portée de son enseignement dépasse le cadre de l’art et de la littérature. Plus d’une centaine de livres et des milliers d’articles dans de nombreuses langues ont été publiés sur sa vie et son œuvre, sans compter des documentaires et des films, dont celui de Peter Brook, Rencontres avec des hommes remarquables. Donc, ce bref essai n’aura d’autre prétention que celle de mettre l’accent simplement sur sa condition d’écrivain.
Si dans l’entourage de Gurdjieff il y avait quelques écrivains célèbres (Katherine Mansfield, René Daumal, Alfred Richard Orage), lui-même n’était pas regardé comme un « grand écrivain » et personne (même Orage, son disciple spirituel et critique anglais à la mode au début du 20e siècle) ne s’intéressa à ses écrits comme s’il avait été un Tolstoï, un James Joyce ou un Proust. Dans le monde de la littérature pour la littérature, Gurdjieff ne comptait pas. Pourtant, l’un de ses livres – Récits de Belzébuth à son petit-fils (Gurdjieff 1966) – peut être comparé, par son utilisation consciente de la fiction et par son architecture sciemment calculée, à la Divine Comédie, le chef d’œuvre de Dante Alighieri. D’un autre côté, le parfum « diabolique » des Récits de Belzébuth rappelle les nombreux Faust inscrits dans la légende faustienne. Sans doute Gurdjieff aurait-il souri de ces comparaisons avec la littérature occidentale, préférant de loin qu’on lui parle des Mille et une Nuits, l’un des grands classiques de la littérature orientale, exemple pour lui de ce qu’il appelait « l’art objectif », l’art qui ne cherche pas le chatouillement de la subjectivité de l’être humain, mais favorise le développement stable de sa conscience.
Gurdjieff a commencé à écrire de façon régulière assez tard, vers cinquante ans, après un grave accident qui aurait pu lui coûter la vie. Vraisemblablement, il s’est endormi au volant de son automobile, qu’il conduisait toujours à vive allure dans ses allers-retours entre Paris et le Prieuré d’Avon, près de Fontainebleau, où il avait installé son Institut pour le Développement Harmonique de l’Homme. Pris par d’exténuantes et très humbles occupations destinées à trouver l’argent nécessaire au fonctionnement de l’Institut, il dormait d’habitude très peu ou pas du tout, parfois pendant plusieurs jours et nuits de suite. Mais, travailleur tenace, il profitait de ses longues périodes de veille pour accomplir les tâches qu’il avait programmées, sans tenir compte des efforts souvent extrêmes qu’elles supposaient.
De son accident nous connaissons quelques détails plutôt choquants, c’est le cas de le dire. D’abord considéré comme mort par les secouristes qui arrivèrent jusqu’au lieu de la collision de sa voiture contre un arbre, il ne dut sa survie qu’à l’entêtement d’un gendarme qui ne voulut pas qu’on emportât son corps jusqu’à la morgue. La discussion entre les secouristes fut, à n’en pas douter, macabre, tant le corps de Gurdjieff était abimé par de multiples fractures et blessures, son cœur ne battant apparemment plus et sa respiration étant devenue imperceptible. Mais un gendarme français est un gendarme français et son entêtement finit par s’imposer. D’après lui, malgré les apparences, le monsieur accidenté n’était pas mort, quelque chose lui disait dans son cœur et dans sa tête qu’il fallait le sauver coûte que coûte. Gurdjieff fut donc transporté à l’hôpital, où les médecins urgentistes, constatant à peine quelques frémissements de vie dans ce qui semblait plutôt une dépouille inanimée, ne crurent pas non plus à sa survie. Néanmoins, ils le gardèrent quelques heures en observation. C’est alors que commença la lente résurrection de Gurdjieff, processus qui allait durer plusieurs semaines avant qu’il ne récupérât la conscience.
Ce qu’il vécut pendant son coma profond, nous ne le savons pas, puisqu’il ne voulut pas en parler au-delà de son cercle intime, mais nous pouvons essayer de l’imaginer. Gurdjieff gardait une relation hors du commun avec son corps et son appareil psychique, un peu comme un maître mécanicien garde la maitrise d’un robot démonté et remonté maintes fois par lui-même et, de ce fait, parfaitement connu. Cette connaissance était le résultat de nombreuses années de travail sur soi, suivant les règles de plusieurs enseignements ésotériques qu’il avait découverts dans ses pérégrinations de jeunesse à travers le Caucase, l’Asie centrale, le Moyen Orient, l’Égypte, l’Inde et le Tibet. Gurdjieff parle du corps et de la psyché comme des machines prodigieuses, très compliquées et délicates, machines qu’il avait étudiées avec minutie et qu’il pouvait diriger à sa guise. Certes, il eut quelques défaillances mémorables, comme celle vécue au moment de son accident, mais, tout compte fait, il s’agissait d’un accident providentiel, sans lequel nous ne serions pas en train de nous souvenir de lui en cet instant. Quoiqu’il en soit, après son terrible choc Gurdjieff se reconstitua grâce à une incessante activité intérieure pendant toute la durée de son coma et, lorsqu’enfin il revint à la conscience de veille ordinaire, il communiqua à ses disciples une décision prise parallèlement à son processus de « résurrection » : il avait décidé d’écrire, non pour coucher sur le papier ses états d’âme, des histoires d’amour ou des romans policiers, mais pour transmettre son enseignement à travers l’écriture.
La tâche était assez difficile car il n’avait jamais rien « écrit ». De plus, il devait se résigner à quitter les activités qui prenaient jusqu’alors la totalité de son temps, essentiellement l’initiation, la formation et l’entretien de ses disciples au Prieuré d’Avon. L’Institut pour le Développement Harmonique de l’Homme fut alors fermé et Gurdjieff s’organisa pour se consacrer à un seul but : mettre par écrit ses idées. Étant donné la nature de son objectif on aurait pu s’attendre à de lourds et très abscons essais théoriques. Or, et voici ce qui est surprenant venant d’un homme réputé pour la discipline et le sérieux de sa démarche, il dédaigna toute velléité de rédiger des traités métaphysiques style Sein und Zeit de Heidegger ou L’Être et le Néant de Sartre ou, encore, de concocter de volumineuses théories psychologiques à la façon de Pierre Janet ou de Sigmund Freud, ses célèbres contemporains. Au lieu de cela, il choisit comme véhicule de sa pensée et de ses sentiments les plus profonds… la fiction littéraire.
Avant son accident, Gurdjieff était ce qu’on appelle « un homme d’action ». Il avait parcouru à pied, à cheval, à dos de dromadaire, dans tous genres de véhicules, des dizaines de milliers de kilomètres à la recherche de cet « enseignement inconnu » dont parle un autre de ses disciples, le mathématicien russe Ouspensky (Ouspensky 1980). Il avait traversé et survécu à des expériences terrifiantes, y compris des guerres et des révolutions, notamment la révolution bolchévique, et pratiqué de multiples métiers pour assurer sa subsistance et celle de ses élèves qui l’avaient suivi jusqu’en Europe et aux États-Unis. Après tant de déplacements, de voyages et d’activités incessantes, le voilà immobile, à peine sorti du coma, dans une chaise longue sur la terrasse qui surplombait le parc du Prieuré d’Avon, méditant en silence sur son œuvre à écrire. Son entourage avait reçu des ordres stricts de ne pas le déranger et de respecter soigneusement le nouveau rythme de vie qu’il allait adopter, totalement opposé au rythme qui était le sien avant de mettre fin à l’activité des groupes d’élèves du Prieuré.
À l’instar de tout écrivain à ses débuts, il ne savait pas par où commencer son travail d’écriture et quels moyens utiliser pour parvenir à ses fins lesquelles, en dépit des doutes qu’il éprouvait à cause de son inexpérience, étaient néanmoins parfaitement claires. « Ah! Diable! Va-t-elle revenir cette sensation si étrange et si désagréable, éprouvée il y a trois semaines, tandis que j’élaborais en pensée le programme et l’ordre des idées que j’avais résolu de propager, sans savoir non plus par quoi commencer ? » (Gurdjieff 1966, 10), s’inquiète-t-il au début des Récits de Belzébuth à son petit-fils. Et un peu plus loin, il précise : « J’ai déjà établi en pensée le plan et l’ordre de mes exposés ; mais quelle forme prendront-ils sur le papier ? J’avoue que jusqu’ici mon conscient n’en sait rien » (Gurdjieff 1966, 28). Ces doutes n’effaçaient nullement son ambition, pas très différente dans sa formulation aux désirs d’un écrivain inexpérimenté, fier de son projet : « J’ai résolu de faire de cette histoire […] l’un des principes fondamentaux de la nouvelle forme littéraire dont je veux faire usage pour atteindre le but que j’ai en vue » (Gurdjieff 1966, 24), assure-t-il, toujours dans les Récits. Cependant, il reconnaissait, avec une modestie en apparence contradictoire, la faiblesse de sa situation d’écrivain novice : «  Pour quoi moi, espèce d’écrivain novice dont vous n’avez jusqu’à présent jamais remarqué le nom, pas même dans un journal, suis-je en droit de me dire unique ? » (Gurdjieff 1966, 30).
Il y a des écrivains qui prétendent, mordicus, avoir dans leur tête le texte à écrire déjà rédigé dans ses moindres détails, y compris les virgules, avant de le transcrire sur le papier. D’autres, au contraire, se targuent de ne savoir absolument rien sur ce qu’ils veulent écrire et ils insistent sur le fait que ce sont les premières phrases, sorties d’on ne sait où, qui, peu à peu, vont entraîner les autres dont la somme totale constituera l’œuvre accomplie. Les romanciers appellent cela « se laisser emporter par les mots et les personnages issus de l’imagination », et ils considèrent comme un signe de génie que leurs créatures s’expriment comme si elles étaient des personnes vivantes et autonomes, créées à l’image de leur auteur, véritable divinité en rien différente de Dieu-le-Père.
Heureusement, Gurdjieff n’était pas un auteur de romans et nous ne pouvons pas le comparer à quelque divinité romanesque que ce soit. Il se prépara donc à écrire une œuvre de fiction fondée sur un personnage « créé » non par lui, mais sur le déjà archi-célèbre Belzébuth. « Pendant ces dernières semaines, tandis que j’étais encore au lit, physiquement épuisé, esquissant en pensée le programme de mes ouvrages, et méditant la forme et l’ordre de leur exposé, je décidai de prendre pour héros principal… le grand Belzébuth en personne ! », nous annonce-t-il dans le prologue des Récits (Gurdjieff 1966, 45). De toute évidence G. (c’est ainsi qu’Ouspensky l’appelle dans Fragments d’un enseignement inconnu) accordait une grande importance à ce mystérieux phénomène qu’est la fiction, au point de s’en servir pour laisser à la postérité les clés de son enseignement, aussi bien exotérique qu’ésotérique. Il n’hésita pas à s’emparer du personnage littéraire déjà légendaire de Belzébuth, frère ainé de Méphistophélès, le mentor de Faust, et à se promener en sa compagnie à travers les différents niveaux du cosmos, un peu à la façon de Dante se promenant avec Virgile et Béatrice dans sa Divine Comédie… mais aussi comme Flash Gordon, le héros du comics américain à la mode dans les années 30, pilote d’un aéronef interplanétaire comparable à celui des Récits de Belzébuth, quoique moins compétitif (à cause, entre autres, de son combustible très enfumant).
Une fois trouvé son protagoniste stellaire et programmé dans sa pensée le plan de l’œuvre à venir, organisée en trois séries, il se mit à écrire les Récits de Belzébuth à son petit fils. Mais (et ceci le distingue aussi d’autres utilisateurs de la fiction, tel le prophétique Jules Vernes), il se posa la question de la langue à utiliser. Connaissant, à des degrés différents, une trentaine de langues et de dialectes, il choisit le russe et l’arménien, laissant de côté son grec natal, pratiqué dans sa petite enfance à Alexandropol, trop éloigné du grec moderne. Toutefois, puisqu’il écrivait en France (et plus tard, aux États-Unis), il ferait traduire en français (puis en anglais) tous ses textes, presque immédiatement après leur rédaction. Ses disciples polyglottes les plus fidèles s’y consacraient, et ils avaient la redoutable obligation de lui lire à haute voix leurs traductions, que G. faisait remanier implacablement jusqu’à obtenir une correspondance parfaite avec le texte original : « La quantité de force nerveuse que j’ai dépensée au cours de ces deux premières années, dans les moments où je sentais que l’on ne me traduisait pas comme il fallait… », se plaint-il, bougon, à la fin des Rencontres avec des hommes remarquables (Gurdjieff 1984).
Tout en ayant recours à la fiction, Gurdjieff était néanmoins un narrateur complètement différent des romanciers d’aujourd’hui, proches des auteurs de romans de chevalerie de jadis, fabulateurs moqués par Cervantès dans Don Quichotte. Il faut rappeler que la fiction, mécanisme abusivement identifié au roman, est utilisée aussi dans la recherche scientifique, y compris en physique et en mathématiques et, pour sûr, en histoire et en philosophie. Mais surtout, elle opère constamment dans notre vie ordinaire (rêveries, songes, cauchemars, projets de toutes sortes, amourettes, jalousies, vengeances, etc.), et dans les délires psychotiques. En réalité, c’est l’establishment édito-littéraire conventionnel qui favorise, pour des raisons commerciales, la confusion entre fiction et littérature narrative, entre fiction et conscience, la fiction prenant la place de celle-ci et faisant de la littérature un simple divertissement à offrir sur le marché. « L’un des principaux moyens de développement de l’intelligence est la littérature. Mais à quoi peut bien servir la littérature de la civilisation contemporaine ? Absolument à rien si ce n’est à la propagation de la parole putanisée1 » (Gurdjieff 1984, 29), note Gurdjieff dans l’introduction de Rencontres avec des hommes remarquables, ouvrage qui fait partie de la deuxième série de ses écrits. Effectivement, à part les exceptions qui confirment la règle, y a-t-il un exemple plus lamentable de la parole putanisée que le roman contemporain ? Mais la fiction en elle-même n’y est pour rien.
Ce qui est incontestable dans le cas de Gurdjieff, c’est l’utilisation consciente de la fiction, contrairement aux romanciers, otages de leurs propres personnages au point de s’identifier totalement à eux et devenant, parfois pendant de longues périodes, des fous en rien différents des psychotiques ordinaires. Gurdjieff n’eut aucun mal à maîtriser Belzébuth et cela sans nul besoin d’un pacte diabolique ni d’une Marguerite coquette, tout en admettant, à l’instar des auteurs des innombrables Faust écrits depuis le 16e siècle, que le Diable est toujours très utile pour accomplir des œuvres de qualité car « il dispose des moyens et de science à profusion » (Gurdjieff 1966, 46). Thomas Mann, l’auteur de Doktor Faustus, aurait été volontiers d’accord avec lui.
En résumé, des objectifs précis, un programme préalablement étudié, une langue ad hoc, une maîtrise consciente de la fiction et des circonstances matérielles plus au moins favorables ont été les conditions qui accompagnèrent le départ de l’aventure scripturale de Gurdjieff. Il faudrait encore ajouter la création d’un glossaire de néologismes qu’il inventa afin de préciser le fond de sa pensée. Voici, dans le désordre, un échantillon concernant la lettre « a » dans l’index laborieusement établi sous la direction de Jeanne de Salzmann : abroustdonis, absoïzomosa, agourokhrostini, aïessiritourassienne, aboûn, aïssakladon, aliamizournakalau (sacré, évidemment) et quelques mots composés : akhldan-fokhsovor, akhldan-gezpoudjnissovor, alla-attapann etc. Il y avait de quoi décourager le jury du prix Goncourt et, en général, n’importe quel jury littéraire, y compris celui du prix Nobel et, pour sûr, n’importe quel amateur de « romans parisiens ». Pourtant, James Joyce n’a pas fait mieux dans son Ulysses et sans doute il a fait pire dans Finnegans Wake, ce qui n’a pas empêché la critique de se pâmer de plaisir devant autant d’intelligence linguistique. Mais il y a quelque chose de très différent dans l’invention des néologismes chez les deux écrivains. Pour Joyce, il s’agit (principalement dans Finnegans) de reproduire le chaos langagier de l’Inconscient, tandis que pour Gurdjieff l’objectif est d’ouvrir les portes de la connaissance de l’être. Toutefois, en échange de l’effort qu’il demande au lecteur, il lui offre une parfaite précision dans la transmission de sa connaissance.
Gurdjieff écrivit avec intensité dix ans durant, entre décembre 1924, date du commencement des Récits, jusqu’au mois d’avril 1935, lorsqu’il abandonna, sans la finir, la troisième série de ses écrits La Vie n’est réelle que lorsque « Je suis » (Gurdjieff 1983). Tout au long de cette période, il va parsemer ses manuscrits de notes et d’anecdotes sur l’acte d’écrire, qu’il pratiquait soit dans la solitude et le silence, soit dans des brasseries ou des cafés. Dans le prologue de l’un de ses ouvrages, écrit en partie au Café de la Paix à Paris (son « bureau personnel »), G. revient encore sur ses difficultés d’écrivain. Il raconte : « À partir de ce moment-là (1er janvier 1925), malgré les continuelles souffrances physiques et morales que j’éprouvais, je me mis à écrire, à écrire sans cesse… Je modifiais, et de nouveau j’écrivais… Pour mieux me rendre compte du lien logique et de la suite des idées exposées, j’ai pris l’habitude de lire chaque soir mon travail de la journée » (Gurdjieff 1983, 50). Soucieux de l’efficacité de son écriture, il craignait que « les gens qui ne me connaissent pas personnellement ne comprendront rien à ce que j’écris ». Son souci était si vif qu’il se disait prêt « à détruire tous mes écrits en calculant le temps de telle sorte qu’à minuit, arrivé à la dernière page, je me détruise à mon tour » (Gurdjieff 1983, 51). Sur ce point, il n’y a pas de grande différence entre lui et un romancier pris par la peur de l’échec. Et il éprouve cette envie, si connue des écrivains, de tout récrire : « Si mon temps ne dépendait que de moi, je récrirais tout, d’autant plus que j’aurais alors, dès le début, l’assurance de pouvoir mourir tranquille car, sachant comment je devrais écrire, j’aurais tous les droits d’espérer que le principal but de ma vie serait effectivement réalisé, ne fut-ce qu’après ma mort » (Gurdjieff 1983, 25).
Cependant, il s’était proposé d’ « écrire autrement que ne le ferait n’importe quel écrivain » (Gurdjieff 1966, 11). La contradiction est assez flagrante : d’un côté il écrit pour mettre ses idées à la portée de tous, de l’autre il hausse la barre de la compréhension de sa pensée à un niveau tel qu’un lecteur ignorant les fondements de son enseignement aura du mal à le suivre. C’est là où l’attrait de la fiction intervient : le lecteur des Récits est invité à devenir astronaute et à monter, en compagnie du petit-fils de Belzébuth, à bord du Karnak, vaisseau spatial qui fait la navette dans notre système solaire. Le Karnak, il faut le préciser, est un appareil confortable et rapide, qui utilise un combustible d’origine magnétique fondé sur la gravitation universelle, inépuisable et pas du tout polluant. L’aventure en vaut la peine car, pour peu que le lecteur s’intéresse aux mystères du cosmos et au mystère de sa propre existence, il trouvera maintes réponses dans le dialogue entre l’enfant âgé de douze ans et son grand-père qui l’instruit avec douceur et patience. De toute évidence Gurdjieff, sachant que chaque lecteur ne peut comprendre que ce que son propre niveau de conscience lui permet, voulait que ses écrits, avec des touches de comics et d’humour oriental, atteignent le plus grand nombre possible de gens.
D’autres commentaires sur sa vie d’écrivain s’étalent dans les prologues et épilogues de ses livres. Ils vont à peu près tous dans le même sens, signalant à la fois l’importance et la difficulté d’écrire. Gurdjieff souffre de doutes, de peurs, d’irritations, de découragements, de fatigues… et de problèmes d’argent : « Au cours de ces six années, je me suis fatigué jusqu’à l’épuisement et cela non pas à force d’écrire, récrire et d’apporter de nouveaux changements aux piles de mes manuscrits (…) mais à force de tourner et retourner dans ma tête toutes sortes de combinaisons destinées à reculer les échéances de mes dettes sans cesse grandissantes » (Gurdjieff 1984, 349), avoue-t-il dans les Rencontres. Mais il n’hésite pas non plus à afficher sa satisfaction et sa fierté lorsque le travail est achevé : « Ainsi donc, je considère comme achevée cette première série de mes ouvrages, et sous une forme telle que j’en suis moi-même satisfait » (Gurdjieff 1966, 1171), se félicite-t-il à la fin des Récits. Et il ajoute, sans craindre d’être traité d’alcoolique et de fainéant : « J’ai l’intention de me reposer un mois entier, de ne rien écrire du tout, et pour stimuler mon organisme, fatigué à l’extrême, de boire tout dou-ce-ment les quinze bouteilles qui me restent de ce super-ultra-céleste nectar que l’on nomme Vieux Calvados » (Gurdjieff 1966, 1171), faisant référence aux vingt-sept bouteilles qu’il avait découvertes dans les caves du Prieuré, trésor caché par les moines de jadis et qu’il supposait, assez égoïstement, réservées par le hasard divin à sa seule intention.
Quant à la publication de ses manuscrits, son attitude était radicalement différente de celle des romanciers, toujours à la recherche d’un éditeur qui pourrait leur apporter argent et célébrité. Cela ne l’intéressait nullement. Il aurait pu profiter de l’aide offerte par Orage, vénéré par l’intelligentsia du début du 20e siècle à Londres et à New York, ou de celle de Margaret Anderson, l’éditrice de James Joyce. Orage, croyant bien faire, lui avait préparé un accueil triomphal à New York en organisant une série de conférences sur son enseignement, rencontres où il avait invité les intellectuels et les éditeurs new-yorkais à la mode, dont Alfred A. Knopf, disposé à le publier rapidement. Gurdjieff s’amusa à décourager tout ce beau monde, car il sentait que le moment n’était pas encore venu pour faire connaître ses écrits au-delà d’un petit cercle. Il finit par se fâcher sérieusement avec Orage, lui reprochant sa tendance à se laisser emporter par les mondanités de l’intelligentsia anglo-saxonne. Pour lui, la publication de ses livres devait coïncider avec un minimum de réceptivité non du marché littéraire, mais d’une conscience collective capable de recevoir la semence de son enseignement et de le faire fructifier.
En 1933, décidé à préparer lui-même le terrain pour la parution de ses livres, il fit une tentative d’autoédition digne des surréalistes et des avant-gardes littéraires les plus audacieuses. Après avoir réuni l’argent nécessaire, il publia à Paris, mais en anglais, The Herald of Coming Good (Gurdjieff 2001), petit livre d’une centaine de pages à la couverture en velours, accompagné de sept formulaires où l’acheteur devait signaler nom et adresse, les motifs pour lesquels il avait acquis le livre et le prix (entre 8 et 108 francs) qu’il avait choisi librement de payer au libraire. Le succès de critique et de vente dans le marché littéraire parisien fut, sans surprise, nul. Certes, les phrases, souvent plus longues que celles de Proust ou de Cervantès, répétitives un peu comme celles du romancier autrichien Thomas Bernhard, y étaient aussi pour quelque chose. Gurdjieff, chagriné et plutôt en colère, fit retirer le livre de la vente avant de procéder, personnellement, à l’autodafé du tirage. Puis, deux ans plus tard, en 1935, fatigué de sa vie d’écrivain « standard » (comme il la définit lui-même dans L’Annonciateur du Bien à venir), il posa sa plume sans finir la troisième série de ses ouvrages. On le comprend.
Avant de mourir près de Paris, en 1949, Gurdjieff appela sa disciple émérite, Jeanne de Salzmann, pour lui dire ceci : « Publiez au fur et à mesure que vous serez sûre que le temps est venu. Publiez la Première et la Seconde séries. Mais ce qui est essentiel, avant toute chose, c’est de préparer un noyau de gens capables de répondre à la demande qui apparaîtra. Tant qu’il n’y aura pas de noyau responsable, l’action des idées ne dépassera pas un certain seuil. Cela prendra du temps… beaucoup de temps, même. Publier la Troisième série n’est pas nécessaire. Elle était destinée à d’autres fins. Cependant, si vous croyez devoir le faire un jour, publiez-la » (Gurdjieff 1983, 18).
(Georges Ivanovitch Gurdjieff est décédé le 29 octobre 1949, à Neuilly-sur-Seine. La première édition de Récits de Bélzebuth à son petit-fils fut publiée en anglais à New York en 1950, par Harcourt & Brace, Editors).
Bibliographie
Gurdjieff, Georges. 1966. Récits de Belzébuth à son petit-fils. Paris: Janus.
Gurdjieff, Georges. 1983. La vie n’est réelle que lorsque « Je suis ». Monaco: Du Rocher.
Gurdjieff, Georges. 1984. Rencontres avec des hommes remarquables. Monaco: Du Rocher.
Gurdjieff, Georges. 2001. L’Annonciateur du Bien à Venir. Paris: L’Originel.
Ouspensky, P.D. 1980. Fragments d’un enseignement inconnu. Paris: Stock.
Waldberg, Michel. 2002. La parole putanisée. Paris: La Différence.