Car c’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle.
Walter Benjamin
Que reste-t-il d’un homme dans un monde sans dieux, sinon ce qu’il transmet ? Le ciel du Centaure est un film sur la lettre à transmettre, sur l’héritage et sur la création. Cette présence de la transmission vaut pour tous les personnages du film : pour l’ingénieur, bien sûr, mais aussi pour Elisa, la fille de Victor Zagros, comme pour Zagros lui-même, ce faussaire de génie qui brouille les frontières, ou pour l’artiste, Candido Lopez, qui est double, l’homme souffrant affronté à l’irrémédiable et l’homme créant à partir de cette souffrance même tout autre chose qu’une image de la souffrance. Cette transmission est représentée dans le film par ce mystérieux paquet que l’ingénieur doit remettre à Victor Zagros – et ce paquet, par delà l’image du phénix et la pièce manquante d’un jeu d’échecs qu’il se révèlera contenir, est d’abord dans sa matérialité une dette dont l’ingénieur doit s’acquitter.
Les premiers mots du film sont une question posée par l’ingénieur penché sur un plan dans la cabine d’un bateau qui entre dans un port : « Il s’appelle comment l’endroit où l’on va ? » Le premier nom qui est évoqué sans être prononcé, avant même que le capitaine ne réponde « Puerto Nuevo », est « Buenos Aires », que l’on peut lire sur le paquet, et le film s’inscrit d’emblée, dès les premières images – celles du bateau qui entre dans le port – et dès cette première phrase, dans l’échange : la rencontre entre deux continents, deux pays, deux villes, deux époques et deux hommes : l’ingénieur et un Victor Zagros qui a disparu, qui est introuvable et que l’ingénieur ne rencontrera réellement qu’à la fin du film. Dès cette ouverture, les choses sont pourtant moins simples, car cette question – dont la formulation ne doit rien au hasard – semble être une question que l’ingénieur se pose à lui-même (il confiera plus tard à Elisa : « Je me demande où je veux aller avec ce bateau »), comme si la voix était une voix intérieure, ou - ce qui revient au même - une question qu’il poserait au spectateur, et dont la réponse sera en partie donnée par le film : l’imaginaire.
Un imaginaire qui renvoie à Buenos Aires, au film qui va s’y dérouler, mais aussi, en opposition même à l’imagination comme domaine de rêves, à ce domaine de formes dont relève l’œuvre d’art. La ville, l’art, la violence et la philosophie se mêlent dans Le ciel du Centaure, comme chez J.L. Borges dont le réalisateur fut si proche : « Sans d’abord me le proposer, j’ai consacré ma déjà longue vie aux lettres […] à la pratique mystérieuse de Buenos Aires et aux perplexités qui non sans quelque présomption se donnent le nom de métaphysique ». Quand on sait que Hugo Santiago est né à Buenos Aires et qu’il vit à Paris, le film apparaît comme un recueil du passé, un jeu avec les racines et la mémoire – avec la trace aussi, ce qui est tout autre chose. Lorsque Zagros apparaît à la fin, image indécidable, mais voix d’une présence qui s’impose, c’est l’auteur qui parle de ce film qu’il a fait, qu’il fait ou veut faire, et, sans jamais nommer le film, évoque son « paquet » que l’ingénieur doit retrouver et lui rendre. C’est Derrida en images, ou le Malraux de la métamorphose, et infiniment plus émouvant parce que la chose – le film, l’écriture, la création – n’est pas nommée et n’est évoquée que dans le langage d’une histoire aux accents politico-mafieux : « rendez-moi ce qu’il y avait dans mon paquet ». Poésie pure pour évoquer l’œuvre et la métamorphose dont elle est indissociable.
L’opposition frontale du peintre et du faussaire
Combien de héros dans ce film ? Un seul peut-être, mais difficilement identifiable. C’est d’abord Candido Lopez, un peintre argentin qui a existé historiquement et dont l’œuvre est évoquée par Elisa, la fille de Victor Zagros, à deux reprises, le récit d’Elisa étant le plus bel hommage qu’un cinéaste pouvait rendre à la métamorphose. La peinture de Candido Lopez, par la vie même qui fut la sienne, est une incarnation de la création, de ce qu’est la peinture dans son rapport au réel. Alors même que le soin accordé aux détails pourrait laisser croire à un « primitif flamand », ce rapport au réel, au plus loin de l’imitation, et même de l’expression, relève de la métamorphose. C’est elle que les personnages recherchent tout au long du film et qu’ils ne peuvent trouver puisqu’elle est à l’œuvre dans le film lui-même. L’œuvre est liée au phénix parce qu’elle métamorphose le réel en imaginaire, ce que Negro Luna exprime brutalement lorsqu’il évoque le phénix : « On dit qu’il a le pouvoir de transformer la merde en or », et ce qu’Elisa exprime de manière plus émouvante, à la fois plus poétique et plus conceptuelle, en s’efforçant de clarifier la relation du réel et de l’imaginaire. Sans remonter jusqu’à Kant et à la Critique de la faculté de juger, qui opposait Homère et Newton, le génie et le cerveau, l’art et la science, la seconde pouvant s’enseigner, alors que le génie ne « sait pas lui-même » comment il est parvenu à réaliser son oeuvre, il faut reconnaître que le prénom de Lopez, Candido, bien qu’historique, exprime cette absence de concept qui est à l’origine de l’œuvre et qui fait que tout artiste pourrait faire sienne l’affirmation de l’ingénieur lorsqu’il répond, au tout début du film, au capitaine qui lui demande s’il parle la langue du pays : « Presque pas. Je comprends tout, oui, mais parler, j’arrive à peine ». Ces mots expriment l’obstacle auquel se heurte toute création : quelle que soit sa maîtrise technique, tout créateur balbutie lorsqu’il crée. Il doit réapprendre à parler à chaque nouvelle création, et même pour retrouver sa propre voix il lui faut balbutier s’il ne veut pas se répéter. Ce « parler, j’arrive à peine » retrouve l’affirmation de Picasso : « Le pire ennemi d’un peintre, c’est le style », et c’est cette fureur du balbutiement dans la plus grande maîtrise technique, si manifeste dans les dernières toiles de Picasso, que l’on retrouve dans cette oeuvre testamentaire qu’est Le ciel du Centaure.
Autre héros ou personnage du Centaure : Victor Zagros, cet homme qui sait tout faire, qui a tout fait et qui semble le héros principal du film, toujours absent, à la fois respecté, admiré, aimé, voire adoré par Baltasar, celui que Elisa nomme l’orang-outan : « Ce mastodonte mauvais comme la peste, il adore l’homme tranquille ». Il est l’âme ou l’arôme spirituel d’un important réseau de production de faux – ce que l’ingénieur appelle une bande de faussaires –, des faux papiers aux faux objets d’art et aux faux tableaux. Cette histoire de faussaires semble constituer la trame du film, entre mafia, gangstérisme politique et violence, et sans doute renvoie-t-elle au passé tragique de l’Argentine qu’évoquaient déjà Invasion et Les trottoirs de Saturne, comme à la pratique mystérieuse de Buenos Aires chère à Borges. Mais cet empire de Baltasar, dont Zagros fut une pièce essentielle, et de loin la moins sombre (son « soleil » dit Elisa), pourrait renvoyer aussi à la plus puissante usine à rêves que connaît notre temps : le cinéma commercial, auquel on est souvent tenté d’associer un peu vite l’empire hollywoodien. Ces derniers, comme Zagros, sont passés maîtres dans l’art de l’illusion, possèdent pouvoir et savoir-faire, et sont craints et admirés. Victor Zagros serait en ce sens l’anti-Candido Lopez, personnage paradoxal qui ne saurait que fabriquer des copies, comme certains artistes ne savent plus que produire les objets que le marché de l’art attend d’eux, mais qui précisera que les pièces de son jeu d’échecs sont authentiques, et qu’il aurait été bien incapable de les réaliser, marquant ainsi lui-même, ostensiblement, et à l’encontre de sa légende, les limites de son pouvoir – et désignant d’un même mouvement, en négatif, un autre pouvoir, à la fois plus précaire et plus précieux. Le rythme saccadé du film, ses faux raccords, sont une manière de briser la narration, souci constant chez Hugo Santiago, mais il est aussi dans ce film une manière de filmer la création puisque celle-ci, contrairement à la production, n’existe que dans la rupture. L’opposition entre disciples ou faussaires, qui sont dans l’imitation servile, et le génie qui est dans la vénération rebelle, serait ici donnée à voir, dans l’opposition de Victor Zagros et de Candido Lopez. Sauf que le film tend aussi à brouiller les cartes, et à prendre l’histoire de l’art à rebrousse-poil.
Car cette opposition frontale de Victor Zagros et de Candido Lopez, le copiste d’un côté, l’artiste de l’autre, ne tient pas longtemps, et l’apparition de Zagros, par deux fois, à la fin du film vient ébranler cette dichotomie. Lorsque l’on entend, derrière une vitre dépolie, la voix de Victor Zagros – qui est celle de Hugo Santiago – s’adressant à l’ingénieur et lui disant « Rendez-moi ce que vous me devez », le destinataire de cette phrase est double. Victor Zagros s’adresse à l’ingénieur, mais aussi au spectateur, et l’invite à passer derrière l’histoire pour voir dans le film autre chose qu’une histoire de faussaires, autre chose même qu’une histoire politique, puisqu’il s’agit d’abord, même si cela n’apparaît qu’à la fin et n’est jamais clairement affirmé, d’un film sur la création. Ce n’est d’ailleurs pas le seul destinataire qui est dédoublé, mais l’auteur qui prononce cette phrase. Non seulement parce que Hugo Santiago substitue sa voix à celle de l’acteur qui joue Victor Zagros, mais parce que c’est ainsi le film qui parle, et s’adresse au spectateur, comme lorsque, dans Spectres de Marx, Jacques Derrida fait parler le texte lui-même pour exprimer l’exigence d’une véritable lecture : « On hérite toujours d’un secret – qui dit “ Lis-moi ! En seras-tu jamais capable ? ” » C’est ce qui se passe dans Le ciel du Centaure : le film lui-même – par la voix du réalisateur – intime au spectateur de lui rendre ce qu’il lui doit, c’est-à-dire ce trebejos sans lequel le jeu d’échecs est incomplet. C’est bien d’héritage dont il s’agit, et Zagros utilise le terme, précisant que ce jeu d’échecs « est l’héritier de l’ancien jeu qui se jouait à quatre ». Cette pièce manquante désignerait, entre un nombre indéfini de choses, le regard du spectateur sans lequel un film, comme toute oeuvre, ne peut survivre, mais aussi le réalisateur lui-même, dans la dette qui est la sienne à l’égard de la tradition dans laquelle il s’inscrit et dont il doit se libérer pour y inscrire, par effraction, sa propre voix.
Cette opposition frontale pourrait donc au mieux être le point de départ du film : deux figures antinomiques, Zagros promis à la mort, et Lopez à l’intemporalité, parce que son oeuvre, si engluée d’histoire, s’en délivre par la métamorphose, et c’est cette délivrance qui serait le vrai sujet du film. Un point de départ, donc, mais seulement un point de départ, et le film opère le dépassement de cette opposition. Après cette parole que Zagros adresse à l’Ingénieur, tout est dit (ou presque : l’essentiel sera révélé dans le silence du dernier plan) et le film peut s’achever : retour in extremis de l’ingénieur au bateau qui appareille, structure circulaire du film, mais l’ingénieur n’est plus le même, il a changé, c’est par lui que le Phénix apparaît et seulement lorsque le bateau quitte le port, comme un hommage aussi bien à Umberto Eco qu’à Malraux : l’œuvre est ouverte, et toute métamorphose inachevée.
Reste l’ingénieur, perpétuellement présent à l’écran. Hegel dirait que c’est la conscience engagée dans une suite d’expériences et qui ne comprend qu’à terme le sens de chacune de ces expériences qu’elle a vécues à l’aveugle et sans en saisir toujours le lien – et l’image du phénix qui se révèle à la fin exprime cette conception présente dans la Phénoménologie de l’esprit. Mais on peut dire plus simplement, et c’est la même chose, que c’est le réalisateur achevant son film, ou le spectateur. Si la chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit, le phénix n’apparaît lui aussi qu’une fois l’histoire achevée : il est à la fois la trace et le tracé du chemin parcouru ressaisi par la pensée, mais pour Santiago cette saisie d’un éclat précaire d’absolu s’opère dans l’œuvre cinématographique. L’ingénieur est le spectateur d’un film dont il est aussi l’acteur principal, qui va se réaliser sous ses yeux, et par son regard, un télescopage temporel ou une condensation du temps qui permet de retrouver, de manière décalée et avec l’ironie qui s’impose, la règle classique des trois unités : l’unité d’action (le tournage d’un film), de temps (l’escale de 24h), de lieu (Buenos Aires). Quand il rejoint le bateau qui quitte le port, la fin de l’escale est aussi la fin du film : non seulement le film s’achève, mais il a été – il aura été – réalisé, et il est achevé. C’est aussi la raison pour laquelle Victor Zagros pourra laisser le storyboard-plan-de-Buenos Aires à l’ingénieur, en souvenir.
De l’imaginaire de la peinture à l’imaginaire du cinéma
Le film achevé, on réalise qu’il s’agit bien d’une lettre à transmettre, une lettre que l’ingénieur doit remettre à son destinataire, sauf que la destination de cette lettre, tout en étant très précise, puisqu’elle contient le trebejos que Zagros attend, relève aussi de ce que Derrida nomme l’adestination, parce que la vie est ouverture à l’imprévisible, mais aussi parce que cette lettre contient ce trebejos, dernière pièce maquant d’un jeu d’échecs, qui est lui-même – comme oeuvre – l’infini glissement du sens qu’à propos de la chose écrite Jacques Derrida met en lumière dans De la grammatologie, que Lyotard étend à toute création, puisque toute création – qu’elle soit littéraire, picturale ou cinématographique – est écriture, que Patrick Williams retrouve dans l’instauration des standards du jazz, et que Hugo Santiago met en scène dans Le ciel du Centaure. C’est cela dont l’ingénieur aura fait l’expérience : la survenue de l’imprévisible, et l’affirmation de Lew Millar dans Le loup de la côte Ouest : « La vie, c’est tout ce qui vient », se retrouve implicitement dans Le ciel du Centaure. Par-delà les différentes figures de la rencontre, c’est l’œuvre d’art que l’ingénieur – et avec lui le spectateur – rencontre, une oeuvre que rien ne précède comme origine pure, d’autant plus qu’elle est inséparable de la métamorphose, et donc de l’aléatoire. C’est peut-être en cela que le capitaine et l’ingénieur s’opposent, le premier restant sur le bateau pour observer le ciel étoilé, le second rencontrant l’aventure qu’est l’œuvre : Newton et Homère (ou Joyce). Cette opposition était dès l’ouverture présente en un seul raccord, comme les deux sens du mot centaure : lorsqu’il se dirige vers la porte de la cabine le capitaine précède l’ingénieur, mais dans le plan suivant, c’est l’ingénieur qui marche en tête. Si le film s’achève sur le plan du Phénix, photogramme arraché à tout contexte, c’est bien parce que l’œuvre, qu’il s’agisse des peintures de Candido Lopez ou du film de Hugo Santiago, est ouverture à ce qu’on n’attend pas, et excède toute maîtrise.
L’ingénieur, qui croyait pouvoir s’acquitter sans difficulté d’une tâche qui semblait simple, remettre un paquet à un dénommé Victor Zagros, va donc en réalité vivre des expériences imprévues et, outre enlèvements et menaces de mort, il connaîtra deux, et même trois révélations : celle de l’œuvre de Candido Lopez, d’abord, celle de Victor Zagros ensuite, qui se dédoublera. La révélation des tableaux de Candido Lopez se fait en deux temps, et en deux lieux distincts. C’est d’abord la séquence du musée d’histoire. Ce sont des originaux, mais l’un d’entre eux a été fait par Elisa, à la fois la fille et l’élève de Zagros : « Zagros est mon maître » dit-elle à l’ingénieur, avant de lui avouer plus tard : « Victor Zagros est mon père », soulignant une double transmission unissant héritage biologique et artistique. Ensuite, second moment de cette révélation, un peu avant la fin du film, dans l’appartement d’Elisa : « Et voilà l’histoire ». Candido Lopez est allé à la guerre, il en est revenu triste et presque mort, à son retour il a tenté de l’oublier et pendant vingt ans il en a imaginée une autre : à la fin il s’est aperçu « que sa guerre imaginée était plus réelle que l’autre ». Cette guerre imaginée que Candido Lopez a peinte, ne relève ni du réel ni même de l’imagination, mais bien de l’imaginaire, c’est-à-dire d’un domaine de formes, ces tableaux qui sont exposés, et c’est pourquoi elle peut être plus réelle que la guerre effectivement vécue, Malraux l’exprimait déjà à propos de Picasso et de Guernica : « Car la guerre d’Espagne a été, alors que le tableau est ». Le destin d’un côté, la lutte contre le destin de l’autre. Mais dans le cas de Candido Lopez, contrairement à Picasso ou à Goya, la métamorphose – notamment dans la bataille de Curupayti – est poussée à l’extrême, mise à l’épreuve de l’excès, car non seulement l’imaginaire n’est pas une imitation du réel, mais il est à l’opposé du réel. Non pas un cri pictural qui est la métamorphose du cri réel, et qui n’est donc plus un cri mais un tableau, ce qui est le cas pour Goya ou pour Picasso, comme le souligne La Tête d’obsidienne : « Toute l’œuvre de Picasso serait un hurlement, si ses tableaux n’échappaient au hurlement par la création même : un supplice peint par Goya n’appartient plus aux supplices, mais à la peinture », mais le contraire du cri : une peinture apaisée, sereine et même heureuse qui pourrait parfois faire penser aux peintres naïfs. Les propos d’Elisa, sa ferveur et son sourire, alors même qu’elle évoque la guerre et ses atrocités, comme la répétition des négations, soulignent ce caractère radical de la métamorphose dans le cas de Candido Lopez, comme si Hugo Santiago, qui est cinéaste et non philosophe, avait tenté de saisir – en cinéaste – une essence, celle de la métamorphose : « Quand il a peint la guerre […] il n’a peint ni la fatigue, ni la fièvre, ni la défaite. Il n’a peint ni les blessures, ni les cris, ni les corps amoncelés dans les brasiers […] Rien de tout ça. Il a peint une guerre placide, une guerre heureuse, une guerre belle et énamourée […] avec la joie et l’insouciance de ceux qui peignent des fleurs et des jardins ». Dans le tableau « représentant » la bataille de Curupayti, dans laquelle Candido Lopez a perdu sa main droite arrachée par une grenade, Hugo Santiago va plus loin puisque non seulement il joue sur les mouvements de caméra qui permettent de passer de l’ensemble au détail ou l’inverse, mais il insère dans le commentaire passionné d’Elisa, et alors que la caméra filme le tableau, le son des canons et des cris, comme si le film opérait une animation, au sens étymologique du terme, et voulait rendre une âme à ces tableaux, ou leur rendre cette âme que toute exposition risque d’étouffer dans la seule sphère esthétique. Mais ce son n’a rien à voir avec la reproduction ou l’imitation d’un son originel, du vrai son des canons ou des vrais cris. Dans cette séquence, le son que le film nous fait entendre est un son qui s’accorde à la peinture de Candido Lopez, et qui se donne comme un son artificiel – un son de cinéma, au plus loin de tout réalisme et de tout effet de réalité, le bruit des canons et les cris sont assourdis, métamorphosés par le film, comme la guerre l’a été par les tableaux de Candido Lopez. On est là au plus près de la notion de métamorphose dont la mise en scène excède toute analyse théorique : le son est un son qui relève de l’imaginaire – l’imaginaire du cinéma – comme les tableaux de Candido Lopez, relèvent de l’imaginaire de la peinture, et de la peinture de Candido Lopez. Mais les détails choisis, la prise de vue, l’éclairage, le montage, comme le son, tout renvoie alors à autre chose que le « réel » filmé, c’est-à-dire les tableaux de Candido Lopez, et donc un réel qui est déjà un imaginaire : c’est ce que Malraux nomme, dans le musée imaginaire, les « arts fictifs » nés de la métamorphose résultant des choix du montage, du cadrage et de l’éclairage. Cette séquence du film qui évoque la métamorphose est en même temps elle-même une métamorphose en acte : elle a pour sujet l’œuvre peinte de Candido Lopez avec la métamorphose dont elle est indissociable, et elle est la métamorphose – ni transposition, ni adaptation – qu’opère le film de ce sujet, donc de cette oeuvre. C’est donc aussi « l’inépuisable querelle du sujet » qui est présente dans ce film de Hugo Santiago. D’abord parce que la peinture de la guerre du Paraguay de Candido Lopez n’est pas une peinture de guerre : ses peintures sont des tableaux de Candido Lopez avant d’être des peintures de guerre, ou si l’on préfère elles sont aussi peu des peintures de guerre que les tableaux de Rembrandt des scènes de genre. Ensuite parce que Le ciel du Centaure arrache l’œuvre de Candido Lopez à son époque, à laquelle elle ne saurait se réduire, alors même qu’elle est née d’un événement historique, pour la faire dialoguer avec le cinéma contemporain dans cette transposition qui n’en est pas une puisqu’elle est une création. Cette double métamorphose, celle du réel en imaginaire et celle d’un imaginaire – celui de la peinture – en un autre imaginaire – celui du cinéma –, est la condition de la présence d’une oeuvre, et de sa survie. Mais cette dernière métamorphose, le passage du tableau au film, semble préfigurée – forme d’achronie délibérée que l’histoire permet – dans l’œuvre de Candido Lopez puisque ce dernier, comme le rappelle Elisa, a commencé par dessiner ses daguerréotypes. Candido Lopez, qui naît avec le cinéma et meurt à l’époque où celui-ci s’affirme dans sa double dimension commerciale et artistique, établissait ainsi lui-même un lien entre arts plastiques et cinéma, et Hugo Santiago reprend ce lien en le prolongeant puisqu’il apporte aux tableaux de Candido Lopez ce qu’ils ne pouvaient posséder mais qu’en même temps ils appelaient – cette métamorphose ou cette reprise qui accomplit l’œuvre dans ce qui ne pouvait être en elle que de l’ordre de la dette à venir.
Cette reprise est bien une traduction, au sens que lui donnait Benjamin lorsque, analysant la relation de la traduction à l’original, il écrivait : « dans sa survie, qui ne mériterait pas ce nom si elle n’était mutation et renouveau du vivant, l’original se modifie ». C’est cette survie dont Derrida a élaboré le concept : « Benjamin nomme le sujet de la traduction comme endetté, obligé par un devoir, déjà en situation d’héritier, inscrit comme survivant dans une généalogie, comme survivant ou agent de survie […] Telle survie donne un plus de vie, plus qu’une survivance. L’œuvre ne vit pas seulement plus longtemps, elle vit plus et mieux, au-dessus des moyens de son auteur », et c’est elle que donne à voir Le ciel du Centaure.
Candido Lopez a réellement existé, et « l’histoire » « racontée » par Elisa à l’ingénieur – c’est-à-dire filmée par Hugo Santiago – a une dimension historique, tous les faits et même les détails qu’évoque Elisa sont exacts, ils relèvent de l’histoire et de l’histoire de l’art. Mais le film n’est ni un documentaire ni un film historique ni même un film sur l’art ou un film d’art, car Le ciel du Centaure est une fiction qui joue avec l’histoire, l’histoire de l’art, la philosophie et l’esthétique, sans jamais s’y réduire. Sauf à considérer que l’essence idéale d’un film sur l’art serait ici réalisée dans une perfection qui était impensable avant l’existence du film. Peut-être est-ce cette dimension fictionnelle qui a manqué aux écrits sur l’art de Malraux, qui a rêvé, à la fin de L’Intemporel, d’un film sur l’art qui serait lui-même de l’ordre de la création. Le vrai lieu des tableaux de Candido Lopez, ce n’est donc pas le musée d’histoire dans lequel ils illustreraient la peinture de guerre, c’est le Musée national des Beaux-Arts d’Argentine (MNBA), le musée imaginaire et Le ciel du Centaure. C’est là que ces oeuvres sont présentes. L’œuvre est donc doublement liée au phénix, d’abord parce qu’elle est capable de métamorphoser le réel en imaginaire, la merde en or, pour reprendre l’expression de Negro Luna, ensuite parce que, comme le phénix, l’œuvre est capable de renaître de ses cendres, et l’histoire de l’art nous montre la métamorphose à l’œuvre : non plus imaginaire contre réel, mais imaginaire contre imaginaire. Des oeuvres oubliées pendant des siècles peuvent renaître, nous émouvoir et nous parler, être présentes alors même qu’elles ont été oubliées ou méconnues, et ce n’est pas un hasard si c’est Hugo Santiago qui aura filmé avec le plus de justesse cette métamorphose à l’œuvre dans l’histoire de l’art – lui dont les films auront été à la fois si grands et si méconnus par une certaine critique. Un film sur la métamorphose, donc, mais aussi sur la fiction, sur la manière dont celle-ci peut brouiller la frontière entre théorie et fiction, car cette histoire d’ingénieur, de paquet à remettre et de paquet à rendre, de jeu d’échecs qui ne sert à rien, mais qui ne peut être vu que s’il est complet, est l’exposition des notions de création et de métamorphose. C’est l’histoire d’une métamorphose qu’Elisa raconte à l’ingénieur, et en même temps l’histoire de la métamorphose. L’histoire de la métamorphose comme arrachement à l’histoire, dans l’histoire. Le paradoxe assumé par Hugo Santiago – avec une forme de jubilation cinématographique – est d’avoir choisi une oeuvre historique, qui est née d’une commande d’ordre historique et qui peut être confondue avec une peinture de guerre, pour donner à voir la décontextualisation, l’arrachement à l’histoire et la métamorphose à l’œuvre. Et c’est parce qu’il s’agit de métamorphose, de « la présence dans la vie de ce qui devrait appartenir à la mort », qu’Elisa précise que le tableau de Candido Lopez qu’elle a chez elle est « authentique ». Un faux serait mort.
Une picturalisation de la guerre du Paraguay et sa reprise cinématographique
La séquence – qui dure plus de dix minutes – consacrée aux tableaux de Candido Lopez, n’a donc pas lieu au musée d’histoire, où ces tableaux sont exposés, mais dans la maison d’Elisa. Dans cette séquence Elisa, qui avait commencé par évoquer la vie de Candido Lopez, aborde sa peinture en ne la séparant pas de sa vie mais en insistant sur la singularité formelle de cette oeuvre et elle aurait pu faire sienne l’affirmation des écrits sur l’art : « La biographie d’un artiste, c’est sa biographie d’artiste, l’histoire de sa faculté transformatrice ». C’est avec l’approche de sa peinture que le commentaire à la fois passionné, érudit et philosophique d’Elisa commence vraiment, et elle souligne elle-même la solennité de la chose en prévenant l’ingénieur qu’elle met de la musique pour se donner du courage. C’est cette musique qui ouvre la séquence, et la caméra plonge d’emblée dans les tableaux : on passe d’un tableau à l’autre sans jamais sortir du cadre, et aucun mur n’apparaît durant ce long commentaire. C’est bien alors une plongée dans un lieu mental : le musée imaginaire d’Elisa, que l’ingénieur ou le spectateur est invité à partager, et qui est aussi celui de Hugo Santiago. Le commentaire oral d’Elisa s’inscrit ainsi par le montage dans un commentaire pictural et cinématographique. Si ce musée imaginaire est aussi et même d’abord celui de Hugo Santiago, c’est parce que c’est en tant qu’artiste que le réalisateur partage ce musée et qu’il entreprend donc de métamorphoser les oeuvres qu’évoque Elisa, autrement dit de réaliser Le ciel du Centaure. Nous sommes alors dans les tableaux, non pas dans le spectacle de la bataille que le tableau est censé représenter, mais dans la représentation picturale de cette bataille, ou dans la picturalité même de cette représentation qui, jusque dans l’attention que Candido Lopez accorde aux détails, excède la mimèsis et la notion de représentation. Ce double commentaire anime les tableaux, alors que dans la séquence du musée d’histoire ceux-ci étaient vus de l’extérieur, accrochés sur les murs de la pièce consacrée à ce peintre, et ce double lieu – musée d’histoire/musée imaginaire – montre que la métamorphose est d’abord une métamorphose du regard. Cette métamorphose est la vie même de ces tableaux, leur résurrection, et c’est elle qui explique la ferveur avec laquelle Elisa parle de ces œuvres. Car ce n’est bien sûr pas à la guerre qu’Elisa sourit, c’est à la peinture et plus précisément à la métamorphose en cours, sinon ce sourire et cette ferveur seraient obscènes. La technique cinématographique, dans cette séquence, semble n’avoir rien d’original : Hugo Santiago filme les scènes de batailles, de loin, tout en prenant soin de ne jamais franchir ni même laisser voir le cadre de chacun des tableaux, ce qui souligne la dimension mentale du musée imaginaire, et en même temps, de près, le grain de la peinture et même de la toile, le grain de cette « voix du silence ». C’est donner à voir la peinture dans sa double dimension, représentative – même si elle ne relève pas de la mimèsis, les visages des soldats n’ont pas de bouche et pas d’yeux – et purement picturale, dans sa matérialité même. La seule chose qui est filmée, dans cette séquence, hors de la peinture, c’est le visage d’Elisa, en gros plan, Elisa dont le commentaire – la parole et la voix – se poursuit dans le retour de la caméra à l’intérieur des toiles qu’elle évoque. Elisa souligne cette picturalisation de la guerre du Paraguay que la peinture de Candido Lopez opère, et elle oppose celle-ci au monde réel : « L’espace infini et la bataille sont un jeu imaginé par un enfant pour qui tout au monde est innocent ». Elle ajoute, précisant cette allusion détournée à Héraclite qui n’est pas nommé : « Le temps passe de gauche à droite », alors même que la caméra, dans ce voyage qu’elle fait dans la peinture, passe elle-même de gauche à droite, comme si ces mouvements de caméra, en s’immergeant en eux, tentaient d’arracher l’espace et le temps de la peinture au devenir et au destin. Ce n’est pas un hasard si tout le film se déroule durant une escale du bateau dans le port de Buenos Aires : c’est que le véritable voyage que le film opère et auquel il invite est un voyage dans le temps – un voyage dans l’histoire et dans l’intemporel, au plus loin de toute éternité.
Ces problèmes qui relèvent de l’histoire de l’art, de l’esthétique et de la philosophie, et qui sont à l’origine des écrits sur l’art de Malraux, sont explicitement posés par Elisa mais sans le moindre dogmatisme puisqu’ils sont intégrés à la fiction – et ils prennent alors la forme d’une interrogation prévenante d’Elisa, qui joue avec la théorie sans jamais s’y perdre : « Qu’aura-t-il pensé de ses tableaux ? A-t-il été, comme on le dit, fier de leur rigueur historique, à la manière d’un historien ou d’un savant ? A-t-il été comme on le dit inconscient de leur beauté ? Je ne le crois pas. Je crois qu’il savait qui il était. » Ces quelques questions qu’Elisa se pose, et qui pourraient sembler ne concerner que ce peintre singulier qu’est Candido Lopez sont en réalité les questions mêmes que pose l’histoire de l’art quand elle ne sombre pas dans l’historicisme. Ce sont ces questions que pose Hugo Santiago dans Le ciel du Centaure, et c’est la raison pour laquelle il a choisi un sujet historique, dont il souligne l’enracinement dans le dix-neuvième siècle, et qu’il s’applique à arracher à toute momification historicisante. Il ne s’inscrit pas dans la querelle des musées, ni muséophilie ni muséophobie, mais il est, comme l’auteur des écrits sur l’art, et peut-être à son insu, habité par la survie des oeuvres, c’est-à-dire par leur métamorphose, puisqu’il « n’y a que les oeuvres mortes qui ne changent pas. »
Le film oppose donc, d’un point de vue filmique, le musée imaginaire au musée réel et a fortiori au musée d’histoire : les tableaux sont présents pour nous, et la caméra les filme et les donne à voir, alors même qu’ils sont matériellement absents. Cette séquence, par le lieu même où elle se déroule, est donc une reprise et une réécriture cinématographique de l’affirmation de Malraux, souvent méconnue : « Le dernier lieu du Musée Imaginaire est l’esprit des artistes », ou encore : « Le Musée Imaginaire est un lieu mental ». L’œuvre de Candido Lopez est donnée à voir hors des murs du musée où ils se trouvent, et cette reprise est la métamorphose que le film accomplit. C’est cette métamorphose qui est essentielle, c’est elle qui arrache l’œuvre à la fois au musée où elle était emprisonnée et au temps auquel elle renvoyait, à la dimension patrimoniale, voire mémorielle, à laquelle on pouvait être tenté de la réduire. C’est cette menace patrimoniale que Le ciel du Centaure semble vouloir conjurer en montrant la relation agonistique de la métamorphose et du musée, l’arrachement de l’œuvre non seulement à l’époque qui l’a vu naître, au genre auquel elle était rattachée à l’origine, au musée d’histoire où l’ingénieur l’a découverte, mais peut-être aussi à tout musée réel – même si c’est là sans doute, au MNBA, et ce n’est pas rien, que Santiago l’a trouvée, comme le jeune Picasso a trouvé l’œuvre de Goya au Prado.
Cette longue séquence s’achève sur un face-à-face d’Elisa et de l’ingénieur avec en toile de fond l’unique toile – authentique – de Candido Lopez qu’Elisa possède : nous ne sommes plus alors dans un lieu mental, mais bien réel et le tableau apparaît cette fois avec son cadre et sur un mur blanc. Ce plan donne à voir – même abstraction faite du présent de la projection – une triple temporalité : d’abord le temps où ces tableaux ont été peints, et notamment celui que nous voyons sur lequel se détache le profil de deux visages ; ensuite la présence de cette œuvre, dont le film a rappelé – en rappelant celle-ci à la vie – à quel point elle n’est pas un simple document sur la guerre du Paraguay, puisque même si nous savons que c’est une oeuvre du XIXe siècle, nous éprouvons sa présence et sa survie ; enfin le présent, ou le maintenant, le moment où Elisa et l’ingénieur se regardent, qui est aussi un moment du désir – autrement dit un maintenant qui se dédouble et se projette dans l’avenir. Au milieu de ces divers temps, c’est la présence qui laisse loin derrière les deux autres, y compris le maintenant du désir, salué au passage : « L’ange est plus rapide que le guépard ». Et c’est pourquoi à chaque fois que l’ingénieur, sensible au charme de la jeune femme, est tenté de s’abandonner à son désir, Elisa l’arrête d’un simple mot prononcé avec tendresse : « Guitare ».
La silhouette : « Mieux vaut pour vous ne pas me connaître… »
De même qu’il y a, pour l’ingénieur, deux découvertes de l’œuvre de Candido Lopez, il y a pour lui – seconde révélation – deux rencontres avec Victor Zagros. La première, c’est dans l’appartement désert d’Elisa, l’ingénieur entend frapper et demande qui est là ? Derrière la porte en verre dépoli, laissant apparaître la silhouette d’un homme, une voix – celle de Hugo Santiago – répond, passant à la fin de l’espagnol (Argentine) au français, le réalisateur contresignant ce texte de sa double identité, ou affirmant que la véritable identité est celle de la langue et que dans son cas celle-ci est double, pour ne pas dire plurielle, puisque la langue parlée à Buenos Aires est héritière d’une histoire qui excède l’espagnol : « Zagros, Victor Zagros… Mieux vaut pour vous ne pas me connaître… ce qu’il [Baltasar] veut c’est me trouver. Oubliez le Phénix. Laissez-le-leur le Phénix. Vous, vous essayez de récupérer ce qu’il y avait dans le paquet. Vous m’entendez : débrouillez-vous, rendez-moi ce qu’il y avait dans mon paquet. Rendez-moi ce que vous me devez. Et là, là, vous me trouverez ». Il s’agit d’un paquet et d’une dette, d’un dû à rendre, mais cette apparence prosaïque de la demande ne doit pas égarer : pudeur du créateur, dans la violence contenue du propos, qui exige qu’on – société ou destin – le laisse achever son oeuvre, et qu’on accorde à cette oeuvre – comme à toute œuvre – l’attention qu’elle mérite. Puisque là est son identité : « Et là, là, vous me trouverez ». Quant à ses premiers mots : « Mieux vaut pour vous ne pas me connaître… », ils renvoient, par-delà les péripéties mafieuses de l’histoire, à ce qu’on appelait naguère la mort de l’auteur, l’effacement du créateur derrière son oeuvre, position que Santiago partage – ce n’est pas un hasard s’il a réalisé un film sur Blanchot – tout en gardant sa liberté : il sait que la survie, telle que l’entendent aussi bien Malraux que Benjamin et Derrida, à l’opposé de toute illusoire éternité ou immortalité, ne concerne que les oeuvres, non les auteurs.
Le livret qui accompagnait la sortie du film Maurice Blanchot, après avoir évoqué Mallarmé, citait d’ailleurs Le livre à venir : « […] le poète, par le fait qu’il parle poétiquement, disparaît dans cette parole et devient la disparition même qui s’accomplit en cette parole, seule initiatrice et principe : source » (310). L’ingénieur n’a pas de nom, et Spinoza souhaitait que son Éthique soit publié sans nom d’auteur, mais il est vrai, comme le rappelle le livret, que « le geste philosophique traditionnel qui secondarise les conditions autobiographiques de l’œuvre en faveur de la validité universelle des concepts [ou des formes] », déjà contestable en philosophie, l’est plus encore dans la création artistique. C’est sans doute pourquoi Hugo Santiago apparaît souvent dans ses films. Parfois de manière ostensible et par effraction violente de la narration, comme dans Les autres : le plan avec Borges, comme la scène du lit avec Roger Spinoza et Valérie, est une forme de signature. Le hors-film acquiert droit de cité – droit d’être cité – dans le film lui-même, comme si l’art du collage – du collage de la vie – était passé par là, entre Bresson et Buñuel. Mais c’est le plus souvent de manière quasi imperceptible – irreconnaissable – que cette apparition se fait, comme dans Les trottoirs de saturne, dans Le loup de la côte Ouest et dans Le ciel du Centaure. Dans ce dernier film, plus encore que dans les précédents, la présence de Hugo Santiago est une présence cinématographique, elle est le résultat d’un montage : une voix présente dans un corps qui n’est pas le sien, que seul l’artifice filmique peut créer et qui renvoie à cette fantomalité dont le cinéma est inséparable. On pense à Van Eyck, à son inscription dans le tableau qu’il a consacré aux Fugger : Johannes de Eyck fuit hic/Jan Van Eyck fut ici. Comme l’écrit Pascal Quignard, à propos de ce tableau : « L’artiste marque son signe au bas de sa chose […] La minuscule silhouette est perceptible, mais elle est irreconnaissable, inidentifiable ». Il en va de même ici de Hugo Santiago : si Van Eyck se peint lui-même, de manière irreconnaissable, Santiago se filme lui-même de manière irreconnaissable. Une manière de rappeler qu’il s’agit bien dans ce film, comme dans ses autres films, et comme dans toute oeuvre sans doute, d’une lutte contre le destin qui s’efforce de conjurer la mort, de rappeler aussi que la complexité de la vie se joue des clarifications conceptuelles les plus fondées, qu’elle excède. Ce double mouvement d’effacement et d’apparition, qui caractérisait déjà Candido Lopez, Elisa précise qu’on ne possède de lui avant la guerre qu’une unique photo, ce qui rappelle Blanchot, est donc aussi celui du réalisateur du Centaure dont l’ingénieur est si proche.
L’ingénieur a bien « entendu » cette parole de Victor Zagros, et c’est pour lui le début d’une révélation en cascade. Il se souvient alors des propos que lui avait tenus Negro Luna et décide de le retrouver. Mais tout cheminement comporte ses obstacles, et toute résolution s’éprouve et se prouve dans la détermination d’écarter tout ce qui pourrait la distraire. Hugo Santiago a concentré en ce point précis du film, deux séquences dont le point commun est de constituer un tel obstacle, et dans les deux cas l’ingénieur saura, sans violence mais sans faiblesse, écarter les deux intrus. Peut-être une manière de rappeler que l’ouverture et la dissémination de l’œuvre, si elles peuvent parfois maintenir un lien ténu avec la disponibilité de l’auteur, n’ont rien à voir avec une quelconque dissipation ou irrésolution de celui-ci. Peut-être aussi, dans un tout autre ordre, une manière de rappeler les blessures que la corruption et la violence peuvent laisser, et la nécessité qu’impose toute survie de les dépasser. Le premier obstacle, c’est la figure de monsieur Amancio. Ce dernier prétend aider l’ingénieur, mais il veut en réalité lui raconter son histoire, ce jeune homme qui est venu avant l’ingénieur et qui a été assassiné : « Ils me l’ont tué, je l’ai perdu ». Le narcissisme de la douleur interdit à Amancio d’être de quelque manière que ce soit utile à l’ingénieur. Il ne vit déjà plus que dans le passé, et ce qu’il montre à l’ingénieur, c’est une chapelle ardente autour de l’immense portrait de ce jeune homme qu’Amancio a aimé et perdu. Idolâtrie, bien sûr, mais qui rappelle que la photographie, comme un certain cinéma, peuvent relever de l’idolâtrie, et que parler d’image en général c’est risquer de confondre les ordres, l’imagination, domaine des rêves, des fantasmes et des chimères, et l’imaginaire, domaine de formes. La suite de cette séquence s’inscrit dans la même veine, Amancio conduisant l’ingénieur dans diverses pièces où il a rassemblé, pour tenter de retrouver le Phénix exigé par Baltasar, différents oiseaux morts ou vivants, empaillés ou crucifiés, volière qui est aussi un cimetière : le délire fétichiste est total, Amancio confond la lettre et l’esprit, et si cette scène fait parfois penser à La chambre verte de Truffaut, elle donne surtout à voir la folie. Nul ne sait ce qu’est le Phénix, et à la fin du film l’énigme demeure, mais ce qui est certain, c’est que le Phénix n’est pas un oiseau parmi d’autres, il n’a rien à voir avec ce « volatile » que recherche Baltasar, c’est une cosa mentale comme disait Léonard en parlant de la peinture, et si Zagros dit qu’il a inventé le Phénix on pourrait tout autant dire que le Phénix est invention et création. L’ingénieur s’échappe donc, et dans la scène où il dit à Amancio qu’il doit partir, une ligne oblique, d’une pureté géométrique, traverse le haut du plan : la ligne qu’il s’est fixée, et dont rien ne doit pouvoir le détourner. Amancio n’est d’ailleurs pas seulement un obstacle pour l’ingénieur dans sa recherche du trebejos, il est aussi un obstacle – un obstacle conceptuel – dans le rapport à l’œuvre. Car si Amancio est dans la commémoration, non dans l’héritage et la transmission, c’est aussi un hédoniste et un esthète, manière de rappeler que dans la création artistique l’esthétisme est une impasse. Cet esthète qui vit au milieu de faux tableaux, de fausses sculptures et de faux objets d’art, est faux lui-même : il ne s’agit donc pas seulement, dans Le ciel du Centaure, du vrai et du faux en art, mais dans la vie bien sûr. Il est à la fois le contraire de Victor Zagros et le contraire de Candido Lopez. Le contraire de Zagros, car il affiche une civilité extrême, trop marquée pour être honnête, et en même temps il est au service de la bande de faussaires que dirige Baltasar. Il est à la fois le bénéficiaire de l’empire Baltasar et l’esclave de cet empire et de son despote – alors que Zagros, s’il a bien servi, n’a jamais été dans la position de servilité et de servitude qui est celle d’Amancio. Le contraire de Candido Lopez, car l’artiste peut métamorphoser la douleur en tableau, et cette métamorphose le métamorphose en partie lui-même (en partie seulement, contrairement à ce que laisserait croire l’illusion romantique), alors que l’esthète ne possède pas ce pouvoir, et les oeuvres d’art dont il s’entoure, seraient-elles authentiques, sont impuissantes à lui procurer quelque protection que ce soit contre le destin et sa violence. Candido Lopez, et même Victor Zagros, auront tous deux achevé leur vie dans la joie telle que la définit Spinoza, le passage d’une perfection moindre à une perfection plus grande, affirmation de la puissance d’être qui est en nous, alors que Amancio est condamné à achever la sienne dans la tristesse, et son aspect physique même, un peu souffreteux et comme entravé, exprime cette négation de la puissance d’être. On peut voir sur ce thème précis, qui n’est pas central dans l’œuvre de Santiago, encore que dans Les autres le personnage principal porte le nom de Spinoza, dont il exprime en partie la philosophie, combien l’analyse des conditions, condition humaine et conditions sociales, comme du lien qui les unit, est traitée, dans Le ciel du Centaure, avec une rigueur cinématographique qui n’est pas étrangère à la rigueur philosophique.
Mais le mal est légion, et à peine sorti de chez Amancio, voulant rejoindre l’adresse que lui a donnée Negro Luna, l’ingénieur arrête le premier passant qu’il croise pour lui demander de lui indiquer sur son plan où il est et comment aller à cette adresse. Ce passant, physiquement le contraire même d’Amancio, jeune et corpulent barbu au pas assuré, va pourtant jouer le même rôle – incarner le même danger – qu’Amancio. C’est donc la même séquence, quant au sens, ou si l’on veut la même essence, qui est reprise. Le jeune homme indique différents points toujours avec la même assurance, se reprenant à chaque fois pour en changer – le tout renvoyant à une conduite de psychopathe. Et alors qu’ils sont tous deux à genoux sur le trottoir d’une rue déserte, penchés sur le plan qui est à terre, le passant donnant libre cours à son délire mêlant certitude et irrésolution, on entend des voitures qui klaxonnent : manifestation de l’impatience de l’ingénieur, et de la nécessité pour lui de rompre.
Délivré de ces intrus, l’ingénieur rejoint Negro Luna et le repaire de César, l’homme de main de Baltasar, qui règne sur cette usine du faux – mais cette fois l’ingénieur parvient à ouvrir furtivement la porte en fer – et verre dépoli – qui était restée fermée lors de sa première visite avec César (« Là on ne touche pas, là c’est l’atelier de monsieur Zagros » avait dit César avec respect) et on entrevoit, sur un chevalet, un tableau inachevé, comme si le temps s’était arrêté depuis la disparition de Victor Zagros. Cet espace sévèrement interdit, tabou ou sacré, montre qu’un tableau n’est pas un objet parmi d’autres, et que Zagros a occupé une place à part – exorbitante – dans ce monde de faussaires. Lorsque l’ingénieur récupère le trebejos authentique, la pièce manquante du jeu d’échecs, il le prend avec précaution dans ses mains jointes comme s’il s’agissait d’un oisillon qu’il voulait protéger. Ce trebejos est bien l’analogue du Phénix, quelque chose qui a à voir avec la création, dans sa précarité même. Les premiers plans du film, soulignant la lenteur des gestes de l’ingénieur – des gestes d’officiant – manipulant le paquet qu’il doit remettre à Zagros, alors même qu’il en ignore le contenu, renvoyaient déjà à un cérémonial qui pouvait évoquer le rapport à l’œuvre authentique, voire au sacré de toute oeuvre, et préfiguraient le soin avec lequel il recueille le trebejos.
Le ciel du Centaure et La conférence des oiseaux
La seconde rencontre de l’ingénieur avec Zagros, a lieu grâce à un aveugle, Tirésias moderne, elle est empreinte de respect, mais ne dévoile rien, ou du moins – comme tout devin – rien de manière claire. Victor est gardien d’une école d’art dans laquelle il a sans doute enseigné, et s’il a bien dans les combles sa petite chambre, celle-ci renferme quelques copies d’œuvres célèbres, et elle est loin d’être sordide, comme si cet homme transfigurait tout ce qu’il approchait. La cérémonie de la remise du trebejos s’accompagne d’un bref dialogue – voix de Hugo Santiago – qui sera l’avant-dernière séquence du film : « Un jeu, vous me direz, et vous aurez raison, mais ce jeu, qui ne sert à rien, me vient de l’Inde du XVIIe siècle ». Ce jeu qui ne sert à rien évoque la finalité sans fin, qui caractérise le beau chez Kant, et l’Inde du XVIIe évoque l’aura qui caractérise la valeur cultuelle et l’œuvre originale chez Walter Benjamin, mais en même temps l’échiquier est destiné à être « vu », et donc en un sens exposé, comme l’œuvre d’art avec sa valeur d’exposition. Hugo Santiago joue avec ces références, ou les laisse jouer entre elles. Le trebejos occupe enfin la place manquante sur l’échiquier, rejoignant les autres trebejos que Zagros a cherchés sept ans à travers le monde, et qu’il a fait venir un par un. À l’étonnement de l’ingénieur : « Et vous qui êtes capable de fabriquer n’importe quoi… », Zagros répond : « Ah ! non mon ami, ceux-là sont authentiques ». Nous sommes là à l’extrême pointe du film, qui reste indécidable, comme le sera la dernière séquence, même si elle nous apprend beaucoup. Il faut voir le film à l’envers, ou le revoir. Le ciel du Centaure nous y invite dans un des deniers dialogues, lorsque capitaine et ingénieur soulignent que « ici […] les ombres tournent à l’envers ». L’affirmation topographique a aussi pour l’ingénieur, et pour le spectateur, un autre sens : le film doit être revu à partir de sa fin. Tout le monde cherche le Phénix, mais celui-ci n’est peut-être qu’une invention qui a permis à Zagros de disparaître pour pouvoir chercher ce qu’il considère comme essentiel, ces trebejos authentiques, et notamment le dernier : « Mais le jeu incomplet, il n’avait pas le droit d’être vu, vous comprenez » dit Zagros à l’ingénieur. Tout dans cette séquence évoque l’œuvre d’art, au plus loin de l’empire du faux ou de l’usine à rêves que dirige Baltasar, et le Zagros de cette fin de film, ce sera encore plus vrai dans l’extrême fin, ressemble davantage à Candido Lopez qu’on ne pouvait l’imaginer. Le dernier échange entre l’ingénieur et Victor Zagros joue lui-même sur cette complexité. À l’ultime question de l’ingénieur : « Dites-moi la vérité, pourquoi tant d’histoires pour… », Zagros répond : « Parce qu’il me plaît » (toute puissance de l’artiste ? ou beauté de l’objet ?), et il ajoute, l’ironie brouillant toute frontière : « Parce qu’il est joli, vous ne trouvez pas ? ». Ces expressions, « il me plaît », « il est joli », renvoient à l’œuvre d’art avec les mots les plus simples, les plus naïfs et volontairement les moins justes qui soient : il faut éviter tout pathos lorsque est évoquée, par la métaphore du jeu d’échecs et presque à découvert, la création – qu’il s’agisse d’un tableau ou d’un film.
Ces deux rencontres de l’ingénieur avec Victor Zagros montrent que la scission passe à l’intérieur même de Zagros, à la fois copiste, faussaire, et théoricien de la création – y compris de l’opposition du faux et de l’authentique. Reste que c’est Lopez qui incarne la métamorphose, même si c’est Elisa qui conceptualise la chose. Et c’est l’œuvre de Candido Lopez qui est présente, qui survit et transcende l’histoire dans laquelle et de laquelle elle est née, et cette survie elle-même est liée à la métamorphose qui est à l’œuvre dans Le ciel du Centaure. Le film semble structuré par l’antinomie du copiste et du créateur, alors qu’il l’excède : la disparition de Zagros – et cela avant le début du film – signe sa résolution d’échapper à cette industrie de la copie à laquelle il s’est prêté, et Elisa souligne le caractère volontaire de cette disparition, qui n’est pas une fuite, même s’il a dû fuir, mais un acte de résistance : « Zagros n’en veut plus. Il a quitté la partie ».
Zagros avait tout prévu, jusqu’à la longue errance de l’ingénieur, comme le montre le Phénix qui apparaît sur le plan de Buenos Aires à la fin du film, un plan que Zargos a envoyé à Paris, dont il s’assure que l’ingénieur l’a bien reçu, et qui lui dit quand ce dernier s’apprête à le lui rendre : « C’est bien. Gardez-le en souvenir ». Phrase dont la fin révèle le sens : le plan garde la trace des lieux traversés par l’ingénieur, et permettra la réminiscence finale, ce recueil de ce qui a été vécu qui dessinera la figure du Phénix – une image proche d’une épure ou d’un tableau cubiste, qui n’a rien d’illusionniste. Il y a là, chez Victor Zagros, une des dimensions du vrai génie qui, tout candide qu’il soit, s’efforce de maîtriser pleinement son oeuvre puisqu’il a l’intuition que c’est la densité de celle-ci, aussi ouverte soit-elle, qui lui permettra de tenir la mer, c’est-à-dire de survivre et de ne pas être, au moins pour un temps, emportée par le vieux fleuve héraclitéen. Sur ce point Hugo Santiago est proche de Zagros, au point de se confondre avec lui.
Lorsque Zagros dit qu’il a inventé le phénix, il ne veut pas seulement dire que le phénix est un leurre qui lui a permis de s’affranchir de Baltasar pour récupérer les trebejos manquants du jeu d’échecs, car le phénix, dans ce lien complexe qu’il entretient avec l’achèvement d’une totalité, est aussi une figure de l’œuvre d’art, de la lutte de l’artiste pour achever son oeuvre et de la métamorphose dans laquelle celle-ci est prise. Et quand l’ingénieur s’inquiète de la réaction qui pourrait être celle de Baltasar, Victor Zagros répond, évoquant ses trebejos : « Maintenant je les ai tous, et en plus je suis fatigué. Laissez-le venir, ne vous en faites pas ». Comme si de la mort même, désormais, il ne craignait plus rien, son oeuvre achevée. On pense à Proust, achevant Le temps retrouvé, mais un Proust argentin, fumant des cigares de Cuba et n’ayant rien perdu de son côté Centaure.
L’apparition du Phénix sur le plan de Buenos Aires, à la fin du film, est donc tout sauf anecdotique, rapprochée de l’histoire de la petite fille qui va pour la première fois à Paris et qui répond, quand on lui demande ce qu’elle a fait : « J’ai vieilli », elle fait du Centaure un film de formation dont le héros serait l’ingénieur, et une belle leçon de cinéma. L’ingénieur, qui se demandait au début comment s’appelait l’endroit où il allait, et même, de manière plus radicale et un peu inquiète, où il voulait aller avec ce bateau, comme si le sens même de ce voyage lui échappait, sait à la fin du film ce qu’il est venu chercher et ce qu’il a découvert durant l’escale à Buenos Aires. Outre cette ville mystérieuse, entre réel et imaginaire, ce que donne à voir la superposition du plan de la ville et du phénix, il a découvert un peintre, un cinéaste, et la métamorphose dont peinture et cinéma sont inséparables : l’imaginaire. Si le phénix n’apparaît qu’à la fin, c’est aussi bien sûr parce qu’il renvoie à la mythologie persane, et notamment à La conférence des oiseaux, un conte perse du XIIIe siècle écrit par le poète soufi Farid Uddin (Al-Din) Attar, dont Jean-Claude Carrière et Peter Brook ont donné une admirable adaptation théâtrale en 1979 au Cloître des Carmes à Avignon, puis aux Bouffes du nord à Paris. Le Roi à la recherche duquel sont les oiseaux, dans ce conte, c’est précisément le Phénix, Simorg en persan, qui signifie aussi littéralement trente-oiseaux, ces oiseaux qui ont traversé les sept vallées (sept, comme les trebejos manquants dans le Centaure, que Victor Zagros a recherchés à travers le monde) pour découvrir que le Simorg c’est eux-mêmes, qu’il n’est rien d’autre que ce cheminement, que cette lutte contre toutes les formes d’adversité qu’ils ont dû affronter, à la fois hors d’eux et en eux-mêmes. Cette même adversité qu’ont dû affronter, à des degrés divers, aussi bien Candido Lopez, que Victor Zagros et l’ingénieur dans Le ciel du Centaure. Dans la version de Jean-Claude Carrière et Peter Brook, lorsque les oiseaux survivants arrivent devant les rideaux qui cachent le Simorg, c’est-à-dire le Phénix, ces rideaux tirés dévoilent un miroir. Le Phénix n’est donc rien d’autre que l’essentiel, absolu ramené à l’immanence d’un monde sans dieux : le recueil des épreuves qu’ils ont traversées dans leur quête de l’absolu. Je cite le texte de Carrière : « On leur ouvrit la porte. On leur ouvrit encore cent rideaux. La plus vive lumière brilla. Ils contemplèrent alors le Simorg, et ils virent que le Simorg c’était eux-mêmes – et qu’eux-mêmes étaient le Simorg […] Le soleil de ma majesté est un miroir ». Or c’est exactement, dans une forme de transmission secrète et comme inversée, ce que Zagros transmet à l’ingénieur, ce plan de Buenos Aires sur lequel apparaîtra le Phénix et que l’ingénieur gardera… Le ciel du Centaure est à sa manière une « machine philosophique ».
Le statut de copiste renvoie à une dualité qui est aussi d’ordre temporel : Zagros est habité par les grands maîtres disparus, hanté donc, comme tout créateur, par ces tableaux qu’il aime, mais d’autant plus hanté que, contrairement à l’héritier, qui veut aussi détruire ces tableaux pour faire entendre sa propre voix, il est – ou était – resté prisonnier de ces fantômes et condamné à les contrefaire. Cette dualité – il faudrait dire au moins ces dualités – se retrouverait chez tous les personnages. Il n’y a donc pas le pur et l’impur, Victor Zagros est proche de Candido Lopez, et les faux Candido Lopez – s’il en a réalisés – ont peut-être contribué à la survie de son oeuvre, les copies, et même les faux, ayant joué un rôle non négligeable dans l’histoire des musées. Il n’y a pas un cinéma d’auteur et un cinéma commercial, mais des films admirables et d’autres qui le sont moins, les deux existant dès l’origine dans le cinéma. Malraux avait exprimé cette dualité dans la dernière phrase de son Esquisse d’une psychologie du cinéma : « Par ailleurs, le cinéma est une industrie », et Alain Badiou a repris et réécrit cette phrase de Malraux en précisant que le cinéma est, a été dès l’origine, un art impur : « Au cinéma, on marche au pur par l’impur ». Le ciel du Centaure donne à voir l’impureté de cet art et son travail de purification. Peut-être est-ce là le sujet du film de Hugo Santiago : la métamorphose qui permet, dans l’histoire, de transcender le temps et l’histoire, au plus loin de tout angélisme, une histoire de fantômes pour grandes personnes comme dirait Aby Warburg. Si Victor Zagros est hanté par Candido Lopez, c’est aussi parce qu’il renvoie à l’histoire du cinéma, et à ses « fragments de pureté arrachés à une impureté fondamentale ».
Un fragment de pellicule qui révèle le phénix
Le destin de Victor Zagros, qui pourrait être tragique puisque admirateur des grands peintres il n’aura fait que les copier, ne l’est pas, contrairement à ce que pouvait laisser craindre la présence de Tiresias. Le personnage tel qu’il apparaît dans le film est un homme tranquille et serein. Cette absence de tragique pourrait tenir à ce que Zagros, distinguant talent et génie, se serait appliqué à imiter les oeuvres des maîtres sans pour autant se prendre lui-même pour un génie. Peut-être parce que, contrairement à Candido Lopez, il n’a pas vécu cette expérience de l’irrémédiable – l’horreur d’une guerre totale – qui a conduit ce dernier à métamorphoser un réel lacanien en œuvre d’art. Mais la mort elle-même est un irrémédiable, et c’est pourquoi Zagros quitte ce rôle d’éternel disciple, de copiste et de faussaire. Peut-être s’est-il voulu un disciple et a-t-il réalisé qu’il était devenu ou risquait de devenir un faussaire. La question est secondaire, car ce qui est commun aux disciples et aux faussaires dont les formes ne sont conquises sur rien – si l’on met à part le disciple qui cesse d’en être un en gagnant sa liberté contre les oeuvres qu’il admire, devenant ainsi un héritier, ce qui est de toute évidence le cas de Zagros – c’est l’absence de rupture et donc de survie. Malraux rappelle que Raphaël termina sa courte vie entouré de cinquante disciples dont il ne reste rien, et que les faux Vermeer du célèbre faussaire Van Meegeren sont morts. C’est ce qu’a compris Zagros, et qui explique qu’il ait quitté la partie. Ce concept de rupture, qui fonde la distinction du disciple ou du faussaire et de l’artiste, Le ciel du Centaure l’incarne dans le personnage de Zagros, et le redouble : il ne vaut pas seulement dans l’histoire de l’art, le refus du faux comme d’une esthétique qui tend à réduire l’art à la beauté, mais aussi dans l’ordre politique, et Zagros rompt à la fois avec l’imitation et avec l’empire Baltasar, son industrie du faux, son usage de la violence, du rapt et du meurtre.
La fin du film, le retour à la cabine sur laquelle il s’était ouvert, semble relever d’une circularité qui en ferait une totalité : même présence pensive de l’ingénieur (encore que le regard à la caméra n’a pas la même expression : celui de l’ouverture, insistant, était un pressentiment des épreuves à venir, alors qu’à la fin par un infime décalage le regard cesse presque d’être un regard à la caméra, il semble habité par une rêverie à la frontière de l’imaginaire), et mouvement analogue de la caméra qui recule et élargit le plan permettant de voir l’ingénieur et le Phénix qui apparaît sur le plan posé sur la table. Mais l’analogie s’arrête là, car la portion du plan sur laquelle est apparu le Phénix est délivrée du monde, décontextualisée, plus de cabine, plus d’ingénieur, plus de table : dans le dernier plan, le Phénix seul sur un fragment de plan presque translucide – fragment de pellicule qui révèle le phénix. Sur fond de lumière et de silence, le dernier trebejos sans lequel le jeu d’échecs qu’est Le ciel du Centaure – et peut-être toute l’œuvre de Hugo Santiago – ne pouvait être vu. Il n’y a plus alors qu’une oeuvre d’art sur un halo de lumière, qui évoque aussi bien le cinéma que l’aura de l’œuvre ou le mur d’un musée : l’imaginaire.
Cette image du Phénix est liée à Zagros, comme si ce dernier s’était métamorphosé en cinéaste durant sa longue absence – une absence dont nous ignorons la durée et qui serait une ouverture sur l’intemporel. Mais si le plan sur lequel apparaît le Phénix est bien celui que Zagros a donné à l’ingénieur, le plan de Buenos Aires dont l’omniprésence évoque un storyboard du film, et si les différents points marqués sur le plan sont les lieux que l’ingénieur a parcourus dans sa recherche de Zagros, c’est l’ingénieur qui trace les lignes qui relient ces lieux et fait ainsi apparaître le Phénix – et c’est donc lui, lui qui n’a pas de nom mais dont la dénomination de fonction est formée sur le mot « génie », volontairement amputé de sa connotation romantique, mais retenant peut-être que « la plus haute fonction de l’ingénieur c’est d’inventer », qui pourrait être le réalisateur. Candido Lopez, Victor Zagros, l’ingénieur : trois candidats, trois prétendants pour un seul titre, trois figures du cinéaste. A moins de voir en Zagros le point médiant qu’occupe le cinéaste autour duquel s’ordonne la transmission : il hérite des peintures de Candido Lopez, les métamorphose en réalisant Le ciel du Centaure, et dans cette réalisation même il lègue à l’ingénieur un film, c’est-à-dire un secret, une nouvelle dette dont ce dernier se trouve hériter.
Le film s’achève sur cette image fantomale du Phénix, délivré de tout contexte, oeuvre rendue à l’imaginaire et à l’intemporel. Un imaginaire et un intemporel dont Le ciel du Centaure aura montré qu’ils ne sont pas ignorance ou refus de l’histoire, mais la trace d’un affrontement à l’histoire, Candido Lopez et Hugo Santiago assumant leur situation de peintre ou de cinéaste « devant l’histoire », pour reprendre une distinction de Georges Didi-Huberman dans son livre sur Jean-Luc Godard, et non pas seulement, « dans l’histoire » de la peinture ou du cinéma. Mais si le film s’achève ainsi, il se poursuit pourtant : défile alors le générique, ou plutôt les génériques, puisque celui-ci se déroule alternativement dans les marges de l’écran, laissant ce dernier libre pour que s’exposent décors ou photographies des lieux, qui ont servi ou qui n’ont pas encore servi. Hymne à Buenos Aires, qui rappelle l’hymne à Paris dans Les trottoirs de Saturne, trace de l’exil qui est aussi une célébration du cinéma. Les décors les plus humbles et les quartiers populaires sont filmés comme des oeuvres d’art, métamorphosés par la caméra. Des lieux presque toujours déserts ou désertés, vides de toute présence humaine. Un décor révolté, qui passe au premier plan, et lorsque quelques personnages apparaissent, ils sont immobiles et miniaturisés – comme les soldats dans les tableaux peints par Candido Lopez. Hommage final du réalisateur à celui qu’il pourrait considérer comme son modèle, s’il n’était aussi sa création. La seule exception est la présence de dos de l’ingénieur, comme s’il regardait à présent le film de l’extérieur – en spectateur. Cette présence de plans fixes de lieux et de décors alors que le film est achevé est l’ultime jeu du film et de ce qui l’excède. Et Sur, le tango qui accompagne ces images d’après le film, nous rappelle que Le ciel du Centaure ne porte pas seulement sur l’art mais aussi sur le temps, et que toute création est lutte contre le temps. Ce tango chanté et traduit est à lui seul une création, comme le sont les tableaux de Candido Lopez, mais le film donne au tango un accent qu’il n’avait pas : il l’arrache à cette nostalgie dont il semble inséparable. Repris par le film, le tango est en effet tout entier du côté de l’avenir, par le geste de transmission qui le sous-tend. À la dernière parole du tango « Todo ha muerto, ya lo sé/tout est mort, je le sais », répond ainsi la survivance du film qui porte en lui celle des peintures de Candido Lopez, de la musique, des paroles et de la voix des auteurs de Sur – leur présence dans la métamorphose.