Le paradigme de l’anthropologie politique peut être appliqué pour déceler et étudier les legs et l’histoire des rémanences de la stratification de la société traditionnelle et de la structuration du pouvoir politique archétypal dans la société contemporaine. La démarche classique est cristallisée par M. Weber, distinguant charisme, tradition et droit, comme modes distincts de légitimité. Les anthropologues tels que G. Balandier ou M. Augé n’ont de cesse de souligner à quel point le Détour aide à construire une Anthropologie du monde contemporain. Appliquée à l’étude des institutions, cette ouverture théorique permet de comprendre ce que la Présidence de la République garde de chefferie. Quelle est la part de « sacré », le reste d’indifférenciation symbolique, qui marquent encore aujourd’hui la perception latente ou actée du rôle, ou encore les stratégies et tactiques de la communication politique des acteurs en situation ? Rien de tels que certaines mises en scène en effet, pour analyser le rapport ancestral et archaïque incarné par le « status » politique central, objet des condensations de « l’opinion » : les moments de transition entre vie et mort (accès au statut, puis départ), les moments de prodigalité du politique, sont interprétés en vertu de schémas inscrits dans une temporalité relevant de la très longue durée. L’analyse révèle à quel point le Président est le centre de projections psycho-sociétales liées à la structure scellant la cohésion sociale et son renouvellement.
Le discours politique recouvre, lorsqu’il s’appuie sur un mythe, une dimension sacrée 1 et apparaît comme marqueur privilégié et invariant de l’identité collective. Á cet égard, « le langage du pouvoir relie d’abord la vie sociale au temps, en convoquant le passé et l’avenir pour légitimer l’organisation politique » 2 . Ainsi, ce niveau de significations ne se limite-t-il pas à ériger l’horizon des activités politiques, il établit un lien entre passé, présent et futur, et ce faisant donne un rythme aux activités sociales. La construction d’un métronome s’affirme comme le complément nécessaire à la domestication de l’angoissante question de la mort donnant un contenu planifié à la vie. De ce point de vue, le pouvoir apparaît nécessaire, incontournable, parce qu’il offre une réponse collective et culturelle au déterminisme biologique de la finitude. En donnant une interprétation de ce qui apparaît comme le plus mystérieux, la disparition, l’univers symbolique se présente comme matrice des scansions déterminantes de la temporalité (succession passé, présent et futur) 3 .
Comme le soulignent Th. Luckman et P. Berger :
« certains rôles […] représentent symboliquement cet ordre dans sa totalité plus que d’autres. De tels rôles sont d’une grande importance stratégique dans une société, dans la mesure où ils représentent non seulement une institution, mais l’intégration de toutes les institutions dans un monde signifiant... ces rôles sont en relation particulière avec l’appareil de légitimation de la société » 4 .
Cette remarque oriente vers la qui dispose dans l’imaginaire politique de l’attribution de représentation de l’ordre social le plus large qui soit au sein de la Nation française. En effet, dans la mesure où le chef de l’État est désigné au niveau de la légitimité juridique comme le garant et le gardien du régime, il émerge comme épicentre de l’univers symbolique politique. Ainsi, la Présidence apparaît dans l’ordre des représentations comme le lieu sacré de la République, celui où la correspondance entre la réalité et un ordre caché et idéal englobant, est assurée. Á ce titre, le Président est le foyer régulant politiquement la dialectique entre ordre et désordre, vie et mort politique. Le temps y est mesuré en fonction de l’alternative existence/destruction. Aussi bien, cette institution peut être considérée comme dotée des attributs symboliques relevant de l’univers des mythes fondamentaux.
Dans ce cas, lié à la matrice socio-politique globale, le chef de l’État dispose dans son registre de légitimation du thème de la relation à la mort, de la distribution des biens sociaux entre générations ou entre sexes, soit de la capacité à manipuler les données les plus anthropologiques ou si l’on préfère, situées à l’interstice faisant jour entre le culturel et le naturel. Tous les candidats et Présidents semblent avoir mis en scène avec des bonheurs variables de tels ingrédients justificateurs de la conquête ou de l’exercice de la position présidentielle. Des principes qui structurent la régulation de la légitimation du politique dans la société, l’ordre politique nécessaire tire une mise en scène de sa continuité dans la succession consensuelle entre chefs d’État au-delà des temporalités politiques, par l’incarnation présidentialisée du rapport à la mort puis de la célébration du défunt ; François Mitterrand offre un exemple mémorisé de mise en scène de ses propres funérailles nationales. Cet ancrage culturel du fait présidentiel est amoindri lors de l’alternance mais avéré cependant, puisque l’ordre politique désirable est alors mis en scène, l’appel à la régénération suscitant une valorisation mythologique du renouvellement. Bien sûr à cet égard, rien ne vaut le moment gaullien d’instauration de l’institution présidentielle et de sa légitimation constituante où l’homme, figure du sauveur historique de la communauté nationale, porte la genèse du Régime et entre chaos et nouvel ordre, condense l’incarnation du mythe d’une régénération démocratique quasi totale, offrant la représentation d’une mutation sociétale. Mais l’épisode de l’alternance de 1981 illustre le même phénomène, comme certains actes de générosité de Jacques Chirac interprétés sous un mode quasi religieux, consolidant un charisme personnel.
Le terroir comme lignage
En premier lieu, il s’agit de comprendre combien la communication politique use de l’analogie entre légitimation présidentielle et socle de valeurs traditionnel, passant par les notions de clans, terroirs, tradition, autant d’éléments relevant selon M. Weber de l’idéal-type de domination patrimoniale. Cette constance relevée dans les discours journalistiques déclenchés par les opérations de communication élyséennes, démontre la rémanence des structures symboliques traditionnelles au sein de la société contemporaine. Á propos de François Mitterrand, dans leurs ouvrages rigoureux et riches, P. Favier et M. M. Roland expliquent le quasi ritualisme des relations ancrées dans la fidélité rurale et départementale de la France :
« Petits déjeuners, audiences privées, déjeuners sont autant d’occasions de prendre la température du monde extérieur... En dehors des entretiens officiels, François Mitterrand a en moyenne une quarantaine d’échanges de ce type par semaine. Ses vieux amis de droite comme de gauche lui parlent sans détour de la façon dont l’opinion perçoit sa politique » 5 .
Il s’invite dans la Nièvre, dans les Landes, en Charente, en Auvergne ou dans la Drôme chez les élus locaux qu’il a connus bien avant d’être au sommet. « Ces gens continuent de me parler comme avant. Ils me disent comment réagissent les français qu’ils côtoient » 6 . Le réseau des fidélités éparses aux contours traditionnels, aura sans doute beaucoup compté dans le maintien en éveil du sens politique de l’ancien chef de l’État. La « ruche mitterrandienne » quadrille systématiquement le pays pour en sentir l’humeur ; les visites et les courriers sont donc nombreux, qui entretiennent et enrichissent des liens « qualifiés d’authentiques » avec la famille et les relations tissées au cours de la carrière politique. Le Président réunit notamment une fois l’an l’ensemble de sa famille à l’Élysée. François Mitterrand ne reniait pas qu’il reconnaissait l’allégeance à son clan comme élément de légitimité personnelle devenue publique, du fait de la fonction occupée.
Pour Jacques Chirac, ne peut être éludée la revendication toute chaleureuse de son lien quasiment familial avec son terroir d’implantation politique historique, à savoir la Corrèze, dont son épouse reste une élue locale (Sarran), site consacré lieu de vote des Chirac depuis longtemps. La mythologie républicaine, veut ainsi qu’une pratique politique personnalisée semble sourdre d’un terroir présidentialisé. Et la communication du devenu chef de l’État, de rappeler et de mettre en scène le ressourcement au cœur de cette ruralité désertique. Outre l’appel aux grands noms, il s’agit en l’occurrence de MM. Queuille 7 et Pompidou, les pèlerinages se succèdent 8 ; chaque affidé se montre en lieu corrézien, n’omettant pas de figurer le terroir par une présence à la table ou au match de rugby. La connivence est entretenue avec P. Sébastien, un temps président d’un club de rugby au cœur de ce terroir. Cette identification permet aussi au Maire de Paris puis chef de l’État d’équilibrer son image évitant ainsi l’assimilation au parisianisme et la persistance de sa ressemblance au les gens simples… La limite de l’examen aux deux derniers Présidents, privilégiant l’exemple du premier pour ce qu’il révèle un culte revendiqué et repris par les personnalités considérées de l’amitié, et le second, pour ce qu’il révèle la revendication d’un attachement territorial et de la mythologie traditionaliste qui l’enserre, témoigne d’une pratique plus générale de l’ensemble des chefs d’État à colporter un discours de légitimité « anthro-politique » enserré dans le corset traditionnel qui voudrait que la société est une famille, qu’elle demeure fortement structurée voire stratifiée par les lignages et la notion de chef de communauté.
Claude Chirac est une figure de condensation de tels considérants, dans la mesure où membre directe de la famille, elle est aussi chargée de mettre en scène une telle légitimation en tant que conseillère en communication. Du reste cette charge obtient une lecture publique, versant parfois dans un psychologisme qui de lui-même brouillé le repère entre vie privée et publique. Ainsi, les motivations de l’omniprésence de Claude Chirac à l’Elysée, telle que transcrite dans un style journalistique, seraient dues à la spécificité du lien père-fille : « Jacques a besoin de Claude » ; « elle est le fils qu’il n’a pas eu ». La petite histoire raconte dans la presse en 1987 l’épreuve traversée par Jacques Chirac avec sa première fille anorexique, événement précipitant le rapprochement d’avec sa seconde fille… La médiatisation de cette collaboration intéresse, dans la mesure où elle sert la « routinisation » traditionnelle (modèle familial) du charisme présidentiel. En effet, les récits soulignent à l’envi combien la fille cadette du Président apaise son père, étant seule à même de lui faire partager dans la durée un regard rajeuni et intransigeant sur lui même ; en cela, elle est grandement responsable de la modification de son image en grand-père pondéré, qui colle mieux à l’institution Présidentielle que celle du grand frère aventurier pionnier. Consolide par exemple l’image, la diffusion de photos mettant en scène une telle solidarité à la fois familiale et professionnelle. Il y a par exemple la publication de photos de Jacques Chirac, en compagnie de son petits fils Martin, en short et bermuda depuis le Fort de Brégançon à l’été 1996. Parallèlement, la presse retient l’éloignement entre Claude et sa mère (« c’est une Chirac ») comme pour mieux effacer la femme de cette histoire de famille ; puis à l’approche de la seconde Présidentielle, la grand-mère s’impose sur la scène lors des municipales : icône de la proximité, Bernadette Chirac rejoint le tableau familial... Depuis, elle met en scène son aptitude à soutenir les causes humanitaires diverses.
La mort en exemple
Outre que la légitimation présidentielle passe donc par les références et les pratiques léguées par la société traditionnelle, la transition d’un pouvoir présidentiel vers un autre, surtout lorsque la maladie et les échecs veillent sur les dernières années, est fortement connotée par de telles structures « anthropo-symboliques ». Ainsi, il est éclairant de revenir sur l’émotion suscitée par le décès de François Mitterrand un semestre après son départ de l’Élysée, à la lumière des considérations précédentes 9 . Á l’instar du général de Gaulle, voici un chef de l’État à la longévité du « règne » extraordinaire, et qui en conséquence exerce sur l’inconscient collectif, y compris après son départ de l’institution, un magistère sur une large partie de la population. Son icône s’apparente bel et bien à un métronome, et vaut repère politique temporel pour plusieurs générations. En conséquence, il vaut symbole de condensation de souvenirs vécus en commun, des plus petits au plus grands groupes sur une longue période. En cela, il figure la continuité et la sédimentation du temps social au-delà du rôle juridique et institutionnel, c’est-à-dire au niveau culturel. Réussir une telle intégration personnifiée déborde de l’ordre rationnel explicite et relève pour le sens commun, de l’ordre sacré ; la longévité de l’attachement émotionnel que traduit notamment la mobilisation lors des cérémonies funéraires, fait basculer dans un au-delà, au-delà du temps réglé par le droit constitutionnel et politicien. Et dès lors, la matrice donnant sens à l’expérience collective tendue entre le chef et la société, est communautaire.
Sur ce plan, l’interprétation publique donnée par le mourant lui-même de sa maladie et de sa mort s’offre comme une illustration des valeurs sociales consensuelles attachées à la mort ; gare à celui qui ne les respecterait pas ! En 1992, lors de la sortie de l’hôpital Cochin après une première opération, François Mitterrand confie avoir désormais en premier à « lutter contre lui-même ». Dès lors, le rapport présidentiel à la mort, tel que livré à l’opinion s’articule autour de plusieurs qualificatifs : le courage en premier lieu, car les témoignages insistent sur la souffrance de François Mitterrand à partir de 1994 ; la sérénité ensuite, car ils mettent aussi en valeur la familiarité intellectuelle tissée depuis longtemps par le chef de l’État avec un tel thème. Lui-même ira jusqu’à préfacer un ouvrage consacré à l’accompagnement des malades vers la fin. Des photos de François Mitterrand sont publiées notamment par Paris-Match : ainsi le voit-on entouré ou non, vieillard assis sur un banc, peinant mais tenant à accomplir sa marche, oxygène de vie. Puis, les récits ne manquent pas des visiteurs du soir d’un parcours, guettant les signes de vigueur au milieu de l’engourdissement dans la sombre douleur. Considérations littéraires ? Évidemment ! Mais elles sont révélatrices jusqu’au bout, de l’effet miroir tendu par la représentation à la société. Car photos, récits ou témoignages correspondent à une demande anthro-politique. Elles offrent une interprétation autorisée et dominante de la mort légitime dans la société.
Si bien que, lorsque certains entourages sortent de cette lecture autorisée, ils omettent de capitaliser la part sacrée du profane politique. Le sort physique du premier personnage de l’État est devenu l’objet de spéculations au plus haut niveau de l’État à partir de 1994 ; le fait de savoir s’il pourra parvenir à la fin de son mandat compte en effet ouvertement dans la rivalité opposant MM. Balladur et Chirac. Le premier a tout intérêt à un décès précipité ; mais ses janissaires ne parviennent plus à le dissimuler. Ils perdent leur sang froid, celui du Président ne l’est pas encore : la cohabitation policée se glace. Á l’opposé, le respect envers le mourant témoigné par le candidat condamné à l’avance par une certaine opinion est couronné par le Président sortant, notamment lors d’une mise en scène attenante aux cérémonies du 50e anniversaire de la libération de Paris : un entretien complice réunit les deux hommes dans le secret de l’Hôtel de ville pendant plusieurs minutes alors que le Premier Ministre patiente à l’extérieur… Ne peut-être, sans l’évaluer vraiment, sous-estimé ce que doit dans la durée moyenne, la légitimation du successeur à de tels gestes manifestant ostensiblement une transition douce, à l’aune de la conception sociale dominante à la fois de la maladie et de la mort. Á travers ce prisme, personne ne peut s’étonner du positionnement de Jacques Chirac lors du décès du 16 janvier 1996, ce dernier rendant un hommage qualifié d’appuyé, au défunt. Ce faisant, le Président incarnait à son avantage la nécessaire continuité de l’ordre politique, parce qu’il avait su utiliser les symboles sociaux légitimes associés à la mort. Sur le même registre, les tactiques de campagne de MM. Chirac en 1988 et Jospin en 2002 consistant à stigmatiser leur adversaire principal pour leur vieillesse, sont mal acceptées par l’opinion…
« Changer la vie » et charité du chef
Si l’on ne peut retenir l’idée d’idéalisation du pouvoir par la mort, tout au plus, soulignons son respect du fait de sa domestication :
« l’idéalisation du pouvoir […] passe par son assimilation au pur et au don […], mais également par l’aptitude reconnue au pouvoir de gérer l’angoisse et de dispenser le bonheur ; elle joue donc sur le désir de sécurité et de bien être, sur la peur du dénuement, de l’abandon et du rejet » 10 .
La valorisation des qualités telles que la générosité (fertilité) et pureté (santé) constituent les deux thèmes privilégiés des mises en scène et du registre de compétence du pouvoir de direction en exercice. Á cette condition, le politique est non seulement nécessaire (rationalisation), mais désirable (idéalisation) : aussi le plus souvent, discours, rites, cérémonies, autour desquels s’articule la légitimité de la domination au sens le plus basique, représentent-ils les dangers qui menacent la survie du groupe 11 , et à contrario, soulignent-ils la prospérité et la fécondité de l’autorité instituée pour en préserver l’identité 12 . Les cérémonies et mesures dites symboliques des entrées en scène des nouvelles majorités présidentielles réservent ainsi des périodes plus ou moins allongées « d’état de grâce ». En fait, l’alternance est propice à une phase plutôt longue d’un tel mouvement d’apesanteur politique. Jacques Chirac en 1995 fonde sa légitimation sur l’idée de fracture sociale et se distingue de Édouard Balladur notamment en soulignant que l’État doit rester l’État-Providence. En 1997 et dans la durée, le succès d’estime du gouvernement Jospin est fondé sur le renouvellement des politiques redistributives (35 heures, emplois-jeunes, CMU, etc.)… Mais surtout, du fait alors de la première alternance républicaine survenue, l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir en 1981 vaut exemple comme symbole de l’activation d’un tel registre de légitimité, celui de la prodigalité sociale liée à l’arrivée au pouvoir d’un homme. La pureté et le don pour identifier une régénération profonde : le thème de la pureté est en effet lié à celui du renouveau mais aussi de la virginité. Or, les socialistes sont écartés du pouvoir exécutif depuis le début de la Ve République. De fait, une aura discursive presque « sacrée » entoure les mesures techniques distributives bien connues (retraite à soixante ans, augmentation du SMIC, semaine de 39 heures, relance de la consommation, etc.) prises par les gouvernants en début de septennat.
Le thème du changement le plus « cosmologique » est d’ailleurs associé à la victoire de François Mitterrand, puisqu’il s’agit ni plus ni moins non de changer les institutions ou l’économie, mais « la vie » ! Barbara chante « quelque chose a changé, l’air semble plus léger », l’orage gronde, l’hymne à la joie retentit. Tel est le premier acte de la marche conduisant au Panthéon, celui du désordre revendiqué. En effet, que ne voit-on sinon une foule, dense, débraillée, enthousiaste et populaire, portant sur son flot souriant et libérateur, un guide vers le sommet. La pureté enfin, parce que cet ensemble d’indices et de symboles est fédéré par la revendication de Justice, qui structure le discours mitterrandien. La suite de la cérémonie d’intronisation théâtralise le passage du désordre à l’ordre, du changement déclamé à sa mise en œuvre ; François Mitterrand entre dans le monument de la mémoire républicaine. Le carnaval électoral est bien clos : en effet, si le temps d’une élection, le leader est à la merci du peuple, moqué par les incertitudes, désormais ce dernier, certes socialiste, remet le pouvoir à l’endroit. Seul, donc extrait du peuple, suivant le cycle naturel de la vie (marche allègre) à la mort (marche lente conduisant vers les tombes), le nouveau Président est entré dans le temple, à la fois de l’Histoire et des institutions. Les acteurs reconnaissent au-delà de la logique économique (illogique !), le bien-fondé politique du train de mesures distributives alors opérées, le nouveau pouvoir ne pouvant décevoir les attentes et les espoirs d’une fraction de l’opinion exclue de la reconnaissance gouvernementale et sociale pendant plus de trente ans. Très lucidement, François Mitterrand revient en 1988 sur le sens de la démarche :
« … nous donnions du mieux être, ce qui justifiait notre action et nous permettait d’être mieux assis politiquement. Tout le problème était de savoir à quel moment il faudrait cesser de le prendre pour en écluser les conséquences. » 13 .
Dans un autre registre, conformément aux préceptes religieux, et particulièrement en France, catholique, le premier des hommes politiques tient à faire savoir qu’il entretient des liens sinon mystiques, dans tous les cas, des liens d’empathie le rendant apte à la générosité. Pour Jacques Chirac, cette proximité passe par la femme selon un registre de communication conforme au système de valeurs sinon consensuel, traditionnel. Mais outre l’attachement à la tradition, la communication présidentielle en profite pour trouver une légitimation du coté d’une aptitude spécifique à la générosité personnelle, entretenant ainsi une tradition, celle de Saint-Martin. B. Chirac fait figure de lien privilégié dans la relation entretenue avec l’Église catholique, son hérédité (famille aristocratique parisienne), et sa pratique personnelle régulière, contribuant à brosser le portrait d’une croyante modèle dont l’influence sur son mari en ce domaine est jugée déterminante. Ainsi, le discours journalistique retenu s’ingénie à montrer comment B. Chirac incarne la main sacrée du Président, ses entreprises de bienfaisance étant particulièrement médiatisées depuis les municipales de 2001. Auparavant, dans un registre plus laïc, D. Mitterrand s’était déjà illustrée dans un tel registre.
Si initialement, le profil de Jacques Chirac dénote par rapport aux critères catholiques, dès la fin des années 70, après un détour mentionné par l’hindouisme, le présidentiable affiche lui-même sa foi catholique : « ce dernier choix, je l’ai fait par refus du désespoir et aussi parce qu’une conviction en forme d’évidence, ne laissant place ni au doute ni à l’hésitation, s’est imposée à moi. C’est bien je crois ce qu’on appelle avoir la foi, et c’est une grande grâce. » 14 . La mise en récit de ces moments religieux indique qu’ils se glissent dans l’interstice d’un désordre personnel et politique intense, la régression vers la composante de cet ordre offrant alors les seuls repères. D’autres moments chiraquiens sont ainsi interprétés officiellement, tant les témoignages des proches convergent, à la lumière du charisme catholique 15 . Lorsque les faits et gestes épiés du Jacques Chirac compatissant donnent systématiquement lieu à des récits mettant en valeur son attention extrême, pour les proches souffrants ou malades, la transcription de ces marques de sympathie se moule dans le registre de la charité et de la compassion catholique, de la bonté religieuse.
La référence à la générosité personnelle de Jacques Chirac, aux attentions multiples qu’il préserve pour ses proches en dépit de la lourdeur de sa fonction, argument déjà présent pour la légitimation mitterrandienne dont nombre d’auteurs notaient son aptitude à prendre des nouvelles personnelles de ses proches ou anciens collaborateurs (dont Lionel Jospin malade en 1993), relève d’un tel registre quasi religieux, où le chef de l’État veut susciter à la fois une identification à la vie quotidienne ordinaire, mais davantage encore à la vie privée, cœur de la relation d’estime et d’amour. Ces faits ne sont pas reproduits pour rien dans les médias de masse sous la forme de photos ou de témoignages, enfin d’articles. Il s’agit de stratégies de légitimation. Et cet article voulait faire la démonstration du legs du registre traditionnel au sein de la légitimité contemporaine et moderne du premier représentant de l’État, témoignant ainsi de ce qu’il incarne autant qu’il représente.
Bibliographie indicative
Augé, M., Pour une anthropologie du monde contemporain, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1994
Bailey, F. G., Les règles du jeu politique, Paris, PUF, 1971
Balandier ,G., Anthropologie politique, Paris, PUF, coll. Quadrige , 1967
Godelier, M., La production des grands hommes, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1996
Girard, R., La voix méconnue du réel, Paris, Grasset, 2002
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Le sacré correspond alors à ce que J. Lagroye définit comme « métaphysique du politique, impliquant une référence fondatrice à des "vérités" inaccessibles à l’entendement commun sans médiation d’interprètes autorisés... et qu’il importe de dévoiler, de révéler » dans Lagroye, J., Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po/ Dalloz, coll. Amphithéâtre, 2002, p. 419 ↩
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Ibid., p. 419 ↩
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Dans son aspect chronologique, c’est dans « la légitimation de la mort que le pouvoir transcendant des univers symboliques se manifeste le plus clairement, et le caractère fondamental des légitimations ultimes de la réalité souveraine de la vie quotidienne est ainsi révélé : elles ont pour principale mission de calmer les terreurs », autrement dit de rendre la vie ordinaire possible ; Berger, P., Luckmann, Th., La construction sociale de la réalité, Méridien Klincksieck, Paris, 1979, p. 140 ↩
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Ibid., p. 107 ↩
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Favier, P., Martin-Rolland, M., La décennie Mitterrand, Paris, 1988-1998, 4 tomes, t. 1, p. 511 ↩
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Ibid, p. 513 ↩
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Dont la petite fille, Me Françoise Gallot-Monod est l’épouse de M. Monod, ancien secrétaire général du RPR, ancien Président de Lyonnais des Eaux et désormais conseiller à l’Élysée. ↩
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Comme pour François Mitterrand, le pèlerinage est une recette de cette communication de proximité : ce dernier organisé « … à Brive, s’impose désormais pour tous les Ministres chiraquiens, promus de fait, membres d’honneur de la confrérie Corrézienne. Corinne Lepage, Guy Drut, Jean-Louis Debré, Eric Raoult, Jacques Toubon, Philippe Douste-Blazy, Anne-Marie Couderc, ils s’y sont tous rendus. » écrit-on. Coignard, S., Guichard, M.-Th., Les bonnes fréquentations, Paris, Grasset, 1997, p. 41 ↩
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Voir aussi Julliard, J. (dir.), La mort du roi, Paris, Gallimard, 1999 ↩
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Lagroye, J., op. cit., p. 415 ↩
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L’on songe à la modification des variables écologiques, démographiques, politiques (guerres). ↩
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Quant à leur régularité, elle apparaît fort liée aux moments forts de la production des biens et services conçus comme essentiels par la communauté politique. L’on songe notamment à la succession des cérémonies identitaires qui dans les sociétés traditionnelles interviennent à chaque étape du processus agricole, secteur économique dont dépend la survie du groupe. ↩
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Entretien au Figaro, cité dans Favier, P., Martin-Rolland, M., La décennie Mitterrand, Paris, 1998, t. 1., p. 112-1132. « … l’inégalité s’accroissait… il était temps de mettre un terme à cette imposition, à ce règne de l’injustice… nous avons veillé en priorité à réduire les inégalités... » ; entretien du 14/07/1982. ↩
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Fulda, A., Un président très entouré, Paris, Grasset, 1997, p. 130 ↩
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Le mystère de la grâce est directement relié, dans le récit de la journaliste, et ce point n’est pas détail, à des moments de déstabilisation, la traversée d’une guerre ou la fin du ministère Chirac en 1976. Dans le second, foin de correspondance, mais le présidentiable se rend dans une abbaye bénédictine à Solesmes, où il passe la journée en compagnie de moines et d’un ami de J. Guitton, M. Billaud, attaché à évoquer un Chirac touché par le recueillement et marqué par ce moment. ↩