Il y a près de quarante ans, Henri Lefebvre publiait son œuvre fondatrice, La production de l’espace (Lefebvre 1974), notamment consacrée à la production de l’espace social. Aujourd’hui encore, cet ouvrage est considéré comme incontournable par la critique, qui le situe à l’origine d’un changement majeur dans la pensée de l’espace, de son rôle et de son statut dans les sciences humaines. Dans un contexte contemporain marqué par l’avènement d’une culture dite  « numérique1 », la pensée de l’espace n’a certainement rien perdu de son actualité. Cependant, les caractéristiques, les composantes et les dynamiques de la production de l’espace décrites par Lefebvre se structurent-elles aujourd’hui exactement de la même façon ? Cet article entend œuvrer en faveur d’une pensée de l’espace à l’ère numérique, en partant bien évidemment des travaux de Lefebvre pour les confronter aux théories contemporaines, notamment la théorie de l’éditorialisation. En chemin, nous convoquerons la réflexion spatiale de Carl Schmitt qui, nous allons le démontrer, permet de repenser l’éditorialisation en tant que théorie générale de l’espace numérique.
L’originalité de l’approche de Lefebvre, ainsi que sa fécondité, reposent dans l’élaboration d’une démarche consistant à dépasser les limites des conceptions absolues, abstraites et philosophiques de l’espace, pour aller vers un concept d’espace considéré non comme un milieu vide, mathématique ou idéal2, mais comme partie intégrante d’un processus complexe de production. Ce processus, selon le philosophe français, engendre une pluralité d’instances variées, qu’il regroupe sous trois catégories structurelles : a) la pratique spatiale, « qui englobe production et reproduction, lieux spécifiés et ensembles spatiaux propres à chaque formation sociale, qui assure la continuité dans une relative cohésion » (Lefebvre 1974, 42) ; b) les représentations de l’espace, « liées aux rapports de production, à l’“ordre” qu’ils imposent et par là, à des connaissances, à des signes, à des codes, à des relations “frontales” » (Lefebvre 1974), p. 43] ; c) les espaces de représentation, « présentant (avec ou sans codage) des symbolismes complexes, liés au côté clandestin et souterrain de la vie sociale, mais aussi à l’art, qui pourrait éventuellement se définir non pas comme code de l’espace, mais comme code des espaces de représentation3 ».
Ce bref schéma nous permet de saisir pleinement l’ampleur de la démarche de Lefebvre : un espace quelconque résulte d’abord d’une série de pratiques de production et de reproduction, de lieux spécifiés tels que les temples, les marchés, les églises, et autres ensembles spatiaux : la ville italienne du XIIe siècle ou la polis de la Grèce antique. Dans un deuxième temps, l’espace est aussi façonné par des représentations qui, dans la perspective lefebvrienne, ne sont pas le résultat de pratiques artistiques ou littéraires. Lefebvre se réfère plutôt à des domaines que nous caractérisions comme techniques tels que l’urbanisme, l’aménagement de la ville ou l’architecture, c’est-à-dire à des pratiques qui donnent une forme à l’espace et non pas une image de l’espace. Enfin, Lefebvre décrit « […] les espaces de représentation, c’est-à-dire l’espace vécu à travers les images et symboles qui l’accompagnent, donc espace des “habitants”, des “usagers”, mais aussi de certains artistes et peut-être de ceux qui décrivent et croient seulement décrire : les écrivains, les philosophes. C’est l’espace dominé, donc subi, que tente de modifier et de s’approprier l’imagination. Il recouvre l’espace physique en utilisant symboliquement ses objets » (Lefebvre 1974, 49). Or, cette classification repose sur un paradigme théorico-interprétatif chargé d’une vision du monde et de valeurs spécifiques, d’ailleurs bien explicité par Lefebvre tout au long de son ouvrage : le paradigme marxiste. D’où la place d’honneur réservée dans cette classification aux pratiques de production et reproduction, structurelles au sens marxiste — lieux et espaces sociaux étant un réflexe socio-politique de ces pratiques. Bien que représentation de l’espace et espaces de représentations se trouvent en quelque sorte dégradés ontologiquement et axiologiquement, une seconde distinction a lieu, produisant à nouveau une échelle de valeurs :
On peut escompter que les représentations de l’espace auraient ainsi une portée considérable et une influence spécifique dans la production de l’espace. Comment ? par la construction, c’est-à-dire par l’architecture, conçue non pas comme l’édification de tel « immeuble » isolé, palais, monument, mais comme un projet s’insérant dans un contexte spatial et une texture, ce qui exige des « représentations » qui ne se perdent pas dans le symbolique ou l’imaginaire (Lefebvre 1974, 52‑53).
Cette hiérarchisation des instances productrices de l’espace nous semble compromettre la portée de l’approche lefebvrienne ; le préjugé négatif hérité de la tradition marxiste envers les pratiques symbolico-imaginatives produit un cloisonnement qui ne diffère pas de celui de la réflexion philosophique sur l’espace abstrait, que Lefebvre voulait dépasser afin de réorienter la théorie vers les pratiques spatiales concrètes. Pour le dire autrement, il nous semble que le discours lefebvrien, négligeant le rôle des pratiques relevant de l’imaginaire, limite sa portée théorique.
Cependant, les intuitions de Lefebvre — l’espace se situe au centre de notre existence contemporaine et il est à la fois produit et producteur de nombreuses pratiques — constituent encore une occasion féconde pour penser et repenser le rôle et le statut de l’espace aujourd’hui, époque où vient de s’accomplir, dans la pensée théorique et philosophique contemporaine, ce que l’on appelle le « spatial turn4 ». Nous essayerons donc à présent de mettre à jour et d’intégrer la pensée de Lefebvre, notamment à la lumière des réflexions sur le numérique.
L’éditorialisation : vers une théorie de l’espace numérique
Au-delà de l’importance de l’œuvre de Lefebvre, entre les années 1960 et la fin des années 1970, de nombreux penseurs ont commencé à orienter de plus en plus la réflexion en sciences humaines vers la thématique de l’espace, notamment Michel Foucault5, Gaston Bachelard (Bachelard 1961), Guy Debord (Debord et et al. 1975), Georges Perec (Perec 1974), Louis Marin (Marin 1973), Michel de Certeau (Certeau 1980), Gilles Deleuze et Félix Guattari (Deleuze et Guattari 1980). La pensée de ces auteurs a fortement contribué à la structuration d’une lignée de pensée de l’espace jusqu’à aujourd’hui, avec des chercheurs comme Michel Serres (Serres 1994), Georges Didi-Huberman (Didi-Huberman 2011), Kenneth White (White 1994), Michel Lussault (Lussault 2007), Thierry Paquot (Paquot 2010), Olivier Mongin (Mongin 2005) et, dans le milieu anglophone, E. W. Soja (Soja 1996) et Fredric Jameson (Jameson 1991).
Ces auteurs se sont penchés sur la question de l’espace selon leurs intérêts et perspectives propres, mais en partageant néanmoins l’esprit lefebvrien qui insiste sur la nécessité de remettre en question l’espace sous l’angle des pratiques concrètes et non au moyen de théorisations abstraites ou idéales.
Malgré cela, très peu de penseurs ont ensuite essayé d’appliquer les réflexions développées au cours des dernières années sur l’espace et ses instances de production à un fait majeur — voire le fait majeur — de notre époque : le tournant6 numérique de notre culture. Cependant, si l’on examine de plus près les pratiques concrètes, on peut remarquer que la structuration de l’espace représente l’un des principaux enjeux du numérique.
Parmi les auteurs qui ont amorcé une réflexion autour de l’espace engendré par les changements liés au numérique et aux nouveaux médias, on assiste fondamentalement à une double attitude. D’un côté s’érigent les théoriciens de la rupture : ce sont des philosophes, sociologues ou écrivains qui thématisent le numérique en tant qu’événement absolu bouleversant de fond en comble notre culture ; citons notamment Jean Baudrillard (Baudrillard 1981, et @baudrillard_crime_1995), Paul Virilio (Virilio 1977, et @virilio_bombe_1998) et, plus récemment, Evgeny Morozov (Morozov 2015). Leur approche consiste à dénoncer les dégâts causés par la numérisation de notre société, sinon l’irréalité tout court de l’espace numérique. Une fois de plus, cette approche produit une rupture ontologique et axiologique entre espace numérique et espace dit réel.
De l’autre côté se trouvent des penseurs qui, au contraire, ont essayé de développer un paradigme de la continuité entre numérique et prénumérique. Cette approche, poursuivie davantage par Pierre Lévy (Lévy 1994, et @levy_quest‑ce_1995), Milad Doueihi, Jay D. Bolter et Richard Grusin (Bolter et Grusin 1998), vise à repérer les généalogies culturelles des composants fondamentaux du numérique ; l’idée centrale de ce paradigme est que le numérique se manifeste comme une conjoncture de restructurations, de reconfigurations et d’innovations d’éléments déjà présents dans la société, la culture, la technique et l’imaginaire.
Entre les deux courants que nous venons de présenter, il nous semble que c’est le deuxième qui respecte le plus les intuitions de Lefebvre sur la production de l’espace, tout en les adaptant à l’époque actuelle : l’approche visant les structures de la continuité tente de penser la globalité de l’espace aujourd’hui, en considérant le fait numérique comme un composant à part entière de l’espace contemporain.
À cet égard, l’effort théorique le plus intéressant au sein du paradigme de la continuité nous semble être la théorie de l’éditorialisation. Utilisé à la fin des années 2000 par Bruno Bachimont (Bachimont 2007) pour décrire les effets du numérique dans les sciences de l’information, ce terme désigne aujourd’hui plutôt « […] l’ensemble des dynamiques qui produisent et structurent l’espace numérique. Ces dynamiques sont les interactions des actions individuelles et collectives avec un environnement numérique particulier7 ». Autour de ce concept, se regroupent désormais nombreux chercheurs provenant de domaines d’études variés : outre Bruno Bachimont, on trouve Dominique Cardon, Louise Merzeau, Marcello Vitali-Rosati et Gérard Wormser — pour n’en citer que quelques-uns.
Dans son article, Le profil : une rhétorique dispositive (Merzeau 2016), Louise Merzeau propose une interprétation spatiale du profil numérique basée sur l’opposition entre khoros et topos : « Le topos, comme le locus latin (“région, lieu, endroit, tombeau”) sert à localiser, fixer, circonscrire. Le khoros (“lieu où l’on danse”) renvoie quant à lui à un champ qui se donne à traverser et qui appelle une chorégraphie » (Merzeau 2016). Cette distinction lui permet d’en établir une seconde : celle entre la raison algorithmique et la dynamique profilaire, qui renvoient à différentes façons d’interpréter les activités de l’internaute. Si l’on considère l’activité d’un individu sur le web seulement comme un ensemble de traces exploitables de la part des entreprises privées, on est, selon Louise Merzeau, dans la logique de la raison algorithmique et donc on se situe dans le topos, dans l’e-réputation ; à l’inverse, on peut penser le profil numérique comme une occasion donnée à un individu de créer son propre espace, à travers la navigation sur le web : « […] à chaque enregistrement d’une donnée profilaire, ce n’est pas seulement le récit de soi qui évolue, mais le monde environnant qui se déforme » (Merzeau 2016). Le profil est une identité qui construit son espace en se construisant elle-même : on est alors dans une dynamique profilaire et à l’intérieur d’un khoros. L’éditorialisation est, dans la perspective de Louise Merzeau, l’ensemble des pratiques et des outils dont un individu dispose pour créer son propre profil afin de construire le milieu spatial numérique qui l’enveloppe et l’entoure. Parmi les pratiques et les outils qui façonnent l’espace numérique de l’individu, Louise Merzeau inclut au même titre la (re)présentation de soi et l’organisation architecturale du khoros ; tandis que Lefebvre les concevait comme pratiques de rang inférieur. Cela nous semble rendre compte de la différence entre le modèle de production de l’espace lefebvrien et celui dessiné par l’éditorialisation.
Servanne Monjour, Marcello Vitali-Rosati et Gérard Wormser, dans leur article Le fait littéraire au temps du numérique. Pour une ontologie de l’imaginaire (Monjour, Vitali-Rosati, et Wormser 2016), donnent une autre clé de lecture de l’éditorialisation. S’appuyant sur la querelle millénaire entre réel et imaginaire dans la littérature occidentale, ils se proposent de développer une ontologie de la littérature au prisme du fait numérique : c’est dans cet article que l’éditorialisation est donc confrontée de façon plus pertinente à la question de la place de l’imaginaire dans la production du monde. La première partie de l’article questionne la pertinence de l’opposition entre réel et imaginaire, symbolique et non-symbolique : « tout ce que nous vivons est réel ; si nos images mentales ne viennent pas de l’arbitre absolu d’un “sujet”, mais de présentations dotées d’effectivité palpable — y compris celles qui sont imaginaires, et ce, par le fait même de leur limitation. […] Ce que nous proposons ici est bien une ontologie, un discours sur l’Être et non une substitution du discours au réel » (Monjour, Vitali-Rosati, et Wormser 2016). Comme dans la perspective de Louise Merzeau sur l’éditorialisation, pour les trois auteurs aussi les fondations théoriques de leur vision de l’éditorialisation les amènent à refuser la hiérarchisation des instances productrices du réel telle que proposée par Lefebvre.
Cependant, ce qui nous intéresse le plus dans l’article de Servanne Monjour, Marcello Vitali-Rosati et Gérard Wormser réside dans sa deuxième partie. À travers l’analyse de Google Street View, du projet littéraire Traque Traces, une fiction de Cécile Portier et du livre Laisse venir de Pierre Ménard et Anne Savelli, les auteurs aplanissent la différence entre l’espace numérique et l’espace non numérique : il s’agit du même espace formel, hybridé et anamorphosé. L’idée d’anamorphose, « fondée sur une conception multiple du réel, […] permet de s’extraire de la logique oppositionnelle qui caractérise la réflexion sur le statut ontologique de la littérature, pour lui substituer une logique multiple et cumulative. Éditorialiser signifie alors produire des anamorphoses en contribuant à l’agencement d’une réalité multiple » (Monjour, Vitali-Rosati, et Wormser 2016).
Cette conception de l’éditorialisation, issue d’une confrontation avec la littérature, marque un point de non-retour : loin de se concevoir comme une pratique au sein d’un domaine spécifique — comme chez Bruno Bachimont —, l’éditorialisation se propose désormais comme une théorie du fait numérique à part entière. Dans la perspective de Servanne Monjour, Marcello Vitali-Rosati et Gérard Wormser, le numérique se situe ontologiquement sur le même niveau que le réel lui-même ; il est partie intégrante de la production de cette réalité ; il déclenche des pratiques liées à l’imaginaire qui influencent de façon décisive la constitution de l’existence concrète. Surtout, l’éditorialisation se veut une théorie formelle d’agencement et d’imbrication d’autres instances : « [c] » est pourquoi des notions introduites bien avant la diffusion du web […] doivent être comprises dans le cadre d’un rapport dynamique avec les réalités techniques : elles en sont la condition de possibilité aussi bien que la conséquence, elles viennent en même temps avant et après. C’est en ce sens du moins que nous proposons d’interpréter “l’ontologie de l’actualité” décrite par Maurizio Ferraris » (Monjour, Vitali-Rosati, et Wormser 2016).
Terre et mer de Carl Schmitt. Pour une éditorialisation spatiocentrique
Aujourd’hui encore, la question de l’espace est centrale, d’autant plus pour le numérique : « [l]e vocabulaire associé à Internet est remarquablement spatial, tant il est empreint d’une connotation qui se réfère presque systématiquement à l’espace. Il est question de sites, d’adresses, de navigateurs, de firewall, de surf, de cyberespace et plus généralement d’espace virtuel » (Beaude 2012). Notre appréhension d’Internet — mais nous dirons du numérique en général — relève donc d’un imaginaire intimement spatial. Plus encore : la rhétorique commerciale dominante relative au numérique met en avant son caractère immatériel alors que la gestion de la numérisation de la société entraîne des enjeux politiques, géographiques, sociaux et environnementaux majeurs.
Bien que les penseurs de la continuité aient entamé une réflexion concernant l’espace, il s’agit très souvent d’une démarche mineure dans l’économie de leurs œuvres : chez eux, l’espace est un champ où exemplifier les effets de la numérisation ou un point de départ instrumental pour développer d’autres réflexions — épistémologiques, politiques, ontologiques ou techniques.
Les œuvres innovantes de Boris Beaude et Alexander R. Galloway (Galloway 2004) ont essayé de combler ce manque dans la théorisation de l’espace numérique, mais pour des raisons très différentes, elles n’y ont pas réussi. Alexander R. Galloway est un cas très singulier. Se situant à mi-chemin, il garde l’esprit critique de la french critical theory et du paradigme de la rupture en le réadaptant à l’idée de continuité entre numérique et prénumérique. Même si son intérêt principal est de démentir la liberté totale présupposée sur Internet, il arrive pourtant à thématiser les structures formelles de l’espace numérique : le contrôle, à notre époque, ne se déploie plus par centralités, mais plutôt par nœuds distribués — ce qui comporte une structuration, une organisation et une gestion de l’espace. Pivotant sur la notion de contrôle et sur la pensée deleuzienne, le livre d’Alexander R. Galloway ouvre des perspectives intéressantes sur la matérialité du numérique. Malheureusement pour nous, la réflexion spatiale ébauchée dans Protocol n’est pas développée davantage ni dans cet ouvrage ni dans les autres livres d’Alexander R. Galloway8.
Parmi les penseurs contemporains du rapport entre espace et numérique, Boris Beaude a mené dans son livre Internet. Changer l’espace, changer la société (Beaude 2012) une analyse de la spatialité propre à Internet, et représente à cet égard un interlocuteur incontournable pour toute réflexion sur la spatialité numérique. D’autant plus que, à la différence d’Alexander R. Galloway, Boris Beaude s’intéresse davantage à la question de la structuration de l’espace propre à Internet, et non à l’aspect critico-politique des possibilités de libération ou de domination liées à Internet. Si cela permet certes à Boris Beaude de mieux se pencher sur la thématique spatiale, son analyse spécifiquement géographique ne le conduit cependant pas à élargir son sujet d’étude à d’autres domaines. De fait, il ne cherche pas à développer une théorie globale sur la structuration d’une véritable spatialité numérique, son intérêt étant plutôt Internet — qui est seulement l’une des composantes de la galaxie du numérique.
Comme nous l’avons montré jusqu’ici, une théorie générale de l’espace numérique ne semble pas se dégager des œuvres abordant cette question fondamentale. Toutefois, nous croyons que les deux perspectives du concept d’éditorialisation présentées ici démontrent qu’il pourrait revêtir un rôle majeur dans l’analyse de l’espace numérique, à la portée équivalente à La production de l’espace de Lefebvre (Lefebvre 1974). Pour y arriver, l’éditorialisation doit cependant se confronter plus en profondeur — et de façon plus structurale — à la question de l’espace.
Ce que nous proposons donc est de repenser l’éditorialisation à partir de la production de l’espace. Pour ce faire, nous nous appuierons sur une œuvre mineure de Carl Schmitt, juriste, théoricien du droit et du politique : Terre et Mer. Un point de vue sur l’histoire globale (Schmitt 1985). Cette œuvre, relativement méconnue hors du champ des études géopolitiques, est parue en allemand en 1942, une vingtaine d’années avant le Tournant spatial. Dans cet ouvrage, Carl Schmitt poursuit l’intention de refonder la géopolitique sur la base des changements historiques et politiques de la première moitié du XXe siècle ; à cet effet, il bâtit une véritable théorie générale de l’espace.
Grâce à l’analyse de Terre et Mer, nous organiserons notre tentative de baser l’éditorialisation sur l’espace autour de quatre points principaux, qui nous serviront de point de repère. La fondation théorique de la démarche schmittienne repose dans la conception de l’espace en tant que milieu entretenant des relations complexes avec plusieurs instances réparties à plusieurs niveaux. Parmi ces instances, les plus importantes sont la technique, la technologie et l’autorité, à savoir tout pouvoir qui gère une organisation spatiale. En plus, dans l’économie de la pensée schmittienne, les ordres symbolique et imaginaire jouent un rôle aussi important que les autres instances.
1. Le milieu.
Schmitt donne d’emblée une caractérisation très puissante de l’espace, en parlant de la terre qui est « […] le lieu où il [l’homme] vit, se meut, se déplace. Elle est son sol et son milieu. C’est elle qui fonde ses perspectives, détermine ses impressions, façonne le regard qu’il porte sur le monde » (Schmitt 1985, 17). L’espace n’est pas un objet, un contenant vide ou une abstraction : il est un milieu, où l’homme se meut, vit et se fait. De plus, l’espace influence les êtres humains, leurs perspectives, impressions et regards : il n’est pas un élément neutre ou indifférent, il est partie prenante du processus d’« hominisation9 ». De plus, en tant que milieu, l’espace est aussi l’objet des actions et des pratiques humaines, car « […] l’homme n’est pas un être entièrement agi par son milieu. Il a le pouvoir de conquérir, par l’histoire, son existence et sa conscience » (Schmitt 1985, 22). Précisément, l’espace acquiert son caractère de milieu en ce qu’il est inséré dans cette boucle récursive : il n’est ni territoire ni réseau10. En suivant les réflexions de Schmitt sur la nature de l’espace, nous proposons d’élargir la définition d’éditorialisation donnée par Marcello Vitali-Rosati11 en la considérant comme « l’ensemble des dynamiques qui produisent et structurent l’espace numérique. Ces dynamiques sont les interactions des actions individuelles et collectives et du milieu numérique ».
Cette définition met en relief l’entrelacement de la pluralité des actions des acteurs spatiaux et du caractère multiforme propre à l’espace-milieu. Elle rend compte aussi des nombreuses situations spatiales qui se vérifient à l’intérieur du numérique : utiliser le protocole d’un téléphone intelligent pour se connecter à Internet n’entraîne pas la même situation spatiale qu’utiliser son ordinateur.
Le modèle interprétatif des modifications de l’espace de Schmitt se situe du côté du paradigme de la continuité entre différentes conceptions spatiales12. L’idée de rupture sous-entend une dynamique très spécifique entre les espaces : celle de la superposition, de l’occultation et de la substitution. Cette dynamique est magistralement mise en œuvre par la critique radicale de Baudrillard13. Or, le paradigme de la continuité repose sur une tout autre logique : il travaille en effet par déplacements et changements d’échelle. Comme le dit Schmitt,
[c]haque fois qu’une nouvelle percée de forces historiques, qu’une explosion d’énergies nouvelles fait entrer de nouveaux pays et de nouvelles mers dans le champ visuel de la conscience humaine, les espaces de l’existence historique se déplacent également. […] Ce redéploiement peut être si profond et si subit qu’il modifie non seulement les dimensions et les échelles, l’horizon extérieur de l’homme, mais également la structure même de la notion d’espace. Et c’est là que l’on peut parler de « révolution spatiale ». Or toute transformation historique implique le plus souvent une nouvelle perception de l’espace. Là se trouve le véritable noyau de la mutation globale, politique, économique et culturelle qui s’effectue alors (Schmitt 1985, 52).
Le numérique procède de la même façon : il n’est pas un espace étranger se substituant et se superposant à notre réalité ; il est au contraire une reconfiguration d’éléments14 situés dans un espace préexistant, une désignation globale qui renvoie aux diverses possibilités de l’existence humaine — pour paraphraser Schmitt15.
2. Les pratiques : technique et technologie.
Que parmi les pratiques contribuant à refaçonner notre monde, la technique et la technologie jouent un rôle considérable est une conviction partagée même par les penseurs de la rupture. D’ailleurs, le concept d’éditorialisation, issu de l’analyse éditoriale des documents numériques (Bachimont 2007), s’est toujours chargé d’étudier davantage les techniques et les technologies, jusqu’à prendre en compte les retombées culturelles de ces dernières. En nous inscrivant dans le sillage de cette thématisation, nous voudrions essayer d’élargir la réflexion aux co-implications entre l’espace et les techniques et technologies.
Faut-il encore rappeler l’importance de la technique et de la technologie dans la production de l’espace ? Le développement de nouveaux types de bateaux et de voiles en Europe permit la découverte de l’Amérique et le premier tour du monde par voie maritime : « [c] » est alors que naît un “nouveau monde”, au sens le plus audacieux du terme. La conscience globale des peuples d’Europe centrale et occidentale, puis de toute l’humanité, est bouleversée de fond en comble. Il s’agit, au sens plein, de la première révolution authentique de l’espace, c’est-à-dire à l’échelle planétaire » (Schmitt 1985, 58).
Si personne ne peut nier l’influence de la technique sur l’espace, la relation inverse demeure problématique. Toutefois, une théorie qui se veut générale doit bien la thématiser. Pour ce faire, nous analyserons un exemple spécifique donné par Schmitt : la boussole.
Bien que Schmitt s’intéresse principalement à la question de la dimension spatiale ouverte par la boussole, grâce à laquelle « [l]es terres océaniques les plus lointaines pouvaient être atteintes et la planète s’ouvrait à l’homme » (Schmitt 1985, 30), il ébauche une possibilité pour l’analyse de l’interrelation entre technique et espace lors qu’il met en relation la boussole et la ville de Venise.
Durant des siècles, Venise a été la ville maritime la plus importante de l’Italie — et peut-être même de la Méditerranée entière. Cependant, son influence n’a jamais franchi les limites du bassin européen, puisqu’elle s’est rapidement laissée dépasser par l’Angleterre dans la domination des mers. Si les Vénitiens n’ont jamais exploité à fond les possibilités de l’utilisation moderne de la boussole, c’est parce qu’ils étaient trop étroitement liés à un espace qui ne permettait pas d’en saisir les potentialités : « [m]ême du point de vue de la technique de navigation, la République de Venise ne quitta pas, jusqu’à son déclin en 1797, la Méditerranée et le Moyen Âge. À l’instar des autres peuples méditerranéens, Venise ne connut que le bateau à rame, la galère. C’est de l’Océan atlantique que fut introduite en Méditerranée la grande navigation à voile » (Schmitt 1985, 29).
Internet, on le sait, est né en tant que technique de gestion de l’espace militaire : il a été inventé aux États-Unis pour faire face à la possibilité d’une attaque soviétique pouvant causer un arrêt total des communications. Or la chaîne de transmission des informations militaires et politiques a connu peu de changements au XXe siècle, étant depuis toujours liée à une hiérarchie rigide. Ce qui a changé, en revanche, c’est l’espace : à partir de la Deuxième Guerre mondiale, États-Unis et Union soviétique ont commencé à habiter le même espace, caractérisé par une proximité inouïe, due aux nouvelles techniques de combat qui ouvrirent aussi une nouvelle dimension planétaire : « [l] » apparition de l’avion marqua la conquête d’une troisième dimension après celle de la terre et de la mer. L’homme s’élevait au-dessus de la surface de la terre et des flots et se dotait en même temps d’un moyen de communication entièrement nouveau — et d’une arme non moins nouvelle. Ce fut un nouveau bouleversement des échelles de référence et des critères » (Schmitt 1985, 87).
Dans cette troisième dimension caractérisée par l’avion et le missile intercontinental16, la distance qui sépare deux continents devient équivalente à celle entre Londres et Venise. Sans ce rapprochement à la fois technique et spatial — cette miniaturisation — des distances, il n’aurait pas été nécessaire de développer Internet et de changer encore une fois l’espace.
3. Les pratiques : les instances de l’autorité.
Un autre type d’instance ayant un poids remarquable parmi les dynamiques engendrant des changements spatiaux est l’autorité — quelle qu’elle soit : étatique, commerciale, économique, religieuse ou autre. Aujourd’hui, la question de la gouvernementalité d’Internet représente un des enjeux politiques les plus importants. Au-delà des narrations qui présentent Internet comme un espace de liberté totale et de partage sans limites de la connaissance, plusieurs acteurs se disputent le contrôle, le pouvoir et la domination de cet espace.
Or, la pratique à la base de toute instanciation d’un pouvoir sur un territoire, et réciproquement, nous semble être celle décrite par Rousseau : « [l]e premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile » (Rousseau, s. d., 37). Même si Rousseau ne l’explicite pas, il s’agit ici de la même boucle récursive qui engendre les changements spatiaux : le simple fait qu’un terrain soit clôturé ne suffit pas à créer une autorité, il faut aussi que les pratiques des autres respectent cet acte et cet espace. En d’autres termes : il faut que l’autorité soit inscrite directement dans le geste qui restructure un espace préexistant. Les dimensions de l’autorité et de l’espace ne peuvent pas être disjointes, sinon de manière abstraite. Cet entrelacement est si étroit qu’une modification de l’autorité entraîne une modification de l’espace, et vice versa.
Dans Terre et mer, Schmitt emploie le terme grec nomos (νόμος) pour qualifier ce lien étroit entre spatialité et autorité17 : « [t]out ordre fondamental est un ordre spatial. Parler de la constitution d’un pays ou d’un continent, c’est parler de son ordre fondamental, de son nomos. Or, l’ordre fondamental, le vrai, l’authentique, repose essentiellement sur certaines limites spatiales, il suppose une délimitation, une dimension, une certaine répartition de la terre. L’acte inaugural de toute grande époque est une appropriation territoriale » (Schmitt 1985, 62‑63). Ce terme intraduisible révèle une polysémie féconde pour notre réflexion : désignant à l’origine la place réservée au pâturage, nomos s’est progressivement mis à signifier « partage », « division impliquant une idée d’ordre » et, enfin, « usage », « coutume ayant force de loi » ainsi que la loi elle-même. Dans cette perspective, un enracinement spatial engendre des pratiques qui deviennent ensuite normatives.
Or on peut trouver la même dynamique à l’œuvre dans l’espace numérique : pensons par exemple à Google, entreprise privée de services en ligne, propriétaire notamment du moteur de recherche le plus utilisé au monde. Google n’a pas les traits caractérisant une autorité au sens classique, telle qu’un État ou une université. Cependant, en se greffant sur les possibilités offertes par l’espace numérique, Google a déclenché de nouveaux usages produisant de nouvelles formes d’autorité. Pour reprendre l’idée de Rousseau, Google, ayant enclos un terrain, a dit : « ceci est le web », et il a trouvé des gens assez simples pour le croire18. Désormais, dans les pratiques quotidiennes de la plupart des gens, Google est effectivement le web : son algorithme d’indexation, PageRank, est devenu tellement normatif qu’aujourd’hui les sites web sont créés pour s’y adapter de la meilleure façon possible — PageRank est le nomos du web19.
Or, la question centrale est : dans quel type d’espace Google a-t-il produit son autorité ?
Pour y répondre, il nous faut interroger le sous-entendu de la métaphorisation spatiale la plus convoquée pour penser l’espace numérique, l’imaginaire maritime : « naviguer », « surfing the web », « navigateur », « piraterie informatique » et d’autres expressions nous plongent d’emblée dans un espace numérique construit sur le modèle de la mer. En opposant terre et mer, Schmitt dit que « [l] » ordre continental implique la subdivision en territoires nationaux. Le grand large, lui, est libre : il ne connaît pas d’État, il n’est soumis à aucune souveraineté étatique ou territoriale. Telles sont les données spatiales fondamentales à partir desquelles s’est constitué le droit des gens christiano-européen de ces trois derniers siècles » (Schmitt 1985, 73). Du moment que la mer ne permet pas un traçage durable, comme celui ancré sur la stabilité de la terre, ce n’est qu’à partir des pratiques concrètes et des conventions entre les acteurs impliqués que la structuration de l’espace marin est rendue possible. Sur cette surface mobile, instable et changeante, aucune autorité donnée n’est possible, mais elle doit toujours être négociée et produite. Telle est aussi la situation de l’espace numérique, où les entreprises, voiliers légers, réussissent à établir de véritables autorités plus facilement que les états, vaisseaux trop lourds pour répondre efficacement à la vitesse des changements20.
La caractérisation schmittienne de la mer entraîne aussi des conséquences très importantes pour la structure formelle de l’autorité : si le pouvoir territorial, notamment étatique, se conçoit comme le centre névralgique du territoire, le lieu à travers lequel tout flux doit passer et être réglé, il n’en va pas de même pour la gestion de l’espace marin. L’Angleterre, une fois devenue empire maritime, « […] se mit à penser en terme de bases, de voies de communication. […] Elle se déracina, se déterritorialisa. Elle put dès lors, telle un navire ou un poisson, se transporter en un autre point du monde : elle n’était plus que le centre — mobile — d’un empire mondial dont les possessions s’égrènent, sans lien cohérent, sur tous les continents » (Schmitt 1985, 80). Cette restructuration de la spatialité du pouvoir opérée par la décentralisation maritime est à la base de celle parachevée par Internet, grâce à l’ancrage spatial sur les nœuds distribués, comme le montre Alexander R. Galloway21.
4. Le symbolique et l’imaginaire.
Comme nous l’avons vu précédemment, selon la théorie de l’éditorialisation, le symbolique et l’imaginaire participent également à la production de l’espace numérique. Est-ce une caractéristique exclusive du numérique ? Si la réponse est oui, alors le paradigme de la rupture aurait raison d’en souligner la différence absolue, au moins sur ce point-ci.
Bien au contraire, Schmitt nous montre que l’imaginaire et le symbolique jouent un rôle fondamental dans la restructuration de l’espace — peut-être en sont-ils même les éléments décisifs. Il ne s’agit pas, comme on le verra, de dire que le symbolique et l’imaginaire sont plus importants que d’autres éléments — ce qui introduirait à nouveau une hiérarchie. Nous soulignons plutôt le fait qu’une combinaison conjoncturelle de tous les éléments que nous venons d’analyser est nécessaire à toute élaboration d’une théorie générale.
La « découverte » de l’espace cosmique en est un exemple : si Copernic
[…] transforma notre système solaire, il en resta à l’idée que l’espace, ou le cosmos, était un champ limité. Le monde, au sens cosmique, et donc la notion d’espace, n’en furent pas transformé. Quelques décennies plus tard, les frontières tombèrent : dans le système philosophique de Giordano Bruno, le système solaire […] n’est qu’un des nombreux systèmes solaires au sein d’un firmament infini. […] L’homme pouvait désormais se représenter un espace vide. Ce n’était pas le cas auparavant, même si quelques philosophes avaient déjà parlé du « vide ». Autrefois, l’homme avait peur du vide (Schmitt 1985, 59).
Sans les découvertes scientifiques de Copernic, le vide serait demeuré un concept philosophique ; mais sans la philosophie de Bruno, l’univers ne serait jamais devenu complètement infini. La dimension symbolico-imaginaire vient s’ajouter à la fin de notre analyse de manière à compléter, pour ainsi dire, l’ensemble des éléments nécessaires à un changement de paradigme spatial. Cette dimension permet aux êtres humains de saisir le nouvel espace en son entièreté, de s’en donner une véritable représentation. Ceux qui n’ont pas une conscience symbolique de l’espace où ils vivent, vivent dans un tout autre espace : nos représentations façonnent notre monde autant que nos pratiques, nos économies, nos technologies.
L’observateur terrien a du mal à comprendre que l’espace continental puisse être perçu d’un œil purement maritime, selon une logique découlant tout droit de la mer. Le langage quotidien forme tout naturellement ses désignations à partir de notre expérience terrestre. […] Notre planète, et la représentation que nous nous faisons, nous l’appelons tout simplement notre « terre », oubliant que l’on pourrait aussi l’appeler notre « mer ». Parlant des communications maritimes, nous parlons de « routes maritimes » alors qu’en réalité il n’y a que des lignes, non des « routes » comme sur le continent (Schmitt 1985, 79).
Comme pour tout espace, dans le numérique aussi la dimension symbolique catalyse l’ensemble des autres éléments. La narration, la métaphorisation et le langage que nous utilisons tous pour décrire le numérique relèvent d’un imaginaire spatial forgé au cours de l’histoire humaine. Penser le numérique sans « navigation », « sites », « réseaux », « circulation » et d’autres métaphores équivaudrait à habiter un espace différent.
Conclusion : l’espace éditorialisé et l’homéomorphisme
Au terme de cette analyse comparée de l’éditorialisation et de Terre et mer de Schmitt (Schmitt 1985), nous sommes parvenus à mettre en évidence leur structure théorique partagée. Cette structure repose essentiellement sur l’idée formelle d’un espace qui accueille des pratiques avec lesquelles il entretient de relations complexes. Comme nous l’avons vu, ces pratiques sont l’émanation d’instances variées qui agissent au sein de ce milieu. Le croisement des pratiques tisse un entrelacement entre l’espace, les instances et les pratiques elles-mêmes : finalement cet entrelacement dégage des changements à chaque niveau. Comment cette dynamique se configure-t-elle à l’intérieur du milieu numérique ? La théorie de l’espace de Schmitt nous a donné la possibilité de construire un modèle critico-théorique pour une théorie générale de la production de l’espace à l’ère du numérique.
L’espace n’est pas une construction vide, un contenant neutre et indifférent ou un concept abstrait : il est un milieu vivant, produit et producteur en même temps, qui découle d’une dynamique complexe — l’entrelacement de ses composants. Si, en théorie, il est possible désolidariser ces composants en vue d’une analyse théorique, dans la réalité des faits cela n’est pas possible : de là proviennent les difficultés de la critique à indiquer le début et la fin de l’action d’une pratique, ou son poids spécifique dans la reconfiguration d’un espace. Toutefois, cet aspect ne nuit pas à l’économie d’une théorie générale : son but n’est pas de tracer une minutieuse micro-histoire des pratiques spatiales, mais d’individuer des structures formelles. Parmi ces structures, nous l’avons vu, le développement technique et technologique joue un rôle crucial. Les inventions et les nouveautés propulsées par le progrès technique créent des occasions favorables au déploiement de nouvelles forces et pratiques historiques, qui à leur tour engendrent des changements potentiels dans un ordre spatial. De même, les espaces reconfigurent l’approche à la technique, entraînant d’autres usages des technologies à disposition, qui passaient autrefois inaperçus. Les autorités suivent la même logique récursive : chaque espace donne lieu à une autorité qui lui est propre ; en revanche chaque autorité contribue à sa manière à façonner l’espace où elle se déploie. Enfin, les instances symboliques et imaginaires se greffent sur ce processus permettant la naissance d’une conscience spatiale sans laquelle il n’y aurait pas de véritables représentations de l’espace.
Nous avons essayé de penser le numérique, avec l’éditorialisation, en termes de continuité : de ce point de vue, le numérique n’est qu’une des formes prises par l’espace au long de notre histoire – avec ses spécificités et ses particularités, certes, mais dont les structures formelles ne diffèrent pas grandement de celles des autres espaces où l’humanité a vécu.
Pour penser une continuité entre les espaces qui ne soit ni téléologique ni déterministe, nous proposons donc ici une dynamique formelle : une continuité qui s’appuie sur la notion d’homéomorphisme22. L’homéomorphisme est l’équivalent topologique de l’isomorphisme chimique : deux composés ayant la même structure chimique, mais de composants différents. Ainsi, deux espaces sont homéomorphes lorsqu’ils présentent les mêmes structures formelles, mais possèdent des contenus différents. L’éditorialisation, en tant que théorie de l’espace numérique, est une théorie de l’homéomorphisme entre numérique et prénumérique.
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Dans cette œuvre (Lefebvre 1974), Lefebvre critique durement le caractère abstrait et irréel des conceptions mathématique et philosophique de l’espace, dont il attribue l’origine respectivement à Descartes et Kant.↩
Lefebvre (1974)  ; Cette tripartition est la source d’inspiration fondamentale du travail d’Edward W. Soja, l’un des plus importants théoriciens de l’espace contemporain dans le monde anglophone, qu’il reprend sous le nom de « trialectique spatiale ». Cf. Soja (1996).↩
 Pour une perspective d’ensemble sur le « spatial turn », virage ou tournant spatial en français, voir Warf et Arias (2008).↩
 Michel Foucault, « Des espaces autres », conférence du 1967, publié pour la première fois en 1984, aujourd’hui dans Foucault (1994).↩
 Nous reprenons ici le terme tournant, en écho à la traduction française de « spatial turn » — expression traduite parfois avec virage spatial ; Milad Doueihi, quant à lui, parle à ce propos de conversion numérique. Cf. Doueihi (2008).↩
 Dans cet article (Vitali-Rosati 2016), Marcello Vitali-Rosati trace l’évolution du terme éditorialisation, de 2007 au 2016.↩
 Dans The interface effect, Alexander R. Galloway emploie souvent un langage spatial pour caractériser sa vision de l’interface — « The interface is not just as single as a window, but it is a special place with its own autonomy, its own ability to generate new results and consequences » (Galloway 2012, 32‑33) — ; cependant, son intérêt principal est de penser une ontologie de l’interface en tant que processus de médiation plutôt que de concevoir l’interface en termes spatiaux — comme il l’explicite très clairement dans la préface du livre.↩
 Pour le concept d’hominisation, voir Lévy (1995).↩
 « Les territoires sont des espaces qui se caractérisent par la continuité de leurs parties et par une métrique interne qui est celle de la contiguïté. Ce qui importe, au sein d’un territoire, c’est d’être contigu. Au contraire, les réseaux sont des espaces qui se caractérisent par la discontinuité et par une métrique interne qui relève de la connexité. Ce qui importe, au sein d’un réseau, c’est d’être connexes » (Beaude 2012, 52). Ce qui importe, au sein d’un milieu, c’est l’entrelacement des instances.↩
 Cf. note 7, (Vitali-Rosati 2016) . Notre proposition de modification de la définition d’éditorialisation trouve sa raison d’être dans une nuance sémantique : à notre avis, par rapport à « environnement », « milieu numérique » est une formulation qui met davantage en relief la complexité, l’entrelacement et l’intrication des composantes de la spatialité numérique, privilégiant donc une vision plus culturelle que technique/technologique du numérique.↩
 Citons à titre d’exemple : « Ce redéploiement peut être si profond et si subit qu’il modifie non seulement les dimensions et les échelles, l’horizon extérieur de l’homme, mais également la structure même de la notion d’espace. Et c’est là que l’on peut parler de “révolution spatiale”. Or toute transformation historique implique le plus souvent une nouvelle perception de l’espace. Là se trouve le véritable noyau de la mutation globale, politique, économique et culturelle qui s’effectue alors » (Schmitt 1985, 52). Dans ce passage Schmitt utilise un terme renvoyant à la rupture — révolution spatiale — pour décrire l’effet d’une mutation — qui fait partie du vocabulaire de la continuité.↩
 Notamment dans Baudrillard (1981) et dans Baudrillard (1995).↩
 Cette thèse constitue l’arrière-plan de La grande conversion numérique de Milad Doueihi (Doueihi 2008), œuvre fondamentale pour le paradigme de la continuité. « La culture numérique est faite des modes de communication et d’échange d’informations qui déplacent, redéfinissent et remodèlent le savoir dans des formes et formats nouveaux » (Doueihi 2008, 37).↩
 « Pour notre analyse historique, nous retiendrons les quatre éléments [terre, eau, feu, air], aux noms simples et évocateurs. Ce sont en effet des désignations globales qui renvoient aux diverses possibilités de l’existence humaine » (Schmitt 1985, 21).↩
 Le premier missile balistique opérationnel de l’histoire fut le V-2 allemand, le premier missile balistique nucléaire opérationnel fut le SS-N-4 soviétique et le premier missile balistique nucléaire intercontinental opérationnel fut le R-7 soviétique, en 1957.↩
 Voir aussi Schmitt (2001). Le livre est paru en allemand en 1950.↩
 Bien qu’aujourd’hui les pratiques de la quasi-totalité des internautes pourraient permettre à Google de revendiquer l’occupation entière de la Toile, il n’en est rien : les sites non indexés par le moteur de recherche de Google, les sites contenus dans le deep Web ou ceux dans le dark Web représentent la majorité du Web. Cf. Bergman (2001).↩
 L’objectif d’ordonner l’espace du web est d’ailleurs présent depuis le début du projet Google. Cf. Page et al. (1999).↩
 « Quelques années à peine après Lépante, la défaite de l’Armada espagnole, dans les eaux de la Manche, entre Angleterre et continent, marqua un tournant dans l’art du combat naval. Les petits voiliers anglais se révélèrent supérieurs aux lourds vaisseaux espagnols » (Schmitt 1985, 31). L’art de la guerre chez Schmitt est un autre domaine privilégié pour l’observation des changements spatiaux et techniques.↩
 « A distributed network differs from other networks such as centralized and decentralized networks in the arrangement of its internal structure. A centralized network consists of a single central power point (a host), from which are attached radial nodes. The central point is connected to all of the satellite nodes, which are themselves connected only to the central host. A decentralized network, on the other hand, has multiple central hosts, each with its own set of satellite nodes » (Galloway 2004, 11).↩
 Dans leur article, Servanne Monjour, Marcello Vitali-Rosati et Gérard Wormser parlent plutôt d’anamorphose. Ils la définissent de cette manière : « l’anamorphose moderne se conçoit comme une opération de distorsion (d’un objet, d’un texte, d’une image par d’autres objets, textes ou images), mais une distorsion qui se donne à lire comme première et qui se veut signifiante, révélatrice. Elle n’est plus la déformation d’un réel qui serait originaire, elle est originaire elle-même. […] Elle permet de s’extraire de la logique oppositionnelle qui caractérise la réflexion sur le statut ontologique de la littérature, pour lui substituer une logique multiple et cumulative. Éditorialiser signifie alors produire des anamorphoses en contribuant à l’agencement d’une réalité multiple » (Monjour, Vitali-Rosati, et Wormser 2016). Il s’agit ici d’une notion littéraire, et d’une éditorialisation appliquée à l’analyse littéraire. Notre concept d’homéomorphisme, en se référant à une théorie générale de l’espace, ne partage pas le même objet d’étude.↩