Le feu de la conversation, malgré tout
Converser, ouvrir une conversation, la tenir, n’est-ce pas le quotidien de vivants, doués de parole, qui vivent ensemble ?
Nous nous tournons les uns vers les autres pour échanger des mots, des phrases, du savoir, partager des émotions, exprimer des passions, accompagner des actions ou simplement manifester, de façon conventionnelle, notre présence au milieu d’un groupe, ou encore, seul, avec un inconnu de passage.
Mais cette participation verbale au mouvement de la vie, de vive voix, va-t-elle de soi ? Peut-on ramener cette agitation parlante ou "parleuse", bavarde, de rencontre, cette mêlée de voix, à une fonction utilitaire ou encore mondaine, rituelle, conventionnelle, qui serait simplement l’application empirique, l’incarnation maladroite et occasionnelle, la manifestation approximative, imparfaite et balbutiante de la vie du sens, de sa circulation universelle, son opération efficiente de communication, son régime d’activité logique, théologique, ontologique, technique, économique, ou même psychologique ou politique ?
La conversation ne peut être simplement considérée comme un procédé, grossier, inférieur, de transmission de vérité, d’être ou de valeur : celui du dialogue, de l’échange maladroit et disloqué des paroles vives, une pratique élémentaire et frustre, immédiate, hésitante et répétitive, quand bien même elle aurait recours à des moyens techniques perfectionnés de transport de messages. Il est peut-être, paradoxalement, trop facile de reléguer l’échange verbal au tâtonnement initial, comme infantile, d’un progrès pédagogique de maîtrise du Logos et de sa discursivité dialectique.
La conversation n’est-elle pas une expérience complète et complexe, en elle-même, qui ne se réduit pas à n’être qu’une forme imparfaite et provisoire, distendue, relâchée, de communication, du fonctionnement du système du langage ? N’ y-a-t-il pas dans cette mêlée de paroles, d’entretiens, d’échanges de propos, d’envois et de renvois de signes oraux, précisément, comme un "jeu", un écart, excès ou manque, une dépense, un gaspillage, une perte ou une échappée, une étrange ouverture sur un espace béant, qui pourtant expose à tout ce qui touche, télescopant proche et lointain, confrontant défi et confidence dans la contingence et la chance de la rencontre des existences ?
N’ y-a-t-il pas toujours quelque chose de discret, de disloqué, de diffus, d’évasif, dans une conversation, si la diversité des interlocuteurs, l’interruption des propos les uns par les autres, le jeu des silences et des reprises, l’intermittence, le relais hésitant des voix qui se répondent sans exactement correspondre, brisent la continuité d’un discours et suspendent étrangement le sens entre le grave et le léger, l’affirmé et le supposé, le dit et le non-dit, exposant tous les énoncés à l’interrogation, s’ils sont sans cesse en attente d’écho, d’écoute, jamais définitivement assurés, s’ils en appellent toujours à une approbation, si la probité est ce risque voulu du propos donné en gage à l’autre, à son avis, à son entente ? Aucune logique dialectique ne peut, sans trahison, sans violence, prétendre reprendre et relever dans une continuité discursive ce qui échappe, se disperse, se perd, à bâtons rompus, à tort et à travers, en tous sens, dans cette dispersion affirmative évasive, plurielle, infinie où les vides et les silences, les "blancs" et les parasites, les distractions et les diversions, les digressions et les allusions, retardent et obscurcissent autant le passage du sens qu’ils lui laissent temps et espace de déploiement, lui donne à respirer, l’aèrent et l’éclairent.
Avec beaucoup d’attention à l’exceptionnelle qualité et rareté des entretiens oraux qu’il eut avec Georges Bataille, Maurice Blanchot fait de la conversation le cœur de son approche de l’entretien infini 1 , comme l’expérience la plus vive du jeu de la pensée, de ce que plutôt qu’un dialogue, il faudrait nommer parole plurielle, si celle-ci dans sa simplicité, est la recherche d’une affirmation qui, bien qu’échappant à toute négation, n’unifie pas et ne se laisse pas unifier, toujours renvoyant à une différence toujours plus tentée de différer. Parole essentiellement non dialectique... ce qui est présent dans cette présence de parole, dès qu’elle s’affirme, c’est précisément ce qui ne se laisse jamais voir ni atteindre : quelque chose est là qui est hors de portée (aussi bien de celui qui le dit que de celui qui l’entend) ; c’est entre nous, cela se tient entre, et l’entretien est l’abord à partir de cet entre-deux, distance irréductible... C’est l’affirmation infinie que joue ce renvoi incessant d’affirmations hors discussion ou controverse 2 .
Ne serait-il pas, ainsi, trop expéditif et imprudent, finalement encore trop radicalement spéculatif et idéaliste, trop"conceptuel", que de réduire la conversation au bavardage, à l’échange de banalités et de lieux communs ou, au contraire, à l’exaspération de positions réactives d’amour-propre, de violences d’affirmation de soi, dans une société qui flotte entre la grégarité la plus complaisante et l’individualisme le plus hérissé 3 ?
Peut-on même le faire ? N’y a-t-il pas dans l’expérience de la conversation, quelque chose qui résiste à toutes ses formes vulgaires ou trop banales, qui "murmure"comme une retenue jamais épuisée, une force en attente ? Quelque chose qui se cache et se réserve, malgré tout, comme un feu secret, une intensité vive qui couve sous les cendres, une exigence de l’existence même dans la conversation qui va par delà l’abus futile des mots ?
Le feu de la conversation, n’est-ce pas le pur intervalle même de l’homme à l’homme, l’expérience limite de la distance à l’autre, de cette étrangeté dans la proximité qui s’indique et s’esquisse dans l’élan du converser ? Le premier sens du verbe ne donne-t-il pas à entendre un geste, un mouvement pour se tourner non pas simplement verbalement mais tout entier, en corps sensible, vers quelqu’un ?
Si Deleuze dénonce la conversation, la discussion, "les tables rondes", auxquelles il oppose les tables sur lesquelles on jette les dés de la pensée, c’est pourtant l’amitié, avec Blanchot, précisément, et l’agôn des grecs 4 qui ont été convoqués d’emblée pour désigner ce "défi" qui ouvre à l’ailleurs dans la pensée, à l’événement d’un contour, d’une configuration, d’une constellation, de ce plan d’immanence, ce tout fragmentaire, cette multiplicité traversée de variations et de traits intensifs.
Et tous ces personnages conceptuels introuvables et apparemment solitaires, ces idiots, ces originaux, d’au-delà de la fatigue, de la méfiance et de la catastrophe 5 , qui viennent peupler athlétiquement ce champ de partage entre amis, ne surviennent-ils pas pour promettre, sans le dire, une toute autre conversation, intempestive, affirmative, l’affirmation même dans sa complexité ouverte, un devenir, un avenir inconnu du converser au cœur du chaos, qui résiste et transgresse la pesanteur du trop commun de l’opinion ?
N’est-ce pas une nouvelle composition qui est appelée pour faire parler, à multiples voix, la béance du chaos ? Car il ne s’agit pas de laisser le dernier mot à la Parole en elle-même, ou à ses substituts logiques ou ontologiques, mais de préparer, d’apprendre ce qui pourtant ne s’apprend pas, ce consentement du sentir au sentir, cette approche distante des solitudes sans communauté, dans le jeu des rencontres qui déborde toute expression et pourtant fait parler les corps et les passions, fait se parler, dans un "parlement"au sens musical, les murmures balbutiants d’un "peuple à venir", d’un peuplement d’affirmations, d’un firmament bruissant de paroles distantes mais dansantes, de vifs signes de vie, feux clignotants d’une communication sans commune mesure, encore inouïe, sans feu ni lieu, qui verse entre les hommes, sans les confondre ou les faire communier, les débordements d’une fête des gestes, des mots et des désirs.
Murmures bavards et voix du silence : parler au mur
Comment ne pas s’étonner de l’extraordinaire débordement proliférant du bavardage, de l’universelle et déchaînée rage de conversation en tous sens, que favorise le développe-ment extraordinaire des moyens de communication, dans un monde voué à l’efficacité, préoccupé d’utilité, de rapidité et de continuité dans l’échange, la liaison rigoureuse de l’émission à la réception, le circuit strict du signal et de la réponse, soucieux d’économie fonctionnelle, de rendement sans perte et de consensus ?
On pourrait, sans doute, tenter sinon de justifier, du moins d’expliquer, cette apparente contradiction, cette inversion déconcertante de l’affairement silencieux en relâchement verbeux, en verbiage intempérant, par un effet de compensation, un besoin, d’autant plus urgent et impatient d’abandon au plaisir du gaspillage verbal, qu’est plus exigeante la contrainte technique, sociale et économique, de circulation universelle des informations, la maîtrise et la domination efficace et sans perte de la communication .
Mais, dans cette crise, où s’exaspèrent les extrêmes opposés de la tension et de la distension, il semble qu’on puisse aussi bien diagnostiquer toute l’ambiguïté déchirante d’un mouvement forcé de concentration, d’uniformisation et d’unification massive du sens et des conditions de vie, avec lequel l’intensification de la crispation égocentrique, la fièvre individualiste mais aussi communautariste, la rage de l’affirmation exclusive et défensive, n’est pas incompatible, si l’unicité singulière est reproduction fidèle de la violence de l’unification globale, son expression analogique, monadologique, sa répétition atomistique. Si la loi économique, au sens le plus large, veut l’uniformisation et la continuité, elle fait fond aussi sur le conformisme dans l’accélération de la production et de la consommation et particulièrement de la production et consommation verbale. L’émission sans limite de phrases entre dans un circuit d’ échanges qui neutralise le sens en l’annulant : la conversation relâchée et diffuse, généralisée, est conservation du flux de paroles, quand l’abondance des mots se dévore elle-même, sans s’épuiser ou se perdre, par le jeu accéléré de la réplique frénétique saturante, comme s’il fallait conjurer le risque de mutisme, comme si le silence était une menace mortelle : rien ne passe ou se passe, tout repasse dans le ressassement et la redite d’un monologue à plusieurs où la langue se fait bruit de fond pour des solitudes sourdes.
Quelles que soient les interprétations de ce renversement de la radicalité unifiante et totalitaire de l’univers de la communication en dispersion solipsiste, absurde de surdité, destructrice de communauté, l’un des mérites de la mise en résonance flagrante de son vide trop parlant - sinon de sa dénonciation - n’est-il pas d’ ouvrir, comme en creux, le scandale de la fausse entente universelle que véhicule ce système avancé et performant de l’universel reportage, ce colportage piétinant et répétitif qui transporte les mots avec une extension et une rapidité inversement proportionnelle à leur compréhension et leur contenu ?
L’incendie des phrases en l’air qui brise la chaîne et la continuité du sens, brûle, déchire et disloque le réseau de l’entente semblant aller de soi, renvoie les paroles les unes contre les autres, en écho vertigineux, ne dégage-t-il pas un immense espace libre, ne provoque-t-il pas un monstrueux appel d’air pour un autre jeu de langage dans lequel l’interruption, l’interrogation, l’hésitation, le trouble, le doute, seraient "parlants", "criants",expressions "vraies" de la palpitation et de la respiration vitales, promesse d’une toute autre communication inouïe, sans commune mesure et pourtant incroyablement ouverte ?
L’immensité dévastée, le désert des phrases laissées à elles-mêmes, lâchées au hasard, excentriques, échappées du circuit fonctionnel de l’ordre établi des échanges, ces décombres épars de monologues sans interlocuteurs, de paroles en cendres, brisées, suspendues, nues, aussi bien gelées, sur ce qui semble un vieux champ de bataille apparemment abandonné, vacant, désaffecté, n’est-il pas très paradoxalement le lieu le plus ouvert, le plus large, le plus dégagé le plus fou, décidément, où la diversion, la diversification, affirmative, du défi de la conversation peuvent déployer en tous sens son extraordinaire distance passionnée et passionnante, sa passion inutile pourtant impatiemment communicative ?
Bartleby, l’homme sans références , sans possession, sans qualités, sans particularités, selon Deleuze, n’est-il pas l’exemple limite de cet Ulysse des temps modernes qui n’est "personne", l’homme d’une formule, "je préfère ne pas", qui n’est pas simplement négative mais étonnamment affirmative, s’il est "l’original"qui creuse le langage pour refuser tout acte de parole qui retranscrit, copie et reproduit, refusant follement toute langue sage trop familière et familiale, s’enfermant dans la pétrification silencieuse, au pied d’un mur ? Mais cet orphelin de la parole du Père n’inaugure-t-il pas une nouvelle universalité en archipel, malgré tout, et au travers du paradoxe absolu de la solitude et du mutisme, construisant, dit Deleuze, comme un mur de pierres sèches, non scellées ?
C’est à l’art, à la littérature, de donner à lire, à déchiffrer ces voix du silence de pierre, dans la confidence murmurée de la lecture solitaire, cette conversation à mots couverts, qui invente une communication transgressive sur les ruines d’un discours unifiant, organisé, orienté. Socrate n’avait-il pas, déjà, dans le Phèdre, entrevu et refusé ce destin des propos détachés, libérés de la chaîne, de l’ordre finalisé du Logos Vivant, errants sans père, sans référence signifiante présupposée, comme des bêtes insoumises, aussi bien des tombeaux aux inscriptions à lire en tous sens, insensées, ou encore des peintures qui ne répondent pas aux paroles et sont comme des visages morts, des spectres, des ombres ?
Hugo a la très provocante bizarrerie de faire converser Kant avec un âne, la bêtise même, cet animal borné, ce mauvais cheval informe, monstrueux, rétif à tout mot ordre - peut-être échappé du dialogue de Platon 6 , certainement des Métamorphoses d’Apulée, comme pour en appeler à un entretien ânonné, impossible, par delà tout enchaînement discursif, tout discours organisé, dialectique, conclusif, explicitement argumenté.
Mais c’est aussi bien au silence de la peinture de faire parler et de mettre en scène cette Conversation exemplaire, mieux encore, d’en faire son image, son tableau représentatif, l’exposition explicite de sa mise en jeu artistique, quand, chez Matisse, au matin de la genèse profane du monde pictural, au saut du lit, un homme et une femme, tous les deux en très ordinaire tenue de nuit, se font face pour laisser s’ouvrir, entre eux, la fenêtre du paradis des couleurs et des formes, comme la "bulle" qui révèle le contenu tout en surface de leur mêlée amoureuse, de leur différence affirmée, comme, aussi bien, l’enfant de leur rencontre nocturne.
Cézanne part tous les dimanches converser et batailler silencieusement avec la Sainte Victoire : étrange figure qui lui fait face sans apparemment répondre. Et pourtant, devant Narcisse aux pinceaux, le rocher renvoie amoureusement, en écho, une stupéfiante image : la blanche forme obtuse ne se détache-t-elle pas sur la campagne aixoise comme un des crânes que le peintre a posé sur un tapis multicolore replié ? Son propre crâne blanc absent, tout entier dans le paysage. Le peintre est entré, ou plutôt sorti, en conversation avec un autre lui-même inconnu dans un murmure de formes et de couleurs ; un chaos irisé balbutie un nouvel idiome, ou plutôt, ouvre désormais un extraordinaire entretien infini, silencieux, discret, mystérieux, entre le peintre et un autre, tout autre lui-même, mais aussi le spectateur et la peinture.
En pleine nuit, voici trois personnages d’Edouard Hopper qui sont en conférence : étranges cols blancs, sans caractères, sans affinité marquée, qui se rencontrent, comme au hasard, dans un décor indifférent, un intérieur tout extérieur, un désert en pleine ville, pour un échange dont on n’entend rien, sinon ce vide criant des mots inouïs, des murmures de la peinture.
Souvent, sur d’immenses places, au coucher du soleil, deux petits personnages, aux ombres portées immenses, comme deux insectes noirs indifférenciés, se rencontrent, sous le pinceau surréel de Giorgio de Chirico. De toute évidence, ces spectres se parlent. Faut-il penser que l’immensité de la place a rapproché ces deux solitaires et les a fait se rejoindre comme par peur du vide ou, tout autrement, ne devrait-on pas estimer que cet espace ouvert sans mesure est comme le déploiement, la projection spatiale, topologique, de cette conversation inaudible ? L’étrangeté de ces conversations de bouche à oreille, qui naissent de la proximité intime de ponctuations minuscules, n’est-elle pas de faire éclater le lieu en milieu infiniment ouvert de rencontres improbables et d’échanges insolites ?
Des hommes en noir, comme en deuil, dans cet étrange uniforme d’anonymat funèbre, cercueils vivants pensera Magritte, se retrouvent, chez Manet, comme égarés, l’air incroyablement absent. Voici deux amis vêtus qui conversent avec une femme nue sur l’herbe :un autre semble faire la cour à voix basse à une jeune femme, dans une serre. La peinture semble vouloir exhiber, montrer avec instance, ces échanges discrets et incongrus, civiles et scandaleux, bizarres et conviviaux, comme pour mieux faire entendre, suggérer, surprendre leurs murmures transgressifs, déviants, obliques, transversaux, érotiques, "criminels". Les voix du silence des images ne seraient-elles pas soucieuses de nous initier à un art inconnu, étrange, fou, de la conversation que nos bavardages auraient étouffé, tué ? L’œil, le clin d’œil de l’art, de son imperceptible écart "bougé", ne doit-il pas nous mettre à l’écoute d’un bruissement, du jeu de paroles jamais entendues ?
Converser, cela n’aura-t-il pas toujours concerné une pluralité d’ êtres parlants singuliers ? Le verbe, le mot, a d’abord désigné cet événement contingent qui survient entre des solitudes finies, cette chance, cette occasion pour chacun de se tourner vers quelqu’un d’autre, d’entrer en contact physique, corporel, sensible, vital avec lui, de l’approcher, pour engager un échange vivant qui suscite les gestes, fait naître les signes de vie, d’inventer amoureusement leurs expressions et le jeu alterné des paroles, des corps et des désirs, le partage sans partage des voix et des sens qui concordent dans leur discordance même, sans se confondre ou s’unifier.
Commencer, apprendre à converser, à parler, à se parler, avant tout rituel établi, réglé, de conversation, en ce sens initial et élémentaire, presque sauvage, ce n’est pas s’oublier comme existence, voix singulière, pour laisser advenir la communauté du sens, s’ouvrir à la parole en elle-même, laisser parler le verbe substantiel ou originel, accéder à l’essence de la langue, de la vérité, de la science, de la cité, dans un dialogue devenu médiation dialectique, ou, plus généralement, participer au mouvement impersonnel, d’un processus universel de communication. Ce n’est pas non plus, encore, participer à un échange mondain, policé, urbain, de propos convenables dans un salon, un cénacle, un groupe professionnel ou une association publique, familiale, secrète ou autre, en présupposant une entente, un accord social, intellectuel ou confessionnel. Lucrèce, comme Rousseau, plus tard, fait naître le langage de cette entrée en contact naturelle, physique, affective, passionnelle, dansante, chantante des êtres, de cette expérience partagée des existences dans la rencontre humaine qui les fait apprendre à parler ensemble et pour lesquels se parler est toujours inchoatif, initiateur, générateur de signification, de vérité, tout à la fois verbale et vitale.
L’espace ravagé du bavardage, tout à la fois anonyme et atomisé, égocentrique et vulgaire, individuel et collectif, public et privé, mêlée confuse et diffuse du tout et rien, du n’importe quoi pour tout un chacun, ne se déploie-t-il pas comme l’inattendu chaos d’une béance, ouverte sur la possibilité d’une genèse inattendue, une version surprenante du converser, par delà toute conversation trop familière, déjà trop bien entendue ?
Réapprendre à converser comme art retrouvé de l’approche à distance d’écoute et d’appel, d’interpellation attentive, d’interrogation suspendue, d’intermittence des paroles, d’accueil attentif à l’étrange nouveauté qui surgit du pluriel balbutiant des voix mêlées, de leurs silences aussi bien, ne serait-ce pas, s’ouvrir au champ, non du communicationnel mais de ce l’on pourrait annoncer parodiquement comme le "conversationnel", à moins que la lourdeur - trop sensationnelle ! - de la formulation ne soit totalement incompatible avec la fragilité et la légèreté discrète, la discrétion, de cette tentative pour recommencer, réactiver, ranimer l’enfance de l’art de se parler, en laisser se déployer la fécondité suggestive, en libérer le lieu, le milieu de vie à plusieurs ?
Du monde de la conversion à l’univers de la conversation
Si le système convergent du Sens, dans son accomplissement rationnel et technique, son consensus performant, expose très impudiquement, cyniquement, son envers, son revers, très inconvenant, dans ce débordement, ce trop plein, comme la nudité provocante de sa caricature ironique, la fausse unanimité du bavardage, cette divergence égarée et généralisée des propos qui se renvoient leur viduité, à tort et à travers, à bâtons rompus, à mots perdus, c’est que, peut-être, ainsi, s’achève, est conduite à sa limite, jusqu’à son bord, la clôture compréhensive, rassemblante, identifiante de l’Un, du Même, du Tout, de l’Absolu, de l’Etre, du Monde, immémoriale volonté crispée et discoureuse de possession, d’autorité et de pouvoir conquérant, qui ne craint pas les métamorphoses et travestissements, survit à toutes les fausses morts de Dieu et renaît dans tous les dépassements.
Cette échéance catastrophique et désastreuse de la présomption accomplie, transgresse justement ce mouvement de sommation transcendante dans l’immanence même de tous les positivismes, de toutes les positions, superpositions et imposition de sens et de discursivité, non pour passer par delà, dans le Rien du néant, qui a toujours été son complice, dans un nihilisme qui est son alibi, si elle se définit par la disjonction exclusive du tout ou rien, le syllogisme disjonctif, si elle vit de position et d’opposition et de négativité dialectique.
Mais, si le dernier des hommes est aussi le surhumain, dans une très problématique coïncidence/différence, une entr’ouverture, une ligne de fuite, par laquelle il faut oser passer sans chercher à dépasser, à aller au-delà, cette vérité fragile et rare pourrait-elle s’entendre autrement que dans la suggestion, l’allusion d’un murmure de bouche à oreille ? Cette confidence pourrait-elle se laisser surprendre - si jamais cela est possible - sinon dans une inattendue et mystérieuse conversation à voix-basse 7 au cœur même du vacarme assourdissant du Sens commun saturé de la communication et du bavardage sans fin ?
Ce qui se laisse entrevoir, entr’entendre, devrait-on murmurer, ce qui se glisse dans le jeu de la conversation, n’est-ce pas ce qui la rend possible, ce qui fait survenir sa pure échéance, ce jeu des existences à la rencontre les unes des autres et ce qui le dessine, le signale, le désigne ?
Ce n’est pas un enchaînement discursif, un discours ordonné qui peut faire entendre ce qui permet de sortir du cercle vicieux du sens et du non-sens, ni non plus un système de communication perfectionné, ou une parole d’oracle, ou encore une révélation mystique ou religieuse, mais un message d’homme à homme, qui se propose une écoute singulière, comme une ouverture discrète, la discrétion même.
Il ne s’agit pas de la révélation d’un secret qui se préserverait à l’écart, à distance, pour quelques élus, mais, plus extraordinairement, de cet écart imperceptible et infime entre les mots, les choses et les êtres, dans l’ordinaire même de la vie, de la parole, comme elle va. Il s’agit de cette diversion dans le mouvement de ce qui va de soi, qui ne revient pas au même et fait surgir l’autre, l’inconnu, le mystérieux, l’inattendu : comme l’étrange bénéfice d’une divergence, dans l’entente de la conversation ordinaire, une imprévisible dérive qui fait sortir "dehors", hors du cercle du consensus, aussi bien de la communication que du bruit bavard, télescopant sens et non-sens, continuité du message et parasitage généralisé, faisant éclater, ce mélange explosif d’ouverture et de blocage en forçant la fausse opposition irréductible de la parole pleine et du vide, pour laisser glisser le peut-être, l’à-peu-près, le je ne sais quoi de l’allusif, du suggestif, des ententes et appels à mi-voix.
La conquérante et impérative Tour de Babel vertigineuse du Discours universel, dans sa version moderne, de la communication rationnelle technique, économique, sociale, se retourne en désastre éclatant et étoilé de monologues obtus, de malentendus aussi violents que les complicités discoureuses sont faciles. Cependant, ainsi, ce n’est plus la disjonction exclusive du tout ou rien, du Verbe et du néant, qui s’impose mais c’est l’exposition disruptive du tout de la signification dans l’univers dispars des trous de sens, qui vient approfondir l’espace d’entente, le compliquer, le diffracter, en creuser et multiplier le jeu de résonance.
Cette crise apparemment ruineuse, dégage pourtant, paradoxalement, le terrain pour la chance d’une nouvelle possibilité de contacts, un espace de jeu pour une communication qui n’est plus continue, circulaire, une entente entr’ouverte, bégayante et balbutiante, pleine de troubles et de résistances, de retournements et de détours, de vides et de nœuds, mais affirmative malgré tout : problématique, en un mot qui ouvre l’espace de jeu d’une autre-entente, d’une entre-entente.
Problème, n’est-ce pas précisément le nom grec de l’arme qui retourne l’obstacle en ouverture ?
Ce qui coupe, apparemment, le mouvement du projet est ce qui ouvre le passage, telle est l’aporie que les malentendus du trop bien entendu offrent comme une chance inespérée à une ouverture nouvelle de l’art, du jeu, de l’expérience ou de l’épreuve de la conversation. Ce qui disloque scandaleusement l’unité du langage comme du réel, et brise la communication, est ce qui rend possible la combinaison incongrue, inconvenante, inattendue, surprenante, la combinatoire opératoire, "axiomatique", des fragments du discours qui, n’étant plus des éléments enchaînés de proposition ou d’argumentation, sont abandonnés, flottants, errants au hasard de leurs rencontres, à l’événement risqué de la contingence des paroles survenantes, arrivant et partant, affirmant, en tous sens, inévitablement plurielles et non totalisables ou unifiables en une voix, une langue, une logique, un sens, une vérité.
N’est-ce pas la mort de la vaniteuse unité exclusive et concluante, syllogistique, totalisante du sens, de la Parole créatrice et édifiante, du Père, qui libère la place pour dégager l’espace vide, libre où les existences révélées à la vérité de leur disparité "essentielle", originale, contre toute filiation originaire, la multiplicité, la pluralité irréductible de leurs actes et paroles, peuvent inventer, initier, des liaisons réciproques non univoques, transversales, toujours nouvelles et variantes, "différantes", en deçà, par delà, toute unité reconnue de langue ou de vérité ?
La communauté familiale et fraternelle des créatures présupposait la transcendance et la différence absolue du créateur. Le logos divin était tout à la fois raison de la proximité parlante des êtres, de leur entente dans le monde spirituel et de leur distance infinie par rapport au Principe originaire du Verbe. Quand le principe vient s’incarner totalement dans l’immanence de la communication universelle, la différence et la distance viennent se cacher étrangement dans la proximité corporelle des existences et de la rencontre hasardeuse de leurs expressions. La Vie comme principe organique, hiérarchique, onto-théologique, régissait cette identité dans la différence qui justifiait et résolvait dialectiquement la contradiction tragique, réconciliait la distance infinie de la Parole sacrée à la familiarité finie des dialogues humains.
La révélation de la pluralité irréductible des vivants, des existants, est contemporaine de l’ouverture du monde clos sur l’infinité de l’univers. Quand le système cosmique échappe à l’appel exclusif du centre absolu, les êtres, comme les planètes, entrent dans le jeu de la gravitation, des relations transversales d’attraction et de répulsion. Le nouveau ciel astronomique que fait découvrir le clin d’œil télescopique dans la lunette, se retrouve dans l’espace terrestre des hommes pour l’excentrer, l’espacer en univers infini. La "conversation" profane et physique des astres, dans la lointaine affiliation avec la conversation des atomes par le clinamen, éclaire, de ses "lumières", la conversation des hommes, dans la nuit étoilée du désastre cosmologique.
La "mort" de la raison divine, du Dieu unique, la fin du discours suffisant ou final ouvre le terrain vague du chantier désaffecté, comme délaissé, de l’édifice de la création que le verbe de l’architecte, du créateur, aurait abandonné, désordre épars de matériaux étranges, sans emploi et qui ne semblent répondre désormais à aucun nom.
Mais cet espace vacant ne serait-il pas champ libre donné au jeu des hasards, à la chance des rencontres, de l’évènement de ce qui survient, de la surprise même qu’aucune conception divine ou idéale ne saurait annoncer, prévoir ou relever ?
Au commencement était le Verbe ? Au commencement était l’Action ?
Ne faudrait-il pas dire plutôt : au commencement était le bruissement des voix, au commencement étaient les actes de paroles ?
Sur l’espace diffracté du tableau, la Conversation Sacrée du vénitien Carpaccio, qu’analysait Michel Serres naguère, la virginité close de la Vérité s’expose au risque de la disparité et de la dislocation de l’espace. L’incarnation du Verbe divin dans l’enfant Christ, au centre de la scène, de la cène, semble bien rassembler, relever, baptiser dans la sainte famille des paroles la vérité du monde. Mais, comme en creux de cette union charnelle et spirituelle, le paysage rocheux, monstrueusement compliqué et torturé, sourd et muet, du peintre de la ville éclatée et fragmentée dans l’eau, cet artiste au nom de chair dilacérée, se creuse et se troue en étrange ombre résonante où les promontoires, les avancées, les élans de pierre, seraient comme les précipités d’appels, d’interpellations, de murmures ou de cris pétrifiés.
La pesanteur, monstrueusement lacunaire, de la matière n’est-elle que reflet ou écho analogique du lien spirituel qui unit les paroles dans la Parole, ou plutôt serait-elle retombée cendreuse, révélation scandaleuse des résistances humaines, trop humaines, des propos passionnels, à l’enfantine entente divine ? Le vieil ermite qui se risque sur l’arche erratique ne serait-il pas l’immense fatigue en personne de la création, gagnée par l’interruption, l’intermittence devant la naïveté de la foi à parler d’une seule voix édifiante ?
Cette ouverture béante sur un chaos de fragments rejetés du tout, ne rend-t-elle pas ceux-ci disponibles pour le bricolage d’une pensée sauvage, mieux encore, ne sont-ce pas des mots et des paroles, tombées de la bouche créatrice qui s’exposent dans ce "chiasme" à une interprétation inouïe, celle qui, des décombres silencieux et inertes de la rassemblante Parole de conversion, fait surgir le jeu nouveau de paroles plurielles, la surprenante vérité autre, différente, d’un entrelacs, d’une mêlée de voix qui, tout à la fois, partagent et multiplient les affirmations sans jamais les confondre, les identifier ou ramener au même : du silence pesant de la Parole de conversion, de la Conversation sacrée en déflagration, voici que s’élève le murmure encore indistinct d’une étrange conversation profane.
Le murmure mélancolique de l’ange
Silence : un ange passe.
Ou plutôt, un ange est passé, fatigué, il s’est posé, s’est accroupi repliant ses ailes.
Le messager des dieux, l’envoyé de Dieu, le bon démon, l’interprète, le médiateur de la conversion et de la conversation sacrée a brusquement suspendu son vol, interrompu les liens du ciel et de la terre, de la parole et des choses. Comme un oiseau blessé, il s’est retourné sur lui-même, désœuvré : avec lui, l’articulation sensée des êtres et des paroles s’est défaite. Les instruments et les matériaux qui élevaient et orientaient l’édifice babélien vers l’idéal se retrouvent délaissés, inutiles, absurdement dispersés, dans un chantier désaffecté.
L’ange joue négligemment avec le pas du compas, comme pour en comparer, désabusé, l’angle ouvert, l’écart béant, avec l’envergure et la portée vaine de ses ailes. Chute d’un ange : devant lui, n’est-il pas condamné à reconnaître son image précipitée dans un informe bloc de pierre qui semble ne pouvoir entrer dans la construction, l’élévation, d’aucun édifice ou mur ?
Dans cet être prostré, obtus, absurdement fermé sur soi, dans la suspension de ses actes et de sa parole, comme exclu de tout appareil de communication ou d’organisation, n’est-ce pas l’élément déviant, l’exception autiste, idiote, qui se montre monstrueusement, silencieusement, ainsi qu’un misérable, sourd et muet, qu’aucune chaîne de discours ne saurait accueillir ou intégrer ?
Et pourtant, cet esseulement n’appelle-t-il pas une autre interprétation, si son image nous parle étrangement, comme d’un autre rivage ? La chauve-souris, ce mammifère volant, ambiguë volatile, qui cache le soleil, ne désigne-t-il pas, ne dessine-t-il pas le clair-obscur d’une autre clarté ou n’affiche-t-il pas la trace silencieuse - la bulle ??? - le signal syncopé d’une toute nouvelle manière de s’entendre et de communiquer dans l’interruption, l’équilibre suspendu de l’entre-deux l’entredire, l’interdire, l’entretien infini de ceux qui se tiennent à jamais à distance, l’intermittence des signes d’échange dans le risque de la conversation toujours à la fois finie et commençante, initiale et imparfaite, sans conclusion ou fin, toujours béante, ouverte, problématique, au hasard des rencontres de voix et de mots, de sens et de non-sens, de chance et d’échéance, comme ce rivage qui s’écarte et s’ouvre, devant l’ange du désastre, sur un tout autre rivage et la découverte imprévue d’un monde toujours nouveau ?
Cette image surprenante d’une interprétation abusive et crépusculaire, entre chien et loup, de ce qui devrait être clair et direct, message sacré, la gravure de Dürer ne l’a-t-elle pas vertigineusement tracée silencieusement, comme un défi suprême, mais retenu, une provocation violente mais discrète adressée à toutes les futures interprétations ou ententes ?
Dans sa conversation mélancolique, insolite et muette, avec son double pétrifié, l’ange annonce l’art de converser à l’infini, par delà toute conversion, cette exposition de tout propos humain, au dehors, à l’inconnu, à l’autre énigmatique, comme inaccessible ; il nous entretient de cet entretien infini qui nous maintient à distance, pour mieux nous mettre en contact, qui fait de la différence, de l’écart, de l’interruption, de la disparité, la condition même de toute approche de sens sans aucune relève ou conciliation.
Parler à quelqu’un, malgré tout, affronter l’opacité et la différence, le dehors et la distance de l’autre comme chose ou animal, et non simplement comme un complice dans l’intériorité du langage, c’est briser le cercle d’une entente présupposée, d’une reconnaissance, ouvrir l’espace de l’existence comme un défi au sens déjà accordé, établi, sous-entendu, bien entendu, pour apprendre et surprendre ce qui invite à parler, une présence étrange, un étranger non identifié, pour interroger, s’interroger, aller au bord de soi, sur le promontoire problématique d’une expérience limite et crier "qui vive ?" d’une infinité de manières, à l’adresse de l’inconnu, de tous les inconnus dans le chaos des solitudes exposées les unes aux autres.
Quasimodo, l’étrange sonneur sonné, boiteux, borgne, sourd et muet, de Notre-Dame de Paris, ange aux ailes repliées dans un opaque caveau de pierre, sort tout vif, en vrai défi de pierre vive, de la vie silencieuse, de la gravure nature morte-vivante, mélancolique et critique de Dürer. N’est-il pas une misérable psyché... aux pauvres ailes ...si misérablement reployées dans sa caverne ?
L’ "à-peu-près" qui le désigne, ne se retrouve pas seulement, physiquement, dans son corps monstrueux, contrefait, disloqué, brisé, fait de fragments mal ressoudés, bricolés, mais aussi bien et paradoxalement dans l’étonnante agilité qui le fait traverser en oblique la façade de la cathédrale, jouer avec l’élévation verticale de l’église. N’est-il pas une pierre détachée de l’édifice, sa dilapidation active, subversive, la diffraction et l’effraction grotesque de sa grandeur sublime ? Ecart incarné, chimère humaine, il est personnage exemplaire de la résonance, déviante, du sens organique, hiérarchique, théologique, politique, mais aussi archéologique, logique et ontologique, de l’édifice babélien que tous les autres personnages répètent, dans cette parodie de monument religieux qui se nomme Notre-Dame de Paris et qui dilapide son modèle. Hugo nous dit que Frollo et Quasimodo, son enfant adoptif, avaient un langage secret de gestes et de signes silencieux, réservé à eux seuls, pour communiquer sans mots, façon de suggérer au lecteur que l’interprétation du roman exige une conversation originale, avec les choses et les êtres qu’il donne la chance de rencontrer et avec lesquels il doit engager tout autre chose qu’un dialogue "littéraire" ou mondain, idéal, spirituel ou religieux, qui ferait retrouver une vérité connue, reconnaissable : conversation-contact, comme de corps, affrontement athlétique, où les mots, les phrases et les images sont des éléments à mêler pour articuler, combiner un nouvel ensemble signifiant, fait de fragments scandaleux sans tout, de singularités irréductibles, d’affirmations redoublées et multipliées sans accord ou entente finale, le jeu d’une différence active qui survient peupler, d’une diversité de propos non réconciliables, du jeu de paroles indéfectiblement plurielles, l’ ouverture génésiaque d’un chaos fait des décombres de toutes les écrasantes constructions humaines que sont les mots, devenus mots d’ordre, prisons de discours et démonstrations, prises dans la pierre et les institutions, prises pour des choses.
Tout se passe comme si le bruit léger, volatile, versatile d’une conversation interminable, de paroles jetées en tous sens, sans concordance ou entente essentielle, le charivari, le brouhaha d’un murmure à plusieurs, venait envahir les voûtes des palais de la vanité humaine pour les faire résonner, jusqu’à la rupture et la ruine. Les grottes du grotesque se retrouvent dans d’innombrables lieux de rencontres, bruyantes d’êtres, qui multiplient les échanges verbaux en tous sens : cabarets, cours des miracles, maisons en ruines, caves et égouts. La Babel verticale se creuse d’innombrables Babels, ruches, du bavardage et du bégaiement, du balbutiement et des babillages. La multiplication des voix et des paroles, cette polyphonie diffuse et confuse, apparaît comme l’équivalent sonore de la diffraction optique et de la décomposition de la lumière dans la chambre noire, dans toutes les couleurs du spectre.
Dans sa caverne, dans le creux du rocher, sous l’édifice républicain, Platon ne voyait et n’entendait que des ombres enchaînées, des images négatives, inversées et mortes, de la lumière solaire et les échos vides de la voix de la vérité.
Dans le bloc de silence pierreux, informe et mal équarri, où l’ange mélancolique abîme son "à-peu-près", c’est tout un nouveau monde qui dissimule son carnaval, sa "fête des fous", son bariolage de couleurs, sa polyphonie déconcertante, son jeu d’affirmations diverses, divergentes et non unifiables, de différence peuplée. Le monstre muet retrouve dans la danseuse bohémienne Esmeralda, au langage babélien et bigarré, la révélation très parlante, phonographique, de son mutisme incarné, vrai oeuf de démon, dans le chaos duquel est couvée la genèse démocratique du monde, sommeille encore et bégaie, murmure, balbutie, la richesse infinie du partage des voix et de l’ouverture en tous sens de la conversation profane, de son extension, de son élargissement universelle. Dans la cave de Montfaucon, le spectre du monstre boiteux s’enlace au spectre de son double dansant, avec lequel il prolonge, au delà de la mort, son étrange conversation mélancolique.
Au-delà de la mort : le paradoxe d’humour noir que dévoile cette conclusion apparemment funèbre d’un drame médiéval, est celui d’une passion amoureuse, humaine, rien qu’humaine, au regard de l’amour divin. La singularité sans relève spirituelle, de cette approche réciproque des êtres, de ce dialogue de crânes et de squelettes, très étrangement intime, allégorique, au sens de W. Benjamin, qui n’entre dans aucune dialectique et reste dans la poussière terrestre, est d’affirmer, contre la mort même, l’originalité, sans principe d’unité commune ou de réconciliation, de la rencontre insolite, unique de deux êtres finis, rencontre d’autant plus "irrésolue", "irréconciliée" qu’elle n’est pas amour de reconnaissance, s’il n’est pas du tout réciproque. C’est bien la différence, l’altérité, l’écart boiteux, l’incongruence que cette entretien-étreinte, décidément monstrueux, consacre, de façon parodique et sacrilège, évènement ultime, signature du récit sous le signe anguleux et strict de l’ANAGKH.
Surprenant destin, très risqué et scandaleux, de la conversation, s’il s’agit par elle d’engager un rapport transversal, oblique, boiteux, différentiel entre les êtres, un entre-deux qui court-circuite le détour par le verbe divin, qui fait se rencontrer deux êtres sans les faire se rejoindre, dans une coïncidence sans unité réelle, un rapport brisé dans l’interruption et la distance même de leur proximité, contingente, de fragments distincts, exprimé par des signes de vie, à vif de leurs différences, qui transmettent et traduisent un message avant et hors de toute parole de conversion à la Vie, de toute participation présupposée à une communauté de sens et de verbe, par le simple jeu tâtonnant et balbutiant d’expressions neuves, d’ approches murmurantes, bégayantes qui inventent une nouvelle manière de parler, de se parler, parole contre parole, sans Parole garante ou justifiante.
La conversation, avant de finir dans le bruissement des paroles vagabondes ou le jeu social des propos, trop policés et convenus, des salons, a toute la fraîcheur charnelle des rencontres au vif des tâtonnements amoureux. Converser, en son sens élémentaire et comme sauvage, c’est se tourner vers, approcher, s’ouvrir à l’autre sans préalable comme pour recréer le monde et son langage à neuf , à deux, à plusieurs. La conversation criminelle, l’intimité adultère ne cache-t-elle pas le sens premier, très scandaleusement profane, de la conversation, si avec elle, c’est deux et non un qui commence, comme dirait Nietzsche ? La première conversation n’est-elle pas celle d’Ève et d’Adam ?
Comment ne pas rapprocher, dans le mouvement de la Genèse, ce geste des amants qui se tournent l’un vers l’autre en se détournant de la Parole absolue, de cette échéance fatale de Babel dont le retournement centripète ascensionnel s’achève en catastrophe divergente et multipliée de balbutiements ? La Chute, en tous sens ne serait-elle pas la chance d’un univers de la rencontre sublime, sans commune mesure, des êtres comme des paroles ?
En se détournant de Dieu autant que Dieu se détourne de lui, selon la formule de Hölderlin, l’homme se tourne catégoriquement vers l’autre, vers l’homme.
C’est bien devant le temple, hors de l’église, du lieu de recueillement où s’entend la voix rassemblante de Dieu, que la pierre vive libérée du monument, la parole de défi, affranchie de la foi, va être lancée et se faire "entendre", comme un cri de libération : le cri du pavé.
C’est l’entêtement, l’obstination crispée des hommes, qui fait croire à une unité d’origine et de fin du monde :l’élévation verticale de la cathédrale, sa simplicité univoque d’œuvre de foi ne peut cacher et retenir sa complexité équivoque de chimère dans laquelle murmure la multiplicité débordante des hommes, le peuplement de l’histoire. Quasimodo n’en finit pas de parler avec les statues de monstres et de démons qui sont ses amis (p. 192) : Aussi passait-il quelquefois des heures entières, accroupi devant une de ses statues, à causer solitairement avec elle. Les pierres n’ont cessé de parler entre elles pour préparer leur grande date, celle de la révolution qui célèbrera, définitivement, la dilapidation, la dislocation de l’édifice théologique, politique, ontologique, qui ouvrira le logos sur la pluralité et la multiplicité parlante, parlementaire, des voix et des hommes. La Babel-Bastille tombe sous le brouhaha de la libération des paroles et de l’ouverture des débats, des propos, des conversations, du jeu et de la confrontation bruyante des opinions.
Mais, cette ouverture catégorique, sur la place publique, qui est aussi allégorique, si elle expose à la rencontre de l’autre, de l’ailleurs sur la place des rencontres, quand elle se déploie dans toute son envergure, son élargissement de parole plurielle, de pluralité d’actions et de paroles affrontées, comme Maurice Blanchot ou Hannah Arendt, chacun, à sa façon, l’entend, dans la différence et la variation des versions de son univers en expansion, n’aura été possible que par l’affranchissement, par effraction, de l’intimité identitaire du Moi et de sa mise en jeu, son exposition aux voix intérieures.
N’est-ce pas à la simplicité pieuse et fidèle de la méditation que la réflexion, le songe mélancolique s’en prend pour la faire sortir de son recueillement intérieur sur l’intimité de l’identité divine ?
Quand la tête se penche silencieusement, elle met à l’épreuve son autorité pensante de pensée de la pensée qui se "connaît elle-même", dans l’unité de l’âme ou du je pense, expression analogique de l’unité divine. Le "dialogue de l’âme avec elle-même", comme le dit Socrate, définit la pensée dialectique dans le mouvement de son retour sur soi qui purifie et supprime toute pluralité de voix, renvoyée à la mêlée diffuse des opinions, au fond chaotique des bavardages, bariolages sophistiques, des répétitions et résonances ventriloques qui ne disent rien d’identifiable. L’altérité se substitue à autrui pour mieux organiser un monde ordonné, hiérarchisé, finalisé à partir du jeu de l’opposition-superposition et du dépassement sélectif et progressiste, pédagogique. Le dialogue dialectique présuppose asymétrie ironique entre les interlocuteurs, fausse égalité de propos dans un processus orienté qui choisit la solution selon le critère hiérarchique du meilleur.
La pensée mélancolique, "noire", obscure, opaque, n’est-elle inséparable de cette irruption de l’énigme et de la résistance d’autrui, non de l’autre ou de l’altérité en général mais d’un autre toujours singulier, comme un intrus jamais assimilable dans l’intériorité du moi ?
La Préface de Cromwell n’avait pas manqué de faire de la mélancolie un moment de contestation et de critique. Dans toute l’oeuvre hugolienne, la proximité d’Hamlet, de l’ange de Dürer et de la pensée critique de Kant 8 , forme une très forte combinaison "chimérique" critique pour préfacer l’ouverture dramatique, moderne de la pensée, anticipant étrangement les analyses de W.Benjamin sur le Drame baroque allemand.
L’ange, en se libérant de sa fonction ascensionnelle, en abandonnant l’échelle des êtres, n’est-il pas exposé à la confrontation avec son égal, son autre, n’est-ce pas cette chose qui vient l’inquiéter dans ce bloc apparemment insensé et inhumain où il abîme sa réflexion ?
Cette chose pesante a le poids, la pesanteur de sa pensée, si "le penseur est le peseur".
Il ne s’agit pas d’une gravité métaphysique d’opposition à la légèreté spirituelle qui ne ferait que confirmer l’ordre idéal, vertical du monde et des valeurs, mais plutôt de cette gravitation qui fait sortir chaque être de lui-même pour le porter, le déporter vers l’autre avec lequel il entre en jeu de juste équilibre. L’analogie de la physique astronomique et de l’éthique conduit à découvrir dans toute conscience un être engagé dans un rapport aux autres qui le jette hors de soi. La gravitation est exemple privilégié de la pluralité constitutive et de l’ouverture élémentaire au dehors de ce que l’on a cru prendre pour une substance subjective première.
Dans la pierre informe, l’ange de la mélancolie découvre tout à la fois la pétrification de la clôture sur soi du Moi, descellé et libéré de l’ordre du monde, et aussi la figure, la forme naissante, apparaissante, de l’autre comme dans un étrange miroir non spéculaire qui lui renvoie une vérité déconcertante et imprévue, s’il s’agit du miroir où il découvre sa mort comme sa vie. Ce bloc tombeau n’exhibe-t-il pas comme une face funèbre évanescente ? Mais il n’est peut-être pas simplement le double d’un crâne, vrai memento mori, qui rappelle à la créature sa misère charnelle. Ne serait-il pas comme l’appel spectral qui fait sortir le je de sa suffisance, lui révèle sa dépendance et sa relation vitale, comme physique, à tout autre ?
Le spectre hante les vieilles pierres, les vieilles tours : il est la vie errante qui "sort" du monde mort d’être fermé et clos sur soi, comme une maison de domination.
La gravitation de la pensée se découvre comme l’inquiétante étrangeté, l’étrange familiarité d’un hors de soi qui se confond avec la découverte de l’existence, libérée de l’essence ou de la substance sédentaire, domiciliaire, identitaire. Très paradoxalement, c’est une situation de hantise qui correspond à cette relativité réciproque des êtres parlants quand est suspendu le recours au lien divin. La hantise, autre nom de l’allégorique pour désigner un espace fragmentaire, éclaté, explosé, étoilé, sans tout, sans unité finale organique. Mais la hantise ne saurait se définir par quelque nostalgie d’une communauté brisée désormais impossible, ce qui exprimerait un désir insatisfait de retour chez soi. Elle ouvre l’univers du détour nécessaire de soi que la parole ne cesse d’approfondir dans son adresse interrogative à toute autre parole. Comment parler sans parler à quelqu’un, sans être interpellé par quelqu’un, plus encore, comment vivre sans cette conversation intime, silencieuse, même en l’absence de tout interlocuteur, qui murmure au fond de soi ? Penser par soi-même, n’est-ce pas penser aussi en se mettant à la place de tout autre 9 ? Et non pas par une participation communautaire ou communicationnelle vague ou générale, l’application particulière d’une rationalité universelle qui reprendrait l’usage cognitif des facultés, mais la pensée comme telle, cette pesée qui penche et s’incline, qui s’ouvre sur l’avancée, le promontoire de la limite, du problématique, distincte du connaître, exige cet élargissement qui comprend, implique autrui dans la pratique de mon existence. L’action, l’amour, la conduite, la passion de vivre, l’éthique, sous toutes ses formes, appelle cette tournure vers l’autre. Qu’est-ce que lire, réfléchir, écrire, se situer dans l’histoire, s’interroger sur le présent, l’avenir, agir, sentir, vivre, sinon s’engager dans cette conversation discrète qu’on appelle interprétation, commentaire, mémoire, histoire, etc... et qui ne relève ni d’une maîtrise de dépassement ni d’une répétition passive ?
Il ne s’agit ni de revenir au passé, ni de le ramener à soi, ni non plus de se soumettre à la leçon d’un modèle, ou encore de juger d’en haut, d’une position de savoir assurée, les expériences des autres, mais d’ouvrir un échange réciproque, dans l’égalité, un engagement en tous sens, autre chose qu’un simple débat verbal, une discussion, mais un entretien passionné, une confrontation, autant un tête-à-tête, qu’un corps-à-corps, une mêlée vivante, une rencontre d’existences dans laquelle chacun demande, propose, interroge, répond.
Le monde disloqué et partagé de Dionysos qu’illustre la tragédie grecque, cette exposition à vif d’existences les unes aux autres, le drame romantique et le roman, le plus dialogique et le plus "mêlé" de la littérature, cette aventure de la parole dans le "mélange des genres"deson énoncé, vont en reprendre toute la force multipliée d’expressions, d’interventions charnelles, dans une mise en scène, un jeu d’apparitions/disparitions du sens qui donnent aux mots échangés l’épaisseur et le poids des corps et des choses, leur retire la facilité idéalisante de s’élever et de s’unifier, s’articuler, s’enchaîner, dans un discours, une morale, une histoire, une intrigue, une vérité, un savoir qui les rassemble en les désincarnant. Aucune identité subjective, impersonnelle, aucun économie spirituelle ne saurait rendre compte de cette dispersion vivante, bariolée, active, toute affirmative dans l’ éclatement multiple de ses actes de paroles, de sa vitalité de paroles vives.
Mieux, comment ne pas entendre comme une régression subjective très appauvrissante dans son égocentrisme, cet idéalisme de la conscience intérieure qui prétendrait receler le modèle de l’unité et de l’identité de la pensée et de la vie ?
Dans le "fors" intérieur, un forum s’est toujours obscurément, profondément, ouvert, des voix n’ont cessé de se faire entendre et de se parler, comme dans une ventriloquie abyssale, une conversation intime qu’aucun moi, aucun sujet identifiable ne saurait dominer en propre.
Chez Diderot, dans le bruyant cabaret des idées catins, Moi rencontre Lui, non comme l’auteur démiurge rencontre un de ses personnages, une de ses créatures, qu’il dominerait de haut et ferait parler de loin, mais bien comme l’altérité qui vient l’interpeller en personne, comme personne, faire sonner à travers lui, résonner, diffracter, son unité, son identité réflexive, le tout autre singulier qui survient au fond de son être, de sa conscience, pour la troubler, la doubler, l’inquiéter, vrai Malin Génie qui ouvre l’intimité sur l’inquiétante étrangeté d’un ailleurs provocant, sans retour, sans conciliation, réconciliation ou accord final.
Aucune dialectique ne saurait enfermer, résorber, contenir, dans son économie discursive, le défi véritablement infernal de la dissonance volcanique, explosive qui sort de cette tête perdue du Neveu, insolite intrus qui vient comme parasiter la parole claire du philosophe de sa ventriloquie subversive cynique.
Dans la résistance obtuse de son drôle de ramage, ce diable d’interlocuteur déconcertant, qui brouille et transgresse tout code civilisé de conversation mondaine, ne serait-il pas le rameau d’or neuf pour conduire à un stupéfiant monde d’outre-tombe, l’univers divers, vocalisé, réverbéré, éclaté, de la Parole en voix mêlées de la Multitude, version parlementaire d’avenir de la décomposition optique de la lumière dans les couleurs du spectre ?
Conversation sous un crâne
Cette expérience du détour de soi vers l’autre, au cours et au coeur d’une conversation avec soi, constitutive de l’existence, comme sa condition, pour ainsi dire, transcendantale, avant toute conversation empirique avec quelqu’un, cette exigence de coexistence au plus intime de l’être, n’est-elle pas étonnamment surprise, ouverte, creusée, explorée vertigineusement dans la fameuse Tempête sous un crâne qui vient bouleverser la tranquille et vertueuse vie, de rachat et de contrition, du bagnard Jean Valjean, devenu Maire bienfaiteur de Montreuil sur Mer, Monsieur Madeleine, dans Les Misérables ?
La familiarité condescendante avec laquelle on traite le penseur du peuple, fait manquer la grande profondeur, rigueur etcomplexité philosophique et réflexive de ce qui s’avère être une très concertée reprise critique du cogito cartésien et des versions idéalistes et moralisantes de la subjectivité.
Que la tempête envahisse le crâne, en titre, cela devrait déjà éclater comme une contestation radicale de la tranquillité méditative de la conscience, de sa suffisance intérieure, substantielle et domiciliaire, dans la Vie de l’Esprit. Cette irruption violente, dans l’intimité de la conscience, du chaos des chimères, du combat de géants comme dans Homère et du tourbillon des fantômes à la Milton ou à la Dante, n’est pas une tempête rhétorique gratuite.
Il s’agit, pas moins, de s’en prendre à la "tête" de la pensée, à son unité spéculative, son "égoïsme logique", dirait Kant.
Ce qui arrive à Jean Valjean concerne, à la lettre, très exactement, son identité, tout à la fois, son nom et son unité de personne, de sujet subsistant, installé. Son nom, son vrai nom, c’est ce qu’il a caché pour assurer sa position bourgeoise de notable, et pour lui substituer ce "faux" nom, apparemment simple et vertueux de Monsieur Madeleine, témoignage de sa fidélité de pécheur repenti au modèle moral et religieux de Monseigneur Bienvenue. Or, ce nom enfoui ce nom de bagnard, qui affiche, comme une marque infamante et fatale, une faute pourtant payée mais qui semble le condamner à jamais, recèle, à son insu, un signe, un indice très étonnant qui aura indiqué d’avance, le chemin paradoxal, du salut, non d’une rédemption ou d’une assomption religieuse ou sainte, mais d’une échappée bénéfique, celle qui sauve quand on se sauve, celle d’une fuite qui affirme et engage décidément une responsabilité.
Ce patronyme de honte porte, en effet, en son coeur le dédoublement étrange et décisif d’un Je. Le Je du prénom se dédouble ou se redouble dans le Je du nom propre emporté dans le mouvement de quelqu’un qui va - force qui va - un homme en marche, ouvrant l’enjambée de son écart à soi, dans le balbutiement, le bégaiement même du mot qui le dénomme : Jean Valjean. Cette métaphorique nominative, cette métonymie de la démarche, de l’ouverture du pas, si étroitement confondue avec le sujet du Je pense qu’elle emporte avec elle, ne livre-t-elle pas une formulation explicitement transgressive du cogito cartésien qui ouvre le sujet spéculatif sur la problématique pratique, éthique, l’expose à la présence d’autrui ? Le crâne, ne serait-ce pas la chambre, le poêle , l’intériorité de la pensée sujet, substance, qui est, qui est chez elle, avec soi chez soi et qui s’ouvre avec effraction et s’expose béante au dehors de ce qui survient, ce qui arrive, le tourbillon vertigineux, la tempête, le typhon d’un retour sur soi explosif, si la spirale centripète du moi, de l’ego-centre, tend le ressort de son expansion, son éclatement centrifuge ?
Une discussion précise du Je pense donc je suis de Descartes 10 éclaire le sens de cette tempête dans la tête et de la tête, qui brise l’unité et l’identité du Je. Elle s’avère vraie clef réflexive d’une reprise critique du Cogito qui ouvre celui-ci à la dimension, à la marche pratique, en en contestant l’enfermement et l’immobilité spéculative. La pensée, dans une rigoureuse fidélité à l’usage kantien du terme, dans son fond, n’est pas connaissance, et le je pense renvoie au je veux de l’action morale et de la bonne volonté, selon le principe d’une soumission de l’intérêt théorique à l’intérêt pratique. Le Je est un axiome, un axiome obscur, ce qui est digne d’être affirmé : être affirmé, c’est s’affirmer, ce n’est pas être, être substance ou même sujet, ni idée ou intuition, évidence de connaissance, mais acte d’une conscience agissante qui sort de soi. Descartes ne pouvait passer du je pense à l’être par une consécution logique ou intellectuelle, cognitive. Il ne pouvait, à la rigueur, dit Hugo, qu’énoncer :...Je donc Je....Ce qu’une psychologie hâtive prendrait, à contresens, comme exaltation narcissique de l’Ego-Hugo, relève, tout au contraire, d’une mise en question de la position et de la suffisance unitaire, identitaire, ontologique du sujet, au nom d’un redoublement, d’un dédoublement contestataire, tout à la fois diviseur et multiplicateur, affirmateur et critique. Je donc Je, c’est l’exposition du Je à son autre, si Je est un autre, avant Rimbaud, à cette altération de soi qu’est le mouvement de la vie dans la coexistence avec les vivants, si je ne peux exister sans m’exposer, me transporter, me transformer, face à l’autre en moi, si vivre m’ouvre au Qui vive ? de tout autre.
C’est l’affirmation de l’agir et de la responsabilité morale qui est en jeu dans cette extraordinaire expérience de conversation tumultueuse avec soi-même, d’entretien tourbillonnant et vertigineux qui vient troubler et ouvrir béante l’identité du moi, qui, très certainement implique une discussion, une argumentation "théorique", philosophique, mais ne se laisse surtout pas enfermer en elle, la déborde, la déplace, par la nécessité même de son objet, ou plutôt, de son projet, de son engagement. La tempête sous un crâne : cogito très agité, comme la mer, coagitation violente, pour un Je brisé, qui fuit, s’en va au large, dérive, dévie, disgresse, transgresse, déménage en sortant de soi, se force et se défait de soi, dans un mouvement de transformation, de transmutation, de métamorphose. La fiction romanesque est métaphore 11 ) exacte de ce débordement de soi dans une activité, l’exercice d’une liberté, qui n’est pas la manifestation ou l’accomplissement d’un sujet substantiel, d’une essence pensante enfermée, concentrée sur son axe, mais l’épreuve sur orbite, excentrique, "exorbitante", de son devenir d’existant qui penche, pèse, gravite.
Le crâne - un crâne - sous lequel monsieur Madeleine vit cette crise nocturne tout à la fois silencieuse et très discutée, très parlante, est et n’est pas le sien, comme il découvre ne pas être celui qu’il a cru installer sous ce nom d’emprunt, pas plus qu’il ne sera ceux qui viennent ouvrir l’espace de la hantise où son Je va entrer en guerre multiple avec lui-même, dans une mêlée sans repos qui tout à la fois le démolit et l’affirme en le dilapidant.
La cariatide, l’homme écrasé et pétrifié sous la pyramide sociale, n’a-t-il pas, par la force acquise, voulu édifier un monument paternaliste de vertu, celui du père Madeleine, qui convertissait la révolte de Jean le Cric en orgueil ?
C’est cette maison, cet édifice de la bienfaisance, sa caverne d’ermite, son trou, son tombeau, qu’il va lui falloir abandonner comme un mort sans sépulture et hanter à jamais le monde comme un spectre aux noms, aux couleurs multiples que la chambre noire de la nuit de Montreuil va révéler, réveiller. Un spectre ou un peuplement de spectres ?
C’est bien à la mort de sa tête de magistrat municipal, de bourgeois vertueux, reconnu et identifié, qu’il s’expose brutalement dans cette étrange conversation intérieure, vrai tourbillon, tumulte, qu’il ne maîtrise pas, qui a lieu au plus profond de lui mais comme malgré lui et venant du plus loin de lui, ouvrant, béante, une division intime, ou plutôt une multiplication, sans solution, résolution ou décision possible, comme il le constate après coup :...il n’avait rien résolu, rien décidé, rien arrêté, rien fait.
Tout entier livré à ce sombre dialogue dans lequel c’était lui qui parlait et lui qui écoutait, disant ce qu’il eût voulu taire, écoutant ce qu’il n’eût pas voulu entendre, cédant à cette puissance mystérieuse qui lui disait : pense !comme elle disait il y a deux mille ans à un autre condamné : marche ! , il assiste à une succession syncopée et brisée de propos qui expriment des rôles, des positions incompatibles, sans conciliation ou synthèse dialectique, et qui dédoublent son être, le déchirent, le font bégayer dans un jeu de répétition sans articulation argumentative, ou consécution cohérente. Comme s’il était habité de personnages étranges qui ouvrent son intimité comme la mêlée d’un champ de bataille d’adversaires qui semblent l’ignorer.
Alors qu’il avait caché son nom pour sanctifier sa vie, fait oublier Valjean pour se transformer, se transfigurer en monsieur Madeleine, qu’il croyait ainsi s’être unifié, identifié par une opération dialectique de négation/affirmation, c’est une diversité/adversité irréductible qui vient disloquer son édifiante construction de soi, en brisant le silence respectueux de sa conversion vertueuse, du bruit parasite d’une conversation de spectres, de doubles, qui semblent vouloir parler à sa propre place comme un autre, comme une pluralité d’autres dans un vertigineux jeu de miroirs funèbres.
Est-ce le crâne de Madeleine qui loge cette tempête ou celui de Fantine, cette tête de mort vivante, ce spectre phtisique qu’est la fille publique tondue, aux dents arrachées, face même de Miseria, cette victime, malgré lui, de ce bienfaiteur manqué de Monsieur le maire ? Madeleine, n’est-ce pas le nom même de la fille perdue qui a cru se racheter et qui récidive ? Le miroir dans lequel Valjean se voit vieillir est celui où Fantine tout à la fois voyait ses cheveux et rend le dernier souffle. Miroir de la Madeleine au miroir. Miroir dans lequel s’abîme et se penche la mélancolie comme dans la face d’un crâne. Madeleine voit dans le crâne de Fantine le spectre de sa mort, de celle qu’il lui a infligée sans le savoir,en trop bonne conscience, mais aussi la sienne en propre, s’il doit vivre l’agonie de son bonheur et l’agonie de sa vertu pour répondre de ce crime.
Mais Fantine n’est pas le seul double, le seul répondant spectral de Valjean : Champmathieu ne peut-il pas être pris pour Jean Mathieu, le fils de Jeanne Mathieu et de Valjean ? Ne peut-il pas être condamné à sa place ? Et Madeleine, cachant le bagnard Valjean, ne cache-t-il pas du même coup bas ce crime redoublé : celui qu’il a commis et qu’un autre paie pour lui ?
Champmathieu livre dans son nom la vérité de champ de bataille de Jean Mathieu, de ce champ de conversation de spectres dans une tête ouverte et béante en crâne, un moi brisé en innombrables doubles qui viennent étrangement le peupler.
Un champ de bataille étrangement inquiétant, si les combattants sont déjà tous morts et donc, où personne ne saurait remporter la victoire. Un champ d’agonie, si l’agonie est le combat à mort. Comme un espace où s’interrompt la conclusion, la fin, la solution, un champ libre d’équilibre suspendu entre les interlocuteurs, les acteurs, les héros, comme une fête où la danse et les rôles brouillent l’ordre hiérarchique pour un jeu d’échanges transversaux infinis. Un milieu de mêlée dans laquelle tous sont également engagés et où les avantages et les désavantages ne cessent de bouger sans gagnant ni perdant.
Comment pourrait-on confondre ce combat avec un procès dialectique si la pluralité dans l’égalité est sa raison d’être ?
Ne rien décider, ne rien résoudre, ne rien choisir, ne pas conclure, pour Jean Valjean, c’est découvrir qu’il lui faut également sauver Champmathieu et être fidèle à Fantine, en sauvant Cosette, se livrer à Arras pour s’évader à Toulon, accepter l’indignité pour être un peu plus digne. C’est refuser le dilemme ou l’alternative de la vertueuse réputation et de l’infamie avouée pour un départ, un écart qui déborde toute position et opposition de valeurs, la vaillance d’un déplacement, d’un déménagement de soi, d’une inquiétude active qui ôte tout repos, toute bonne conscience de soi, sans pourtant abîmer dans la mauvaise conscience paralysante.
Ainsi s’ouvre à la fois la conversation "mélancolique"comme agonie intime béante et la route pour Arras prise étrangement sans décision, sur laquelle se mobilise cet attelage spectral de la vie et de la mort qui est aussi celui du devoir, de la bonne volonté, de cette défaillance active qu’est l’appel du il faut de l’impératif moral, par delà toutes les valeurs établies de la bonne conscience, des bons sentiments et des bonnes oeuvres.
Colloque de spectres, conversation d’ étoiles
L’invocation d’Homère et de ses combats de géants pour définir cette agonie, cette lutte, le feu de cette conversation intérieure vitale, cet entretien intenable et interminable, permet de comprendre qu’il ne s’agit pas d’un combat dialectique avec vaincu et vainqueur, d’une discussion qui peut se clore, mais bien d’une tension, d’une mêlée, d’un engagement, d’un combat sans enjeu sinon lui-même. Ce bon combat dont parle Péguy, précisément, à propos d’Homère, cette querelle à laquelle tous ont part sans que personne ne puisse en avoir la maîtrise, cela dégage un espace, un lieu, plutôt, un milieu de différend des différences sans totalisation ou conclusion, un champ ouvert au jeu de l’égalité dans une rivalité, une émulation, une concurrence sans arrivée, sans but, sans gagnant. Qu’il s’agisse aussi de spectres, cela permet d’élargir le sens de ce partage des paroles et des actions.
Ce n’est pas simplement une conversation empirique de vive voix mais l’ouverture d’un champ suspendu de rapports et de relations : paroles, sens, personnages, idées, valeurs. C’est un univers de singularités, exposées les unes aux autres, d’une pluralité d’affirmations de tous genres, non enchaînées dans une consécution discursive mais comprises dans une configuration, une constellation, un ensemble problématique, qui se définissent par cette ouverture, cet élargissement qui maintiennent en équilibre la diversité sans la totaliser, par la consistance de divergences et de variations combinées. Ne s’agit-il pas d’un état d’équilibre de crise et de situation critique considérée comme telle, sans relève ou conclusion, dans l’éclatement de son horizon d’égalités de différences qualitatives qui ne font pas somme ou résultat, échappe à tout procès historique ou hiérarchie spatiale, politique, ontologique ?
L’extraordinaire de cette exposition au Dehors, de cette effraction de soi au plus profond de l’intimité du Je - un Je sans moi peut-être, comme dit Maurice Blanchot, une ponctualité non personnelle et oscillant entre personne et quelqu’un 12 - projette cette Tempête mentale en Waterloo mythique et ce crâne en un espace de survol pour les spectres du champ de bataille. On aura trop longtemps pris le Waterloo des Misérables pour une digression ou un simple décor historique parce qu’on n’aura pas saisi cette très puissante correspondance. Que cette crise au coeur de la pensée trouve dans une formidable catastrophe historique sa transfiguration allégorique, cela ne prend vraiment sens que si on comprend combien le champ de bataille est un espace ouvert du sens, comme Deleuze l’aura bien compris 13 . La lecture de cette énigme comme celle du hasard d’une fracture qui libère, en deçà ou au delà de toute distinction de vaincu ou vainqueur et des conclusions historiques réelles, selon la lecture qu’en fait Hugo, simple témoin passant dans la plaine, sert admirablement à en dégager le plan, le champ, le milieu d’ouverture et sa puissance allusive, pour configurer l’espace du jeu de la pensée où la conversation s’épanouit et s’expose.
La conversation vive ordinaire, légère, bavarde, capricieuse, qui oscille, diverge, flotte, part en tous sens, s’abandonne à la chance de la rencontre des idées et des hommes, du vagabondage non dirigé, sans projet, sans direction argumentative, des propos, ne serait-elle pas une forme lointaine, sans doute dégradée mais encore vivante, de cette conversation "transcendantale", "incommunicante", parole interruptive, brisée, dispersée, excentrée, plurielle, inter-dite, toujours entre-deux mais qui ne cesse d’affirmer en tous sens ?
Ce que Maurice Blanchot accorde au privilège de l’amitié, et exemplairement de l’amitié conversante avec Georges Bataille 14 , de cette chance d’un jeu de la pensée qui s’expose à un partage des propos, n’obéissant à aucune direction argumentative, qui ouvre le champ libre d’affirmations plurielles sans négativité, dialectique ou totalisation, n’est-ce pas ce qui passe en murmurant, depuis l’espace de l’agôn grec, sur tous ces champs de bataille silencieux des affirmations multiples où je est toujours un autre, où l’unité n’en finit pas d’éclater, de se disperser, de s’ouvrir et de se dilapider, non par déchéance ou faiblesse, mais par l’effet de cette reprise de commencement pluriel, plus ancien et plus élémentaire que tout commandement originel.
Si Socrate, le dialecticien, veut oublier, tuer Homère, en être le vainqueur, n’est-ce pas parce qu’il veut en finir avec cet Agôn 15 , pour lequel l’amour du combat s’oppose à la volonté de victoire, ce beau et bon combat dont les dieux du polythéisme 16 donnent exemple aux hommes, si cette "fête", comme la redécouvre Nietzsche 17 , veut dire justement, assemblée des Dieux, place sur laquelle ils se retrouvent, avant de désigner le débat, le conflit, l’affrontement héroïque, puis l’action tragique ?
Ce que le banquet des dieux, repris par le banquet des héros humain 18 - mais aussi le banquet des philosophes, dont Kant fait l’éloge - veut dire, contre le Banquet de Platon, c’est bien cette vérité plurielle des paroles et des acteurs de la vie humaine dont l’espace commun est celui de la rencontre sans commune mesure, de ces contacts d’homme à homme, d’ami à ami, sans unité de direction, de sens, d’amour ou de désir, de ce partage à distance des propos et des passions sans unité réconciliante ou totalisante, s’il s’agit toujours d’un jeu d’affirmations qui n’entrent dans aucun processus dialectique, aucune hiérarchie, ordonnancement ou résolution concluante. Les affirmations sont multiplicité irréductible de différences, de valeurs, d’éléments, qui ouvrent le champ d’un problème, d’une opération, d’un sens "élargi", celui de l’espace des libertés.
Un firmament d’affirmations
Au fond d’un cachot, dans Quatre-vingt-treize, deux hommes se parlent et échangent des propos apparemment inconciliables sur la justice et l’équité :...Quand j’ai donné à chacun ce qui lui revient...dit l’un, Cimourdain, géomètre de la République Idéale, l’autre, algébriste de la démocratie concrète à venir, le coupe et continue, sans contestation marquée : Il vous reste à donner à chacun ce qui ne lui revient pas....immense concession réciproque que chacun doit à tous et que tous doivent à chacun, et qui est toute la vie sociale. Comment "entendre" cette sublime conversation qui anticipe et joue déjà ce qu’elle promet, ce jeu étoilé d’une multitude harmonieuse mais sans hiérarchie comme sans unité imposée, d’une égalité sans identité de la diversité des êtres ? Gauvain leva le doigt au-dessus de sa tête. Cimourdain suivit du regard la direction de ce doigt levé, et, à travers la voûte du cachot, il lui sembla voir le ciel étoilé.
L’étrange et déconcertant banquet des tables tournantes, chez Victor Hugo, de manière extraordinaire, jouant et se jouant de l’occultisme ordinaire, ouvre l’espace vertigineux d’une conversation hantée avec tous les héros de l’histoire. C’est l’astronomie de Galilée qui est très paradoxalement la clef de cette ouverture sur un univers-firmament d’affirmations, un ciel étoilé de libertés.
En s’abandonnant, en apparence, au pire des obscurantismes, Hugo aura peut-être installé un dispositif étonnamment "parlant" pour illustrer et ranimer le feu de cette exigence de conversation universelle sur les cendres même de la vie et des paroles vives. Que veut dire cette rencontre d’hommes autour d’une table prise dans une spirale de retour-détour qui déjoue toute volonté d’unité concentrique ? Loin de la complaisance des propos convenus de"tables rondes" des trop bons vivants, n’est-ce pas le mouvement nécessaire de l’écart, du déplacement, de la déclinaison, le sens même de la gravitation, que cette table "renversante", bouleversante et conversante, indique, comme condition de la relation entre les êtres, chimère expérimentale, combinaison, bricolage fantastique, et pourtant bien vivant, pour dire cet espace de divergences qui rapprochent par la distance dansante du jeu de la parole plurielle ?
Le grand paradoxe de cette fantasmagorie étrangement bavarde, qui se sert des pires banalités de l’imaginaire vulgaire, est de retourner perversement l’occulte en arme de la lucidité, si la "révélation" philosophique de cette exposition, cette mise à table du sens de la communication entre les hommes, est remarquablement fidèle à une inspiration critique : la table n’est-elle pas comme un plan d’immanence, un espace allégorique sur lequel s’inscrit, par le jeu combiné du sublime et du grotesque, une vérité étoilée, diffractée, affirmativement désastreuse ? Le progrès est un lumineux désastre, dit Hugo.
Le sublime kantien n’exprime-t-il pas le sens le plus décisif du mouvement critique, cet "élargissement"d’un univers de la pluralité des fins et des êtres parlants, mais aussi de leurs idées dites esthétiques, ces combinaisons problématiques de sens sans concept, et décidément en tous sens, qui expriment aussi bien la destination morale, politique, que sensible, physique, des hommes, le firmament de leurs affirmations "non positives", dirait Michel Foucault à propos de Bataille, ces affirmations, autant de paroles que de vies, qui les exposent les unes aux autres sans jamais les réunir, les rassembler dans un lieu ou une entente complice.
L’univers critique ne se dit-il pas de cette problématique des fragments aux bords déchirés, des vivants aux voix et aux cœurs brisés et qui communiquent par cette brisure et cette fissure même ?
Peut-être le fabuleux petit théâtre des tables a-t-il cet avantage de nous aider à retrouver toute la force, le feu de la franchise comme tonalité la plus parlante de la conversation : cette parrhesia, ce franc-parler des cyniques grecs, qui n’exprime pas une simple qualité morale mais bien une pratique de la parole vive brisant toute unité du logos, au nom de l’affirmation singulière, existentielle, de l’être libre au milieu des autres êtres libres, sur la place publique, affirmation toujours en écart, déplacée par rapport à toute autre et pourtant, par là, présente sans identification par la force prévenante de la probité.
Briser le cercle de tous les consensus, de toutes les ententes trop entendues, de tous les systèmes, c’est la force dérangeante de cette flamme de la franchise qui ne cesse de rappeler ce qui s’oublie toujours : la force communicative de l’affirmation critique, cette rare vigueur de la fragilité des hommes, lorsqu’ils se parlent en se respectant, toujours à bonne distance, de vive voix, même par delà la mort.
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La préface, pp. IX à XXVI, joue avec le chapitre (II) IX L’expérience limite et l’avant dernier chapitre, (III) XVII Le demain joueur pour faire de l’intensité de la conversation une expérience unique de la crise de l’Un. ↩
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L’entretien infini p. 318 ↩
-
Ce que semble faire Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ? pp. 32-33 sq. ↩
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Qu’est-ce que la philosophie ? pp. 9,10, 14,45,84,85,89,98,102 ↩
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Idem p. 102 ↩
-
Nous renvoyons à notre « Parade de la bête humaine », Collectif Epokhé, L’animal politique, Millon éditeur, 1996. ↩
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Par delà bien et mal, dernier aphorisme sur le génie du cœur qui est aussi le génie du murmure , de l’inquiétante étrangeté de ce qui passe entre les êtres et les mots ↩
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William Shakespeare et la pensée de la hantise spectrale serait à rapprocher de l’allégorique Drame baroque allemand ↩
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Kant, Critique du jugement §40, le sensus communis ↩
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Océan p. 39 sq., Bouquins, Laffont édit. ↩
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Au sens d’Aristote, si la métaphore met sous les yeux les choses en acte et anime même l’inanimé. ↩
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L’entretien infini p. 102 ↩
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Logique du sens ↩
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L’entretien infini : Le jeu de la pensée pp. 313 et 322 ↩
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Cf. République II , III, et X ↩
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Le gai savoir § 143 ↩
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La joute chez Homère ↩
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Les Misérables, Le café Musain et le Cabaret Corinthe mais aussi le dialogue "amoureux" de Cimourdain et de Gauvain dans la cave de la Bastille révolutionnaire de Quatrevingt-treize. ↩