La première hypothèse sur laquelle j’ai travaillé, lorsque j’ai débuté cette recherche sur [les] gestes brevetés, c’est qu’il s’agissait certainement de gestes que nous serions amenés à réaliser, dans un proche avenir. Une forme d’archive des gestes à venir, donc. Et puis j’avais aussi envie de reconfigurer ces gestes, d’essayer de montrer comment on pouvait travailler avec, dans une option chorégraphique évoquant la démarche de certains chorégraphes des années 1960 qui pouvaient mettre en place des formes de danse proches du ready-made, du geste trouvé, du geste quotidien, comme ont pu le faire Yvonne Rainer, Simone Forti ou d’autres. Tout en ayant aussi en tête que cette possible gestuelle du futur pourrait simplement ne jamais arriver. Il se serait alors agi de brevets d’un futur obsolète.
Julien Prévieux, Culture mobile, 20151
C’est ainsi que Julien Prévieux résume les réflexions à l’origine de son œuvre What Shall We Do Next ?. Interrogeant l’impact des technologies sur notre corporéité présente et à venir, et sur la façon dont nous interagissons et interagirons ensemble dans l’espace social, cette pièce nous est apparue comme une invitation à penser les chorégraphies possibles entre les humains et leurs objets technologiques du quotidien. Tandis que le terme chorégraphie, dans son sens originaire2, se définit comme l’acte d’écrire (graphein) la danse (khoreía), laquelle « procède toujours, dans l’acception du mot chorus, « chœur », d’une activité collective et rituelle » (Bernard 2007, 193), elle pourrait aussi renvoyer, analogiquement ou métaphoriquement, à la façon dont les individus se meuvent semblablement et collectivement dans l’espace du quotidien.
Dans le cadre de cet article, c’est plus précisément l’influence croissante des inventions technologiques du quotidien, et plus particulièrement celles des dernières décennies, sur nos manières de se mouvoir, sur nos gestes, mouvements et rythmes journaliers, qui sera abordée. Dans l’espace public comme dans la sphère privée, dans le registre de l’intime comme dans celui de la socialité s’épanouiraient en effet ce que nous pourrions nommer des chorégraphies technicisées (ou pourrait-on dire « technologisées ») du quotidien. Les programmes des nouvelles machines du quotidien, comme le téléphone intelligent, la tablette et l’ordinateur portable, contribueraient à écrire nos gestes et microgestes, nos techniques du corps, nos mouvements et nos interactions de tous les jours, engendrant une incorporation de la machine. Les technologies tout comme les danses contemporaines génèrent ainsi des écritures corporelles et des interactions sociales possibles, que notre contribution, à l’aune des recherches formelles de l’artiste Julien Prévieux, se propose de penser.
Une chorégraphie de gestes technologiques
Interrogeant l’impact des technologies sur les corps, Julien Prévieux constitue depuis une dizaine d’années ce qu’il a nommé une « archive des gestes à venir », soit un ensemble de mouvements du quotidien indexé sur les nouvelles technologies. Pour les réunir, il est allé relever les descriptions, plans et dessins des brevets déposés sur le site de l’agence américaine de la propriété intellectuelle, U.S.P.T.O. Cette recherche a donné naissance à l’œuvre What Shall We Do Next ?, qui s’est déclinée en deux premières séquences3.
La première séquence (Prévieux 2011) est une vidéo d’animation en noir et blanc où deux mains, sommairement tracées, exécutent une série de gestes inspirés par des brevets déposés entre 2006 et 2011. Aucun objet n’est représenté sur les images animées ; seules les dates du dépôt de l’invention sont inscrites sur l’écran et rythment la narration ; les mains semblent interagir avec divers appareils technologiques imaginaires. L’œuvre a été prolongée en 2014 par une deuxième séquence (Prévieux 2014), qui transpose cette vidéo d’animation en chorégraphie (captée en format numérique), où six danseurs et acteurs professionnels exécutent ces gestes et mouvements dans l’espace, toujours sans objet pour en matérialiser le sens, mais avec une voix off qui précise, pour chaque brevet interprété par les performeurs, son numéro, sa date de dépôt ou encore sa fonction4.
Ainsi, dans les deux séquences, on peut reconnaître certains gestes technisés du quotidien, par exemple le « glisser pour déverrouiller » que chaque détenteur de téléphone intelligent ou de tablette tactile accomplit plusieurs fois par jour, ou encore d’autres gestes encore peu répandus, mais qui pourraient l’être dans les prochaines années, comme les mouvements de mains et de bras exécutés dans les airs pour opérer à distance un ordinateur ou d’autres appareils5. On peut y observer aussi des gestes qui n’existent pas encore et qui pourraient d’ailleurs ne jamais s’inscrire dans l’incarnation. La « perruque intelligente », brevetée mais non mise en marché, permettrait par exemple aux conférenciers de passer d’une diapositive à l’autre par de simples mouvements de doigts sur les tempes.
Aussi différents puissent être ces appareils brevetés (dans leur forme, leur fonction, la fréquence de leur utilisation, leur inscription dans le quotidien, etc.), tous ont été conçus pour engendrer des formes plus « naturelles » d’interaction avec les objets technologiques, ou en d’autres mots pour faire disparaître la frontière entre les humains et la technologie. Ainsi, dans la séquence chorégraphique, tandis que les interprètes s’affairent à interagir dans le vide avec des technologies réelles ou imaginaires, selon l’« appareil » qu’ils interprètent, rien ne se passe entre eux : aucun regard, aucun contact physique, pas la moindre communication interpersonnelle. Chaque interprète poursuit minutieusement sa gestuelle dans une sorte d’isolement sensoriel et cognitif qui, tout en reproduisant la même séquence de mouvements, le sépare des autres.
L’imaginaire prospectif ou les « écritures chorégraphiques » possibles
Si les brevets sont déposés par leurs inventeurs sans assurance d’avoir un jour une véritable fonction, ils contribuent néanmoins, archivés au milieu de leurs semblables, à écrire ce que pourrait être notre avenir corporel, si on les prolonge par les gestes qui implicitement les habitent.
C’est ce passage du réel vers le virtuel qui ouvre l’horizon imaginaire et dont l’œuvre de Julien Prévieux offre une formulation originale à travers ses propositions chorégraphiques de mains ou de corps en mouvement, connectés à des objets technologiques toujours absents de l’image et n’existant ici que pour le geste qui les meut. En croisant les comportements quotidiens6 et les gestes techniques existants avec un imaginaire contenu dans les brevets, l’artiste développe donc, par « extrapolation raisonnée » (Davis 2010, 15), un récit qui joue avec les fantasmes qui émergent des inventions. Les projections des inventeurs lui donnent la matière créative pour proposer sa version amplifiée et légèrement déformée de ce que pourrait être, dans un avenir proche, notre corporéité et notre paysage social.
Plutôt que d’anticiper un monde où la quasi-totalité des humains serait appareillée de prothèses et d’implants technologiques (un monde qui refléterait en partie le fantasme post-humaniste), Prévieux part de corps humains, familiers, pour imaginer plus subtilement les corps du futur influencés par les nouvelles technologies et les gestes technicisés qui leur serviraient de mode d’expression. Plutôt que de projeter un monde cohérent et clos tel que des grands maîtres de la science-fiction le firent, le monde que nous présente Prévieux est plus balbutiant et inachevé. Pensons par exemple au monde parfaitement réglé, présenté dans la trilogie Foundation d’Asimov (1951). La psycho-histoire qui en est la base est fondée sur le calcul des probabilités et permet de former des prédictions sur l’avenir. Le futur devient ainsi une projection induite par des équations mathématiques dont l’objectif est de décrire le comportement des êtres humains et leurs interactions dans des temps fort éloignés (environ 20 000 ans dans le cas de Foundation). Jouant, pour sa part, sur un futur moins lointain, un autre auteur classique de la science-fiction, Dick, imagine dans Do Androids Dream of Electric Sheep ? (Dick 1968) un Los Angeles du futur qui ressemble à s’y méprendre à une projection moderniste d’un New York des années soixante avec l’effervescence de ses nuits (ici prolongées à jamais par des pluies acides), ses tours monumentales (de deux kilomètres de haut), sa mixité sociale ainsi qu’ethnique et sa surpopulation. Le sociologue et urbaniste Davis dira de cette fiction que nous ne sommes pas tant face au « futur d’une ville qu’[au] fantôme des rêveries du passé » (Davis 2010, 12). Cet imaginaire de la rupture avec le temps présent, qui situe l’action dans des temps immémoriaux (Asimov), mais aussi de la projection technologique avec une déformation et une amplification parfois caricaturale des symptômes architecturaux et sociaux du présent (Dick), signe l’univers imaginaire de la science-fiction, dont l’œuvre visuelle de Prévieux se distingue subtilement.
L’imaginaire développé par Prévieux relève en effet davantage de la prospective que de la science-fiction. Tandis que les récits science-fictionnels s’appuient sur des lois probabilistes dépendant d’une futurologie7, l’imaginaire prospectif correspond plutôt à la capacité humaine à se distancier de la réalité pour chercher d’autres regards possibles. Cet imaginaire-là ne cherche pas à faire des sauts dans des temps lointains, dystopiques, utopiques, voire hétérotopiques, mais à envisager un futur proche, à l’échelle d’une génération (et non d’une vie ou de millénaires), dont les liens avec le présent et ses caractéristiques sociales, démographiques, politiques et urbaines demeurent de l’ordre de l’évocation raisonnée, et non de l’amplification de stéréotypes. En d’autres termes, « la possibilité (prospective), à la différence de la probabilité (science-fictionnelle ou post-humaniste), ouvre l’horizon imaginaire ; elle ne cherche pas à se conformer au réel en le prolongeant, mais en inventant/imaginant/rêvant d’autres possibles aux frontières de l’improbable » (Uhl 2015, 2). Comme le souligne Cornélius Castoriadis : « […] il y a dans l’imaginaire cette détermination essentielle des sujets qui est [leur] capacité de [se] détacher [du réel], de le mettre à distance, d’en prendre une vue autre que celle qui “s’impose”, de lui donner un prolongement irréel » (Castoriadis 2007, 146).
L’imaginaire prospectif que l’on retrouve dans le travail de Prévieux ouvre sur un monde de possibles, dans lequel la technologie altérerait le schème corporel, modifierait les gestes quotidiens et influencerait les pratiques comme les interactions sociales. C’est dans la séquence vidéo chorégraphique que cet imaginaire apparaît le plus nettement. Le passage par la danse contemporaine8 permet en effet de poser un regard critique sur les écritures technologiques de nos gestes, sur nos corporéités technicisées, tout en écrivant d’autres possibles corporels et interactionnels à travers la création d’un espace chorégraphique. Pour reprendre les réflexions de Mercier-Lefèvre, les chorégraphies de danse contemporaine, parce qu’elles mettent en scène des corps ordinaires et des mouvements familiers, journaliers, voire triviaux, offrent un espace où l’on peut se voir (et se regarder) ; et plus encore, parce qu’elles utilisent des procédés propres à l’art de déconstruction/reconstruction du réel et d’esthétisation, on peut y contempler « […] la répétition d’une mise en scène des corps [quotidiens] mais également des rituels de “passage” au sens proposé par Arnold Van Gennep (1909) entre réalité et imaginaire, entre moi et l’autre […] » (Mercier-Lefèvre 1999).
Les chorégraphies de danse contemporaine, qui trouvent notamment leurs fondements dans le mouvement de danse postmoderne9, permettent donc tout à la fois la reproduction, la répétition, la déformation et la fabrication de gestes et d’interactions. Comme l’affirme Louppe (1997), chorégraphier signifie avant tout composer, le chorégraphe et les interprètes étant en quelque sorte dans un laboratoire d’écriture où les mouvements s’inventent et s’organisent. Ici apparaît une distinction fondamentale entre deux principales acceptions du terme chorégraphie, soit l’« acte d’écrire la danse », lequel renvoie principalement à la notation, à l’action scripturale, et l’« acte de créer les gestes », qui renvoie à leur composition, à leur invention10. Cette distinction apparaît particulièrement intéressante pour penser l’œuvre de Prévieux. Parce que si sa chorégraphie vise à imaginer, inventer nos gestes à venir, renvoyant ainsi à la deuxième acception du mot, elle le fait en puisant dans un répertoire d’objets brevetés, présentant par des moyens scripturaux (mots, dessins, schémas) les gestes qu’ils engagent.
C’est en effet à partir de gestes technologiques déjà écrits, scriptés, esquissés que l’artiste vise à inventer une chorégraphie nouvelle. Il s’inspire à cet égard des chorégraphes postmodernes et de leur mise en scène de « gestes trouvés » (ready-made11), soit la répétition telle quelle sur scène de gestes banals, du quotidien, isolés de leur contexte. Ce sont ces gestes trouvés et remodelés que l’artiste, cité en exergue, évoque. Sa chorégraphie donne ainsi à voir nos gestes répétitifs et nos interactions médiatisées par les technologies en les sortant de leur contexte quotidien, en les dépouillant, sur scène, des objets qui leur donnent un sens, et en imaginant d’autres possibles.
Les « écritures technologiques » du corps ou l’incorporation de la machine
La chorégraphie de gestes techniques imaginée par Prévieux questionne finalement la façon dont les concepteurs de technologies écrivent véritablement nos gestes et mouvements présents et à venir. En effet, à l’aide des logiciels et interfaces, les concepteurs programment les réponses gestuelles que les utilisateurs devront produire dans leurs interactions avec la machine ; chaque geste est minutieusement étudié, décortiqué et schématisé en trois phases pour que l’utilisation et la manipulation semblent « naturelles »12. C’est ce que les sciences informatiques ont nommé les « Natural User Interfaces » (NUI), lesquelles font intervenir des formes d’interactions propres à l’humain, comme le toucher, la parole et des gestes dans les airs, évacuant du même coup les interfaces et dispositifs intermédiaires encombrants, comme le clavier et la souris. Des écritures technologiques, des notations, des scripts préexistent ainsi aux gestes, et sont travaillés de sorte que les objets technologiques deviennent invisibles pour l’utilisateur. Ce dernier doit sentir l’objet comme une extension de son schéma corporel, comme s’il n’y avait plus de distinction entre son propre corps et l’appareil qu’il manipule.
Certes, comme l’ont évoqué de nombreux auteurs, tout objet technique porte d’une certaine façon la marque de l’oubli, de l’invisibilité, de l’ordinaire. Guchet (2005) voit par exemple dans l’oubli un phénomène essentiel à l’appropriation de l’objet technique. Quant à Simondon (2012, 128), il pense la relation de l’homme au donné technique selon deux modes (majeur et mineur), le deuxième relevant d’un savoir coutumier, non réfléchi, relatif à la quotidienneté13. Plus tard, dans sa réflexion sur la techno-esthétique - « esthétique » étant compris dans son sens grec (aesthesis) de « sensibilité », « sensation » -, il évoque aussi le caractère « primitif » de la relation à l’objet, le fait que la relation sensible au monde se présente dans l’interaction avec le milieu et avec les éléments techniques qui le constituent, autrement dit dans l’expérience « ordinaire », familière (Binda 2015). Leroi-Gourhan (1965) conçoit pour sa part l’objet technique comme un prolongement du corps ; concernant la gesticulation technique de la main14, considérée la plus importante chez l’humain, il montre finement comment main, geste et outil se coordonnent étroitement, au fil de l’évolution humaine, jusqu’à la « taylorisation15 » des gestes par les chaînes opératoires, où ces derniers doivent suivre le rythme de la machine. Or, avec les nouvelles technologies, par exemple les technologies de la communication, il convient d’insister sur le fait qu’elles sont omniprésentes, qu’elles suivent les individus dans leur quotidien, voire dans leur intimité. Toujours à proximité de leur corps, ou portées par lui, elles ne peuvent être comparées aux autres outils. Le marteau, par exemple, se manipule différemment car sa fonction est simple, son usage a priori unique ; une fois utilisé, il se range. Les gestes induits par les machines des chaînes de montage sont circonscrits principalement au lieu et au moment du travail à l’usine. Les répercussions de ce type d’outils et machines sur le quotidien des individus ne sont d’aucune commune mesure avec celles des nouvelles technologies.
Et si le rapport aux appareils technologiques est plus insidieux, c’est qu’il procède du mode de l’incorporation, au sens de l’assimilation par le corps d’une extériorité sociale (ici imprégnée de la culture technologique), et donc de contraintes agissant sur les manières d’être, de se mouvoir et d’interagir16. Les nouveaux objets technologiques étant conçus pour engendrer des gestes humains « naturels », l’incorporation de leur programme apparaît plus efficace et rapide, et leur pénétration dans le quotidien, plus importante. Tout se passe comme si le programme de la machine en venait à être incarné par l’utilisateur, comme s’il y avait pénétration de ce corps étranger dans sa corporéité, devenant invisible, dissimulé en elle17.
Des cyborgs ordinaires
C’est finalement de cette technicisation croissante des corps et de leurs gestes dont témoigne l’œuvre de Prévieux. Mais plus encore, en faisant le lien, grâce aux brevets d’invention, avec les projections imaginaires des concepteurs de nouvelles technologies et en mettant en scène, dans des œuvres chorégraphiques contemporaines, les écritures technologiques du corps qu’elles contiennent, l’artiste offre l’occasion d’imaginer les contours possibles de notre avenir corporel et social.
Les corps imaginés par Prévieux ne sont peut-être pas démesurément ou extraordinairement appareillés, comme le sont les véritables cyborgs « de chair et de métal », pour reprendre l’expression de Müller et Cerqui (2010), mais ils n’en demeurent pas moins façonnés jusque dans leus microgestes par les technologies, nous renvoyant aux cyborgs ordinaires que nous sommes tous au quotidien. Comme l’affirmait Donna Haraway dans son Cyborg Manifesto (Haraway 2007, 31), « […] nous ne sommes que chimères, hybrides de machines et d’organismes théorisés puis fabriqués ; en bref, des cyborgs. Le cyborg est notre ontologie ; […] une image condensée de l’imagination et de la réalité matérielle réunies ». Ainsi, traduisant bien plus que la fusion, au sens strict, de l’humain et de la machine, le cyborg apparaît chez Prévieux comme la figure métaphorique de l’envahissement de la machine et de ses programmes dans la vie quotidienne, présente et à venir. Mais il devient aussi, par la réappropriation poétique qu’en propose l’artiste et le trouble qu’elle suscite chez le récepteur, porteur d’une conception contemporaine de l’émancipation, où l’hybridité corps/machine se présente pour certains sujets comme une nouvelle forme d’autonomisation.  
Bibliographie
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Nous préciserons plus loin d’autres sens portés par cette notion ambiguë. Dans le Dictionnaire du corps de Marzano (2007), Michel Bernard pointe les difficultés, confusions et ambiguïtés qui ont accompagné l’évolution historique du mot « chorégraphie ». Il affirme : « Ce terme désigne couramment aujourd’hui l’activité artistique qui consiste à composer et écrire la partition d’un spectacle de danse. Mais cette acception est en réalité le produit d’une évolution historique mouvementée et confuse résultant de cette dualité fonctionnelle et plus radicalement de l’étymologie ambiguë du mot lui-même. En effet, ce mot dérive de l’adjonction de deux mots grecs : khoreia, qui signifie “danse”, et graphein, qui dénote, simultanément, “l’acte d’écrire” et “celui de peindre ou dessiner”. Autrement dit, le terme “chorégraphie” peut nommer tantôt le fait d’écrire, au sens d’élaborer ou composer la danse, tantôt l’acte de lui donner une forme matérielle et scripturaire comme dessin sur une feuille blanche. » (Bernard 2007, 193).↩
Une troisième séquence, prenant la forme d’une performance, a été réalisée au Musée d’art contemporain du Val-de-Marne les 1er, 2 et 3 avril 2016.↩
Julien Prévieux a poursuivi en 2015 sa réflexion chorégraphique sur les mouvements et gestes avec le film Patterns of life, réalisé avec des danseurs et danseuses du Ballet de l’Opéra national de Paris. Dans six cadres différents, ces derniers exécutent des chorégraphies inspirées de protocoles et résultats scientifiques, tandis qu’une voix off fait mention du contexte économique, militaire ou politique de chaque expérience scientifique. Outre la proximité avec What Shall We Do Next ?, on ne manquera pas de relever le dialogue, cette fois-ci esthétique, avec la séquence mémorable de Holy Motors de Leos Carax (2012) dans laquelle l’acteur Denis Lavant exécute un ballet de combat incandescent.↩
La technologie Leap motion en est un exemple.↩
Il suffit par exemple d’imaginer, comme le propose l’œuvre de Prévieux, l’utilisateur de smartphone dans l’espace urbain appareillé d’écouteurs, parlant à voix haute tout en gesticulant, pris dans une conversation que seul lui peut entendre et le sentiment d’étrangeté qui parfois étreint celui qui croise son chemin.↩
« Au cours de l’évolution humaine, la main enrichit ses modes d’action dans le processus opératoire. L’action manipulatrice des Primates, dans laquelle geste et outil se confondent, est suivie avec les premiers anthropiens par celle de la main en motricité directe où l’outil manuel [la main comme outil] est devenu séparable du geste moteur. À l’étape suivante, franchie peut-être avant le Néolithique, les machines manuelles annexent le geste, et la main en motricité indirecte n’apporte que son impulsion motrice. » (Leroi-Gourhan 1965, 41).↩
La danse dite « contemporaine », forme hybride mêlant différents styles dansés et différentes formes d’art, est conséquemment difficile à définir. Ici, ce qui nous intéresse, est principalement le fait qu’elle met en scène des corps et mouvements quotidiens, par opposition, par exemple, aux mouvements codés et aux fioritures propres au ballet. La danse-théâtre de Pina Bausch, qui portait les gestes et activités du quotidien sur scène pour que s’enchevêtrent le réel et l’imaginaire, ainsi que la post-modern dance du Judson Dance group, qui visait à dépouiller la danse de tout contenu émotionnel ou dramatique pour montrer les mouvements tels qu’ils sont, ont énormément contribué à forger la danse actuelle (dite « contemporaine »).↩
La danse dite « postmoderne » est née des réflexions et expérimentations, au début des années 1960, d’un groupe de danseurs et chorégraphes, appelé aussi le Judson Dance Group, qui donnait ses spectacles à la Judson Memorial Church à New York. Elle puise notamment dans les recherches de Merce Cunningham (1919-2009), danseur et chorégraphe américain, qui visait à émanciper la chorégraphie de l’espace scénique conventionnel, des codes du spectacle et de la « représentation » qui la régulent, en intégrant des mouvements « naturels », comme la marche, et en en inventant d’autres (Izrine 2017a).↩
Agnès Izrine en traite dans Encyclopedia Universalis, « Chorégraphie – Vue d’ensemble » (2017b). Michel Bernard l’évoque aussi dans sa définition du mot « chorégraphie », dans le Dictionnaire du corps, sous la direction de Michela Marzano (Marzano 2007).↩
Les tenants de la danse postmoderne visaient ainsi à faire exploser les conceptions conventionnelles de la chorégraphie, à la manière de Marcel Duchamp et ses ready-made. Prévieux a d’ailleurs remporté en 2014, pour son œuvre What Shall We Do Next ?, le prix Marcel Duchamp.↩
C’est notamment ce que Daniel Wigdor et Dennis Wixon, tous deux chercheurs, entrepreneurs et concepteurs en informatique, expliquent dans leur guide pratique Brave NUI World. Designing Natural User Interfaces for Touch and Gesture (2011). Il s’agit d’un clin d’œil évident à Brave New World, roman d’anticipation dystopique d’Aldous Huxley, mais pour montrer au contraire qu’avec les Natural User Interface (NUI), c’est une libération de l’humain qui est visée.↩
En effet, dans Du mode d’existence des objets techniques, Simondon affirme que le « mode majeur » relève de la rationalité, des connaissances théoriques et scientifiques liées aux opérations analytiques ; « [l]e statut de minorité est celui selon lequel l’objet technique est avant tout objet d’usage, nécessaire à la vie quotidienne, faisant partie de l’entourage au milieu duquel l’individu humain grandit et se forme. » (Simondon 2012, 123). C’est en ce sens qu’il apparaît comme implicite, impensé ou invisible.↩
« Au cours de l’évolution humaine, la main enrichit ses modes d’action dans le processus opératoire. L’action manipulatrice des Primates, dans laquelle geste et outil se confondent, est suivie avec les premiers anthropiens par celle de la main en motricité directe où l’outil manuel [la main comme outil] est devenu séparable du geste moteur. À l’étape suivante, franchie peut-être avant le Néolithique, les machines manuelles annexent le geste, et la main en motricité indirecte n’apporte que son impulsion motrice. » (Leroi-Gourhan 1965, 41).↩
« La première industrialisation se poursuit dans un processus qui adapte peu à peu l’ouvrier à la machine, sans rien abandonner du caractère prééminent de celle-ci. La « taylorisation » des gestes s’accompagne de la normalisation des têtes d’outils et des produits […] » (Leroi-Gourhan 1965, 59).↩
On peut retrouver cette pensée de l’incorporation notamment dans la sociologie historique de Norbert Élias (Élias 1973 , 1975), lequel montre la façon dont s’est produit, du 13e siècle à aujourd’hui, une augmentation des règles et interdits sur les corps, menant à une intériorisation de ces contrôles extérieurs par les individus. Cette réflexion sur le « processus de civilisation » et sur les formes de régulation sociale des comportements, émotions, manières d’être, postures et gestes qui l’accompagnent, précède de plusieurs dizaines d’années celle de Michel Foucault (Foucault 1975 , 1994) sur la « discipline » des corps et le « biopouvoir ». Elle devance également la pensée de Bourdieu (Bourdieu 1980b, 1980a) sur l’« habitus », laquelle conçoit le corps comme le lieu où s’exercent et se reproduisent, en-deçà de la conscience, les rapports de domination. Les structures sociales ont ainsi, pour Bourdieu (1980a), une existence double et indissociable, à la fois objectivée et incorporée ; l’« agent social » « incorpore » sous forme d’« habitus » les structures sociales, ce qui lui permet, par son corps, de s’orienter dans l’espace social, et aussi de lui donner un sens.↩
Dans le champ des technologies de l’information et de la communication, la miniaturisation progressive des objets a augmenté leur portabilité et, conséquemment, leur omniprésence dans le quotidien des individus, menant à l’utilisation que l’on connaît des téléphones intelligents, tablettes et ordinateurs portables. Ce qui est donc particulier aux deux dernières décennies, c’est la façon dont ces « nouvelles machines du quotidien », comme on pourrait les nommer, sont portées près du corps, ou se déplacent par le corps, modifiant la corporéité humaine.↩