Dans Vie des formes, Henri Focillon écrit de l’œuvre d’art qu’elle ne s’inscrit pas seulement dans l’espace : « il ne suffit pas de dire qu’elle y prend place », mais que « l’œuvre d’art est mesure de l’espace, elle est forme et c’est ce qu’il faut d’abord considérer » (Focillon 2010, 2 et 26. Nous soulignons).
L’art contemporain nous a habitués à appréhender le corps de l’artiste performeur et agissant comme étant l’œuvre elle-même. Comment dire de ce corps artistique, en présence muette ou en mouvements, qu’il est « mesure de l’espace » ? Ceci ne va pas de soi. Lui suffit-il d’être simplement là ou de réaliser une action pour accéder aux données spatiales d’un lieu ? Comment ce corps artistique lui-même devient-il le lieu d’une expérience privilégiée de l’espace pour le spectateur ? Tenter de se mesurer au monde, de mesurer le monde ou encore de rendre le monde à sa mesure corporelle, sont quelques-unes des réponses, tantôt loufoques, tantôt sérieuses, d’artistes délibérément ancrés dans la réalité du terrain où ils se heurtent à leurs propres limites. Tour à tour, explorons comment certains offrent pourtant un corps étalon qui prétend mesurer le monde, un corps trace concrétisant la décision d’agir dans et sur l’espace, un corps jeu enclin à la dérive d’être au monde tout en s’en dégageant, ou un corps universel appelant chacun à prendre place dans la ronde du monde… Ces postures esthétiques présentent un ensemble d’attitudes lançant le défi de Rendre le monde à sa mesure.
1. Corps étalon
Sur une photographie, l’artiste anglais Hamish Fulton (né en 1946) fait référence à la création et à l’adoption du mètre comme mesure – le mètre étalon. Il l’utilise comme point de départ d’une action, d’un parcours symbolique réalisé sans public à Paris, le 11 juillet 2010 (figure 1). Le texte-légende de sa photographie indique comment, en arpenteur invétéré, l’artiste a relié sept fois, en une journée, le point zéro du parvis de la cathédrale Notre-Dame de Paris (figure 2) au mètre étalon gravé dans la pierre d’une façade parisienne de la rue Vaugirard (figure 3). Suivant le pourtour du cadrage de l’image photographique, d’autres marches urbaines effectuées dans la région parisienne sont également retranscrites.
Nous devons l’invention du mètre à deux astronomes français, Delambre et Méchain, partis de Paris en 1792 dans deux directions opposées, afin de mesurer la circonférence de la terre et définir la base du système métrique. Ils parcoururent le monde pendant sept ans. Sous l’autorité du gouvernement, leur objectif était de proposer une mesure universelle par laquelle seraient facilicités les échanges internationaux et qui serait portée par une vision universaliste du monde (Alder 2005 ; peut également être consulté : Kula 1984)… Le point zéro, point de départ prétendu de leur voyage, est également le point de départ du parcours de Hamish Fulton. Il est situé à une cinquantaine de mètres de l’entrée de la cathédrale Notre-Dame, sur l’Île de la Cité dans le 4e arrondissement de Paris, et est matérialisé par une borne incrustée dans les pavés du parvis de la cathédrale. Elle prend la forme d’une rose des vents gravée au centre d’un médaillon octogonal en bronze, entouré d’une dalle circulaire en pierre divisée en quatre quartiers portant l’inscription « point », « zéro », « des routes », « de France ».
Le parcours du Mètre effectué en 2010 par Fulton se propose de relier deux points stratégiques et essentiels1 devenus nos outils de mesure et donc de compréhension fondamentale de l’espace géographique, cartographique, géométrique. D’ailleurs, la première définition du mot géométrie est littéralement « la mesure de la terre », soit une mathématique appliquée au territoire. Si l’expérience de la traversée du paysage figure au premier rang des motivations de Hamish Fulton, il choisit de revendiquer une certaine forme de liberté par rapport aux prérogatives artistiques d’usage par le moyen de la marche. L’artiste appartient à une tradition qui agrège plusieurs préoccupations artistiques, du désir de dématérialisation de l’œuvre d’art, commun aux conceptuels et aux Land Artists, à la volonté de reconsidérer la prééminence du corps pour l’expérience esthétique. Cette photographie aux textes associés relate ces impératifs. D’autre part, si Fulton semble ici honorer le mètre, le sens de son action s’en échappe sensiblement. Bien que le monde soit mesuré en mètres, l’action de Fulton ramène le parcours à l’échelle du pas de l’homme qui marche. En effet, il compte 4116 pas entre les deux points extrêmes de son parcours. Ainsi, il ne s’intéresse pas à la métrique réelle d’un point à l’autre, mais il établit l’humain comme valeur et unité de mesure, ne cachant pas l’approximation du résultat marquée par la divergence de l’ampleur d’un pas à un autre, par sa subjectivité en somme. Là s’entrevoit l’hommage indirect aux scientifiques Delambre et Méchain, qui parcoururent eux-mêmes le monde à pied2 pendant sept années. Le choix de l’artiste de réitérer sept fois le même parcours ramène à l’échelle du pas humain ces sept ans d’activité scientifique en un singulier processus de répétition-mémorisation.
La marche réalisée par Fulton fonde une exprérience artistique révélant également un autre type de marche que celle des passants ou des touristes ; elle diffère de la marche-loisir ou de celle fonctionnelle, car elle engage une relation à l’espace personnelle, voire subjective. Certes, les déplacements de Fulton sont ici influencés par des facteurs extérieurs comme la densité du trafic urbain, le type de zones qu’il traverse (grandes avenues, places ou petites rues) et par l’apostrophe éventuelle de citadins qui le repèrent lorsqu’il passe plusieurs fois devant eux durant la même journée et suivant la même détermination. L’expérience de la marche pour elle-même, sans autre but qu’elle-même, « entretient un lien singulier à la vie, à l’humain » (Enjalran 2010), remarque Fulton. Elle connecte profondément l’homme à la réalité de l’espace dans ses moindres aspects sensibles (sons, odeurs, densité du vide, dénivellations et concavités du terrain). C’est en cela qu’elle est intensément resserrée sur le sujet qui expérimente l’espace au travers de son propre corps en mouvement, dans le sens de l’expérience pure et directe.
A titre exemplaire chez Fulton, la marche, expérience intime, dont la durée est rapportée au nombre de pas effectués, prend la mesure de l’homme dans l’espace urbain ou la nature. Comme un haïku, l’œuvre – la marche effectuée – s’enroule sur elle-même, selon le rythme du vécu, du perçu et du rendu. Ensuite, par-delà sa dimension informative, les lignes de mots-légendes sur les images de Fulton, ou sur les murs des lieux d’expositions, agissent tel un ciment entre la présence de l’artiste et l’œuvre réalisée. La légende articule le résultat logistique accompagnant la vision que l’artiste nous fait partager. Ainsi, la marche peut doublement être qualifiée de discipline et de medium – par opposition aux techniques de fabrication tangibles d’œuvres-objets. En cela, l’image photographique témoin est de nature conceptuelle. Considérant plus particulièrement la dimension spirituelle de la marche, l’artiste lui accorde aussi une valeur de rituel universel sans destination. On rencontre très explicitement, chez Fulton, une quête du vide mental destiné à atteindre une hyperréceptivité à l’environnement. Le rythme des pas comptés permet de mesurer une distance et le temps de la marche dans l’espace, rendus à la mesure de l’homme qui marche. L’art direct auquel convie Hamish Fulton est un art du corps. L’idée du direct implique que tout se passe ici et maintenant - hic et nunc -, dans l’instant effectif. Par conséquent, pour l’art direct, la trace n’est pas si importante ; tout objet qui cristallise l’instant de l’expérience (ici une photographie) n’a de valeur que par l’évocation de l’emprise qu’elle a sur le corps même ; les pas sont comptés. Le corps de l’artiste seul est, dans ce cas, le réceptacle des effets de l’action. La trace de l’expérience n’est pas une empreinte visible ; elle relève de l’expérience vécue et intériorisée par l’artiste.
Si la représentation de l’espace (pictural, photographique) permet de l’appréhender par l’imaginaire, elle distancie néanmoins le spectateur, qui conserve un statut extérieur d’observateur. L’espace lui même ne reste-t-il pas inaccessible lorsque la représentation interdit l’expérience vécue ? Ainsi, les œuvres de Hamish Fulton peuvent paraître paradoxales ; elles relatent davantage l’expérience vécue par l’artiste que la nôtre, mais elles favorisent toutefois une expérience esthétique par l’invite.
Plus concrètes, les traces marquées au sol des MesuRAGEs de l’artiste française ORLAN (née en 1947) exposent la performance et visent l’autonomie formelle et leur visibilité au-delà du seul moment performatif. Elles matérialisent l’action. Dès 1976, ORLAN impose une nouvelle unité de mesure : l’ORLAN-CORPS. Elle utilise en effet son propre corps comme instrument afin de souligner l’ancrage physique et concret de l’artiste dans l’espace de l’art comme de la vie (figure 4). Cette année-là, elle réalise ses premiers MesuRAGEs de rues à Rome en en estimant la longueur à l’aide de son corps allongé sur le sol. Elle trace un trait de craie blanche derrière sa tête et finit par comptabiliser combien l’espace défini contient d’ORLAN-CORPS. De cette manière, elle ramène l’espace à son corps même ; il est évalué par rapport à la taille de son corps. Elle prend aux mots la célèbre théorie du penseur antique Protagoras selon laquelle « l’homme est la mesure de toute chose », théorie reprise à la Renaissance ou par Le Corbusier avec Modulor. Si l’ORLAN-CORPS s’impose comme étalon, l’artiste s’impose dans la sphère artistique et n’entend pas la subir. L’artiste décrit clairement le protocole appliqué lors de ces actions : « J’enfile une robe de drap, toujours la même. Je mesure le lieu à l’aide de mon corps en m’allongeant sur le sol et en traçant un trait à la craie derrière ma tête. Je comptabilise avec un ou deux témoins le nombre d’ORLAN-CORPS contenu dans cet espace. Je fais le constat – Je quête de l’eau – j’ôte ma robe, je la lave en public – Je fais des prélèvements de cette eau sale, prélèvements qui seront ensuite étiquetés, numérotés, cachetés à la cire. Je présente dans les galeries ou les musées ces prélèvements, les constats, les photos, bande vidéo, les plaques commémoratives, l’effigie grandeur nature de la dernière pose, la robe, l’étalon ORLAN-Corps…, concrétisant ce travail » (Extrait de Cros, Le Bon, et Rehberg 2004).
Les autres MesuRAGEs réalisés depuis 1976 perpétuent la rage de « l’artiste qui refuse de jouer le rôle que l’on veut lui imposer » (Cros, Le Bon, et Rehberg 2004). Ils signent un engagement idéologique et politique et font écho aux préoccupations existentielles des différentes artistes femmes contemporaines, marquant les années soixante-dix, telle l’autrichienne Valie Export (née en 1940). Un ton revendicateur passe par l’exhibition du propre corps de l’artiste lors d’actions urbaines mémorables où se combinent humour et provocation (Aktionshose : Genitalpanik, 1969 ; Tapp und Tastkino/Touch Cinema, 1968). Valie Export fut l’une des premières artistes à interroger la complexité des liens qui fondent l’identité, entre la subjectivité, le genre et les carcans imposés par la société. Les actions réalisées dans les rues de Vienne au cours des années soixante-dix s’engagent dans une recherche sur la relation du corps à l’espace urbain et rural. Körperkonfiguration (figure 5) se présente comme une enquête photographique par laquelle l’artiste devient une sculpture vivante malléable qui, dans un lieu, suit les aspérités du terrain ou de l’architecture. Ce projet décline des variations de la perception spatiale en ce que celle-ci se trouve inscrite dans le corps.
Le corps, paramètre essentiel au cœur des dispositifs proposés, peut être un outil de démonstration qui rend perceptibles des notions abstraites tels le temps ou la gravité. Durant ces mêmes années soixante-dix, l’artiste allemand Klaus Rinke (né en 1939) s’est particulièrement employé à capturer le mouvement du corps dans l’espace par la photographie, afin d’exprimer sa relation au temps. Un collage photographique montre l’artiste de dos (figure 6), dans un champ, devenant de plus en plus petit au fur et à mesure qu’il avance de cinquante mètres à chaque prise de vue. Ce travail conjugue au temps photographique le corps dans une expérimentation directe de l’espace suivant une ligne droite. Il réalise ainsi, sans la technologie filmique, une image en mouvement. Le temps et l’espace sont rendus, encore ici, à l’échelle humaine : un corps aux mouvements comptés. Le corps saisi de l’artiste dans toutes les positions possibles de Boden, Wand, Ecke, Raum (figure 7) explore cet axe avec un systématisme, une précision, un dépouillement et une simplicité qui parachèvent la « démonstration ». Dans l’espace clos de l’atelier, le corps se confronte à ses propres limites. L’action s’ouvre à ses propres déploiements. En vingt-quatre photographies, l’artiste restitue les postures prises par le corps contraint par les bords du lieu (coin, mur, sol) et il donne à l’ensemble la forme d’un répertoire de signes simples et rigoureux, tel un langage du corps perçu comme élément structurel de mesure, par lequel sonder les limites spatiotemporelles et personnelles. Le corps de l’artiste devient l’outil d’un vocabulaire corporel, tout à la fois singulier et universel. Dans cette logique, on lui doit des travaux associant une horloge présentée en rapport avec des actions performatives ou, plus récemment, comme sujet d’installations.
Ces recherches soulignent les liens ténus entre l’individu et le monde régi par une extraordinaire tension entre temps, espace et corps humain. Klaus Rinke nomme ces actions photographiées des « actions sculpturales », insistant par là même sur les phénomènes physiques, spatiaux et temporels, qui insufflent déjà à la sculpture traditionnelle un fort ancrage spatial. Or, l’action sculpturale engageant un corps réel lui fait éprouver des transformations dans l’espace et le temps.
L’artiste américain Charles Ray (né en 1953) recourt lui aussi à la sculpture comme activité plutôt que comme objet dans les années soixante-dix. L’artiste s’est suspendu, le corps coincé en hauteur par une simple planche en bois contre un mur (figure 8). Cette action réalisée en atelier sans public est destinée à être saisie par la photographie. Charles Ray utilise son propre corps comme un pantin désarticulé, un composant sculptural, amorphe, inanimé. L’image photographique rend l’instant et immobilise à jamais la posture insensée dont seule la nature performative et expérimentale de la situation justifie l’exercice précaire (re)présenté. Le corps mis en place, le corps manipulé et retenu à son propre poids, dans un équilibre complexe, semble faire fi des lois de la gravité. Pourtant, il s’agit de mettre au jour les forces invisibles de l’attraction terrestre, afin de modifier la perception et l’expérience de l’espace naturel des spectateurs. Le suspend provoque la sensation d’un temps arrêté, retenu et prêt à laisser advenir un accident, un effondrement. C’est un instant « sublime » de frayeur et d’effroi, apte à démontrer la force du phénomène physique et à bouleverser le confort des repères. Après ce laps de stupéfaction, le spectateur est conduit dans une réflexion plus ironique sur les effets de la manipulation et des contraintes imposées au corps social ou politique.
Au centre de ces dispositifs artistiques, le corps ne représente pas l’espace en tant que tel, mais il l’investit, l’éprouve et le transforme. L’action de l’artiste est spécifiquement choisie pour agir sur le corps du spectateur, invité à prendre conscience de ce qui le constitue. S’effectue bien un retour à une spatialité originaire, à une préconscience de l’espace qui entérine la richesse du rapport qu’entretient l’homme avec son environnement spatial sur le plan cognitif. En évaluant l’espace, ces propositions artistiques nous évaluent nous-mêmes. Par l’entremise du corps de l’artiste, mis à l’épreuve de l’espace, nous nous identifions. Le corps agissant suscite l’empathie. Il invite à prendre place, dans l’espace, à sa place. Il incite à l’habiter, à faire une expérience imaginée de l’espace.
2. Corps traces
Jouer de la gymnique développe le corps dans un sens libérateur. Ainsi, le corps est générateur de formes qui exaltent moins sa majesté ou sa grandeur que l’existence, la respiration du corps même. Matthew Barney (né en 1967) mobilise son corps dans une perspective esthétique. Il le déplace, le remue, lui fait accomplir des gestes physiques comme des activités sportives d’où émanent des formes plastiques produites par la résistance et l’endurance du corps physique. La série Drawing restraint, commencé en 1987 dans l’atelier de l’artiste alors qu’il était encore étudiant (figure 9), comprend des dessins, sculptures, photographies et vidéographies résultant de la contrainte imposée au corps de l’artiste durant l’exécution. Il aménage un nombre incalculable d’obstacles au déplacement et à la mobilité naturelle de son propre corps. Toutes les tensions mises en œuvre, loin de réduire ou d’empêcher les gestes, lui permettent au contraire d’atteindre de nouvelles potentialités non encore exploitées dans le champ de l’art. Les premières expériences répertoriées 1 à 6 (1987-1989) montrent des actions assez simples, où l’artiste tente de dessiner sur le plafond de l’atelier en sautant et en rebondissant sur un trampoline incliné, ou encore en étant attaché au niveau des cuisses avec de larges élastiques. Une véritable « méthodologie de l’effort physique » (Neri 2015) se trouve ainsi mise en œuvre. Des mouvements contraints, presque empêchés, permettent pourtant à l’artiste de se saisir dans l’action. Ses gestes concrétisent la décision d’agir. Retenus, ils accomplissent l’action et définissent son amplitude propre.
En se révélant, un corps actif met en résonance l’espace environnant. Certains dispositifs et postures plus ou moins complexes signent la propre définition du corps, son élaboration sujette à des transformations. Celles-ci s’opèrent par l’activité esthétique inscrite à même les bornes de l’espace, par des traces laissées dans l’élan ou par la gymnastique du corps.
La pratique picturale de l’artiste français Jonathan Binet (né en 1984) est souvent associée à la performance, alors qu’il s’agit pour lui d’investir l’espace d’exposition en peintre, selon un dialogue joué avec les traits singuliers du lieu (figure 10). En effet, chacune de ses irrégularités peut être surlignée, marquée ou détourée d’un trait de couleur quand, ailleurs, la fine couche de peinture murale est heurtée d’un coup de cutter. Le protocole régissant ses interventions s’établit en fonction de la mesure de son propre corps, il est soumis au rythme du déplacement du peintre dans l’espace de l’architecture. Les tableaux vierges posés contre les murs ou accrochés aux cimaises sont reliés entre eux par la force en présence d’une ligne-trace peinte inconditionnellement sur les toiles, les murs, sol et plafond, lors du passage de l’artiste. Ainsi, la peinture de Jonathan Binet scande l’espace où s’imbriquent des objets-tableaux qui la ponctuent et en rappelle la corporalité. Le faire pictural y est réduit à la tension corporelle entre le trait de peinture et le peintre. D’ailleurs, l’espace est travaillé à l’échelle humaine. La hauteur d’accrochage est définie par la hauteur d’exécution de la peinture. De même, les tableaux portent les traces de l’ampleur des gestes de l’artiste, par exemple celle d’un arc de cercle réalisé avec son bras comme s’il s’agissait d’un compas. Les tableaux aux cimaises sont toujours à sa taille. Les intervalles sont investis de gestes simples et percutants tout le long du parcours de l’artiste dans l’espace, ce qui définit à son tour le parcours de l’exposition : un coup de spray rapide sur une vis oubliée ou au pourtour d’un interrupteur, ou, encore, l’effet des coulures lorsque le bord d’un châssis, sur le passage, empêche le trait de se prolonger. La position des lignes et leur hauteur laissent entrevoir les gestes dansés effectués par l’artiste lors de l’exécution de la peinture à l’échelle du lieu (figure 11).
Le corps de l’artiste anime ainsi l’ensemble de ses expositions. Une forme d’autoportrait corporel se dessine ainsi, en creux. Elle met en évidence la temporalité active à l’appréhension de l’espace. Même en son absence, le corps est présent dans les expositions de Jonathan Binet ; on y identifie les temps de respirations, les efforts, les sauts et les élans de l’artiste. La durée même d’exécution des traits, des lignes pointillées ou des courbes peut être suivie par les marques de spray courant, presque d’un seul tenant, dans tout l’espace investi.
3. Corps jeu
Le corps engagé dans une action, avec une si grande intensité, éprouve un certain nombre de limites, physiques et psychologiques. Certains artistes sous-tendent un désir d’égarement, profitant des possibilités de fuite, d’extase ou de plaisanteries qu’offre le corps. Le ludique engage la représentation de quelque chose d’autre, il déplace la pure expression corporelle réaliste dans un espace de pure fantaisie et de fiction. Pour Donald Wood Winnicott (Wood Winnicott 1971), tout jeu est, en substance, une comédie. Avec le jeu, un espace intermédiaire de nature « potentielle » se dessine. Il se définit comme une aire entre le sujet et le monde, rappelant l’espace transitionnel entre la mère et l’enfant, espace où tout peut être tenté sans risque, à l’abri du monde extérieur. Cet espace intermédiaire et préservé du jeu n’en reste pas moins régi par des codes (puisque tout jeu comporte des règles) afin de nous rattacher à une certaine réalité oppressante. Néanmoins, en jouant, on navigue avec le sentiment de liberté, créant un univers de fantaisie contre la rationalité de la réalité du monde. C’est en quoi le temps du jeu ravive l’expérience d’une réalité autre, intermédiaire, « où être revient à ne pas être » (Wood Winnicott 1971). Le jeu permet de quitter le monde réel, tout en y restant attaché, de s’absenter de la nécessité en pouvant y revenir à tout instant (selon de libres allers-retours). Le corps-jeu de l’artiste s’extrait alors du réel tout en y restant attaché. Gardant un pied dans le réel, il nous fait basculer dans l’imaginaire. C’est une expérience de l’entre-deux jouée dans l’espace de l’art.
Au début de sa carrière, le corps joué de Bruce Nauman (né en 1941) est radicalement engagé. Sa danse est aussi amusée qu’absurde (figure 12). L’oeuvre vidéographique Walking in an Exaggerated Manner around the Perimeter of a Square ne conduit à rien d’autre qu’à une chorégraphie, qu’à un jeu, où la corporalité est retournée sur elle-même : un corps joué dans sa pure corporalité. L’artiste désigne un corps élémentaire dans l’exécution d’actions d’atelier destinées à jouer du corps, selon des règles simples et précises. Chaque dispositif mis en place par Bruce Nauman est contraignant, le corps est assujetti à une loi prenant valeur de règle du jeu. Quelle que soit la règle édictée, le jeu reste. La gratuité des actions est constante, de même que la mise en scène. L’espace propre aux gesticulations du corps de l’artiste est circonscrit dans des limites définies à l’avance où le jeu se déroule, tel le périmètre du carré ou l’angle du mur et du sol. Se mouvoir dans un carré, toucher à la fois le sol et le mur, installer son corps entre une chaise et une marche d’escalier (figure 13)… Dans tous les cas, la spatialité n’est pas « naturelle », elle n’a pas de rapport avec la réalité, elle appelle des espaces « autres », des lieux qui ne sont pas ceux de la vie ordinaire. Pourtant, la vie peut s’y déployer, s’y reconstruire, être reconduite un moment de manière différente.
4. Corps universel
Les plasticiens comme les poètes ont alimenté le désir fou de désaliéner le corps par la libération du geste. Afin de l’incorporer au champ de l’art, il devait être libéré du carcan attaché à la représentation. Le corps est aussi devenu un « objet d’art » actif, l’axe vertical à partir duquel rendre le monde à sa mesure. Poète français phare, Bernard Heidsieck (1928-2014) a mis la poésie debout et a laissé filer les mots hors de la page. Avec lui et quelques autres3, elle s’est incarnée par la voix du poète en présence, devant un public. Outrepassant les cadres formels de la poésie bien-pensante, et débordant les champs catégoriels artistiques, les prestations poétiques s’affirment alors comme des actions sonores et visuelles ; par la seule médiation du corps, la voix traverse l’espace, elle le rencontre.
En 1974, Heidsieck répond à la commande d’une œuvre pour l’inauguration d’une fondation d’art contemporain à Vaduz – capitale du plus petit pays du monde, le Lichtenstein. Prenant le nom de la ville pour titre, son poème sonore est d’une ambition documentaire folle. Là, à Vaduz, l’auteur se place debout, tel un point d’axe à partir duquel décrire le monde par circonférences régulières à la rencontre des 617 peuples et ethnies couvrant la planète (figure 14). Par la voix du poète, Vaduz devient le centre du monde. Le corps debout de l’artiste en est le messager. « Autour, tout autour de Vaduz… » se déploient par centaines les noms des peuples de la terre repérés et inscrits sur une mappemonde (figure 15). Un effet d’exotisme, porté par la voix du poète énumérant toutes ces ethnies, projette à son tour l’auditoire dans les contrées éloignées. Le processus de création est décrit par l’auteur. D’abord, il y trace, « à partir de Vaduz, des cercles d’égale largeur, s’en éloignant en parallèles successives jusqu’à en boucler la surface totale » (Heidsieck 2007), décrit-il. « Le travail suivant a consisté à inscrire dans chacun des cercles, en partant de Vaduz, cercle après cercle, et à leur emplacement géographique, toutes les ethnies – et non nationalités – rencontrées au cours de ce parcours circulaire, toutes les ethnies possibles, vivant là, dans leur spécificité de langue, culture, coutumes, aspirations et singularités » (Heidsieck 2007). Puis à partir de tout ce matériau d’un fort impact visuel, ce fut la construction même du texte.
Le son revêt avec Heidsieck une dimension plastique fondamentale, notamment grâce à la clarté de sa diction, basée autant sur le souffle que sur l’articulation des sons ou encore sur les inflexions sans cesse renouvelées de la voix, parfois augmentée par des enregistrements en stéréophonie ou mise en écho. La voix est comme le prolongement du corps hors de lui-même. Elle l’excède, elle le répand dans l’espace. Au cours de la lecture, les spectateurs peuventt observer combien le « poète sonore » entrait en lutte physiquement avec son œuvre, avec son texte. Seul, face au public, il vit le texte, le réinvestit, l’incorpore. En somme, comme l’écrit Jean-Pierre Bobillot, « c’est agir le texte de l’intérieur. L’occuper, de l’intérieur, pour le catapulter » (Bobillot 1996). La présence charismatique du poète en train de se débattre avec son texte, en train de « l’incarner », comme il le dit lui-même, fait corps. Il revêt une dimension esthétique et spatiale d’autant plus marquée par les pages de la partition qui se déroulent devant l’auteur et tombent à ses pieds : « La partition se présente comme un long papyrus de plusieurs mètres sur lequel figure donc la longue, très longue – insupportable presque même – énumération de mes ethnies et qu’il m’appartient de dérouler, petit à petit, lors de mes lectures publiques » (Heidsieck 2007). Sur le sol, cette accumulation matérialise la quantité incommensurable des noms cités jusqu’à figurer les ethnies elles-mêmes. Elle marque la « volonté implicite d’en marquer, visuellement pour l’auditoire, le poids, la variété, la beauté, l’affolante ou paniquante richesse… » (Bobillot 1996), écrit-il.
Alors que le poète Bernard Heidsieck se tient debout et appelle les peuples vivants quelque part, du proche au lointain, « autour de Vaduz », l’auditoire perçoit en lui le corps représentatif de tous, un corps universel rassembleur, un corps politique unifié. L’œuvre aux corps multiples de l’artiste slovène Roman Ondák (né en 1966), Measuring the Universe, associe l’ensemble des visiteurs du musée ; ce n’est plus le corps seul de l’artiste qui compose l’œuvre et la porte, mais le corps collectif en prise avec le lieu (figure 16). Cette œuvre, d’une extrême finesse, est significative de la conception de l’art de l’artiste. Partant du postulat que l’œuvre n’est accomplie que par la rencontre effective de l’artiste et d’un public, Roman Ondák met en œuvre un dispositif collaboratif. Selon lui, l’œuvre implique la présence et l’action volontaire du spectateur ; sans son adhésion, l’œuvre ne peut exister.
Impliquer le spectateur n’est pas pure fantaisie dans la démarche de Roman Ondák. Il s’agit d’inciter les visiteurs du musée à poser un nouveau regard sur le monde, sur l’espace et sur ceux qui le composent – c’est-à-dire eux-mêmes. Ceci détermine une volonté ontologique forte de la part de l’artiste, dont la réflexion va plus loin. En interrogeant « la place du spectateur » dans le processus qui commande et induit l’oeuvre, il pense et orchestre un protocole réalisé par les visiteurs. C’est pourquoi, au-delà de sa présence ou de son regard passifs, l’action du spectateur définit les enjeux esthétiques et artistiques en jeu.
Measuring the Universe a été réactivée plusieurs fois depuis 2007, le protocole d’exécution est resté inchangé. Avec un feutre noir, l’agent du musée trace sur les murs blancs du lieu un trait horizontal court correspondant à la taille réelle du visiteur (figure 17). Il inscrit, à droite de cette marque, son prénom et la date de sa visite. Seul le personnel du musée est autorisé à écrire sur les murs ; il reste le garant de l’opération qui s’inscrit alors dans le champ artistique et tout au long de l’événement que constitue cette « exposition » d’un nouveau genre. Au fil du temps et de la répétition de cette opération, l’affluence des visiteurs dessine une ligne humaine de plus en plus large, dense et assombrie par la superposition des inscriptions. À la frontière de l’installation et de la performance, cette action-exposition-oeuvre sollicite de manière égale le personnel du musée et les visiteurs, car, ensemble, ils la construisent progressivement, au fil du temps. La proposition folle consistant à mesurer l’univers (Measuring the Universe) dévoile l’invisible, c’est-à-dire les milliers de visiteurs qui passent par le musée sans que nous ne parvenions jamais à nous en figurer véritablement la densité. L’accumulation des traces de présences humaines (présences absentes, presque fantomatiques ainsi retranscrites) prend une très grande force évocatrice du temps, de l’espace et de la vie bouillonnante autour de chacun de nous. Voir les traces des visiteurs passés, envisager, imaginer leur nombre croissant après notre propre passage nous transporte dans l’imaginaire et l’expérience réelle de l’espace et du temps.
Le corps de l’artiste absent délègue à celui des visiteurs, généralement passifs, le droit d’entrer en relation avec lui. Dès qu’ils adhèrent à la proposition, ils signent l’oeuvre d’un simple trait, d’un prénom et de la date de leur passage ; cette contribution les engage, aussi minime soit-elle. Elle scelle un pacte d’adhésion qui excède dans l’espace (figure 18). En s’y collant et en s’y inscrivant, de leur hauteur d’homme la plus simple, les visiteurs s’associent également au groupe d’humains auquel ils marquent leur appartenance. Chacun et ses innombrables semblables composent l’univers des vivants. Par un procédé totalement décalé par rapport à la pratique de l’exposition et du musée traditionnel, cette proposition artistique participative incite à penser la mémoire à travers la trace du passage laissée par chacun des visiteurs. Elle a aussi la grande force et la délicatesse d’inclure tout le monde dans le processus du vivant. Peut-être pouvons-nous encore considérer cette ligne d’humains inscrits sur le pourtour de l’espace d’exposition comme un dessin d’une extrême fragilité, fait de lignes de passage, où chacun, mesuré, entre en scène, de la plus simple des façons, puis se retire. Si l’univers n’est pas représenté dans sa totalité idéale, il est appréhendé dans la fraction du temps de l’exposition où se rencontrent des singularités – ici prénommées. Le tout ramené à l’un, additionné à l’autre, constitue une chaîne humaine qui comprend, effectivement, le monde à l’échelle humaine, et dont chacun des maillons fait l’expérience de l’autre dans sa plus fine intimité avec l’espace vécu. Vécu, il est expérimenté : « Il y a constamment expérience, écrit John Dewey, car l’interaction de l’être vivant et de son environnement fait partie du processus même de l’existence » (Dewey 2010, 59).
En 1964, Martin Heidegger écrit quelques Remarques sur l’art – sculpture – espace. Ce texte bref projette de définir l’espace pour le sculpteur, il interroge l’espace en soi, sans corps qui le décrit. Heidegger tire de sa réflexion la conclusion suivante : « L’espace est espace pour autant qu’il espace, libère le champ pour des alentours, des lieux et des chemins. Mais l’espace espace en tant qu’espace pour autant seulement que l’homme concède-et-aménage l’espace, accorde ce qui donne le champ libre et s’y admet, s’y aménage et y aménage les choses, prenant ainsi en garde l’espace en tant qu’espace. […] L’espace pour espacer en tant qu’espace requiert l’homme4 ». C’est ainsi qu’il accorde à l’œuvre d’art (produit de l’homme) la fonction essentielle de susciter la construction mentale de « l’espace ». Nous pouvons, à notre tour, prolonger l’idée selon laquelle, par le corps médiateur de l’artiste, s’aménage l’espace. Ce n’est pas le corps qui se découpe dans l’espace déjà là, mais, en paraphrasant Heidegger, nous pourrions dire que l’espace naît et se déploie à partir du corps qui le fait advenir.
En faisant éclater la fixité de l’œuvre devant laquelle le spectateur prend place (observateur intrinsèquement extérieur), l’art contemporain démultiplie les démarches d’immersion, de participation et d’expérimentation. L’art direct implique le corps agissant de l’artiste dans l’espace réel du spectateur. Ces nouvelles donnes invitent en retour à une spatialité originaire, à l’appréhension de « l’espace ». La majeure partie des œuvres appréhendées au prisme du rapport de mesure nous met effectivement en contact avec des corps artistiques (en direct, représentés ou transfigurés) qui, par l’action, se confrontent à l’espace en le soumettant à leur mesure. Par transfert d’expérience, ces corps artistiques nous concernent tous. Le monde s’offre à l’expérience corporelle dans l’unité du sentir, du se mouvoir (Merleau-Ponty 2009, 297‑99). Comme la phénoménologie le défend, l’entrelacement de l’homme au monde est manifeste dès lors que, par le corps sensible, chacun est, toujours et partout, impliqué dans le proche et le lointain, aux prises avec des tensions rythmiques.
Le corps ne s’inscrit donc pas seulement dans l’espace, mais le dispositif conduit l’espace, il le manifeste par le mouvement de l’existence même. Cette relation dégage deux types de spatialité : les corps sont des entités du monde situées dans l’espace et les espaces sont intrinsèques aux corps mêmes : « C’est par la chair du monde qu’on peut en fin de compte comprendre le corps propre » (Merleau-Ponty 2009, 299).
Bibliographie
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Bobillot, Jean-Pierre. 1996. Bernard Heidsieck Poésie Action. Paris: Jean-Michel Place.
Cros, Caroline, Le BonLaurent, et Vivian Rehberg. 2004. « 1964-2003 – Chronophotologie ». In Orlan. Paris: Flammarion.
Dewey, John. 2010. L’art comme expérience. Folio essais. Paris: Gallimard.
Enjalran, Muriel. 2010. « En marchant : Entretien avec Hamish Fulton ». Paris Art. http://www.paris-art.com/en-marchant-3/.
Focillon, Henri. 2010. Vie des formes. Quadrige. Paris: Presses universitaires de France.
Heiddeger, Martin. 1958. « Bâtir, habiter, penser ». In Essais et conférences, traduit par A. Préau. Paris: Gallimard.
Heiddeger, Martin. s. d. Remarques sur art – sculpture – espace. Paris: Payot & Rivages.
Heidsieck, Bernard. 2007. « Mai 1989 : Texte d’introduction ». In Vaduz. Marseille: Al Dante.
Kula, Witold. 1984. Les mesures et les hommes. Paris: Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
Merleau-Ponty, Maurice. 2009. Le visible et l’invisible. Tel Quel. Paris: Gallimard.
Neri, Silvia. 2015. « 2e rencontre : Drawing Restraint : la méthodologie de l’effort physique ». Cycle de conférences autour de l’oeuvre de Matthew Barney. Volumes. http://volumesparis.org/tag/silvia-neri/.
Wood Winnicott, Donald. 1971. Jeu et réalité : L’espace potentiel. Paris: Gallimard.
Cartel du Mètre étalon de la rue Vaugirard, Paris : « La convention nationale, afin de généraliser l’usage du système métrique, fit placer seize mètres étalons en marbre dans les lieux les plus fréquentés de Paris. Ces mètres furent installés entre février 1796 et décembre 1797. Celui-ci est l’un des deux derniers qui subsistent à Paris et le seul qui soit encore sur son site originel ».↩
… mais aussi à cheval et en voiture.↩
Dans la France des années cinquante, citons François Dufrêne, Henri Chopin, Brion Gysin….↩
Heiddeger (s. d.), p.29. Quelques années plus tôt, en 1951, Heidegger affirme que « ce n’est pas le lieu qui se découpe dans un espace déjà là », mais « l’espace naît et se déploie à partir du lieu qui le fait advenir » (Heiddeger 1958, 185).↩