Introduction
Au XXe siècle, les théories – critiques ou non – sur la ville, l’architecture, l’urbanisme, l’espace urbain etc., se multiplient. Elles font écho à l’effort qui avait déjà été fait par des auteurs comme Ruskin, Morris, Gropius, mais aussi Marx, Engels, et, dans la littérature, par Baudelaire et Thomas de Quincey, pour saisir la spécificité de la ville moderne, et les conséquences de cette urbanisation massive et sans précédent sur les mentalités1.
Tantôt la ville moderne se trouvait glorifiée pour son aspect ordonné, rationnel, planifié, moderne – des urbanistes comme Haussmann au XIXe siècle et Le Corbusier au XXe siècle devenant alors des figures tutélaires de ce courant –, tantôt elle était décriée pour ce qu’elle produisait : des individus atomisés, anomiques, souvent plongés dans la misère, en tout cas incapables de trouver dans cette ville nouvelle les conditions de leur épanouissement.
Cependant, si l’on peut, en partant de cette perspective critique – que l’on retrouve au XXe siècle chez des auteurs aussi différents que Patrick Geddes, Lewis Mumford, Henri Lefebvre et Guy Debord – envisager l’espace urbain moderne comme le produit d’une rationalité marchande, il n’est pas sûr que nous puissions pour autant en faire un dispositif, au sens que Foucault et Agamben ont donné à ce terme. Dans son essai Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Agamben définit en effet le dispositif de cette manière :
[…] j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. (Agamben 2014, 31)
Peut-on, en se fondant sur cette définition, dire de l’espace urbain qu’il est un dispositif ? Ne serait-il pas plus juste, et moins ambitieux, d’avancer que telle production dans tel espace peut éventuellement jouer ce rôle de dispositif ? En référence aux travaux de Foucault, on montrerait par exemple qu’il existe dans la ville un certain nombre d’hétérotopies, des lieux autres, au sein desquels des normes spécifiques s’appliqueraient. Ces normes détermineraient alors des comportements et des discours différents de ceux qui prévalent dans une organisation sociale donnée. Les lieux dans lesquels Foucault identifie une dimension hétérotopique sont bien connus : ce sont l’asile, la prison, les écoles, les maisons de retraite ou encore le cimetière. En se concentrant exclusivement sur la ville, on dira donc qu’il y a dans l’espace urbain des lieux capables – en vertu, par exemple, de leur agencement, des règles qui les caractérisent, de la ritualisation de l’entrée et de la sortie qu’ils instaurent – de façonner des comportements particuliers. On sera silencieux au musée, on ne fumera pas dans les lieux publics, on ne jouera pas dans un endroit qui exige le recueillement, etc. Plutôt, donc, que de dire que l’espace urbain est un dispositif à part entière – c’est-à-dire qu’il est en mesure, à lui seul, par lui-même, de produire des processus de subjectivation – il faudrait se contenter d’analyser certains produits de cet espace, pour les révéler dans leur caractère normatif.
L’ambition de cet article – qui trouvera ses sources dans la pensée des situationnistes, d’Henri Lefebvre et de Giorgio Agamben – est de montrer que l’espace urbain, en tant que tel, peut être considéré comme un dispositif2. On l’identifiera comme tel aussi bien dans la manière dont il a été conçu par la pensée urbaniste dès le XIXe siècle que dans la manière dont il a été produit et continue de l’être aujourd’hui par tout un ensemble de politiques urbaines.
Reconnaître l’espace urbain comme un véritable dispositif, on l’aura compris, ne va pas de soi, et exige d’abord que l’on s’attarde ici sur ce qui, dans la généalogie des villes modernes, et dans la pensée urbanistique qui en est le moteur, peut être rattaché à une entreprise, sinon de domination, du moins de prise en charge du comportement citadin. Qu’est-ce qui, autrement dit, dans le nouvel « ordre urbain » (Choay 1979, 11) qui se met en place en France à partir d’Haussmann, et dans la conception de l’espace que cet ordre véhicule, nous permet de conclure à l’enracinement ou à la sédimentation dans la ville d’une rationalité marchande, utilitaire et technicienne, dont les effets se feraient sentir jusque dans la mentalité et la socialité urbaines3 ? À partir de quelles observations empiriques (trajets urbains, relations entre individus…) peut-on tirer de telles conclusions ? Ce sera l’objet de notre premier moment. Si nous parvenons alors à montrer que l’espace urbain lui-même – et non tel ou tel de ses produits – joue dans la modernité le rôle de dispositif, quelles pratiques pourraient être mises en place pour s’opposer à ce que Guy Debord considérait comme le règne autonome de « l’économie spectaculaire-marchande » (Debord 2006, 702) ? Existe-t-il, en face de ce dispositif, des contre-dispositifs, c’est-à-dire, par exemple, des manières différentes de produire l’espace, et qui permettraient de faire des usagers de la ville autre chose que des spectateurs ? Nous verrons qu’au XXe siècle de telles propositions n’ont pas manqué, et qu’elles se sont notamment exprimées dans un certain nombre de pratiques de l’espace (dérive, flânerie, déambulation, urbanisme unitaire, droit à la ville…), chacune contestant à sa manière, et avec plus ou moins de réussite, l’emprise de cette rationalité marchande sur la ville. Il s’agissait en effet, comme on essaiera de le voir, de proposer une approche marginale, poétique, subversive, voire révolutionnaire, de l’espace urbain. Ce sera l’objet de notre second moment. Nous envisagerons dans un troisième et dernier moment, en guise de conclusion, ce qu’il en est aujourd’hui de ces pratiques, du sens et de la portée qu’on peut leur donner, à l’heure de l’avènement des « villes intelligentes » (smart cities) et de ces nouveaux dispositifs numériques censés faciliter, voire enrichir, nos déplacements dans la ville et nos expériences de la ville.
De l’instrument au dispositif
Le cas haussmannien
Penser l’espace urbain comme un dispositif de la modernité4 exige, comme on l’a vu, de s’attarder sur la genèse de la ville moderne. Nous prendrons essentiellement ici l’exemple de la France, notamment de Paris, en proposant une vision – bien sûr simplifiée – des politiques urbaines qui ont conduit à l’espace urbain que nous connaissons aujourd’hui.
Au XIXe siècle, la France connaît une industrialisation et une urbanisation très rapides. Au cours de ces processus, un nouvel ordre urbain se met en place. Si le besoin d’ordonner, de planifier, de rationaliser la ville qui s’exprime dans les politiques urbaines de l’époque est si important, c’est bien parce que cette forte croissance des villes françaises contient en germe – du moins aux yeux des autorités – de potentiels effets négatifs, qu’il faut s’employer à contenir : misère, insalubrité, surpeuplement, etc. Ces effets – qui se font en réalité déjà sentir au tournant de la seconde moitié du XIXe siècle –, et qui touchent principalement les ouvriers de la grande industrie, menacent de faire de cette main d’œuvre nouvelle, principalement issue de l’exode rural, une véritable classe révolutionnaire. Les conditions de vie dans la ville sont telles qu’elles ne peuvent que conduire à une insurrection.
Au cours de ce processus, la ville elle-même devient donc un objet de préoccupation politique, et, par voie de conséquence, un objet de réflexion. Les défis que sa croissance démesurée comporte appellent l’émergence d’une science nouvelle, capable d’endosser ce rôle de planification, capable également de rendre l’espace urbain conforme aux exigences de la modernité. C’est Haussmann qui, en France, est sans doute le représentant le plus éminent de ce courant. Sous le Second Empire, il entreprend un vaste programme de transformation de Paris, avec percée de grands axes, déplacement des populations ouvrières « hors des murs », politiques hygiénistes, etc. De cet ordre haussmannien, il est possible de dire, à la suite de Françoise Choay, qu’il se définit au moins par quatre caractères principaux : « rationalisation des voies de communication », « spécialisation assez poussée de certains secteurs urbains », création de « nouveaux organes urbains » et, enfin, « suburbanisation » au sens où « l’industrie s’implante dans les faubourgs, les classes moyennes et ouvrières se déversent sur les banlieues et la ville cesse d’être une entité spatiale bien définie » (Choay 1979, 11). Au XXe siècle, les théoriciens critiques qui se pencheront sur cette entreprise haussmannienne n’auront pas de mots assez durs pour la qualifier. Que l’on songe par exemple à ce qu’en dit Guy Debord dans la revue Potlatch, le 20 juillet 1954 :
On ne saurait oublier que si l’Urbanisme moderne n’a encore jamais été un art – et d’autant moins un cadre de vie – il a par contre toujours été inspiré par les directives de la Police ; et qu’après tout Haussmann ne nous a fait ces boulevards que pour commodément amener du canon. (Debord 2006, 143‑44)
Cet urbanisme qui naît chez Haussmann est donc placé sous le signe du contrôle policier. L’État français moderne aurait ainsi fait de l’espace urbain l’un des instruments privilégiés du contrôle social. Encore une fois, comme nous l’avons déjà indiqué, il ne s’agit pas ici d’une innovation dans la production des rapports de pouvoir. Ce qui est nouveau, à notre sens, c’est la systématisation de cette approche dans la pensée urbaniste de l’époque.
Cependant, et quand bien même ces analyses seraient justes, peut-on pour autant en conclure que ces politiques d’aménagement urbain ont fait de l’espace qu’elles ont produit un dispositif moderne, au sens où ce terme a été défini ? Certes, on voit bien ici que l’agencement de la ville (grandes artères, quadrillage) constitue pour le pouvoir l’une des modalités de son contrôle, mais rien ne nous permet de conclure que cet agencement, ce quadrillage ou même ces nouveaux bâtiments qui ont été construits à cette occasion, produisent, eux-mêmes, des comportements et des mentalités qui vont dans le sens d’un enracinement des valeurs fondamentales de la modernité. Après tout, et pour le dire de manière volontairement simpliste, Haussmann n’a pas pu empêcher que la Commune de Paris ait lieu.
Présentation et critique de l’urbanisme fonctionnaliste
L’espace urbain ne sera en réalité réellement conçu comme un dispositif de la modernité que dans l’urbanisme fonctionnaliste du XXe siècle. En effet, la manière dont un auteur comme Le Corbusier pense l’architecture, l’urbanisme et l’espace en général se laisse étonnamment saisir à travers la pensée d’Agamben. Car Le Corbusier n’entendait pas simplement moderniser la ville, en la mettant au diapason des évolutions techniques (comme l’automobile), en employant des matériaux nouveaux (acier, béton…) ou encore en favorisant les techniques modernes de construction. Il entendait aussi, et surtout, grâce à l’urbanisme et à l’architecture, moderniser les mentalités. C’est évident dans un texte comme Manière de penser l’urbanisme : étant donné que les sciences modernes nous permettent de définir avec précision les « constantes psycho-physiologiques » de l’homme (Corbusier 1963, 59), il importe de produire un espace habitable à la mesure de cet homme moderne, un espace capable de répondre à ses véritables besoins, déclinés en quatre fonctions majeures : « habiter, travailler, circuler, se cultiver le corps et l’esprit » (Corbusier 1963, 153). Mieux : il s’agit moins de concevoir un espace adapté à cet « homme-type » que de faire de l’espace urbain conçu dans sa totalité un dispositif destiné à produire cet homme-type ; « il s’agit en quelque sorte de construire le cadre a priori de tout comportement possible » (Choay 1979, 37). Le Corbusier ne doute pas que ses fameuses unités d’habitation sauront transmettre à ceux qui les habitent les valeurs fondatrices de la modernité ; il ne doute pas qu’elles seront en mesure de produire des sujets ; il ne doute donc pas, autrement dit, que l’espace urbain lui-même pourra déterminer un comportement et une mentalité progressistes. Comme le résume très bien Françoise Choay, à propos de Le Corbusier :
Force est à l’occupant de se plier au schéma de circulation et au mode de vie que ce logement implique, et ce dont l’architecte a déduit qu’ils étaient les meilleurs possibles.
L’ordre matériel que nous venons de définir par sa projection dans l’espace contribue également à créer un climat mental particulier. Dans la mesure où il a été conçu comme une expression plastique de la modernité, il suscite d’emblée une atmosphère de manifeste. La rupture avec le passé est assumée de façon agressive, provocante, les nouvelles valeurs (mécanisation, standardisation, rigueur, géométrisme) affirmées dans un style d’avant-garde, en quelque sorte exposées au public dont il s’agit de conquérir l’adhésion par une impression de futurisme. (Choay 1979, 39‑40)
De cette volonté de faire de l’agencement de l’espace un moyen de diffuser chez les citadins les valeurs de la modernité, on en trouve encore un exemple chez Le Corbusier, dans l’intention fonctionnaliste qui présidait à la différenciation des zones urbaines. Afin que la ville reflète au mieux l’organisation utilitaire, efficace, planifiée qui est déjà installée dans les usines modernes, il importait pour l’urbaniste de distinguer rigoureusement ces zones selon leurs fonctions : habitations, lieux de travail, zones de loisir devront être séparés. Nous y reviendrons.
Les ambitions du projet défendu par Le Corbusier, et plus largement par le Congrès International d’Architecture Moderne (CIAM) dans la Charte d’Athènes, n’ont pas échappé aux auteurs antifonctionnalistes de l’époque – notamment à l’Internationale Lettriste (IL), que Guy Debord avait contribué à fonder. Dans ce texte du 20 juillet 1954, « Les Gratte-ciel par la racine », que nous avons déjà eu l’occasion de citer, Guy Debord s’en prend à Le Corbusier et à l’urbanisme fonctionnaliste, en pointant du doigt ce qui justement relève de ce caractère déterminant que Le Corbusier entendait donner à ces unités d’habitation. Car ce que Debord critique surtout dans ce texte, c’est moins le modèle des unités d’habitation que la fonction qui leur a été donnée par Le Corbusier, à savoir celle de diffuser ces valeurs modernes dont nous avons parlé – Debord parlant lui du « triomphe sans réplique » de « la morale chrétienne » (Debord 2006, 144). C’est la prétention de Le Corbusier à comprendre les besoins des hommes et à y répondre que Debord entend attaquer. En effet, se demande-t-il, « Qu’est-ce que M. Le Corbusier soupçonne des besoins des hommes ? » (Debord 2006, 144).
Parmi les projets défendus par les représentants de l’urbanisme progressiste, il en est un qui attire particulièrement l’attention à cette époque : la suppression de la rue5. À propos de cette ambition, Debord écrit :
Voilà bien le programme : la vie définitivement partagée en îlots fermés, en sociétés surveillées ; la fin des chances d’insurrection et de rencontres ; la résignation automatique. (Debord 2006, 144)
On le voit bien ici, c’est à la rue elle-même que Debord attribue une qualité insurrectionnelle. Autrement dit, supprimer la rue, c’est supprimer jusqu’à la possibilité de se révolter – ne dit-on pas que dans ce cas on descend dans la rue ? L’espace urbain privé de ses rues, c’est un espace produisant des sujets-spectateurs, c’est-à-dire des individus passifs, séparés les uns des autres, et de toute possibilité d’action sur cette organisation sociale qui les maintient dans un état de survie. Pierre Sansot, dans sa Poétique de la ville, a également tenu à rappeler que la rue ne constituait pas « une réalité neutre, indifférente, que l’on se contente de parcourir pour aller à son lieu de travail ou au domicile d’un ami. Nous ne l’acceptons que si elle demeure nôtre. Elle apparaît comme un lieu public, dont on ne peut nous déposséder, sans grave dommage. Le comble du malheur et de la misère, ce n’est pas seulement d’être dépossédé de ses instruments de travail, mais d’abord de sa rue – même si l’on prouve par ailleurs que l’aliénation des premiers entraîne celle de la seconde » (Sansot 1994, 100‑101). On retrouve ici l’une des dimensions fondamentales du concept de dispositif chez Agamben : le dispositif se constitue au cours d’un processus de séparation6, ne devenant dispositif qu’en se séparant de l’usage commun que l’on peut en faire. L’espace urbain sans rues procède de ce mouvement, qui consiste à se poser en réalité indépendante de l’action collective. Ce fait est parfaitement illustré dans de nombreuses villes américaines, comme Los Angeles et Nashville, où l’absence de rues et les périphériques qui segmentent la ville, rendent quasiment impossible le déplacement pédestre. De par l’agencement spatial de cette ville, les citadins sont proprement contraints de prendre leur voiture, quel que soit l’endroit où ils souhaitent aller. La ville constitue en ce sens la matérialisation, la spatialisation de l’idéologie individualiste et consumériste – idéologie dont cette ville est, d’un point de vue dialectique, aussi bien le produit que la source.
Quel est l’espace du dispositif ?
Nous avons essayé de montrer, en nous référant à la pensée de Le Corbusier et à la critique qui en a été faite par Debord dans les années 1950, qu’il était possible de distinguer un rapport entre l’espace produit et les comportements et mentalités des individus qui habitent cet espace. D’ailleurs, de ce rapport, les lettristes-internationaux entendaient montrer qu’il était possible d’en dégager des lois. Ce que leur révélait l’expérience de la dérive, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir, c’est qu’il était possible de formuler les lois des effets de l’environnement urbain, ou du « milieu géographique », sur le comportement des individus. La dérive révélait la possibilité d’une science psychogéographique.
Henri Lefebvre, quant à lui, formulait le problème en ces termes :
Quel est le rapport entre l’espace mental (perçu, conçu, représenté) et l’espace social (construit, produit, projeté, donc notamment l’espace urbain), c’est-à-dire entre l’espace de la représentation et la représentation de l’espace ? (Lefebvre 2001, 31)
Comme il le montre alors dans son ouvrage Espace et politique, il est impossible de reconnaître à l’espace une faculté de produire des sujets spécifiques sans s’attarder sur le concept même d’espace, et, pour ce qui nous concerne dans cet article, ce que peut bien signifier un espace urbain que l’on chercherait à qualifier de dispositif. De toute évidence, si l’on cherche à montrer que l’espace est un dispositif, ou, comme le dit Lefebvre, que l’espace n’a jamais été un donné mais toujours un produit dissimulant des rapports de pouvoir, on ne saurait le concevoir comme une pure forme que l’architecte ou l’urbaniste « remplirait ». Et ce n’est pas un hasard si c’est de cette manière, géométrisante, qu’il a été conçu par les urbanistes fonctionnalistes : pour ces urbanistes, adhérant au credo de la science moderne de leur époque, l’espace sur lequel ils travaillaient était pur, neutre :
L’espace passait pour innocent, c’est-à-dire pour non politique. Ce contenant n’ayant d’existence que par son contenu, ne valant que par ce contenu, relevait donc en tant qu’objectif et neutre des mathématiques, de la technologie et sans doute d’une logique de l’espace. La science de l’espace devait donc à la fois couronner et contenir elle-même la pensée urbanistique. (Lefebvre 2001, 50‑51)
Mais, précisément, ce que Lefebvre entend montrer dans ce texte, c’est que l’espace ne devient pas politique en raison de l’usage que l’on en fait, et n’est pas non plus politique simplement dans tel ou tel des éléments qui le composent, mais « est politique et idéologique », ayant été « façonné, modelé, à partir d’éléments historiques ou naturels, mais politiquement » (Lefebvre 2001, 53). On en trouve un bon exemple dans la séparation prônée par les fonctionnalistes entre les lieux d’habitation, de travail et de loisir, que nous avons déjà mentionnée, mais sur laquelle il n’est pas inutile de revenir ici. Ce qui caractérise en effet, selon Debord cette fois, l’organisation spatiale de la société spectaculaire, c’est le fait qu’elle matérialise, qu’elle spatialise, la mainmise du capitalisme sur l’ensemble des conditions d’existence. Pas simplement sur le travail, donc, mais également sur les loisirs, et plus généralement sur l’ensemble de la vie quotidienne. On dira par exemple qu’à cette idéologie bourgeoise – qui a fait du loisir un simple moyen de récupération de l’énergie dépensée dans le travail, et une occasion d’écouler les marchandises issues de la surproduction – correspond dans l’agencement de la ville la division, la séparation des zones urbaines selon leur fonction (habitation, loisir, travail). C’était évident, comme on l’a vu, dans l’urbanisme et l’architecture d’un Le Corbusier. L’espace urbain est politique, idéologique, en ce sens donc qu’il matérialise l’idéologie dominante et en constitue le support, conformément à ce que Debord dit du spectacle dans la thèse 217 de La Société du spectacle :
L’idéologie est chez elle ; la séparation a bâti son monde.7 (Debord 2006, 858)
L’espace urbain constitue donc bien l’une des bases matérielles fondamentales de la domination spectaculaire, et l’on ne sera pas étonné de lire dans le texte « Introduction à la critique de la géographie urbaine » que l’approche psychogéographique « ne sort pas de la perspective matérialiste du conditionnement de la vie et de la pensée par la nature objective » (Debord 2006, 204).
De la même manière, Henri Lefebvre entendait montrer que l’espace urbain pouvait être analysé dans une perspective marxiste. Tout comme Marx avait montré, nous dit Lefebvre, que chaque « chose produite […] contient et dissimule, en tant que chose, des rapports sociaux » (Lefebvre 2001, 110), Lefebvre se propose de montrer que l’espace urbain assure non seulement « la reproduction de la force de travail par la consommation » (Lefebvre 2001, 37), mais aussi et surtout celle des « rapports (sociaux) de production » (Lefebvre 2001, 39). Ainsi insistera-t-il comme Debord sur la perpétuation, grâce au dispositif urbain, de la dislocation du temps (en temps de travail, temps libre, temps contraint, etc.) propre à cette société, mais pointera-t-il également du doigt la logique marchande qui sous-tend l’architecture de Le Corbusier. En effet, selon Lefebvre, dans la conception des unités d’habitation, s’exprime la capitalisation de l’espace, sa quantification ou réduction à sa valeur d’échange – échange qui « implique et suppose interchangeabilité » (Lefebvre 2001, 120).
Que l’on insiste sur la marchandisation de l’espace, sur la ségrégation spatiale à laquelle conduit l’urbanisme de l’époque, sur l’assignation des différentes activités, arbitrairement disjointes, à des lieux spécifiques, sur l’influence des productions architecturales modernes sur le psychisme, ou encore sur l’atomisation sociale des individus (conséquence chez Lefebvre de l’éclatement des centres urbains), on verra donc bien apparaître l’espace urbain lui-même sous les traits du dispositif.
Prenant cela pour acquis, comment repenser l’action sociale dans un tel contexte ? Suffirait-il, par exemple, de prôner un autre usage de la ville ? Existe-t-il des contre-dispositifs qui seraient susceptibles de rendre à l’usage commun ce qui en a été séparé ?
Les contre-dispositifs
Flâner, ou poétiser l’espace urbain
De toute évidence, on assiste, à partir du XIXe siècle essentiellement, à une prise de conscience chez de nombreux auteurs des conséquences perverses de cette rationalisation de l’espace urbain. Cette prise de conscience appelait une réponse radicale de leur part, réponse qui a surtout consisté en une invention et une promotion de pratiques permettant de subvertir cet espace, et notamment de l’investir poétiquement. Parmi ces approches qui ont contribué à l’émergence d’une poétique urbaine, il y en a une sur laquelle nous souhaiterions particulièrement insister. C’est celle de la flânerie, dans la version qui en a été donnée par certains théoriciens post-modernes français, notamment Michel Maffesoli et ses disciples. Si nous souhaitons nous concentrer sur cette pratique, c’est parce qu’elle est souvent rapprochée – à tort – de la conception debordienne de la dérive. Ainsi, par exemple, Giampaolo Nuvolati écrit dans son article « Le flâneur dans l’espace urbain » :
Par ailleurs, la vie quotidienne mouvante et la structure permanente de l’environnement urbain doivent être retracées à travers une expérience directe des interprètes, à la recherche d’éléments fondamentaux aussi bien que de signes interstitiels. Ces objectifs sont intimement liés au renouveau actuel des mouvements d’avant-garde comme le dadaïsme, le lettrisme, le surréalisme et le situationnisme, et particulièrement de certaines pratiques de flânerie urbaine comme la dérive et le détournement, théorisés par G. Debord (1956) et récemment rafraîchis par diverses expériences collectives. (Nuvolati 2009)
Il y a à notre sens un profond contresens à qualifier la dérive de « flânerie urbaine » – ou du moins un mésusage regrettable des termes employés. Afin d’éviter de rabattre ces deux pratiques – la flânerie et la dérive – l’une sur l’autre, il est donc important de préciser ce que le terme « flânerie » recouvre, et l’on prendra donc ici la théorisation qui est faite de cette pratique chez Michel Maffesoli.
Dans un texte comme La conquête du présent, Michel Maffesoli entend révéler la dimension fondamentalement créatrice de la quotidienneté, faisant du quotidien le lieu préservé de toute forme de domination. Le quotidien est conçu comme ce qui, dans la vie sociale individuelle et collective, échapperait par conséquent aux mécanismes de contrôle social. Trouvant sans aucun doute les sources de sa réflexion sur la vie quotidienne dans les « manières de faire » de Michel de Certeau (Certeau 1990, XL), Michel Maffesoli promeut ainsi une activité poético-subversive, la flânerie, capable de saper de l’intérieur les fondements de l’ordre urbain établi. Flâner, c’est pour lui résister à ce règne de l’économie marchande, aux logiques de domination et d’oppression contemporaines, en se laissant aller au hasard de la ville, en se donnant ainsi les moyens d’actualiser les possibilités qu’elle contient. En vertu de la conception postmoderne qu’il défend de l’identité – qu’il qualifie de plurielle, de fragmentée, attaquant les modernes et leur fantasme d’une subjectivité une et maîtresse d’elle-même – il voit la flânerie, non comme l’occasion d’enfin saisir ce qui nous définit en tant que sujet, mais au contraire comme l’occasion de découvrir les multiples facettes de notre existence sociale, de les assumer tour à tour. Flâner, c’est à la fois prendre son temps (et du coup résister aux impératifs d’efficacité et de calcul qui caractérisent le temps réglé de la société capitaliste), se laisser guider par le hasard, et se donner les moyens de saisir le kairos urbain, découvrir la ville dans une perspective pluri-sensorielle, s’ouvrir à l’autre, accéder à une communication authentique, etc. Le flâneur vit au présent, et en vertu de cette « passivité active […] bien plus subversive que toute attaque frontale » (Maffesoli 1998, 51) qui le caractérise, il devient en quelque sorte son propre contre-dispositif. Par ces « minuscules situations de tous les jours » (Maffesoli 1998, 101) qui sont autant de micro-résistances au pouvoir, il introduit une « duplicité » (Maffesoli 1998, 54), ou ruse, dans l’espace urbain8 :
La duplicité qui ruse avec le système, qui raconte de belles histoires, qui “se débrouille” (système D) face au travail, à la consommation, au sexe, qui est fasciné par la fiction filmique ou le spectaculaire sous toutes ses formes, même si elle est de pacotille, cette duplicité est un des facteurs essentiels de la création d’un espace et d’un temps fantastiques de notre vie quotidienne.
Donc, face à une gestion de l’existence qui est avant tout linéaire, planifiée, pleine de sens et rationnelle, le double introduit la discontinuité, le non-sens, l’accentuation sur le présent. (Maffesoli 1998, 96‑97)
Dérive, psychogéographie et urbanisme unitaire
Une conception naïve de la dérive, qui ferait l’économie de la lecture des textes de Debord, pourrait nous laisser croire que cette pratique fonctionne chez l’Internationale Lettriste puis l’Internationale Situationniste (IS) selon le même principe que la flânerie. Celui qui dérive se laisserait aller de la même manière aux sollicitations de la ville, adoptant un déplacement non-utilitaire, à la recherche d’une expérience intense que la ville, d’ordinaire, nous refuse.
Or, cette caractérisation ne correspond pas à la manière dont la dérive a été définie, par exemple dans le numéro 1 de l’Internationale situationniste, en juin 1958 :
Mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine ; technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. (Debord 2006, 358)
La dérive vise à parcourir l’espace urbain en identifiant ses différentes ambiances (selon, par exemple, mais pas nécessairement, les différents quartiers), mais également à relever les influences des zones urbaines sur l’état psychologique de celui qui la pratique. Si elle est certes non-utilitaire de cette utilité qui caractérise l’individu se rendant à son travail (privilégiant la ligne droite, le trajet le plus court, le plus efficace), elle n’est cependant pas dépourvue de toute fonction, ou de tout but. C’est, de ce point de vue, l’adjectif « expérimental » qui doit retenir notre attention. La dérive en effet ne prend sens ou n’acquiert de valeur que dans le cadre de la science psychogéographique, consistant en l’« Étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus » (Debord 2006, 358). Pratiquer une dérive exige alors d’être attentif à ces effets de nature psychogéographique, c’est-à-dire aux influences que peut exercer l’espace urbain sur le comportement. Et si une science psychogéographique est nécessaire, c’est précisément parce que l’IL et l’IS ont vu que la ville (son agencement, ses bâtiments, ses zones…), loin d’être neutre, jouait un rôle actif dans la production des conditions d’existence et dans celle, par conséquent, des citadins eux-mêmes. C’est dire à quel point ils ont pris au sérieux l’ambition qu’avait Le Corbusier d’influer sur les mentalités des individus – ambition qui, à leurs yeux, non seulement était fondée, mais avait été en outre couronnée de succès.
Il existe donc chez l’IL et l’IS un véritable travail, à l’œuvre dans la dérive, sur les ambiances urbaines, et sur tous les éléments qui peuvent concourir à les produire : sons, lumières, couleurs, etc. À vrai dire, ce travail commence très tôt chez eux, et il nous semble déjà à l’œuvre dans les productions artistiques d’avant-garde du début des années 50 (dans le lettrisme donc) : car que sont des films comme Hurlements en faveur de Sade (Guy Debord) et L’Anticoncept (Gil J. Wolman), sinon les produits de ce que Isidore Isou avait qualifié d’esthétique ciselante, c’est-à-dire une entreprise visant à décomposer les différents éléments constitutifs de l’œuvre d’art ? Lumière, mouvement, son, souffle sont, dans ces films, traités indépendamment les uns des autres. Comme l’écrit Serge Berna à propos de Wolman dans son texte « Jusqu’à l’os » paru dans la revue Ion en avril 1952 :
Le son, la photo et le texte ont été chassés de leur vieille partouze et rendus à la dignité d’en soi autonomes […]. Chacun des éléments isolés ont été chargés de l’énergie consécutive à la désagrégation de l’ensemble.
En ce sens, le dépassement de l’esthétique isouïenne que les lettristes internationaux proposeront consistera à employer ce travail qui a été fait sur les composants artistiques en mettant ces derniers au service de la construction consciente de situations et au service de la réalisation de l’art dans la vie quotidienne.
Comme on peut alors le constater, la dérive n’est pas en soi une activité subversive – comme la flânerie, du moins telle que cette dernière est présentée par Michel Maffesoli. Elle n’est pas une micro-résistance quotidienne, ou ce par quoi l’espace urbain pourrait être approprié par l’individu. Elle doit être comprise dans le cadre plus large de la science psychogéographique, qu’elle permet à la fois de vérifier et d’édifier, mais aussi et surtout dans l’horizon révolutionnaire qu’elle contient, à savoir le projet de construire des ambiances, des situations, et jusqu’à des villes nouvelles. Car on ne saurait isoler la dérive et la psychogéographie de ce que l’IL et l’IS ont appelé « l’urbanisme unitaire », c’est-à-dire la « théorie de l’emploi d’ensemble des arts et des techniques concourant à la construction intégrale d’un milieu en liaison dynamique avec des expériences de comportement » (Debord 2006, 358‑59). L’urbanisme unitaire se donnait en effet pour fonction de transformer radicalement les conditions matérielles d’existence. Il s’agissait certes pour l’IL puis l’IS d’enrichir la vie quotidienne, d’inventer de nouveaux désirs et de nouveaux comportements, mais cela n’était possible à leurs yeux qu’en se donnant les moyens théoriques et pratiques de construire sur des bases nouvelles l’espace dans lequel nous habitons, jouons, communiquons, pensons, etc. Le projet d’un urbanisme unitaire exigeait ainsi l’appropriation, par l’action révolutionnaire, des techniques modernes de production, ceci afin de les mettre au service de constructions nouvelles. Comme les lettristes-internationaux l’écrivent dans le numéro 19 de leur revue Potlatch, le 29 avril 1955 :
Notre époque est parvenue à un niveau de connaissances et de moyens techniques qui rend possible une construction intégrale des styles de vie. Seules les contradictions de l’économie régnante en retardent l’utilisation. (Debord 2006, 185)
L’urbanisme unitaire permettra en ce sens de combler le retard – mais il serait peut-être plus juste de parler de contradiction – qui existe entre le niveau atteint par les connaissances et techniques modernes et la manière dont, concrètement, les individus vivent. De cet urbanisme unitaire conçu comme art total, visant à synthétiser toutes les découvertes effectuées dans les avant-gardes artistiques de l’époque et à les mettre au service de la construction ludique de nouvelles conditions d’existence, on trouvera un exemple dans le projet de ville futuriste de l’architecte Constant, New Babylon. Constant entendait en effet appliquer les théories situationnistes sur l’architecture et l’urbanisme à un projet de construction d’une ville radicalement novatrice, dans laquelle travail et loisir ne seraient pas distingués, où les habitants auraient la possibilité de moduler leur cadre de vie en fonction de leurs besoins et de leurs humeurs, où l’éclairage serait laissé à l’initiative des individus, etc9.
On reconnaîtra ici une dimension utopique, bien entendu, mais encore faut-il préciser le rôle de l’utopie chez l’IL et l’IS : l’utopique, ce n’est pas l’impossible, c’est même au contraire ce qui est rendu possible par les conditions de production existantes, mais qui n’est pas encore – faute d’une transformation révolutionnaire globale – en mesure d’être réalisé10.
Conclusion : smart cities et dispositifs numériques
Nous avons essayé de montrer, dans ce qui précédait, que les transformations de l’espace urbain à partir du XIXe siècle avaient fait de ce dernier un dispositif moderne à part entière, c’est-à-dire l’avaient rendu capable de produire des processus de subjectivation qui lui sont propres. Nous avons également avancé que l’on pouvait faire de lui un dispositif, en ce que sa logique de création et de développement était fondée sur le principe d’une séparation toujours croissante d’avec son usage – et avons pris, pour le montrer, l’exemple des conceptions défendues par certains urbanistes modernes à propos de la rue.
Il s’agissait alors dans cet article de présenter des pratiques – essentiellement issues de la pensée des situationnistes – dont la vocation avait été, si l’on peut dire, d’assumer le rôle de contre-dispositifs au sein de l’espace urbain moderne. Car ces pratiques ne consistaient pas à promouvoir un bon usage de la ville existante. Elles ne portaient pas en elles la croyance en la capacité de la quotidienneté à subvertir, à partir de son lieu propre, les mécanismes de pouvoir destinés à la soumettre. Les situationnistes défendaient en effet l’idée qu’une transformation radicale des conditions d’existence n’était possible que dans la mesure où la praxis révolutionnaire transformait en même temps les bases matérielles (en l’occurrence, ici, la ville) à partir desquelles ces conditions sont déterminées. En ce sens, dire de l’espace urbain qu’il est un dispositif exige de rejeter la croyance en la possibilité d’installer des contre-dispositifs à l’intérieur de ce même espace. Le ou les contre-dispositifs ne peuvent en effet émerger qu’au prix de l’effort de créer un espace urbain radicalement nouveau, édifié à partir de rapports sociaux non dictés par des logiques marchandes et utilitaires. C’était, du moins, l’exigence que portait ce groupe.
La ville intelligente de demain, ou smart city, est-elle en mesure d’assumer ce rôle ? C’est ce qu’estiment ces promoteurs, notamment Anthony Townsend dans son ouvrage Smart Cities. Big Data, Civic Hackers, and the Quest for a New Utopia (2013). Dans cet ouvrage, Townsend entend montrer que la perspective d’une ville de plus en plus intelligente, de plus en plus connectée, porte en elle la possibilité de refaçonner l’espace, au plus près des besoins des hommes – chaque individu étant alors appelé à en devenir le producteur :
Les gens construisent les villes intelligentes à la manière dont ils ont construit Internet – un site, une application et un clic à la fois.11 (Townsend 2013, XIV)
Selon lui, l’extension du réseau, des smartphones et des objets connectés offrent à l’usager l’opportunité d’initier, « from the bottom up » (Townsend 2013, 18) – c’est-à-dire à partir de la base, de l’activité démocratique citoyenne – des dynamiques de sociabilité, d’intégration, d’innovation etc. Il montre que ces dynamiques sont d’ailleurs déjà à l’œuvre, puisqu’à côté des multinationales qui façonnent la ville intelligente en fonction d’une logique de rentabilité, il existe, dit-il, tout un réseau d’activistes, de hackeurs et de concepteurs d’applications, qui entendent rendre la ville à ses usagers, leur restituer l’espace urbain dans sa dimension collective. Il en appelle donc à une révolution technique citoyenne, à la mise en œuvre des ressources offertes par la technique contemporaine pour bâtir l’utopie que nous n’avions pu jusqu’ici que fantasmer.
Que penser de cet espoir placé dans les villes intelligentes, et dans le développement des objets connectés ? Pour bien prendre la mesure de ce mouvement, il s’agit d’interroger son fondement, comme Townsend le reconnaît lui-même au chapitre 2, consacré à la cybernétique. On peut en effet, dit-il, considérer que cette idée de créer un réseau reliant personnes, choses et lieux, est née durant la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, sous l’influence de cybernéticiens principalement issus du MIT, comme Norbert Led. D’abord conçue à des fins militaires, la cybernétique en est rapidement venue à s’étendre, jusqu’à s’ériger en modèle de gestion sociale. L’argumentation qui était alors la sienne a profondément marqué les discours tenus plus tard à propos des nombreuses innovations techniques, du lave-linge au GPS : ce qui, dans la société, revêt un caractère difficile, ingrat, pénible, sera progressivement pris en charge par la technique, qui rendra l’existence et les rapports humains de plus en plus fluides, délivrés des contraintes du quotidien. Cette argumentation se retrouve à de nombreux niveaux du livre de Townsend, puisque celui-ci avance que tous les soucis liés à la vie urbaine contemporaine (sentiment d’isolement, d’anonymat, difficulté à nouer des relations durables) pourront être résolus grâce aux appareils numériques. Ainsi écrit-il par exemple, à propos de deux applications de rencontre « en face-à-face » :
Les nouvelles technologies, comme Meetup et Foursquare, sont vitales pour aider les gens à s’orienter dans ce vaste océan de possibilités d’interaction sociale offertes par la grande ville moderne. (Townsend 2013, 159)
Or, il nous semble qu’un tel optimisme procède d’une incompréhension profonde, non seulement de ce qui constitue la logique de la technique, mais de la manière dont un dispositif fonctionne. Car Townsend reconnaît qu’il existe dans la technique contemporaine des effets pervers – à l’image de ces individus rivés à leurs téléphones, incapables de se déplacer dans la ville et de visiter un endroit sans passer par des applications de géolocalisation (type GoogleMaps) ou d’évaluation (type TripAdvisor). Mais il prétend que ces comportements ne dépendent pas de la technique elle-même ; il prétend qu’ils ne sont tels qu’en raison de l’usage que nous faisons des appareils numériques.
Un tel point de vue revient donc à refuser de reconnaître au progrès technique un mouvement propre, et à rendre les usagers responsables du sens qu’il est possible de donner à ce progrès. Cependant, il nous semble que l’on ne saurait dissocier le mouvement que connaît ce progrès du fondement sur lequel il a été édifié, à savoir l’entreprise de régulation technique de la sphère sociale, de prise en charge, comme nous l’avons vu, de l’ensemble des tâches et sphères de la vie quotidienne. Les effets que Townsend déplorent ne sont pas en ce sens pour nous des mésusages de la technique, mais la manifestation cohérente de ce qui est sa logique même, à savoir : l’extension de sa prétention à médiatiser tous les rapports, non seulement des individus entre eux, mais de l’individu à lui-même et au monde. Agamben ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit :
Il ne serait sans doute pas erroné de définir la phase extrême du développement du capitalisme dans laquelle nous vivons comme une gigantesque accumulation et prolifération de dispositifs. […] il semble qu’aujourd’hui il n’y ait plus un seul instant de la vie des individus qui ne soit modelé, contaminé, ou contrôlé par un dispositif. De quelle manière pouvons-nous donc nous opposer à cette situation, quelle stratégie devons-nous adopter dans notre corps à corps quotidien avec ces dispositifs ? Il ne s’agit pas simplement de les détruire, ni, comme le suggèrent certains ingénus, de les utiliser avec justesse. (Agamben 2014, 33‑34)
En effet, à ces dispositifs numériques correspondent, dit Agamben, des processus de subjectivation – il ira jusqu’à parler de désubjectivation, puisque les dispositifs contemporains ne produisent plus selon lui qu’un sujet « sous une forme larvée, et pour ainsi dire, spectrale » (Agamben 2014, 44) – et il n’est pas concevable que l’usage qu’on en fait puisse agir ou influer sur le processus qui caractérise tel ou tel dispositif. À l’heure de la ville intelligente, on aperçoit ainsi l’urgence de reposer la question de la technique.
Bibliographie
Agamben, Giorgio. 2014. Qu’est-ce qu’un dispositif? Rivages poche / Petite Bibliothèque. Paris: Rivages.
Certeau, Michel de. 1990. L’invention du quotidien. Vol. 1. Folio essais. Paris: Gallimard.
Choay, Françoise. 1979. L’urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie. Points Essais. Paris: Seuil.
Corbusier, Le. 1963. Manière de penser l’urbanisme. Médiations. Paris: Gonthier.
Debord, Guy. 2006. Œuvres. Quarto. Paris: Gallimard.
Jean, Grégori. 2009. « Critique de la révolution ordinaire ». Traduit par Gustavo Bustos, Marı́a Emilia Tijoux, et Juan Aguero. Actuel Marx/Intervenciones, nᵒ 8 (novembre):31‑51.
Lefebvre, Henri. 2001. Espace et politique. Le droit à la ville. Ethno-Sociologie. Paris: Anthropos.
Maffesoli, Michel. 1998. La conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quotidienne. 2ᵉ éd. Sociologie du quotidien. Paris: Desclée de Brouwer.
Nuvolati, Giampaolo. 2009. « Le flâneur dans l’espace urbain ». Traduit par Clément Rivière. Géographie et cultures, nᵒ 70:7‑20.
Sansot, Pierre. 1994. Poétique de la ville. Paris: Méridiens Klincksieck.
Townsend, Anthony. 2013. Smart Cities. Big data, civic hackers, and the quest for a new utopia. New-York, London: W. W. Norton & Company.
Pour un panorama de ces approches critiques, on pourra se reporter à l’ouvrage dirigé par Cécile Gintrac et Matthieu Giroud, Villes contestées. Pour une géographie critique de l’urbain [-Gintrac2014], dans lequel sont présentés un ensemble de textes, pour la plupart issus de la littérature anglo-saxonne (comme Jennifer Robinson, David Harvey et Edward W. Soja, le texte de ce dernier sélectionné dans le volume portant sur le concept de justice spatiale).↩
Nous précisons ici que cet article n’entend pas avancer la thèse selon laquelle l’espace urbain n’aurait acquis cette qualité qu’au tournant de la modernité. Comme Debord lui-même l’a souligné, notamment dans sa lecture de La cité à travers l’histoire de Lewis Mumford, il y a toujours eu un lien entre la ville, son agencement, et l’organisation de la vie sociale. De telle sorte que nous n’opposerons pas un espace urbain moderne politisé à un espace urbain pré-moderne neutre et pur de toute forme de domination.↩
Dans cet article, nous opposerons essentiellement deux approches de la ville au XXe siècle : l’approche « fonctionnaliste » d’un Le Corbusier, et l’approche critique d’un Guy Debord ou d’un Henri Lefebvre. Il va cependant de soi qu’on ne saurait réduire, de manière binaire, les théories et pratiques de la ville au XXe siècle à ces deux approches. Comme le rappellent en effet Luca Pattaroni, Vincent Kaufmann et Adriana Rabinovich dans l’introduction de l’ouvrage collectif Habitat en devenir (2009, 3), le XXe a été le témoin d’une mise en avant, chez de nombreux penseurs et architectes, de « dimensions qualitatives de la demande de logement », en réponse aux critiques adressées à l’approche quantitative et « fordiste » de l’habitat qui a été prédominante au XIXe siècle. Certaines approches de la ville au XXe siècle ne se laissent donc pas saisir dans ce schéma que nous proposons. On trouvera un exemple de ces approches qualitatives de la ville au XXe siècle dans les travaux de Kevin Lynch, qui insiste, dans un ouvrage comme L’image de la Cité, sur le lien entre la « lisibilité » de la ville et le développement de l’individu. Ainsi écrit-il dans le premier chapitre : « Il tombe sous le sens qu’une image claire permet de se déplacer avec facilité et rapidité ; de trouver la maison d’un ami, un agent de police ou une mercerie. Mais un environnement mis en ordre peut faire plus que cela : il peut servir de vaste trame de référence, organisant les activités, les croyances ou les connaissances. Par exemple, à partir d’une connaissance structurelle de Manhattan, on peut classer une quantité considérable de faits et d’idées sur la nature du monde où nous vivons. Comme n’importe quelle bonne ossature, une telle structure donne à l’individu une possibilité de choix et un point de départ, pour l’acquisition d’une information ultérieure. Une image claire de l’environnement sert ainsi de base au développement individuel. » (1969, 5)↩
On définira ici la modernité comme le produit historique, à la fois matériel et spirituel, de cette société industrielle et marchande qui connaît son essor au XIXe siècle. On la considérera donc tout autant comme l’instauration progressive d’une division et d’une rationalisation de l’ensemble des secteurs de la production que comme l’ensemble des valeurs qui ont accompagné ce processus historique (utilité, efficacité, ordre, rentabilité…). Nous avons bien conscience qu’il s’agit là d’une définition contestable (puisqu’elle fait commencer l’ère « moderne » à la moitié du XIXe siècle), mais il nous semble que c’est le sens que prend ce terme chez les auteurs que nous aborderons, et notamment ceux que nous critiquerons, comme Le Corbusier.↩
Si l’on se réfère au texte Manière de penser l’urbanisme, on constate qu’en réalité Le Corbusier n’entendait pas réellement supprimer la rue, mais plutôt reconstruire l’espace urbain en dissociant radicalement ce qu’il appelle le « chemin de piétons » et la « piste automobile ou auto-route » (Corbusier 1963, 74). Ainsi, lorsque Françoise Choay écrit que chez Le Corbusier « La rue n’est […] pas seulement abolie au nom de l’hygiène, mais en tant qu’elle “symbolise à notre époque le désordre circulatoire ” » (Choay 1979, 36), elle commet l’erreur d’isoler cette formule de Le Corbusier de son contexte d’énonciation. Il ne s’agissait pas chez lui, en effet, de détruire purement et simplement la rue, mais de la rationaliser – quitte bien sûr à détruire des rues anciennes pour en construire de nouvelles. Très exactement, il importait, disait-il, de se « libérer les villes de la contrainte, de la tyrannie de la rue ! » (Corbusier 1963, 83). On en trouve une bonne illustration ici : « Les cafés, les restaurants, les boutiques […] seront les vestiges demeurés de l’actuelle rue (lieu de fourmillement désordonné) mais mis en forme et en ordre, en état de pleine efficacité. Lieux concertés de badauderie et de sociabilité, de brouhaha et d’une certaine confusion propre à l’amusement » (Ibid., 74). De la même manière, Debord ne semblait pas connaître ce pan du projet – l’imprécision est cependant salutaire ici, puisqu’elle lui a permis d’amorcer une réflexion sur la fonction de la rue dans l’espace urbain.↩
Agamben emploie plutôt les termes de sacré et de profane.↩
Nous soulignons.↩
Pour une critique plus poussée de cette conception de la quotidienneté, voir Grégori Jean, (Jean 2009, 31‑51).↩
Notons ici que Constant insistait lui aussi sur l’étroite connexion entre dérive, psychogéographie et urbanisme unitaire. Dans son texte « Le grand jeu à venir », il écrit par exemple : « La dérive, telle que la pratiquent les situationnistes, est un moyen efficace pour étudier ces phénomènes dans les villes existantes, et pour en tirer des conclusions provisoires. La notion psychogéographique ainsi obtenue a déjà mené à la création de plans et de maquettes d’un type imaginiste, qu’on peut appeler la science-fiction de l’architecture. »↩
On retrouve une argumentation similaire dans la pensée de Lefebvre, qui propose une distinction entre utopique et utopien : « J’appelle utopien, en l’opposant à l’utopique, ce qui n’est pas possible aujourd’hui mais peut le devenir demain. » (Lefebvre 2001, 157)↩
Nous traduisons.↩