Les jeux interprétatifs qui s’instituent entre le réel et la fiction relèvent d’un imaginaire social constitutif des réseaux symboliques d’une société et de ses univers de significations. Chaque acte sémiotique appartient à un univers de sens, à un fond historique et à une culture qui le détermine, mais il n’y a pas de culture sans imaginaire répondant à une logique propre. Ainsi, tout acte ou tout événement qui prend corps dans le tissu du réel ne peut se concevoir en dehors d’un réseau symbolique auquel il appartient et qui en conditionne l’interprétation. D’un côté, certaines oeuvres littéraires, cinématographiques ou transmédiatiques rendent saillante une mythologie contemporaine construite autour des figures de la conspiration qui agissent souvent dans les souterrains de l’espace social, en la récupérant sous les oripeaux de la fiction. C’est le cas notamment de plusieurs jeux en réalité alternée, dont The Black Watchmen (2014-2016) ou The Beast (2001), créé autour du film Intelligence Artificielle, de Steven Spielberg (Bourassa 2015), de la série transmédiaque The Matrix des frères Wachowski (1999-2003), du roman Le Cimetière de Prague, de Umberto (s. d.a), ou encore, précurseur du genre, de la nouvelle « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » de (s. d.)1. D’un autre côté, les imaginaires du complot et les croyances alternatives prolifèrent dans l’environnement numérique en prenant avantage de ses affordances. Au sein de ce même milieu hypermédiatique saturé d’informations coexistent, d’une part, des formes fictionnelles qui prennent comme thématique les théories du complot et d’autre part, des systèmes de croyances ou des théories fallacieuses aux ramifications tentaculaires. Les limites entre le vrai et le faux sont parfois ambiguës et les frontières entre les genres sont déstabilisées. Les effets de mutualisation et de bulles médiatiques qu’induisent les réseaux socio-numériques facilitent la circulation de croyances capable d’influencer la perception et l’interprétation des événements de l’espace public. Les mythologies politiques rendent compte des incertitudes que cause l’ébranlement des valeurs en constituant une réduction simpliste des facteurs de causalité face à la complexité croissante du monde. Elles imprègnent la sensibilité contemporaine et se réverbèrent à leur tour dans les fictions littéraires ou médiatiques.
Pour Castoriadis, le concept d’imaginaire est la condition de possibilité des systèmes symboliques, il est producteur de sens, car il institue un monde de significations propre à un corps social donné. Les représentations sont porteuses d’imaginaire, elles sont capables d’infléchir la perception du réel, la façon dont un groupe social se définit et l’action posée dans l’espace social. Si la dimension symbolique comporte une composante rationnelle, ainsi qu’une part de réel tangible, celui-ci se tisse de façon inextricable avec une part irréductible d’imaginaire (Castoriadis 1975). C’est dans les interstices entre ces espaces symboliques et le cadre interprétatif propre à chaque contexte que se dessine la fragile frontière qui sépare la fiction acceptable socialement de la supercherie, de la fraude ou de la constellation de rumeurs douteuses et de mensonges qu’amplifient les réseaux numériques. Que ce soit dans le cadre de fictions artistiques bien identifiées en tant que telles ou par leur infiltration dans le tissu social, les deux configurations sont porteuses d’un imaginaire capable de transformer notre perception de la réalité et de forger des modes de pensée dont les effets dans l’espace collectif sont bien concrets.
Si les stratégies de falsification des documents ne sont pas nouvelles, la prolifération actuelle des faux de toute nature ou des théories du complot est facilitée par leur circulation virale dans les réseaux de l’environnement numérique et médiatique contemporain, de même que par la déstabilisation du cadre éditorial régissant l’interprétation des traces documentaires dans l’espace d’Internet. La fragilisation de l’autorité éditoriale qui a permis, de façon traditionnelle, de démêler le vrai et le faux par l’institution de cadres de lecture appropriés et en rendant clair le statut du texte, constitue l’un des facteurs qui contribuent à problématiser leurs frontières dans l’environnement numérique. Cette coexistence met-elle en cause les valeurs de vérité dans la sémiosphère et notre capacité à discerner le faux du vrai ? Quels sont les mécanismes par lesquels s’instituent la fiction ou les croyances ? Comment l’imaginaire social situé aux frontières de la fiction peut-il modifier notre perception du réel et quels en sont les effets sur le profilage du monde contemporain, en relation avec les médias socio-numériques? Entre fictions et croyances réticulaires, ce sont ces questions que nous allons examiner.
Frontières de la fiction dans l’espace numérique : jeux en réalité alternée
Les jeux en réalité alternée s’affilient fréquemment avec les fictions de détective, les romans d’espionnage ou les théories du complot. Ils récupèrent de façon ludique les rhétoriques de la conspiration qui relèvent d’un imaginaire tentaculaire. En remédiatisant un genre fictionnel bien établi, ils participent à la sensibilité culturelle d’une époque. Par leur attrait pour les mondes parallèles et les univers souterrains, ils font appel aux sociétés secrètes en prolongeant toute une lignée culturelle dans les champs de la littérature et du cinéma. Dispositifs labyrinthiques, ils constituent une forme sémiotique idéale afin de configurer les imaginaires du secret. Par exemple, la trilogie filmique The Matrix (1999) a été le point de départ d’une constellation transmédiatique constituant un monde fictionnel à part entière. Inspirée des écrits de Baudrillard, la diégèse extrapole les technologies de réalité virtuelle en inversant leur rapport au monde réel, alors que le monde simulé par la machine s’y substitue. Dans la proposition originelle, le mécanisme illusionniste de la simulation virtuelle est devenu si convaincant que les protagonistes ne peuvent plus discerner les deux niveaux ontologiques. Lorsque Néo, le protagoniste principal, s’échappe de la Matrice en brisant l’illusion perceptive que celle-ci génère, il chute subitement dans le monde phénoménal : sa corporéité en mesure tout le poids ontologique et rejoue en sens inverse le modèle platonicien qui nous tiendrait captif de l’illusion sensorielle, dans l’oubli de la « vraie » réalité (Bourassa 2010).
Cependant, sur le plan du dispositif, l’écran cinématographique enferme le récit dans ses frontières en gardant étanche le cadre pragmatique séparant le réel de la fiction. L’univers de science-fiction conçu par les frères Wachowski s’étendra par la suite dans des séries animées, des jeux vidéo, des bandes dessinées ou encore des MMORPS (Massively Multiplayer Online Role Playing Games). Si le phénomène n’est pas nouveau, car il prend sa source dans le désir de prolonger une proposition fictionnelle au-delà de ses limites originelles, l’environnement socio-numérique ouvre de nouvelles affordances en décloisonnant davantage une écologie médiatique où chaque support ne peut plus s’isoler sur lui-même. Comme pour la plupart des jeux en réalité alternée, le projet MU (2003), issu de l’univers de Matrix, déploie son réseau diégétique dans un ensemble de sites Web et d’indices disséminés dans le monde tangible. La fiction n’est plus contenue dans les frontières de l’écran, cadre pragmatique la délimitant. La porte d’entrée de l’univers du jeu teinté de sciences occultes se situe dans le site Web d’une compagnie fictive, Metacortex, qui cherche à dissimuler sa fictionnalité, selon une tactique courante de ce genre. Ici, la transmédialité définit à la fois le dispositif médiatique en tant que tel et la façon dont se déploie la fiction à travers le réseau mis en place. En effet, ces dispositifs fictionnels sont doublement réticulaires : d’une part, le récit éclaté se ramifie par le truchement d’une narrativité labyrinthique. D’autre part, il se disperse à travers une série de supports à la fois en ligne et hors ligne selon des configurations hybrides2.
Un autre cas plus récent, The Black Watchmen (2014-2016), entrelace les éléments du monde fictionnel avec des activités du monde réel. Comme la plupart des jeux de ce type, la trame narrative est parsemée d’énigmes qui exigent la participation d’une communauté active pour être résolues. Le dispositif fictionnel prend le territoire du monde réel comme espace de jeu, il détourne les interactions du quotidien en mécaniques narratives. Cette fiction immersive plonge le joueur au sein d’un réseau de secrets occultes. En filiation thématique avec la série culte américaine de science-fiction XFiles (1993-2002), elle montre la prégnance du motif dans l’imaginaire contemporain. Les Black Watchmen constituent un groupe paramilitaire chargé de protéger le public de phénomènes dangereux à la lisière de meurtres rituels, de sociétés secrètes aux activités occultes ou de phénomènes paranormaux3. Cette organisation mondiale à la solde d’institutions gouvernementale ou de grandes corporations, dont le joueur devient un agent, organise des missions un peu partout dans le monde.
Typiquement, le contexte fictionnel de ces univers ludiques s’articule autour d’un mystère ou d’une énigme à résoudre en dispersant les indices dans un espace hybride: affiches de cinéma, annonces de journal papier, sites Web camouflant les marques de leur fictionnalité. La narrativité est éclatée dans une pluralité médiatique prenant ancrage dans l’arène du monde, hybridée à une pluralité de dispositifs en ligne qui s’y greffent. Ces expériences fictionnelles et ludiques combinent les lieux réels, les événements ou les artéfacts tangibles et l’environnement numérique en ligne, par le biais de ses outils, de ses sites et de ses réseaux sociaux devenus d’usage courant dans notre quotidien, tout en les détournant au service de la fiction pour opérer un brouillage de ses frontières. L’éventail des ressources en ligne qui peuvent être mises à contribution comprend une pluralité de sites Web intereliés, les systèmes de messagerie ou les courriers électroniques.
Les messages eux-mêmes adoptent plusieurs formes, par exemple celle d’un vidéoclip posté sur YouTube ou encore d’un indice laissé dans un lieu réel. Les wikis compilent les informations sur l’univers fictionnel alors que les blogs et les forums permettent de partager et d’échanger les ressources. Les dispositifs font parfois appel aux technologies mobiles et de géolocalisation alors que l’intrigue déborde dans la vie quotidienne du joueur.
La méthode adoptée pour résoudre les énigmes repose sur la cumulation d’indices épars, s’assemblant pour former un récit cohérent. Elle ressemble davantage à une investigation qu’à une analyse. De ce fait, les jeux en réalité alternée mettent en œuvre le processus sémiotique d’abduction, qu’Umberto Eco, à la suite de Peirce, a appelé la « méthode du détective » et que reprend le paradigme indiciaire de (1979). L’abduction consiste à déduire une hypothèse à partir d’un indice, puis une théorie à partir de cette hypothèse. Ce procédé sémiotique fondamental, qui nous permet de faire sens du monde qui nous entoure, intervient dans les romans policiers et devient un procédé narratif central des fictions littéraires, des films à mystère et des jeux en réalité alternée. Pour Peirce, le mécanisme d’abduction est d’abord déclenché par une observation surprenante4. Dans le récit de détective, lorsque l’inspecteur ou l’enquêteur découvre un indice, par exemple une trace laissée sur la scène d’un crime, il doit recourir à son imagination et à son intuition pour élaborer une hypothèse.
Les jeux en réalité alternée génèrent de nouvelles modalités performatives de la narrativité, car le dénouement de leurs intrigues complexes demande l’intervention d’une communauté réunie autour de la proposition thématique. Ces participants s’immergent dans une situation expérientielle en collaborant de façon intensive afin de résoudre les énigmes proposées. Ils mutualisent leurs observations et les indices qu’ils décèlent. Le processus abductif qui en découle suppose non seulement un engagement cognitif et affectif du participant, mais également une participation sociale intense au sein d’une communauté interactive, forgeant ainsi un espace d’appropriation. Il met donc en jeu l’une des caractéristiques fondamentales de l’espace numérique, dont les affordances facilitent l’agrégation de l’information et le partage. Cet effort collectif, typique des réseaux socio-numériques, permet la résolution de problèmes ou d’énigmes qui aurait été difficilement accessible à un seul individu, comme l’a démontré la communauté des Cloudmakers dans le jeu The Beast (2001), ayant inauguré le genre (Bourassa 2010). L‘activité collaborative augmente les puissances d’agir au sein d’un espace hybride où se redessinent les frontières de la fiction, tout en jouant sur les limites entre réel et imaginaire.
Les pratiques transmédiatiques n’ont pas inventé le procédé consistant à brouiller les frontières de la fiction, mais en proposant d’autres modalités médiatiques, elles en constituent certainement des configurations inédites. Le principe de ces univers ludiques est de fragiliser les écarts entre le réel et la fiction par une série de tactiques d’infiltration : parfois, des événements ou encore des personnes du monde réel peuvent se glisser dans la trame narrative, des messages cryptés peuvent parvenir au joueur par le biais de la poste, ou encore se glisser dans une annonce d’un journal. Tout terrain, que ce soit un lieu particulier comme un cimetière, une usine désaffectée ou une bibliothèque publique ou encore tout artéfact, comme une boîte téléphonique ou encore un livre abandonné sur le rayonnage d’une bibliothèque, peut se transformer dans un signe et prendre une valeur d’énigme ou d’indice à décrypter. Les lieux du quotidien sont transfigurés par le biais de l’imaginaire en un territoire sémiotique qui stimule le raisonnement abductif et en modifie la perception ou l’interprétation. Ces lieux, artéfacts ou événements participent de la trame narrative en se connectant à une série d’informations dispersées sur Internet. Le processus d’inférence se glisse dans les activités de la vie courante, il ne suppose pas de frontières bien délimitées qui balisent le cadre où s’inscrit la fiction. L’environnement ludique est dépourvu de frontières apparentes. Cette ambiguïté est encouragée par la stratégie consistant à chercher volontairement à brouiller le cadre pragmatique délimitant la fiction, par exemple en camouflant dans le générique d’un film ou dans une affiche les premiers indices qui sont les points d’entrée dans le monde fictionnel. Ce fut le cas des premiers ARGs, en suivant une rhétorique appelée « ceci n’est pas un jeu » (Bourassa 2010).
Les jeux en réalité alternée présentent donc un cas exemplaire des frictions de la fiction, tout en proposant un mode d’agentivité emblématique des communautés virtuelles et des processus de collaboration en ligne. L’anecdote suivante montrera que les limites les séparant de la réalité peuvent parfois être problématiques. En 2001, dans les heures ayant suivi les attentats du 11 septembre sur les tours jumelles à New-York, la communauté des Cloudmakers créée autour du jeu en réalité alternée The Beast s’est réunie dans son forum afin de discuter des événements. Ils ont considéré ceux-ci de la même façon que leur environnement fictionnel, soit comme un mystère à résoudre. Dans un esprit ludique, ils ont proposé d’utiliser les mêmes méthodes d’intelligence collective afin de solutionner les événements sérieux de la réalité qui se déroulaient sous leurs yeux en l’intégrant dans leurs schèmes ludiques (McGonigal 2003). Mécanisme de délusion ? Contamination des frontières entre fiction et réel ? Cette tentative fut dénoncée au bout de quelques jours par les fondateurs du groupe. Elle démontre la fragilité des frontières qui peuvent parfois se dessiner dans l’environnement numérique actuel et les problèmes éthiques qui se posent alors. Dans Jeu et réalité (1975), Donald Winnicot proposait de définir l’espace du jeu comme un lieu intermédiaire où la réalité ne s’impose plus d’emblée au participant, mais s’agence de façon différente et s’ajuste en fonction de nouvelles modalités qui prévalent durant l’activité. Cet espace est en perpétuelle négociation entre le dehors et le dedans. À l’intérieur de cette zone s’instancient des objets investis d’une subjectivité. L’élaboration d’un tel espace présuppose toujours un agencement et un quadrillage de la zone de jeu. Le joueur expérimente alors un champ des possibles. Comme l’espace des jeux en réalité alternée n’est pas délimité, dès lors il devient très simple de franchir les limites de l’espace ludique puisqu’elles semblent absentes, ce qui peut générer parfois des difficultés sur le plan éthique.
Dans les méandres d’une encyclopédie fictive
Le phénomène qui consiste à déstabiliser le cadre pragmatique instituant la fiction n’est pas nouveau. Les stratégies cherchant à dissimuler le caractère fictionnel d’une histoire ou encore à jouer sur ses frontières ont été empruntées par plusieurs auteurs, en précédant leurs nouvelles configurations dans l’espace numérique. Si les procédés de falsification abondent dans les fictions transmédiatiques, ils héritent d’une série culturelle qui s’est manifestée à travers les œuvres littéraires et au cinéma. Certaines fictions vont travailler à brouiller davantage le cadre pragmatique régissant l’interprétation du récit par des procédés visant à imiter les marques du documentaire ou la présentation de la preuve basée sur des faits corroborés.
Dans la nouvelle de Borges intitulée « Tlön, Uqbar, Orbis, Tertius », l’auteur détourne l’imaginaire des sociétés secrètes au profit d’une métaphore philosophique. Un groupe d’érudits réparti sur des générations invente une encyclopédie fictive dispersée par fragments dans le monde réel et qui détaille un monde imaginaire. Borges multiplie les effets de réel pour convaincre son lecteur de la réalité de son récit. Par exemple, il se met lui-même en scène dans le cadre de sa propre fiction, alors qu’il intervient en tant que protagoniste principal afin de nous faire croire que son récit est authentique. Selon le récit de Borges (le narrateur), son ami Bioy Casarès, un écrivain qui lui est contemporain, découvre un article dans l’Anglo-American Cyclopoedia, imprimé à New York en 1917, et lui fait part de cette trouvaille. Ce court article de quelques pages décrit un monde parallèle dénommé Uqbar. Afin de renforcer davantage l’impression d’authenticité de son récit, Borges multiplie les petits détails spécifiques visant à ancrer les éléments narrés dans l’évidence du fait. Par exemple, il précise le lieu et la date de l’impression de l’encyclopédie et mentionne qu’il s’agit d’une réimpression littérale de l’Encyclopoedia Britannica de 1902. Borges, le narrateur, doute d’abord de l’authenticité du récit de Casarès, qu’il attribue à son imagination, mais il finit par recevoir dans ses propres mains l’article en question, ce qui en validerait l’existence. De ce fait, il devient ainsi la preuve tangible des faits énoncés.
Borges nous entraîne dans son subterfuge en adoptant le ton narratif d’un chercheur ayant entre les mains une véritable preuve documentaire venant corroborer les faits, pour les inscrire dans la réalité. Il s’avère que l’exemplaire de l’encyclopédie contenant l’article sur Ukbar diffère de quelques pages de la réimpression de l’Encyclopedia Britannica. Ce court article sur l’existence d’Uqbar débute l’enquête nous menant, de fil en aiguille, sur la piste d’une vaste entreprise aux ramifications tentaculaires. En multipliant les effets de réel, le narrateur situe Uqbar dans une région reculée d’Asie mineure en insistant sur le caractère vraisemblable de la description géographique, qui conserve les marques propres à l’écriture encyclopédique où fourmillent les détails historiques, mais en mentionnant le caractère fictif des lieux évoqués dans le document.
Le procédé cultive l’ambiguïté sur le caractère fictif du récit lui-même, en insistant sur les détails qui étalent l’évidence de la preuve, tout en insérant de façon ponctuelle des allusions à des philosophes ayant réellement existé, comme Russell, ou encore Berkeley. Le dispositif fictionnel se construit par le travail minutieux du narrateur pour nous convaincre de la véridicité de son enquête. La mise en place du récit conduit bientôt Borges sur la piste d’un fragment d’encyclopédie, celle de Tlön.
Dans le récit de Borges, les confirmations et les réfutations de faits assortis du discours de la preuve s’enchevêtrent, en imitant le déroulement d’une véritable enquête portant sur l’authenticité de l’encyclopédie qu’aurait pu effectuer un historien. Ici se dessine la trame d’une vaste conspiration d’intellectuels rassemblés autour de la création d’un monde imaginaire. Ce qui se présente d’abord aux yeux du narrateur comme un pur chaos se met tout à coup à revêtir une cohérence interne insoupçonnée.
Au début, on crut que Tlön était un pur chaos, une irresponsable licence de l’imagination ; on sait maintenant que c’est un cosmos, et les lois intimes qui le régissent ont été formulées, du moins provisoirement. Qu’il me suffise de rappeler que l’ordre observé dans le XIe tome est si lucide et si juste que les contradictions apparentes de ce volume sont la pierre fondamentale de la preuve que les autres existent. Les revues populaires ont divulgué, avec un excès pardonnable, la zoologie et la topographie de Tlön; je pense que ses tigres transparents et ses tours de sang ne méritent pas, peut-être, l’attention continuelle de tous les hommes. (Borges, s. d., 17)
Le narrateur dévoile une conception de l’univers construite autour de l’idéalisme. Borges nous entraine alors dans les dédales vertigineux de ses jeux conceptuels. Les habitants de cette planète sont idéalistes de façon « congénitale », dira-t-il, ce qui se reflète dans leur langage, qui modifie leur façon même de percevoir la réalité dans les catégories fondamentales de l’espace et du temps. La fiction de Borges nous éclaire sur la façon dont le langage construit la réalité5. Dans l’univers de Tlön, se déploie alors, par les jeux de langage, une conception alternative du monde où la « métaphysique devient une branche de la littérature fantastique ». Les mises en abîme autour de la question de la vérité se multiplient : en décrivant la manière de penser des concepteurs de Tlön, Borges précise que « les métaphysiciens de Tlön ne cherchent pas la vérité ni même la vraisemblance : ils cherchent l’étonnement. Ils jugent que la métaphysique est une branche de la littérature fantastique (…) Une des écoles de Tlön en arrive à nier le temps; elle raisonne ainsi : le présent est indéfini, le futur n’a de réalité qu’en tant qu’espoir présent le passé n’a de réalité qu’en tant que souvenir présent. » (Borges, s. d., 20.)
En jouant sur le cadre de lecture, le passage s’accompagne d’une note en bas de page spécifiant que « Russell (The analysis of mind, 1921, page 159) suppose que la planète a été créée il y a quelques minutes, pourvue d’une humanité qui se « rappelle » un passé illusoire » (note de bas de page, p. 29). Comme on le voit, les procédés utilisés par Borges tendent tous à faire osciller le cadre fictionnel. Ils le saturent de marques qui sont habituellement les gages d’authenticité d’un document, basé sur leur valeur testimoniale ou de preuve. En effet, le statut de la preuve documentaire repose sur le principe d’une évidence qui supporte un fait réel. La référence à Russell, ou encore les nombreuses allusions à des recherches effectuées dans des bibliothèques ou des documents existant réellement (par exemple l’Encyclopoedia Britannica) constituent des stratégies que la fiction utilise pour déguiser ses contours et faire croire à la véridicité du récit.
Le monde de Tlön est l’œuvre d’une société secrète, constituée afin d’inventer de toutes pièces un pays imaginaire, auquel aurait été affilié à la fois Georges Berkeley, philosophe ayant théorisé l’idéalisme empirique6, et les études hermétiques ou la cabale juive. Ici, la référence à Berkeley n’est pas innocente, car c’est sur les bases d’une extrapolation de ce courant philosophique que Borgès échafaude sa description de Tlön et de la façon de penser singulière de ses habitants déterminant leur perception du monde et de la réalité. Le débat sur le principe de réalité a fait couler beaucoup d’encre. Selon l’idéalisme empirique, les idées sont perçues par l’esprit. L’être humain ne peut connaître que les idées ou les sensations des objets, et non les entités générales définissant des abstractions. Pour Berkeley, le monde perçu par la médiation de nos sens ne peut exister que par cet intermédiaire. Ainsi, le monde doit être perçu pour exister. La raison n’a pas de réalité en soi, elle ne fait que refléter l’expérience sensible, qui est première. Seuls les objets singuliers, perçus par les sens, existent réellement7. L’idée générale d’un arbre en soi, par exemple, n’existe pas, seuls les arbres singuliers sont dotés d’existence, et donc, de réalité. On ne peut concevoir une abstraction effaçant les traits particuliers d’un objet singulier.
C’est ce débat philosophique sur la question de la réalité vue sous l’angle de l’idéalisme que reprend Borges à sa manière, en imaginant un monde où le matérialisme devient une « thèse inconcevable ». Le récit que le narrateur présente de Tlön est une extrapolation fictionnelle de l’idéalisme empirique auquel se mélangent les références aux idéologies cabalistiques et les filiations hermétiques. Par une vision poétique d’une profondeur abyssale, il nous démontre comment le langage façonne notre conception même de la réalité et éclaire un processus sémiotique fondamental par lequel s’élabore le sens. C’est à une façon de percevoir et de construire le monde que la fabrication de Borges nous invite sous les oripeaux de la fiction.
Dans Tlön, les choses se dédoublent; elles ont aussi une propension à s’effacer et à perdre leurs détails quand les gens les oublient. Classique est l’exemple d’un seuil qui subsista tant qu’un mendiant s’y rendit et qu’on perdit de vue à la mort de celui-ci. » (Borges, s. d., 26)
L’entreprise labyrinthique destinée à créer Tlön débute dès le XVIIe siècle, puis elle traverse les siècles pour aboutir en 1947, où le monde de Tlön se met à déborder de façon improbable dans la réalité du narrateur pour envahir peu à peu tout le réel. Elle se serait poursuivie sur plusieurs générations d’auteurs, jusqu’à ressurgir en 1824 à Memphis, aux États-Unis, où elle se mute bientôt dans le projet utopique d’inventer une planète entière. En 1914, la société secrète recevra le dernier volume de la première encyclopédie complète de Tlön. Les témoignages révélant ses activités occultes s’accumulent, jusqu’à contaminer le réel tout entier. Tout d’abord, Borgès prend bien soin d’établir le caractère fantastique du monde de Tlön qu’il nous expose, constituant une sorte de réalité alternative. Mais peu à peu, de façon insidieuse, les indices des débordements du monde fictionnel sur le monde réel se multiplient en rendant le cadre fictionnel incertain : les signes inscrits sur une boussole trouvée dans la vaisselle d’argent d’un appartement décrit avec maints détails proviendraient de l’une des langues de Tlön. Ainsi, l’univers fantastique dépeint par le narrateur s’infiltre dans le réel de façon inattendue. Puis Borges se pose en témoin d’une autre intrusion de l’univers imaginaire de Tlön dans le monde réel, qu’il décrit comme une anecdote véridique : dans une épicerie de la Cuchilla Negra, aurait été découvert un cône de métal, décrit comme étant d’un poids intolérable, capable de graver une marque réelle dans la main de son détenteur. Ce poids est celui de la réalité ontologique de l’existence. Ici, l’objet improbable se présente au narrateur avec l’évidence d’une preuve. C’est un artéfact issu de Tlön, censé représenter la divinité de la planète fictive. De semblables objets, disséminés un peu partout dans le monde, poursuivraient le dessein de « présenter un monde qui ne soit pas trop incompatible avec le monde réel » (Borges, s. d., 29). Mais bientôt, un autre fait vient corroborer la contamination progressive du réel par l’univers fantastique : l’encyclopédie complète de Tlön est tirée d’une bibliothèque de Memphis par un chercheur éminent. Elle se mettra alors à circuler dans l’espace public, portée par la presse internationale. Borges conclut son récit :
Le fait est que la presse internationale divulgua à l’infini la « découverte ». Manuels, anthologies, résumés, versions littéraires, réimpressions autorisées et réimpressions faites par les écumeurs des lettres de la Grande Œuvre des hommes inondèrent et continuèrent à inonder la terre. Presque immédiatement, la réalité céda sous plus d’un point. Certes, elle ne demandait qu’à céder. (…) Le contact et la fréquentation de Tlön ont déjà désintégré ce monde (…) Dans les écoles a déjà pénétré « la langue primitive » (conjecturale) de Tlön (…) déjà dans les mémoires un passé fictif occupe la place d’un autre, dont nous ne savons rien avec certitude- pas même qu’il est faux (…). (Borges, s. d., 30).
La vision issue du monde fictif de Tlön se glisse peu à peu dans les écoles, elle transforme les modes de pensée et poursuit sa tâche d’infiltration dans le présent du narrateur pour contaminer peu à peu tous les domaines de la pensée et transformer la mémoire collective qui sera désormais Tlön. Il ne reste au narrateur qu’à prédire la découverte probable, dans le siècle à venir, des cent tomes de la Seconde Encyclopédie de Tlön, alors que toutes les langues connues aujourd’hui seront disparues et que ne demeurera que le monde contaminé par la pensée de Tlön. Comme l’affirme le narrateur, « le monde sera Tlön ».
Tout au long du récit, l’auteur manipule les indices permettant d’établir sa fictionnalité, en jouant des subterfuges narratifs consistant à convaincre le lecteur de la véridicité des faits énoncés. Le jeu conceptuel nous incite à interroger la nature même du réel et nos relations avec celui-ci. À travers sa construction établie par le langage, Borges élabore une fiction vertigineuse qui engage les rapports complexes entre le réel et la fiction, ses glissements sporadiques ou ses fissures par lesquelles s’échappent le sens même du réel ou qui en exposent les rouages constitutifs. En ancrant son récit dans les principes du débat philosophique ayant traversé les siècles sur la nature même de la réalité dans ses relations avec l’imaginaire, il crée de façon toute borgésienne un jeu avec une réalité alternative qui invite son lecteur à voyager dans les méandres de son artifice tout en cherchant à nous convaincre de la véridicité de son récit. Cependant, ici, le titre même de l’ouvrage dont la nouvelle est issue, Fictions, ne laisse aucun doute sur l’intention de l’auteur. On sait clairement qu’il s’agit d’une attitude ludique, typiquement borgésienne, nous faisant jouer avec l’une des déviations du labyrinthe infini auquel l’univers de son auteur nous convie. Le narrateur est un tricheur habile, maniant avec virtuosité la perplexité dans laquelle nous plonge son récit, celle interrogeant la nature même de la fiction dans sa relation avec la vérité. Si d’entrée de jeu, ce titre de Fictions nous situe sans équivoque dans l’attitude nécessaire pour statuer sur la nature du texte, d’un monde qui se prétend d’emblée fictionnel, les procédés jouant sur ses frontières rendent incertains le cadre de lecture. S’ils relèvent de la feintise, ou encore du trompe-l’œil, on peut sentir sourdre les affiliations thématiques qui nous conduiront bientôt vers d’autres labyrinthes déployés dans les marges du monde contemporain. En rendant incertaines les frontières de la fiction et en posant une interrogation fondamentale sur notre manière de construire la réalité par le biais de nos concepts et de notre langage, la nouvelle de Borges met la table pour pénétrer dans d’autres dispositifs de l’espace numérique où s’exercent les frottements entre réalité et fiction.
Fictions, faux documents et mythologies politiques
L’interprétation de l’histoire ne peut se baser uniquement sur un ensemble de causalités rationnelles, car elle ne fonde pas seulement sur des déterminismes, mais également sur les puissances de l’imaginaire qui agissent en façonnant nos représentations du monde et qui infléchissent notre perception de la réalité, tant sur le plan individuel que collectif. Ce phénomène n’est pas nouveau : l’histoire humaine abonde d’idées imaginaires ayant façonné des conceptions alternatives de la réalité, mais en ayant des conséquences dévastatrices sur des individus ou sur des groupes sociaux entiers. Selon Castoriadis, l’imaginaire social ne renvoie pas seulement à celui capable d’inventer des mondes fictionnels, mais plutôt à celui qui institue la réalité pour une collectivité et qui présuppose sa capacité créative. Il découle d’une logique d’invention pouvant induire des glissements ou des déplacements de sens qui modifient les significations et échappent partiellement aux déterminismes. Il peut créer des normes ou des valeurs qui façonnent notre vision du monde. Ainsi, nous dit Castoriadis, « le symbolisme présuppose la capacité imaginaire. Car il présuppose de voir dans une chose ce qu’elle n’est pas, de la voir autre qu’elle n’est » (Castoriadis 1975, 190‑91). C’est par la médiation de l’imaginaire qu’un groupe social constitue ses systèmes de valeurs, ses croyances et sa cohérence interne à travers ses réseaux symboliques, lesquels sont héritiers à la fois d’une histoire et d’une culture. Ce tissu de valeurs et de croyances influence à son tour notre façon de percevoir la réalité en tant que construction sociale.
Lorsque les formes réticulaires de la conspiration s’infiltrent dans un courant influent de la pensée politique contemporaine, elles mettent en œuvre les abus de l’interprétation qu’a dénoncés Umberto Eco tant dans ses essais que dans ses propres fictions. Les imaginaires du complot ou les sociétés occultes ont fasciné le sémioticien et ont inspiré ses deux romans intitulés Le pendule de Foucault (s. d.b) et Le Cimetière de Prague (s. d.a). Ce dernier recycle au profit de la fiction un imaginaire labyrinthique qui se situe dans les franges occultes de la sémiosphère, en se basant sur l’histoire d’un faux document ayant marqué l’histoire contemporaine. Récit fictionnel aux allures tentaculaires, l’auteur nous apprend, dans une notice placée à la toute fin du roman intitulée « inutiles précisions érudites », que la quasi-totalité des personnages ne sont pas fictifs. Certaines figures se dissimulent derrière un nom d’emprunt; cependant, il ne s’agit pas d’une pure fabulation, mais d’un récit épique tissé autour du thème de la conspiration juive où se mélangent le travail secret des agents doubles et les fraternités diaboliques au sein de messes noires. En dépeignant le milieu des services secrets où rode une sombre odeur de racisme au XIXe siècle, le roman nous immerge dans l’atmosphère antisémite qui annonce ses effets dévastateurs en s’emparant d’un imaginaire social pour le déployer entre faits et fictions8.
Dans son essai Mein Kampf (1925), où il expose ses idées antisémites, Hitler se base sur un pamphlet ayant amplement circulé en Europe intitulé Les Protocoles des Sages de Sion, qui aurait eu une influence décisive dans la formation de sa pensée9. Or, ce document s’est avéré un faux, fabriqué de toutes pièces en plagiant un ouvrage d’un avocat nommé Maurice Joly, publié à Bruxelles en 1864, intitulé Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu10. Dans le pamphlet de Joly destiné à diffamer l’empereur Napoléon alors au pouvoir, l’auteur imagine que Machievel et Montesquieu se rencontrent au royaume des morts. Machiavel a théorisé une vision cynique du pouvoir tout en légitimant des actions destinées à réprimer la liberté d’expression. L’un des plus célèbres faux documents de l’histoire contemporaine a donc été fabriqué en 1900-1901, à Paris, par un faussaire russe à la solde des services secrets de la police du tsar afin de discréditer les juifs dans le contexte de la politique tsariste de l’époque voulant mâter les tendances révolutionnaires. Le document visait alors à contrecarrer le mouvement de modernisation libérale en Russie, en le faisant porter sur le compte d’un projet allégué de conspiration juive pour la domination mondiale. Ainsi, les arguments attribués à Machiavel dans le Dialogue au sujet d’un complot anti-bonapartiste ont été recopiés par le plagiaire afin de les attribuer à une conspiration juive visant à prendre possession du monde. Il s’agirait de comptes-rendus de réunions tenues dans le plus grand secret par les prétendus dirigeants du judaïsme international, dénommés les « Sages de Sion »11. Le récit du complot machiavélique supposément fomenté par ces conspirateurs expose un plan échevelé qui conduirait à la conquête du monde par les juifs.
La confection de ce faux document était destinée à permettre par la suite à la police politique du Tsar de présenter les juifs comme de dangereux conspirateurs, responsables de l’agitation révolutionnaire en Russie. Il s’agit littéralement de la construction d’une figure fictive dont les retombées réelles sur l’histoire de l’Europe ont été considérables. Comme dans la nouvelle parodique de Borges, à force de détails cherchant à convaincre ses lecteurs de son authenticité, la stratégie rhétorique adoptée par le faux document se base sur la confection de toute pièce d’une preuve » des machinations conspirationnistes attribuées aux juifs : le faussaire-plagiaire date avec précision les prétendues réunions secrètes, censées avoir été tenues lors du premier congrès sioniste de Bale, en 1897. Le document apocryphe a commencé à circuler en Russie dans le journal d’extrême-droite Znamia12. Plusieurs versions présentées comme des « archives secrètes » seront diffusées par la suite, dès 1905. Selon le discours extrémiste qui se construit peu à peu, le plan diabolique destiné à asservir l’humanité sous la domination sémite se transmet de génération en génération en empruntant les routes inextricables de la diaspora juive. Un discours excessif mené par les pamphlétaires de l’extrême-droite fabrique une archéologie du complot aux ramifications internationales.
Ce faux document antisémite a circulé amplement en Europe entre les deux guerres mondiales et a contribué à légitimer l’idéologie antisémite qui se propageait alors dans l’espace public13. Il a été récupéré par la propagande nazie qui l’a intégré dans sa rhétorique. Accusés d’être la cause des troubles mondiaux, les Sages de Sion sont rendus responsables d’avoir fomenté la Révolution française, puis la Première Guerre mondiale : le document fictionnel devient un puissant instrument de propagande à l’appui de ces thèses chimériques. Après les ravages de la Première Guerre mondiale ayant traumatisé l’Europe, une telle explication semble fournir un sens aux absurdités de la destruction et aux souffrances des populations européennes : elle pointe du doigt un ennemi absolu représentant la menace suprême qu’il faut circonscrire à tout prix pour le bien de la collectivité. Un tel document apocryphe, faisant office de « preuve », légitime tout un courant de pensée aux accents incendiaires. L’idéologie visant à extirper à la racine « les sources du mal » canalise autour d’elle les forces qui se mettront en place par la montée du nazisme, la reprenant à son compte dans les discours vitrioliques de ses dirigeants. Pourtant, le caractère frauduleux du document était connu depuis 1921, alors que des études philologiques ont été réalisées par un journaliste du Times de Londres, Philip Grave. Ses études comparatives ont démontré sans l’ombre d’un doute qu’il s’agissait bel et bien d’un faux, composé d’un cocktail de plagiats et de faux antérieurs. C’est donc le Times de Londres qui finit par démystifier l’affaire, en signant « la fin des Protocoles »14. Mais le mythe a la vie dure, il continue à faire des ravages dans la pensée collective en semant le doute. Malgré sa réfutation, il sera diffusé de façon massive par les courants d’extrême-droite, puis repris par la machine de propagande nazie, afin de construire la figure révulsive du juif, ennemi de tous. Cette rhétorique sera même retransmise aux États-Unis par les propos antisémites de l’industriel Henry Ford, qui s’appuient également sur Les Protocoles des Sages de Sion, continuant à se propager sur l’ensemble de la planète. On connait les conséquences dévastatrices de cette fiction tenace, une vision imaginaire ayant ravagé l’Europe du XXe siècle, pour blesser en profondeur la mémoire collective.
Les Protocoles des Sages de Sion ont poursuivi leurs dommages dans l’histoire plus récente en étant récupérés par les courants fondamentalistes islamistes dans leur croisade antisioniste. Par exemple, en 2002, malgré les protestations internationales, les stations de télévision du monde arabe ont diffusé une série égyptienne dans lequel le faux document apparaît de façon prééminente (Barkun 2013). On le publie et le diffuse en Iran de façon officielle. Les idées qu’il véhicule ont trouvé par le biais d’Internet un mode de diffusion inédit dans le monde arabe, alors qu’il a circulé abondamment dans les sites de propagande et qu’il s’est retrouvé, par exemple, sur le site officiel du ministère de l’Information de l’Autorité palestinienne, jusqu’en 2005, avant que la ligue anti-diffamation ADL fasse pression pour qu’il ne soit retiré (Taguieff 2006, 158). Il s’agit maintenant de voir comment Internet et les réseaux socio-numériques favorisent la prolifération de ces systèmes d’interprétation alternatifs, qui prolifèrent dans l’espace médiatique contemporain.
Si nous nous sommes attardés sur des fictions littéraires suivant le fil conducteur des frictions de la fiction ou de l’art de jouer sur les frontières du mensonge, c’est qu’elles démontrent le fonctionnement des mythes politiques et de leur capacité à pénétrer l’imaginaire social, à influencer l’opinion publique et à forger des idéologies dont les incidences sur les systèmes d’idées sont tangibles. Borges nous plonge dans les vertiges d’une fiction contaminant l’espace factuel alors que pour Eco, les faits de l’histoire contemporaine repris par la fiction démontrent comment l’imaginaire peut instituer des comportements réels dans les intrications complexes entre le vrai et le faux. Si les fictions de la conspiration exercent une influence sur l’imaginaire collectif, leurs frontières avec les systèmes de croyances sont-elles poreuses? Pour reprendre l’inquiétude platonicienne face à la fiction, y a-t-il un danger de contamination des genres que favoriserait le contexte médiatique contemporain ?
L’imaginaire de la conspiration est particulièrement prégnant sous plusieurs formes dans l’espace médiatique contemporain : il apparaît non seulement dans les fictions artistiques, mais également dans la prolifération d’interprétations alternatives du monde où se mélangent fausses nouvelles, informations douteuses et théories du complot. Tout comme les jeux en réalité alternée que nous avons examinés précédemment, cet imaginaire adopte les mêmes plateformes en ligne et les mêmes tactiques communautaires que les affordances du web et des réseaux sociaux ont rendues possibles. Les deux configurations exploitent le phénomène de mutualisation de l’information que facilite grandement Internet, capable de soutenir n’importe quelle idéologie.
Les mythologies conspirationnistes sous-tendent un spectre d’explications du monde allant de l’assassinat de John Kennedy dans les années 1960, jusqu’aux explications fallacieuses sur la propagation des virus en passant par la négation d’événements historiques comme la Shoah, ou par les hypothèses alternatives sur les causes des événements du 11 septembre 2001. Les croyances étranges ou irrationnelles forgeant des visions du monde n’ont pas disparu du paysage contemporain, sous prétexte d’une montée de la rationalité qui en aurait éliminé les traces. Elles ont connu une puissante amplification par le biais des réseaux numériques, pour devenir un enjeu majeur de la campagne électorale américaine de 2016 à travers la déstabilisation des valeurs de vérité, où sont mises à mal les institutions qui en sont garantes au profit des réseaux de croyances. Elles sont sorties récemment de leurs marges pour infiltrer la Maison-Blanche et devenir un thème prégnant de l’espace public, où vacillent les frontières entre le vrai et le faux. Les systèmes de croyances alternatives véhiculés par Internet surgissent dans l’espace public en manifestant les anxiétés d’un monde incertain, fragilisé par la complexité croissante de l’environnement contemporain tant sur les plans politique, financier et écologique que sur les plans technologiques et médiatiques.
Les théories fallacieuses qui reposent sur nos modes de fonctionnement cognitifs tout comme sur les principes de transparence et de diffusion publique de l’information aux fondements mêmes de la démocratie, lesquelles encouragent la diversité des points de vue et des opinions dans l’espace public, trouvent dans les configurations de l’environnement numérique actuel un territoire particulièrement propice à leur développement et à leur propagation. Cet espace socionumérique optimise la construction collective de ces croyances et en maximise les effets sur le plan de la diffusion. Les mêmes caractéristiques propres à Internet, qui produisent des effets bénéfiques pour les communautés scientifiques afin de favoriser la construction et la mutualisation des connaissances tout comme leur diffusion par la création d’espaces de partage, profitent également aux réseaux alternatifs de croyances les plus diverses.
Selon (2013, 19), les systèmes de croyances propres aux rhétoriques conspirationnistes, tout comme la constellation des fausses informations ou des idées douteuses, ne peuvent essaimer qu’au sein d’environnements présentant deux conditions fondamentales : d’une part, leur dissémination suppose qu’une vaste quantité d’éléments propre à cette doxa circule dans l’espace public, motifs qui pourront par la suite se recombiner dans plusieurs systèmes de croyances apparentés, mais singuliers. D’autre part, comme deuxième condition, les structures d’autorité doivent être suffisamment affaiblies pour que l’essaimage de ces systèmes de croyances puisse prendre corps dans un contexte social donné et fertiliser de nouveaux territoires. Elles reposent sur la perte de confiance dans les institutions traditionnelles qui servent de cadres interprétatifs au sein de nos sociétés démocratiques, que ce soit celles de l’état, des réseaux universitaires ou encore des institutions scientifiques. Ces deux conditions se trouvent réunies dans l’espace numérique actuel. Examinons de plus près les différents facteurs qui se conjuguent.
Le contexte numérique favorise l’expression des cultures marginales de toutes natures en créant des communautés partageant les mêmes champs d’intérêt ou les mêmes croyances, ce qui a pour effet de consolider ces idées par l’assentiment ou la légitimation sociale qui en résulte. L’interconnexion des personnes au sein de communautés interprétatives qui auraient été autrement isolées, permet de consolider les croyances ou les idées alternatives. De plus, la démocratisation des coûts de production rend l’édition numérique désormais accessible à des individus isolés ou à des petits groupes. Elle contribue à la cristallisation de ces systèmes d’idées au sein de communautés qui peuvent être dispersées sur le plan géographique. Ces facteurs facilitent la mutualisation des connaissances par des effets de cumulation, alors que les groupes organisés en silos peuvent se rejoindre plus facilement pour échanger et partager leurs idées.
Les nœuds de condensation idéologiques portés par ces communautés agrègent les idées alternatives puis les restituent dans l’espace public par de multiples canaux de diffusion en créant ainsi un schème narratif porteur d’une rhétorique séduisante. Le raisonnement abductif, qu’on a vu à l’œuvre dans les jeux en réalités alternées, intervient également pour forger les théories du complot qui prolifèrent. En effet, le fonctionnement de l’esprit dans les situations de la vie courante ne repose pas seulement sur la logique pure, mais sur ce processus inférentiel qui ouvre sur le possible et le probable. Ce mécanisme cognitif façonne notre façon d’interpréter le monde, en tant que mode des suppositions. Dans les systèmes de croyances et les théories de la conspiration, il est mis au service d’un argumentaire construit de façon fallacieuse, mais qui peut apparaître vraisemblable pour une personne non informée. Certaines de ces conceptions ont pris les oripeaux de la science afin d’instituer leurs systèmes d’idées. En effet, le raisonnement abductif est au fondement même du processus scientifique d’élaboration d’une hypothèse, qui ne relève pas seulement d’une logique pure (induction, déduction et raisonnement), mais également d’un mode de pensée créatif où entrent en jeu l’intuition et l’imagination. Par exemple, Albert Einstein a souligné leur importance dans sa propre démarche de pensée (Balibar 2011). C’est en imaginant des situations fictives mettant en scène un observateur situé dans un train et un observateur situé sur le banc de la gare, regardant le train passer, qu’il a élaboré le concept fondamental de référentiel, point de départ des hypothèses l’ayant conduit à élaborer les deux théories de la relativité.
Cependant, comme l’a bien analysé Gérald Bronner, contrairement aux processus rigoureux de la méthode scientifique reposant sur la preuve et la vérification des faits, les théories fallacieuses, véritables machines à générer des hypothèses, basent leurs inférences sur une constellation d’indices dont la plupart sont non vérifiables, mais qui peuvent apparaître plausibles au premier abord. La plupart du temps, elles ne peuvent donc être soumises au test de la falsification (Popper 2006). Ou encore, elles s’échafaudent en cumulant les arguments disparates qui demandent un effort cognitif important pour être déconstruits, ce qui explique leur puissance rhétorique sur le marché des idées. Autrement dit, la déconstruction des idées fallacieuses élaborées de façon réticulaire par conglomérats d’arguments hétéroclites demande un investissement intellectuel que peu de personnes sont prêtes à consentir. Les instances qui les délégitiment le font souvent sous le mode de la dérision, mais si certains des arguments sont réfutés, au final, elles laissent planer le doute dans l’opinion publique que « tout ne peut pas être faux » (Bronner 2016). Il est donc très difficile de réfuter ces rhétoriques séduisantes présentant un modèle attrayant pour le grand public afin d’expliquer des phénomènes complexes.
Pour Bronner, la concurrence entre les idées auprès de l’opinion publique dans l’espace d’internet ne favorise pas nécessairement les raisonnements scientifiques complexes au détriment des croyances, car les premières demandent un effort cognitif plus grand. Les inférences propres aux théories fallacieuses reposent sur le biais de confirmation, qui tend à affermir les croyances en retenant seulement les faits ou les opinions qui les supportent, tout en rejetant ceux qui les nient. Une fois une première idée cristallisée, elle a tendance à persister dans l’esprit. La quête d’informations sur Internet par le biais des moteurs de recherche va donc avoir tendance à raffermir le tissu de croyances forgé dans l’esprit, elle va permettre de cristalliser davantage les représentations du monde qui confirment nos propres pensées ou nos biais cognitifs. Ainsi, les individus ne vont consulter que les sites confirmant leurs présupposés. Bronner nomme ce phénomène « la crédulité informationnelle », laquelle contribue largement à la pérennité des croyances (Bronner 2013). À ce biais cognitif favorisé par la recherche sur Internet s’ajoutent les bulles de filtrage, créées par les algorithmes de Google, dont les critères pour organiser et présenter l’information reposent entre autres sur l’historique de recherche, les préférences des internautes et la popularité de l’adresse URL dans le réseau.
Dès lors, l’imaginaire de la conspiration crée de toutes pièces un système de cohérence où chaque élément est porteur d’une signification dans la logique interne mise en place. Une telle construction se rapproche de la fabrication des fictions artistiques qui cherchent à réduire le chaos du monde dans un ensemble cohérent, où tout élément a nécessairement un sens et une place déterminée dans la structure narrative afin de conduire la logique de l’intrigue. Dans une telle construction imaginaire, comme dans les jeux en réalité alternée qui en récupèrent les mécanismes, rien n’est innocent : les apparences sont trompeuses, car elles cherchent à camoufler l’action souterraine menée par les puissances conspiratrices, régies par des forces intentionnelles. Ici, règnent les abus de la sémiose illimitée : tout est connecté à tout. L’esprit conspirationniste échafaude des systèmes associatifs complexes, faisant intervenir les corrélations étranges ou les connexions secrètes, en forgeant des réseaux labyrinthiques de causalités imprégnées de l’aura du mystère et du secret. Il fait amplement usage du processus analogique, qui sous-tend la recherche d’un principe unitaire pouvant expliquer la complexité de réalités multidimensionnelles. Les intentions alléguées sont terrifiantes ou perverses, elles sont le fait de minorités puissantes, de manipulateurs concertés ou de réseaux occultes agissant dans le secret. Ces visions conspiratrices fictionnalisent le monde par le biais de l’imaginaire afin de tenter de donner un sens à l’inexplicable. On cherche des filiations narratives, des fils conducteurs entre événements disparates. La génération effrénée d’hypothèses non falsifiables met en cause les abus d’interprétation dénoncée par Umberto Eco dans ses essais critiques et qu’il démontre brillamment dans Le cimetière de Prague que nous avons examiné plus tôt, ainsi que dans Le Pendule de Foucault.
Les logiques de la conspiration et les croyances qui en découlent tentent de donner un sens à une réalité complexe qui semble parfois en être dépourvue. Paradoxalement, à travers leurs idéologies parfois délirantes, elles cherchent à fournir une explication rationnelle à des situations qui apparaissent inexplicables, que ce soit les situations engendrées par les guerres, les maladies virales ou par les catastrophes naturelles. Autrement dit, cet imaginaire réduit la complexité du monde où intervient une pluralité de facteurs à un système d’explication simple. Si elle terrorise en magnifiant les puissances maléfiques dans un dualisme simplificateur, du même souffle elle rassure par la promesse de rendre le monde signifiant, plutôt que de l’abandonner à l’arbitraire. Dans la logique conspirationniste, le monde est régi par un dessein sous-jacent, plutôt que par les forces aveugles du hasard. Rien n’est le fruit de l’accidentel, tout est intentionnel. Les coïncidences sont remplacées par l’action d’une volonté occulte qui organise les événements du monde, autrement dit qui le narrativise afin de lui donner un sens.
La diffusion des connaissances et des idées provenant d’horizons multiples dans un même environnement numérique rend parfois ambiguës les frontières séparant les sources d’information établies et reconnues par la norme sociale et celles issues de ses franges, car le même contexte de circulation et de diffusion permet aux croyances ou aux idées douteuses de côtoyer les sources d’informations crédibles, issues soit des institutions académiques ou encore des chaînes d’information sérieuses qui les relaient dans l’espace public. L’accessibilité de ces idées est rendue possible par leur déploiement à large échelle dans les réseaux numériques, multipliant les échanges qui facilitent la pollinisation de ces idées, leurs croisements et leurs fertilisations mutuelles. Les réseaux favorisent leur dissémination en marge des institutions garantissant la validité des informations qui se propagent dans l’espace numérique. Par la prolifération des canaux médiatiques libres, les idées autrement marginalisées par la culture dominante se fraient un chemin dans l’espace public et deviennent dès lors accessibles. La sphère d’Internet transforme encore plus profondément la circulation des idées les plus hétérogènes, sans favoriser une tendance plutôt que l’autre : elle multiplie les alternatives aux canaux de diffusion traditionnels ainsi qu’aux intermédiaires classiques que sont les producteurs ou les éditeurs, garantissant la validité informationnelle ou agissant comme gardiens du savoir institutionnalisé. C’est par ces multiples canaux alternatifs que peuvent s’infiltrer graduellement les théories fallacieuses, capables de se propager de façon virale dans l’espace social.
Comme les mécanismes de la rumeur dans l’espace public où l’oralité prédomine, la propagation des idées alternatives allant jusqu’aux hérésies dépend du bouche-à-oreille. Cependant, les réseaux numériques leur procurent des affordances inédites. En effet, ces systèmes de pensée alternative bénéficient de la vitesse de la diffusion des idées dans l’espace du Web, qui ne demande plus de période d’incubation nécessaire à la sédimentation et à la validation des informations. On pense, par exemple, à la propagation fulgurante des mèmes sur Internet. En somme, un mouvement centripète facilitant l’agglomération de ces idées ou leur cristallisation au sein de communautés parallèles est combiné à des mouvements centrifuges de dissémination virale des idées qui ne sont pas nécessairement validées par une instance crédible. Ces nœuds d’agrégation permettent de cristalliser ces idées en contrant ainsi leur caractère volatile dans un espace d’oralité, qui sont par la suite régurgités dans l’espace socio-numérique par les mécanismes de propagation virale.
On peut ajouter à ces facteurs une déstabilisation des méthodes de contrôle provenant des institutions ou des gouvernements ainsi qu’une érosion des structures d’autorité, qu’elles soient de nature scientifique ou politique. La dissémination des contenus marginaux profite de la fragilisation de l’autorité éditoriale des institutions reconnues et des savoirs scientifiques sanctionnés par la société. Ainsi, les franges de la croyance récupèrent la perte de confiance généralisée qui s’exerce dans l’espace social contre tout pouvoir, que ce soit celui de Dieu, de l’Institution ou de l’État, qu’il soit de nature autoritaire ou démocratique. Les pertes de repère face à un monde dont la complexité croît sans cesse sont le terreau des hérésies contemporaines et des idéologies d’extrême-droite où prennent racine les mythologies, qu’elles soient d’ordre religieux ou séculaire. Dans un espace socio-numérique complexe, les limites se brouillent, les croyances se déconstruisent les unes les autres, les vérités s’estompent ou s’éteignent.
En reprenant Borges, le monde d’Internet et l’espace médiatique des réseaux socio-numériques deviendront-il Tlön ? Doit-on trembler pour la démocratie lorsqu’une droite extrémiste au pouvoir s’empare des jeux de miroirs des réalités alternatives ? Si les réseaux en ligne constituent cet espace symbolique quasi-chaotique où prennent place toutes les déviances, il est aussi cet espace multiforme qui interdit toute pensée unique. Il faut se rappeler que si l’imaginaire social est l’agent responsable de l’émergence et de la construction des systèmes symboliques, et qu’il peut être porteur de conceptions déviantes aux conséquences réelles, il est également la source de la pensée créative d’où émergent les fictions artistiques tout comme les valeurs transformatrices sur le plan social qui peuvent avoir des effets positifs. La construction de la réalité sociale portée par l’imaginaire n’est pas seulement la cause de conséquences négatives : sa puissance créatrice peut également induire des valeurs transformatives qui sont positives pour la société. Il ne s’agit pas de tomber dans le piège de la condamnation platonicienne de la fiction, capable de contaminer notre perception du réel. Celle-ci nous entraînerait vers des cas de censure, eux aussi bien réels, de l’expression artistique. Cependant, il importe de demeurer vigilant face aux failles des valeurs de vérité dans l’espace numérique pour en comprendre les principes et en déconstruire les mécanismes.
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La nouvelle a d’abord été publiée dans le journal Sur en 1940, avant d’être intégrée en 1944 dans le recueil Ficciones. L’édition Gallimard consultée ici date de 1991, et se base sur une version espagnole de 1956. La traduction a été assurée par Paul Verdevoye, Nestor Ibarra et Roger Caillois.↩
Le modèle du jeu en réalité alternée a été inauguré par le projet The Beast, en relation avec le film Artificial Intelligence, de Steven Spielberg (2001). Il était basé sur un thème conspirationniste. Par la suite, le genre a essaimé en se situant à la croisée des jeux de piste, des jeux vidéo et des médias sociaux. Voir Bourassa (2015, 17‑33).↩
L’abduction est l’un des trois processus mentaux que Charles Sanders Peirce (1839-1914) a identifié au cours de ses travaux sémiotiques fondateurs. Ces processus interviennent dans l’émergence et la construction de la signification. Outre l’abduction, les deux autres types de raisonnements sont l’induction et la déduction. Le raisonnement inductif désigne le processus qui consiste à aller du particulier au général, par exemple dans une démonstration, alors que le raisonnement déductif consiste à analyser les conséquences de quelque chose, par exemple un fait précis. Ces deux processus relèvent de la logique pure.↩
Dans un exemple classique de la philosophie du langage, William Quine (1908-2000) imagine une situation où un linguiste est plongé dans une culture primitive. Alors qu’un lapin saute dans un buisson, l’un des natifs assistant à la scène s’exclame « Gavaigai ». Mais le terme signifie-t-il « lapin », ou encore « parties du lapin » ? Selon la situation, le linguiste ne peut pas le déterminer. Tous ces sens peuvent faire partie du concept sous-jacent au terme Gavagai, comme le natif le découvrira par la suite en étant exposé à différents contextes où le terme intervient. Voir Danesi (2011).↩
C’est en 1710 que George Berkeley (1685-1753) publie son Traité sur les principes de la connaissance humaine, dans lequel il développe son système philosophique. Celui-ci s’oppose au matérialisme et au scepticisme. L’idéalisme de Berkeley diffère de celui de Kant, dit transcendantal. En effet, pour Kant, que réfute Berkeley, il existe des formes a priori qui existent par-delà les phénomènes eux-mêmes et qui les conditionnent. Au contraire, pour Berkeley, de telles entités a priori n’existent pas, d’où la notion d’idéalisme empirique.↩
Cette conception de la réalité par Berkeley est tout à fait opposée à celle de Platon, pour lequel seules les idées sont réelles, et non les choses sensibles.↩
C’est autour du Protocole des Sages de Sion que Eco échafaude sa fiction, basée sur des faits historiques ayant réellement eu lieu. L’auteur décrit en détail les circonstances dans lesquelles le faux de Joly aurait été fabriqué. (Eco, s. d.a, 215‑39).↩
J’emprunte les grandes lignes et les éléments historiques de cette analyse à Taguieff (2006). L’imaginaire du complot mondial. Aspects d’un mythe moderne. Paris, Mille et une nuits.↩
Ce dernier document s’opposait alors à Napoléon III. Le document apocryphe reposait également sur une série d’autres textes, dont certains étaient eux-mêmes des plagiats de faux antisémites.↩
C’est d’ailleurs le compte-rendu de l’une de ces réunions dans le cimetière de Prague qui a justifié le titre du roman du même nom d’Éco.↩
C’est dans le journal d’extrême-droite Znamia (Le Drapeau), sous l’intitulé Programme de la conquête du monde par les Juifs, que le document apocryphe commence à circuler dans l’espace public en Russie. Taguieff, ibid.↩
C’est à partir de 1920 que le document incendiaire sera traduit en allemand, puis en anglais, accompagné d’un discours toujours plus venimeux sur les terribles menaces du « péril juif » (Taguieff 2006).↩
Voir l’éditorial du Times de Londres, daté du 18 août 1921, intitulé « La fin des Protocoles ». Cet article est la conclusion d’une série d’articles l’ayant précédé, autour de la controverse sur l’authenticité du document. (Taguieff 2006, 132).↩