Les modernes s’intéressaient à ce qui pouvait résulter [des] changements et à leur tendance générale : ils réfléchissaient à la chose elle-même, substantivement, de manière utopique ou essentielle. Le postmodernisme est plus formel en ce sens, et plus « distrait » comme aurait pu le dire Benjamin : il ne fait que mesurer les variations et ne sait que trop bien que les contenus ne sont que des images de plus.
Fredric Jameson, Le Postmodernisme
Lorsque la littérature – le mot est souligné à dessein – convie un autre média, en fait le cœur même de son écriture, se pose la question que formulent les études intermédiales depuis plusieurs années déjà. Que devient ce média, qu’est-ce que cette proximité engendre dans l’ordre de la représentation et du représentable ? La question, proposé-je, mais s’il s’agissait plutôt, sous forme interrogative certes, des réponses que les études intermédiales envisageaient devant l’accélération des emboîtements médiatiques ? Éric Méchoulan dans le premier numéro de la revue Intermédialité notait que « l’intermédialité repose sur un principe de continuité entre des ordres de plus en plus distants les uns des autres », la coupure ou l’autonomie des discours et champs de discours mis en rapport intermédial constitue l’intérêt de cette démarche, car « la relation est par principe première » (Méchoulan 2003, 10‑11). Méchoulan résume bien l’enjeu intermédial, entre d’une part la continuité médiatique – comme topos dialogique, interdiscursif, anti-endogène – et la rupture que cette relation de continuité engage dans le média. Cette relation première suppose toutefois une productivité. Comme une fission d’atome, le saut d’un média vers l’autre produit une énergie de représentation, elle permet, révèle, ouvre. Ainsi du concept de remédiation de Bolter et Grusin tel que le revisite Élisabeth Routhier : cette dernière traite de médiations et médialités « (trans)formées dans l’interaction » (Routhier 2017, 105) ou encore de la « valeur performative de la remédiation poétique » (2017, 108). L’effort théorique de Routhier s’inscrit, comme elle le souligne d’entrée de jeu dans sa thèse, dans un « nouvel ethos de l’intermédialiste », qu’elle définit par une hypothèse révélatrice : « la recherche intermédiale – ou une partie de celle-ci –, contribue depuis quelque temps à faire transiter l’intermédialité d’un axe de pertinence historique et théorique à une posture épistémologique. » (2017, 30) Cette posture se charge de « soubassements idéologiques » et « choit au centre des prismes de la relation, de l’interaction et de la participation » (2017, 33). L’exemple d’Élisabeth Routhier révèle une manière propre à l’intermédialité de poser ses questions, et par-delà, de proposer des réponses ; cet article, toute la rhétorique qui le porte jusqu’ici tend à le suggérer, n’ira pas contre cette position théorique – après tout, peut-être s’agit-il de la seule posture possible devant les interactions médiatiques et plus précisément, devant le discours qu’un média porte sur un autre. Néanmoins – voilà que j’en reviens au mot littérature –, la réflexion que je propose préfèrera au média littéraire l’ordre de discours qu’est la littérature, chargée, par idéologie, de savoir et pouvoir spécifiques. C’est moins par l’interaction, la relation ou la participation que j’aborderai le rapport que la littérature entretient avec un autre média, à savoir la photographie, que par la concurrence, la négation, la réaction. À cet égard, de façon moderne selon l’usage que Jameson fait de ce terme, la littérature sera ici abordée comme utopie, je penserai la chose elle-même dans ce qu’elle fait aux autres choses, aux autres médias.
Il se peut que le phénomène de concurrence entre littérature et photographie soit de nature historique, participant même d’une anthropologie médiatique. On répète depuis l’apparition de la photographie, la distinction de geste qui oppose les deux arts. Philippe Ortel le souligne bien :
Littérature et arts plastiques paraissent ne plus former qu’un sous-ensemble dans le vaste champ des productions mimétiques modernes. Ces arts, arts de la graphè, au double sens d’écrire et de peindre, se voient désormais concurrencés par des images produites mécaniquement, grâce aux progrès de l’optique et de la chimie. (Ortel 2002, 12)
De ce postulat mythique sur la mécanisation des images, découlent certaines propositions, notamment chez Roland Barthes, qui expose le mythe, dans « Le message photographique », de la photo comme « image sans code », mythe qu’il travaillera à déboulonner aussitôt énoncé (Barthes 1982). On connaît également ses propositions de la Chambre claire, où il soutient que la photographie témoigne d’un « ça a été »; « c’est que quelqu’un a vu le référent […] en chair et en os », écrit Barthes (1980, 124), et plus loin, il explicite : « le pouvoir d’authentification prime [sur] le pouvoir de représentation » (1980, 138‑39). Il est de la nature même des mythes d’être connus de tous, aussi vaut-il mieux ne pas trop s’attarder sur cette lourde charge qui pèse sur la photographie, sinon pour citer les mots de Serge Tisseron qui ramasse le tout en une affirmation lapidaire :
Il est admis que ce qui se trouve devant l’objectif compte pour tout, et que le photographe ne compte pour rien. Il ne s’agit pourtant à l’origine que d’un mythe fondateur destiné à positionner la photographie dans un espace où elle ne risquerait pas de concurrencer les arts traditionnels faits par la main de l’artiste. […] Mais peu importe qu’il s’agisse d’un mythe, il prospère, jusqu’à culminer dans le fameux « ça a été » de Roland Barthes, répété jusqu’à la nausée, qui achève de faire confondre la mythologie de la photographie comme image avec la réalité de sa pratique. (Tisseron 2010)
Cette mythique recèle toutefois quelque richesse, en ce qu’elle permet schématiquement de circonscrire les savoirs et pouvoirs qu’on admet, en général, au média photographique; a fortiori, dans leur concurrence, leur réaction face à ce média, les œuvres littéraires que j’entends analyser dans cet article contreront ces traits, sinon pour en contester la validité, du moins pour en relativiser la portée signifiante. En effet, ces traits mythiques, la « mécanisation », « la transparence médiatique » et le « ça a été », font de la photographie un grand révélateur de la réalité – d’un point de vue strictement mimétique –, installant la littérature et l’écriture plus généralement dans une artificialisation du réel, une reconstruction subjective, codée, fabulatrice.
Afin d’observer la contestation de ces traits, trois œuvres contemporaines seront appelées à l’analyse : Portraits d’après modèles d’Andrée A. Michaud, Nous mentons tous de Normand de Bellefeuille et Rose Brouillard, le film de Jean-François Caron1. Les démonstrations viseront une certaine pédagogie, attachant chaque œuvre à un trait contesté ; une telle approche permettra en fait de bien asseoir l’attitude épistémologique que cet article entend présenter, à savoir la survivance de l’esprit d’une concurrence entre les médias et, par-delà, entre les  ordres de la représentation qui organisent ces médias. En ce sens, les œuvres analysées ne participent pas de l’époque de la naissance photographique, mais bien de ce qu’on se plaît à nommer en art le « postmodernisme », marqué par la porosité, l’hybridité, la diffraction et l’impureté en littérature et dans les arts en général2. Tous ces traits de la multiplicité paraissent, par idéologie, et comme le laissait envisager la naissance des études intermédiales, allergiques à l’idée de chasse gardée d’un domaine, ce qu’en littérature on a nommé à une certaine époque la littérarité. Or, aussi postmodernes soient-ils, aussi hybrides se présentent-ils – mélangeant à la littérature des remédiations photographiques et filmiques –, ces romans s’organisent aussi selon un discours inverse, la résistance d’un propre, une défense de ce que peut la littérature. D’un discours distrait comme l’écrit Fredric Jameson, les œuvres ne se privent pas, cependant, d’une certaine essentialisation. Il y a là une contradiction. Il s’agira de la rendre productive.
1. Une mécanique pure ? Portraits d’après modèles d’Andrée A. Michaud.
Dans Portraits d’après modèles d’Andrée A. Michaud, l’écriture semble s’ancrer dans une conception moderniste de la littérature ; on y reconnaît plus spécifiquement ce que Roland Barthes rattachait à « la littérature objective » – conçue dans le sens de « verre objectif » « tourné du côté de l’objet qu’on veut voir3 » (Barthes 1964, 29) – à savoir, écrit Barthes, « la promotion du visuel, le sacrifice de tous les attributs de l’objet à son existence “superficielle” » (1964, 32). Ces mots du critique, rattachés à l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet, collent imparfaitement au roman de Michaud ; une filiation apparaît néanmoins, lisible dans la résistance à une contextualisation narrative, aux antécédences et projections.
La vue, poursuit Barthes à propos de la littérature objective, est le seul sens où le continu soit addition de champs minuscules mais entiers : l’espace ne peut supporter que des variations accomplies : l’homme ne participe jamais visuellement au processus interne d’une dégradation : même morcelée à l’extrême, il n’en voit que les effets. L’institution optique de l’objet est donc la seule qui puisse comprendre dans l’objet un temps oublié, saisi par ses effets, non par sa durée, c’est-à-dire privé de pathétique. (1964, 37)
Chez Michaud, en effet, la primauté du point de vue semble tirer la narration de la durée vers ces champs où tout est accompli. Privé par conséquent du pathétique, ni désir ni hors-champs n’informent la suite de scènes qui constitue le roman. La narration, et cela agit thématiquement, se trouve face à un temps oublié ; tout a eu lieu, rien n’est motivé4.
En ce sens, la trame narrative se résume à peu de chose : un homme est amnésique, il recherche des images perdues afin de les peindre ; une femme est engagée à titre de modèle pour que survienne l’anamnèse, sans succès. Le rôle du modèle, servir d’intermédiaire entre un temps oublié et le présent du geste du peintre, prend alors de nouvelles formes : elle est invitée à décrire des photographies que l’homme refuse de regarder. La description seule des images permet donc à l’homme d’en connaître le contenu. Le roman reproduit par là le rapport du lecteur à la photographie du livre : l’image absente devient pure narration.
Ces photos décrites prennent la forme de véritables scènes ; si la narration retient, si elle tâche de se réduire à l’objectif du point de vue, la modèle en contrepartie ne se prive pas d’investir l’ekphrasis dont elle est chargée : « Voilà, l’histoire se terminera ainsi, sur le son de la valse, c’est une possible fin et qui ne trahit pas l’image. Pour le reste on verra, il n’est pas interdit d’inventer d’autres fins demain, ou de nouveaux recommencements. » (PAM : 62) Le geste de la modèle consiste effectivement à imaginer et, de là, à inventer ; ainsi, elle tente de percevoir « l’ombre du photographe » qui, projette-t-elle, essaie de « fixer l’image au moment qui lui semble opportun, c’est-à-dire au moment qui saura contenir en lui-même la succession des autres images laissées derrière elle par la femme » (PAM : 82). Chaque image s’en adjoint d’autres, inférées, pour que se mette en marche un film, une narration.
Au-delà de la production que ce contact entre narration et photographie permet, se devine une mécanique limpide, qui agit de façon inverse. Si l’image se laisse prendre, se laisse investir, c’est qu’en tant que produit mécanisé elle n’a plus avec ce dont elle rend compte qu’un rapport conatif pur. La photo montre ce qu’elle montre, pour ainsi dire, le pléonasme soulignant le cul-de-sac auquel mène une telle mécanisation du réel5 (Cossette 2003). On comprend que cette mécanique engage un manque, que c’est en raison de ce manque que la narration peut agir. Jan Baetens écrit fort justement, en ce sens :
c’est parce qu’il manque des éléments à hauteur de la représentation visuelle que la perception de l’image, devenue plus active, tentera de venir à bout des problèmes de compréhension visuelle, le décodage narratif étant sans conteste une des voies les plus satisfaisantes d’un pareil traitement. (Baentens 2006)
On voit bien ici comment la mécanisation infère un encodage de la photo, puisqu’elle appelle un décodage. La photo se retrouve en telle position chez Andrée A. Michaud qu’elle représente encore – on verra chez Normand de Bellefeuille comment cela n’est plus très sûr –, mais ne signifie plus. Ce nœud rend lisible le problème médiatique que souligne cette œuvre.
En vérité, nous nous retrouvons, devant Portraits d’après modèles, avec une contradiction de point de vue : d’un côté une narration qui cultive son absence, son objectalité, de l’autre, une femme qui dénature l’objet perçu jusqu’à le détourner. La narration souligne à cet égard: « Ainsi durant des mois cette femme aurait raconté des histoires qu’elle était seule à voir et tous ces mois il aurait entendu des récits que nul ne racontait… » (PAM : 92) Entre le pur conatif de l’image et la mise en narration de celle-ci apparaît un geste d’usurpation ; on précise, en fait, « que la femme est passée du côté des images, où ne se mesure plus le temps, et qu’elle confond sa propre histoire avec les peurs d’une autre femme » (PAM : 85). C’est dire que les échanges entre le mouvement narratif et la stase de l’ekphrasis se font dans les deux sens. D’un côté, la femme met en mouvement l’image, la tire vers la durée, l’événementiel, de l’autre, la femme est attrapée par « cet autre monde » dont parle Philippe Dubois, alors que « se met à jouer une temporalité contre une autre. Il quitte le temps chronique, réel, […], notre temps d’êtres humains inscrits dans la durée, pour entrer dans une temporalité nouvelle, séparée et symbolique, celle de la photo » (Dubois 1990, 160). Cette situation gagne en intérêt dans le roman dès lors qu’elle dépasse la seule modèle pour atteindre la narration.
« Cette histoire au fond, écrit Michaud, ne se ramène qu’à cela, au probable départ d’un homme, d’une femme, et à leurs toujours plus improbables retours. On conclut ce n’est pas une histoire, des bribes, et on cherche la trame qui pourrait relier les images. » (PAM : 128) Ce passage révèle en fait ce que le roman doit à la photographie, au-delà de sa représentation. La photo n’y est pas que décrite, présentée, mise en scène ; elle est, suivant ce que j’écrivais déjà à propos de la narration objective, au centre de la position de focalisation – ou, pour mieux dire, de la manière de focaliser. En réduisant les scènes, qui constituent jusque-là le roman, à des images, le geste même de la narration change toutefois de statut, comme si, par une sorte de capture selon le concept de Jean Ricardou6 (Ricardou 1973, 112), la scène narrée (la femme devant les photographies) devient la scène narrative (la narration apparaît devant des photographies dont elle effectue l’ekphrasis narratif). Divers passages soulignent d’ailleurs cette hypothèse de lecture, qui va bien au-delà de l’impression ; ainsi, on lit : « C’est ce qu’on aperçoit d’ici, un homme et une femme, la nuit, debout près des larges fenêtres de ce qui semble être un atelier, un lieu où l’on vivait aussi. » (PAM : 118) Le cadre photographique organise alors la scène portée par la narration hétérodiégétique ; on rencontre un passage semblable un peu plus loin : « elle nous fait face avec ce regard creux et qui ne traverse pas l’espace, comme on s’y attendrait, pour se perdre derrière nos têtes. Ce regard reste en lui et en son univers. » (PAM : 120) Coincés dans le cadre, dans la perception objective qui se trouve alors soulignée, les personnages appartiennent à un autre niveau isotopique, ils sont photos.
Ainsi, la question de la mécanisation du média photographique se pose non pas seulement à la photographie représentée, mais bien à toute l’organisation narrative de Portraits d’après modèles. Le sort de la photographie comme média et idéologie médiatique, comme pouvoir révélateur et constatif s’y trouve en jeu. Ce sort, me semble-t-il, devient pensable à l’aune du mythe de la mécanisation. Philippe Ortel mentionne que la photo, comme invention technique, permet un divorce « entre le photographe et le destinataire de l’image, puisque l’épreuve nie la mention du récepteur. La crise est ici plus profonde, car elle affecte la situation d’énonciation servant de soubassement à n’importe quelle production sémiotique » (2002, 108‑9).
La crise à laquelle réfère Ortel, c’est celle qu’engage la photographie dans la littérature ; la photographie semble porter, avec sa mécanisation, la disjonction communicationnelle, le problème d’une véritable sémiotique. Lorsque la modèle tente de saisir « l’ombre du photographe » comme on l’a montré plus haut, se lit la tentative de reconduire une communication, mais l’absence de l’operator oblige à ce qu’une autre subjectivité entre en scène, le spectator, qu’un punctum investisse les images pour percer ce qu’elles recèlent, etc. Tout, dans le geste de la femme comme dans celui de la narration, pointe ce manque qui appelle substitution. On pourrait dire que la mécanique ne suffit pas ; si le réel est capté, précisément, cette captation fait problème sans l’operator pour en expliciter la scène, sans la mémoire du peintre qui en a oublié le temps. Que la narration du roman paraisse de plus en plus fabuler sur le sort de ses personnages, jusqu’au dénouement incertain, souligne ce que l’ekphrasis recouvre d’usurpation, et, corrélatif, ce qu’un art de la graphé, du peintre ou de l’écrivain, peut rendre à l’objectivité de la photographie.
Cette présentation du roman d’Andrée A. Michaud permet de saisir, en pratique, à quoi ressemble cette concurrence. S’y trouvent mises en scène les contradictions du média photographique, ses limites et ses mystères, tout en exploitant ses possibles – car sans le manque de la photographie, la narration littéraire ne saurait occuper une telle place. Toutefois, il faut bien mentionner que se joue, à l’inverse, suivant l’idéologie moderne sur laquelle se construit le roman, une valorisation de ce manque ; la photo ne révélant ni contexte ni motivation, devient effectivement le média de référence pour refonder une poétique débarrassée de la fabulation dite réaliste. J’avais mentionné que nous rencontrions des contradictions : en voilà une sur laquelle nous reviendrons plus tard.
2. Un langage sans code ? Nous mentons tous de Normand de Bellefeuille
Le second mythe photographique, ai-je mentionné, s’avère contesté aussitôt énoncé chez Barthes. « Image sans code » constitue effectivement une expression difficilement recevable. Ce mythe par ailleurs, présenté en tant que mythe, se trouve intimement lié au mécanicisme qui distingue la photographie des autres arts :
La photographie, écrit Barthes, se donnant pour un analogue mécanique du réel, son message premier emplit en quelque sorte pleinement sa substance et ne laisse aucune place au développement d’un message second. En somme, de toutes les structures d’information, la photographie serait la seule à être exclusivement constituée et occupée par un message « dénoté », qui épuiserait complètement son être ; devant une photographie, le sentiment de « dénotation », ou si l’on préfère, de plénitude analogique, est si fort, que la description d’une photographie est à la lettre impossible ; car décrire consiste précisément à adjoindre au message dénoté, un relais ou un message second, puisé dans un code qui est la langue, et qui constitue fatalement, quelque soin qu’on prenne pour être exact, une connotation par rapport à l’analogue photographique. (1982, 10‑11)
On perçoit dans le conditionnel qu’utilise Barthes ce que cette description doit à un air du temps, à une idée reçue, bref, à un mythe, au sens où l’entend Barthes lui-même. Bien que l’essai du critique ait pour objet de révéler la facticité d’une telle vision, j’aimerais m’accrocher à cette définition mythique, car elle s’avère au cœur du roman de Normand de Bellefeuille. Dans Nous mentons tous, en effet, la photographie a perdu sa transparence, et ne reste, pour inverser la formule de Barthes, que son « vide analogique ».
L’attaque s’y fait frontale, contrairement à ce qu’on a pu voir avec Portraits d’après modèles. « Une seule photo, souligne le narrateur, réussit à compliquer un peu plus l’univers. » (NMT : 73) La trame narrative explicite cet aspect. Le narrateur7 travaille dans le cinéma ; spécialiste des bandes annonces, il honore un contrat en lien avec une adaptation montréalaise des Métamorphoses d’Ovide. Cette intermédialité thématisée s’adjoint une intermédialité problématisée : le narrateur vient d’être quitté par sa femme, Raphaëlle, laquelle lui fait parvenir des lettres mensongères d’Italie dont il peine à discerner le vrai du faux. Ces lettres accompagnent d’autres découvertes, puisque le narrateur a mis la main sur un vieil appareil photo Pentax, au fond de son placard ; faisant développer le film que portait l’appareil, il ne reconnaît aucun des clichés.
Je suis bien intrigué par les prochaines lettres et par toutes ces photographies qu’il me reste encore à découvrir, énonce le narrateur. Tout cela à reconstruire, une trame qui me prend tout, mais qui me disperse tout autant, démembré désormais dans ma propre minuscule histoire ; tant de petites images à remettre en place. Et pour comprendre quoi au juste ? Le départ de Raphaëlle ? La raison des faux mensonges ? Le rôle réel du photographe-imaginaire ? (NMT : 117)
Ce passage résume bien l’enjeu du roman. Les photos agissent dans l’histoire du narrateur comme problèmes, loin d’ajouter du sens à la trame, elles en entament la lisibilité. On peut dire, d’une certaine manière, que les photos mentent alors sur leur dénotation, en ce qu’elles voilent – contre le mythe qui les porte – le message exclusivement dénoté qui serait le leur. De là, la méfiance du narrateur, qui, d’un autre côté, fait confiance au texte, « aux adjectifs surtout qui […] corrigent le monde si leur nombre est exact » (NMT : 171). La concurrence entre les médias joue à plein dans Nous mentons tous, et l’aspect correctif de l’écriture résonne avec la réparation du problème de compréhension visuelle qu’effectue la narration dans Portraits d’après modèles : dans les deux cas, ainsi, le manque photographique trouve pour comble naturel les outils de la littérature. Loin de constituer fatalement une connotation de la pure dénotation photographique, ces combles littéraires paraissent appelés par les vides que laissent les images.
Pour bien éclairer le problème médiatique du roman de De Bellefeuille, attardons-nous au passage de la découverte des photographies :
Il n’y reconnait rien que des ombres plus ou moins lourdes et une lumière blafarde qui viendrait d’en haut. Il ferme les yeux, les ouvre aussitôt, les referme et les rouvre, recommence plusieurs fois ce petit manège, et à la douzième ou treizième fois, il voit, mais très rapidement, la chevelure et les orbites des yeux, à peine différentes d’une image à l’autre puisque ces photographies […] ont été prises en rafale, avec une fébrilité qui ne pouvait être qu’amoureuse. (NMT : 63)
Il faut au spectator remettre l’image en mouvement – la photographier de nouveau grâce à l’obturation répétée du regard – pour en découvrir des aspects. Ceux-ci se révéleront faux : il décelait un personnage, mais l’image représenterait un paysage. Deux éléments se problématisent alors. Le personnage, d’abord, n’est pas l’opérateur, puisque, comme l’énonce bien Michel Collomb,
le plein visuel de l’image photographique n’empêche en rien son « manque » de sens lorsque le cadrage n’obéit à aucune intention repérable et que la fantaisie de l’opérateur prend le pas sur le souci de désignation. Il suffit qu’aucun élément contextuel ne permette d’identifier son objet pour que ce qui était connu et familier de l’opérateur prenne les apparences du fantomatique […] pour le spectateur. (Collomb 2009) 
L’image apparue se lie à l’intention ou aux fantaisies de l’opérateur qui reste inconnu à cette étape du récit. Cette dépendance de la photo aux éléments de sa constitution tend à approuver l’avis qu’exprime le narrateur pour ce média : la photo, en soi, sans explication, complexifie l’univers. Le second élément problématisé dans cette scène est lié au mouvement narratif : l’image, pour faire sens, doit être mise en mouvement, sinon sur le plan de son contenu, du moins sur celui de sa perception. Ce mouvement nécessaire évoque, dans le roman, le cinéma. L’intermédialité thématisée rentre ici en ligne de compte : lié au milieu du cinéma et à cette étrange adaptation cinématographique d’un classique inadaptable – les Métamorphoses ! –, le narrateur a pour fonction professionnelle d’ériger un pont entre les médias. Si on accepte l’idée un peu bête que le cinéma, c’est du mouvement et des images, le narrateur travaille, depuis son rôle intermédial, à mettre en mouvement des images pour se faire un cinéma, pour donner aux photos le sens que ce média ne peut garantir en lui-même. Il n’est pas anodin qu’il n’y ait que 21 photos plutôt que 24 comme en contiennent les films photographiques : est souligné, par-là, le caractère partiel de l’image qui ne sait former la séquence (celle constituée de 24 images/seconde), qui ferait sens, mouvement, sur le plan narratif.
Le jour des photographies, cette « tache aveugle sur sa mémoire » (NMT : 65), apparaît dès lors comme un vide à remplir : « Il croit qu’il ne lui reste plus qu’une énigme à résoudre : ce jour-là, le jour des photographies. » (NMT : 66) Les autres clichés ne s’avèrent pas tous aussi obscurs : ils évoquent tantôt sa femme, Raphaëlle, quelques années plus tôt, tantôt un homme qu’il ne reconnait pas, de dos. Le dénoté manque ; dès qu’il apparaît, il ne suffit pas – le temps oublié, la motivation narrative, encode l’image. On peut dire, en fait, que dans Nous mentons tous, la photographie est monstrueuse, comme l’écrivait Jean-Luc Nancy, ou encore, pour parler avec William J.T. Mitchell,
[qu’] [a]u lieu de fournir une fenêtre transparente sur le monde, les images sont désormais considérées comme un type de signe à l’apparence trompeuse ; à la fois naturelles et transparentes, elles dissimulent un mécanisme de représentation opaque, déformant et arbitraire. (Mitchell et Iconologie 2009, 44)
Cette opacité, comme on la rencontre dans le film Blow-Up, par exemple, ne peut être dénouée que par l’écriture ; ce que fait le roman de Normand de Bellefeuille consiste alors moins à nier le mythe photographique d’une « image sans codes », qu’à radicaliser le constat, et à affirmer que cette absence de codes opacifie le sens, rend le décodage impossible.
Ainsi, à quelques moments, le narrateur souligne que la photo ne fait que dénoter, mais par-là, on pourrait dire que la photographie se coupe du monde, elle représente ce qu’elle représente, pour reprendre une formule que j’ai déjà utilisée. C’est le sort de la silhouette d’une femme, qui ressemble à Raphaëlle, mais de façon incertaine: « Cette femme est la femme de la septième photographie. Cette femme n’est peut-être personne d’autre que celle de la septième photographie. » (NMT : 90) La représentation devient pure représentation, emprisonnée dans le média, sans lien avec le réel. De même, plus tard dans le récit, le narrateur tente de comprendre qui est l’homme dont il aperçoit le profil, de dos, sur une photographie ; pour le découvrir, il se lance à la chasse aux profils, armé de son Pentax : il photographie des dizaines d’hommes, de dos, pour comparer ensuite les photos, suggérant donc qu’une photo ne peut que référer à une autre photo, ne peut dénoter qu’une autre dénotation, sans lien direct avec l’expérience du réel. Au nom de la littérature et du narratif, en fait – et voilà comment se termine Nous mentons tous – le roman souligne l’insuffisance de la dénotation, la nécessité du code et du connoté8 (Chassay 2006). Ainsi, à la fin, la narration se penche sur le personnage et suggère ceci : « Peut-être, vraiment, devrait-il l’écrire, ce roman, ce qui serait sa façon de rendre l’ombre à la lumière. » (NMT : 177) À la graphie mécanique de la lumière sur le film photographique, on oppose l’ombre du mot sur la page. Encore une fois, la concurrence se fait frontale.
3. Ça a été ? Rose Brouillard, le film de Jean-François Caron.
L’expression « répétée jusqu’à la nausée » écrivait Serge Tisseron, reste sans doute, en cette dernière étape de ma démonstration, le plus entêté mythe photographique. L’existence évidente, la force conative, résiste dans la photo, et en manière de synthèse, s’avère implicitement portée par les deux autres mythes que j’ai voulu présenter. En effet, la capture mécanique de l’image, capture d’un réel et, corrélatif, l’absence d’encodage de ce réel – pour le dire de façon simple, nul ne manie les pixels pour les placer sur la photo – assurent ce ça a été ; que l’image soit une mise en scène, que le cadre encode la réalité, soit, mais il reste que cette image constitue une capture d’un réel qui était là.
Sur ce plan, la concurrence entre la photographie et la littérature agit donc différemment. Nous avons vu jusqu’ici que les narrations répondaient aux manques photographiques – manque de subjectivité en regard de l’objectif mécanique, manque de code aussi bien pour atteindre un sens plein. Si le ça a été constitue une conséquence de ces manques, le positif de ces négatifs pour ainsi dire, la littérature ne peut venir contester ce mythe qu’en proposant le danger de ce pouvoir révélateur. Jusqu’ici, mes démonstrations ont traversé des terrains techniques liés aux images photographiques comme structures des écritures, maintenant il faut revenir à l’idéologie première des médias : la force conative de la photo vient avec ce regard positif sur le réel, la littérature propose quant à elle une conception négative – fabulée, fictionnelle – de ce réel.
On connaît les termes utilisés par Roland Barthes pour penser ce ça a été, mis sous pression par un studium, d’une part, et un punctum, d’autre part ; manière de saisir le dénoté d’abord, manière d’imaginer par ce qu’on suggère dans les marges, ensuite, cette « sorte de hors-champ subtil, écrit Barthes à propos du punctum, comme si l’image lançait le désir au-delà de ce qu’elle donne à voir » (1980, 93). Dans Rose Brouillard, le film, on tente de faire oublier le punctum. Le roman raconte une campagne de marketing pour un petit village nord-côtier, bien nommé – en fait renommé – Sainte-Marée-de-l’Incarnation. Cette campagne vise à attirer le tourisme comme il se doit et s’organise autour d’un récit historique refait de toute pièce et d’une recherche de témoignages servant à renseigner sur la vie ancienne en ce lieu pétri de traditions et de rituels. La trame principale raconte la quête d’une contractuelle en marketing, à la recherche de Rose Brouillard, la fille du Veilleur du Phare de Sainte-Marée; la contractuelle veut filmer et photographier cette Rose Brouillard, vieille octogénaire, comme une preuve ancestrale de ce lieu folklorique : « c’était bien là l’objectif de toutes mes démarches pour retrouver Rose : qu’on en garde des images saisissantes. » (RBF : 204) Mais Rose est vieille et sénile, elle vit à Montréal où toute sa vie est écrite sur des aide-mémoires pour ne rien oublier à chaque matin ; ainsi, quand la contractuelle lui présente des photos « d’époque » de Sainte-Marée, Rose ne se souvient de rien, et elle digresse, incapable ni d’expliquer le dénotatif de l’image, ni de lui insuffler ce désir de marge, le punctum. La quête, alors, paraît déceptive. La contractuelle n’aura à offrir pour la campagne marketing que l’image d’une vieille dame comme relique d’un monde ancien, manière de dire que ce monde ancien existe encore dans le présent, alors même que ce monde n’existe plus, car Rose Brouillard a perdu ce monde ancien avec le passage du temps et le trépas de sa mémoire. Pire, ce temps n’a jamais vraiment existé, Sainte-Marée est l’invention positive de publicistes.
Cette mécanique opère en fait dans toute la campagne de marketing. Si Rose apparaît telle l’ersatz d’un passé – alors même que le passé est ce qu’elle ne possède plus, pétrie qu’elle est d’un temps oublié – c’est que tout le village parait dénué du temps dont on veut l’insuffler. La quête marketing qui traverse le récit consistant à « créer une image » au petit village prend très vite la forme d’une falsification. En fait, toute la campagne ne serait qu’une fraude au ça a été de Sainte-Marée. Ainsi, le Conseil municipal engage un homme pour créer une histoire au village :
Ils ont mis un gars là-dessus, au conseil municipal, un gars qu’ils ont payé, pour vrai, pour qu’il nous écrive notre histoire, qu’on sache quoi dire au touriste. Sauf que c’était pas un historien. […] Un type qui vient de l’autre bord du fleuve, qui a rien à voir avec nous autres. […] Imagine. Un auteur payé pour nous raconter une histoire pas comme les autres. Payé pour qu’il nous raconte qui on est. Payé pour nous imaginer. L’œuvre de sa vie, à ce qu’il paraît. Avec les photos qu’on lui a trouvées, il nous a raconté tout ça. (RBF : 173-174)
C’est le punctum de son désir marketing qui vient mentir sur Sainte-Marée, lui inventer des rituels, une origine, une longévité. Mais lorsqu’une écrivaine vient visiter Sainte-Marée et se penche sur les photos censées raconter tout cela, l’évidence saute aux yeux – ou du moins, un autre punctum, hors-champ subtil, la frappe :
Cette photo. Dont il est établi qu’elle a dû être prise en 1973. Celle qui ne voulait absolument pas montrer ce que j’ai remarqué, qui voulait plutôt montrer les pêcheurs sur le quai à partir du pont d’un bateau […] Mais en arrière, de cet angle, en arrière des pêcheurs […] : le village. Qui ne contient pas la moitié des maisons centenaires qui s’y trouvent aujourd’hui. (RBF : 203)
Comme Rose Brouillard est ce passé représenté qui ne représente pas le passé – elle n’est qu’un corps vide, sans mémoire – cette image représentant les rituels du passé abolit un passé encore plus profond, en dévoilant la supercherie : une partie du village qu’on disait centenaire avait été construite après 1973, la photo dit, en substance, ça n’était pas.
En fait, ce que suggère le roman de Jean-François Caron reprend assez bien la piste suivie chez Andrée A. Michaud et Normand de Bellefeuille : la grande présence de la photographie, ce trait si déterminant dans sa mythique médiatique, se paye d’absences que comblera le spectator – c’est pourquoi Barthes, vers la fin du « Message photographique », conclut que « la lecture de la photographie est donc toujours historique » (1982, 21). L’histoire, à lire ici comme savoir connoté du lecteur, référence connue, etc., s’opposera toujours au mythe de la photo, et en ce sens, dans les trois exemples de cet article, c’est l’histoire qu’on cherche à refaire – que raconte la suite des photos, peut-elle raconter l’histoire que j’aimerais la voir raconter ? Pourtant, l’exemple de Rose Brouillard, le film reste différent dans son fonctionnement : ce qu’il présente ne se résume pas à une histoire qu’on refait pour réparer les images. On ne répond pas, ici, aux vides laissés par les codes, au contraire. Le roman souligne plutôt que l’objectif auquel se lie la photographie s’avère grevé de positivité historique – ça a été participe d’un vaste discours à prétention de vérité auquel s’oppose la littérature. Vers la fin du roman, une écrivaine fait du tourisme à Sainte-Marée ; son compagnon s’inquiète que l’agence de marketing les filme : « Je ne suis pas certain d’aimer ça. On peut faire dire ce qu’on veut aux images qu’on capture. » (RBF : 194) Ce personnage déplorait déjà d’avoir été capturé par la littérature :
[J’ai appris] qu’elle écrirait tout, ferait de tout ça son roman suivant : ce jour où nous nous étions perdus, en pire ; ce jour où je m’étais enivré, mais plus ; ces fois où nous avons fait l’amour, en plus glauque. Il s’agissait de cela, toujours, elle voulait nous écrire, elle voulait faire de moi un cobaye, un autre de ses personnages. Je n’ai plus envie d’être la matière de ses romans[.] (RBF : 192)
Entre ces deux captures, on saisit bien ce qui diverge : la littérature constitue une transformation, une connotation – en pire, mais plus, en plus glauque. La photographie de son côté fait dire, elle inculpe la réalité, d’une certaine manière, car elle est chargée de cette réalité. La position de Rose Brouillard, le film consiste alors à mettre face à face deux ordres de représentation, l’une marquée par sa fiction, par son jeu sur le réel, l’autre, par la confiance sociale qu’on lui consent, sa positivité problématique. À l’objectif s’opposait le subjectif, à l’absence de codes, l’encodage, à la positivité d’une photo, l’ambiguïté et le décalage de la littérature.
Faire son cinéma : contradictions de la concurrence
La démonstration se voulait pédagogique, aussi a-t-elle inféré des frontières là où apparaissaient parfois des continuités : les trois mythes photographiques sur lesquels porte cet article constituent, on l’aura compris, une sorte de formule atomisée. Cette démarche visait après tout moins à éclairer les œuvres, ce qu’elles disent et produisent dans leur rapport à la photographie, qu’à mettre en place une hypothèse que je rappelle ici : dans le contexte des études intermédiales qui, par un biais épistémologique, ont tendance à penser la productivité des hybridations et ouvertures médiatiques, il peut subsister l’esprit d’une fermeture, d’une essentialisation des médias et plus spécifiquement de la littérature. Par conséquent, plutôt que de s’ouvrir aux autres médias, certaines œuvres – et voilà encore maintenant une hypothèse bien plus qu’un constat – mettent en place une concurrence des médias, à la fois affirmation d’un pouvoir de la littérature et dénonciation des failles des autres médias. Il n’est pas certain que cette hypothèse puisse être positivement affirmée en fin de parcours, en ce sens que si la concurrence constitue une lunette d’analyse productive – je soutiens que cette concurrence permet de saisir la structuration des discours médiatiques –, elle ne saurait exclure une remédiation positive. Cette contradiction aura apparu dans mes démonstrations, il convient de s’y arrêter.
Entre la photographie comme image fixe et la littérature comme mouvement d’idées, les oppositions paraissent nombreuses et aisément exploitables. Or, aura également apparu dans les œuvres analysées, inféré ou mis en présence, le cinéma. D’une certaine manière, on peut dire que la mise en mouvement des images par la narration vise le cinéma, fait du cinéma la lecture au cœur de ces romans – ces romans avancent avec cet archimédia qui en structure les perceptions. À cet égard, nous sommes en pleine impureté postmoderne, aucun « propre » ne résiste, comme si – et le dire de cette manière paraît suranné et moderne –, le « grand média » cinématographique colonisait la littérature. Ce comme si contient l’aporie de ma démonstration, car ce comme si ne tient pas la route, paraît absurde, forcé : peut-on encore, productivement, penser le monde médiatique en guerres idéologiques de « forme », de « pouvoir », comme on penserait la lutte de prestige entre acteurs sociaux ? Penser à l’aune d’une telle négativité ne trouvera du moins aucune assise pragmatique – nul ne saura s’imaginer un écrivain défendant le pouvoir de son art contre celui d’un cinéaste, par exemple.
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Antoine Compagnon pose la question moderne du pouvoir de la littérature : « Y a-t-il vraiment encore des choses que seule la littérature puisse nous procurer  ? » demande-il notamment (Compagnon 2013, 27). Il faut bien souligner le « que seule », qui tire la littérature du grand champ culturel pour en questionner la spécificité (2013, 27). Les réponses de Compagnon s’avèrent hésitantes, même si à terme il expose une nécessité résistante :
La littérature doit donc être lue et étudiée parce qu’elle offre un moyen – certains diront même le seul – de préserver et de transmettre l’expérience des autres, ceux qui sont éloignés de nous dans l’espace et le temps, ou qui diffèrent de nous par les conditions de leur vie. (2013, 63)
Certains diront même le seul : un tel pouvoir exclusif fera évidemment sourciller, et c’est peut-être en la compagnie d’un tel énoncé de foi que j’ai proposé une lecture concurrente des médias dans trois romans contemporains. Par contre, il est permis de croire que l’analyse des œuvres réussit mieux que les discours doxiques à tirer les conséquences d’une telle concurrence médiatique ; ce que j’ai voulu montrer en analysant trois romans contemporains, c’est bien que la narration s’arrogeait une position, un rôle représentationnel. Cette affirmation ne pouvait apparaître – se saisir – que par distinction. En mettant de l’avant le besoin de raconter, de mettre en contexte, en mouvement les champs minuscules mais entiers de l’image, ces fictions soulignent les nécessités des narrations dans la constitution d’un sens, lesquelles sont rattachées par des références marquées à l’écrivain et à l’écriture, à ce qu’on nomme la littérature. Mais les romans font autre chose aussi, à bien y regarder. Ils montrent que ces narrations nécessaires mènent également au cinéma, ou à la discipline historique, ou à l’écriture intime. En affirmant le propre de la littérature contre la photographie, ces œuvres ne peuvent empêcher la dissipation postmoderne ; elles savent encore affirmer la convention qui régit la littérature devenue média, en souligner la frontière, en vertu des « institutions auxquelles nous nous référons » en société, purs produits de la modernité, mais elles ne peuvent échapper à «  la réalité que nous affrontons existentiellement [qui elle] ne l’est plus, comme ne le sont plus les systèmes de régulation qui exercent la plus forte emprise sur notre environnement collectif » (Freitag 2002, 93‑94). L’intermédialité, alors, devient un état des arts et des médias bien davantage qu’un regard qu’on porte sur ceux-ci.
Bibliographie
Baentens, Jan. 2006. « Une photographie vaut-elle mille film ? » Protée 34 (2-3):67‑76.
Barthes, Roland. 1964. « Littérature objective ». In Essais critiques, Seuil, p. 29‑40. Points. Paris.
Barthes, Roland. 1980. La chambre claire. Notes sur la photographie. Paris: Gallimard, Cahiers du cinéma.
Barthes, Roland. 1982. « Le message photographique ». In L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, Seuil, p. 9‑24. Points. Paris.
Chassay, Jean-François. 2006. « Mentir vraiment ». In Imaginaire du roman contemporain, 16:161‑67. Cahier figura. Montréal: Figura.
Collomb, Michel. 2009. « Le défi de l’incomparable. Pour une étude des interactions entre littérature et photographie » ». Vox Poetica.
Compagnon, Antoine. 2013. La littérature, pour quoi faire? Collège de France/Fayard. Leçons inaugurales du Collège de France. Paris.
Cossette, Josiane. 2003. « Signes de l’autre : altérité et perception spatio-temporelle dans Portraits d’après modèles d’Andrée A. Michaud ». Université du Québec à Trois-Rivières. http://depot-e.uqtr.ca/4525/1/000106816.pdf.
Dubois, Philippe. 1990. L’acte photographique et autres essais. Paris: Nathan.
Freitag, Michel. 2002. L’oubli de la société : pour une théorie critique de la postmodernité. Presses universitaires de Rennes. Rennes.
Méchoulan, Éric. 2003. « Intermédialités : le temps des illusions perdues ». Intermédialités 1:9‑27.
Mitchell, W.J.T., et Iconologie. 2009. Image, texte, idéologie. Traduit par traduit de l’anglais par Maxime Boidy et Stéphane Roth. Paris: Les prairies ordinaires, Penser/croiser.
Ortel, Philippe. 2002. La littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible. Nîmes: Éditions Jacques-Chambon.
Ricardou, Jean. 1973. Le nouveau roman. Paris: Seuil.
Routhier, Élisabeth. 2017. « Perspective intermédiale sur le motif de la disparition. Enjeux d’une poétique de la remédiation chez Perec, Modiano et Nolan ». Thèse de doctorat, Université de Montréal.
Tisseron, Serge. 2010. « Quand le numérique révèle la photographie à elle-même ». Serge Tisseron Blog. http://www.sergetisseron.com/photographie/ecrits/quand-le-numerique-revele-la.
Les citations de ces œuvres apparaîtront dans le corps du texte ; les pages seront précédées de leurs initiales : Portraits d’après modèles (PAM), Nous mentons tous (NMT) et Rose Brouillard, le film (RBF).↩
Je renvoie ici assez largement aux hypothèses de Guy Scarpetta, de René Audet quant à la diffraction (« Pour une poétique de la diffraction des textes narratifs », dans Fragments d’un discours théorique. Nouveaux éléments de lexique littéraire, sous la direction d’Emmanuel Bouju, Paris, Éditions nouvelles Cécile Defaut, 2015, p. 25-41) ou encore à Robert Dion et Andrée Mercier à propos de « l’hétérogène » et de la « porosité » marquant le discours sur la littérature québécoise depuis 1990 (« La littérature québécoise du présent est-elle une insondable nébuleuse ? », dans Robert Dion et Andrée Mercier [dir.] Que devient la littérature québécoise ? Formes et enjeux des pratiques narratives depuis 1990, Montréal, Nota Bene, 2017, p. 9-33).↩
Il s’agit des mots du Littré cités en exergue de son article, « Littérature objective », Essais critiques, Paris, Seuil, 1964 [1954], p. 29.↩
Je réfère ici à ce qu’écrivait Gérard Genette dans son article sur la « Vraisemblance et motivation » (dans Figure II, Paris, Seuil, 1969, p. 78-86), à savoir que chez Balzac, la narration agit pour motiver de façon vraisemblable les choix des personnages ; il invente des lois – psychologiques ou sociales – qui justifient les bifurcations de la fiction. Ce sont précisément ces lois et ce faux-mimétisme que condamnent les tenants du Nouveau roman par la « littérature objective ».↩
Josiane Cossette s’attarde à cette question dans son mémoire, en tâchant de voir comment Portraits d’après modèles organise une « sémiotique de la présence » réitérée par le geste interprétatif. « Signes de l’autre : altérité et perception spatio-temporelle dans Portraits d’après modèles d’Andrée A. Michaud », Université du Québec à Trois-Rivières, 2003.↩
La capture est, telle que la définit Ricardou, le passage d’un élément depuis un niveau isotopique donné comme réalité vers un niveau isotopique donné comme représentation. Une femme est décrite marchant avec son chien et devient, au fil de sa description, un mannequin de plastique dans une vitrine de magasin. Dans Jean Ricardou, Le nouveau roman, Paris, Seuil, 1973, p. 112.↩
Je prends le parti de le nommer « narrateur », bien que le roman jongle entre sa narration (homodiégétique) et un narrateur absent (hétérodiégétique). La focalisation s’accroche toutefois à ce personnage du début à la fin du roman.↩
Jean-François Chassay écrit à ce propos que dans Nous mentons tous « la trame de l’histoire a besoin, pour exister, de la lettre comme de la photo, du scénario comme du film, du texte littéraire comme de l’illustration. Un seul de ces modes de représentation disparaît, et c’est tout l’édifice du sens, c’est la tentative de reproduction de ce fragile labyrinthe qui s’écroule » (166). Je crois en fait que cette complémentarité sur laquelle le critique écrit est davantage appelée concernant l’image; la narration se suffit très bien sans les photographies, pour preuve, le roman n’est pas illustré. Dans « Mentir vraiment » dans Imaginaire du roman québécois – Cahier Figura vol. 16, 2006.↩