Subject: Re: L’espace numérique
Date: 28 Sep 2015 09:21
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Marcello,
L’adresse est en effet capitale. Si nous reconnaissons que nous sommes des êtres de relations (même dans le ventre de notre mère, souviens-toi, nous n’existions que par les relations qui nous faisaient), alors l’adresse est un problème d’ordre ontologique. L’enveloppe de notre peau, les baratins qu’on nous a racontés sur la conscience, les fausses gloires de l’individualité nous ont fait croire à notre existence personnelle en butte aux intérêts opposés des autres existants sur Terre. Mais sans ces existants nous n’existerions pas, ou si nous existions à l’écart, la Terre serait diablement ennuyeuse. Une fois reconnu le fait que le je est un nous (et pas simplement un autre : nouvelle héroïsation du je dans la modernité fin-de-siècle), il reste en effet à savoir comment s’adresser et être adressé. Le service postal est d’intérêt général. Tu te rappelles (surtout toi Italien) l’importance des anges : administration postale céleste qui assurait l’adressage réciproque de Dieu et de ses abonnés. Google vit peut-être dans un monde sans Dieu, pour certains, avec Dieu, pour d’autres, mais en tous les cas il a repris à son compte un bon nombre de ses abonnés. La question qui me semble à poser est celle-ci : non à qui, mais comment s’adresser ? La bonne vieille captatio benevolentiae indique combien l’adressage peut devenir un appareil de capture. Et ce n’est pas seulement la bienveillance qui est visée (car elle suppose une supériorité implicite de l’adressé), c’est son amitié. Le modèle Facebook a si merveilleusement fonctionné parce qu’il a repris le principe social de l’amitié pratiqué jusqu’aux temps modernes (avant que la division privé/public, dont nous avons parlé, ne s’installe et que l’amitié soit virée au seul compte courant de l’intime). Mais c’est tout le rapport aux pratiques numériques qui doit être « user friendly ». Non seulement l’espace numérique devrait être égalitaire, mais il lui faut en plus être un lieu de réciprocités amicales ! Captation des affects… Comment s’adresser ? Puisque tu proposes de parler de Google, prenons un minuscule exemple dont j’aime le côté symbolique, mais il faudrait multiplier les angles d’approche. Google a tout récemment modifié son logo (ce n’est pas la première fois) en changeant deux éléments fondamentaux (des détails bien sûr). D’abord, la police de caractère : fin des lettres à empattement (style Times si fréquent sur Windows depuis les années 80) et adoption d’une typo plus ronde et géométrique, allant vers la Futura du Bauhaus que Ikea ou Canal+ ont adoptée, une typo à la fois joviale et épurée pour ceux qui aiment (moi je la trouve faussement rondouillarde et fade, elle ressemble à François Hollande). On abandonne le « g » au dessin tourmenté et si suggestif au profit d’une lettre bêtement ouverte comme une bouche qui bée. Ensuite l’initiale en capitale, celle qu’on retrouve sur les dispositifs plus compacts comme les mobiles au lieu des cinq lettres : c’est un cercle parfait reprenant les quatre couleurs dont un des quarts s’est replié sur lui-même. Ainsi, on a à la fois la perfection du cercle, l’ouverture au monde et la désignation d’un centre. « Venez chez moi, entrez ! », dit cette lettre. « Passez par ici, voici la direction ! », claironne-t-elle. Quand les messages, les données personnelles et les contenus entrent ainsi et passent dans le Temple Goog, c’est là que l’appropriation se fait. Encore une fois revoici mon image du devin traçant, dans le ciel des bits, un cercle dans lequel tout ce qui passe est approprié pour devenir signe ou profit : on voit figuré ce déplacement dans le côté ludique adopté où quatre points de couleur sautent et se changent en un beau G ouvert qui peut à son tour tourner sur lui-même et nous entraîner dans sa ronde infernale : enkuklos paideia, l’éducation qui construit son monde circulaire, l’encyclopédie numérique…
Les historiens, depuis Michel de Certeau, Carlo Ginzburg ou Roger Chartier, ont étudié et valorisé les façons dont les individus, même les plus démunis et socialement rabaissés, bricolent leurs savoirs en s’appropriant ce à quoi ils n’ont pas toujours le droit d’accéder. C’est la face positive et politique de l’appropriation que le numérique permet aujourd’hui en faisant, comme tu le dis, cesser les phantasmes de propriété et l’héroïsation légale de l’original ou de l’auteur. Mais l’appropriation est aussi la façon dont des groupes d’intérêt contrôlent les accès aux contenus et aux données qu’ils n’ont pas produits, qu’ils n’ont même pas bricolés. Le point déterminant, encore une fois, est celui de l’accès, me semble-t-il. Non ?
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 28 Sep 2015 16:37
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Éric,
tu crées un lien entre adresse et accès. Je me demande si on peut l’approfondir à partir d’une fantaisie étymologique — fantaisie car j’invente, sans être capable de juger du sérieux de mon hypothèse. Si j’en crois mon flair, je dirais qu’« adresse » vient du latin ad-rigo — diriger vers quelque chose — et qu’« accès » vient du latin ad-cedo — arriver à quelque chose. L’adresse est donc une manière pour diriger quelque chose ou quelqu’un vers une direction déterminée et l’accès est le fait d’arriver à cette destination. En d’autres mots, l’adresse implique l’accès. Ce qui est adressé devient accessible. L’adresse crée en même temps son objet : justement, pas un individu, mais quelque chose de plus complexe (complètement d’accord avec ta critique de l’in-dividuum) : par exemple un groupe ou une communauté, ou aussi une « personne » faite par le collage d’une série de données. Cette communauté est ensuite dirigée vers une direction particulière. Les stratégies d’adresse des plateformes telles que Facebook ou Google pourraient alors être interprétées comme des actions de création et de direction de communautés. À la fois des stratégies d’identification — hétéronome — et de pilotage des pratiques de ce qui a été identifié. On revient au côté collectif et hétéronome de l’éditorialisation : notre identité est produite en partie par les algorithmes qui, en s’adressant à nous, nous constituent en tant qu’identité — ou cible, ce qui revient, à la fin, au même. Quand c’est gratuit — disait quelqu’un -, c’est vous le produit. Le produit dans le sens que c’est vous qu’on va vendre, mais aussi que vous êtes produits par la plateforme. Je suis Marcello Vitali-Rosati parce que Google récolte des données sur moi et il en fait un tout cohérent — selon son algorithme — qui me produit en tant que personne — c’est la recherche Google qui crée l’in-dividuum. C’est pourquoi je peux reconnaître une adresse. À partir de cette production, Google peut diriger mes parcours dans les fragments de contenus qui font le web et me faire accéder à quelque chose. L’amitié de Facebook construit une communauté qui est ensuite pilotée dans les pratiques d’écriture de statuts, de téléchargement de photos, de commentaire, de like. On accède à ces pratiques et on les adopte parce que nous sommes insérés, grâce à l’adresse de la plateforme, dans une communauté d’amis. Adresse et accès pourraient être les deux catégories de la production de l’espace numérique — et de ses objets. Jouissance et appropriation seraient les formes possibles pour habiter cet espace.
Qu’en dis-tu ? Peut-on encore trouver des parallèles ou des différences avec l’espace pornographique ?
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 29 Sep 2015 13:04
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Marcello,
Quel pédant fantaisiste tu fais (quand je te disais que tu ressemblais à Érasme !). Cela dit, comme le vieil humaniste, en jouant sur ces étymologies, tu éclaires bien des choses. Avant d’y « accéder », un mot sur le jeu étymologique comme tel : nous convenons, je pense, que l’histoire d’un mot ne livre pas des vérités, mais ouvre simplement des manières parfois inattendues de penser un problème (d’où son utilité). Donc j’ouvre mon Gaffiot (le dictionnaire latin-français dont tu dois avoir un équivalent transalpin). Adeo et accedo signifient tous deux « aller vers », « s’approcher » (tu vas un peu vite en en faisant déjà une « arrivée » : nous sommes dans l’asymptote, ce qui me semble intéressant) ; ad-rigo désigne d’abord quelque chose qui est dressé (une pique, une tête) parce que ça se tient droit (_rectus_), et le premier sens de ad-rectus est « escarpé », comme pour une montagne (les Alpes dont nous partageons des versants opposés, si je peux dire, sont notre adresse commune, c’est-à-dire les escarpements que nous devons escalader dans cette conversation claudicante pour nous approcher d’un sommet d’où découvrir ensemble quelques plaisants paysages conceptuels). À partir de là, c’est non seulement la rection, mais aussi la direction qui constitue l’adresse : non plus je me tiens droit, mais je vais droit. Du paysage contemplé du haut de ma tête une fois que je me suis mis debout, je suis passé à un déplacement. Associée par l’étymologie au roi et au droit, l’adresse est une direction juridiquement attestée qui établit un pouvoir, une autorité (sur le lieu adressé, sur la légitimité de m’y adresser quelque chose). Ce pouvoir et ce droit sont par définition ceux d’une « personne morale », qu’elle recouvre toute une communauté ou un seul corps.
Mais je reviens sur accedo, car nous y retrouvons une notion dont nous avons déjà parlé via Sade : céder ses droits. L’accès est une affaire de cession. Et le premier droit que je cède, c’est celui du « libre passage ». Avant la propriété, il y a le chemin. Remets-toi dans ta peau de Cro-Magnon. Moi je suis un chasseur-cueilleur des bords de la Méditerranée. Tu surgis tout à coup sur le maigre sentier que j’avais découvert rempli de baies savoureuses. Que faire ? Par gestes, qui est le latin universel de l’époque, tu me fais comprendre que tu veux seulement aller faire du tourisme en Dordogne et pas occuper mon sentier. Je te laisse généreusement passer (j’aime bien ta barbe, tu as l’air rigolo et tu sembles plus fort que moi) pour que tu ailles finir ta vie aux Eyzies de sorte qu’on te découvre 43 000 ans plus tard en construisant une route (eh oui, encore un problème de chemin). C’est cela qui est en question avec l’appropriation des accès ou des adresses : libre passage sur les chemins du réseau. Tout passage laisse des traces (en bon chasseur-cueilleur, j’y suis attentif, Goog aussi). À Adresse et Accès, je propose d’ajouter Traces comme catégories de production de l’espace numérique. Les traces ne sont pas seulement le résultat des opérations, comme on pourrait croire ; elles sont des composantes essentielles de l’espace numérique.
Quant à jouissance et appropriation, je ne parlerais pas de « formes », mais de « gestes ». Et c’est peut-être en ce point que l’on peut retrouver une comparaison possible avec l’espace pornographique qui, dans l’architecture que tu indiquais, offre avant tout le spectacle de gestes. À quoi on peut ajouter que ces gestes sont automatisés : ils suivent un circuit opératoire toujours identique. S’il y a effet de fascination, ne vient-il pas justement de l’ancien émerveillement pour l’automate ? Et les parlotes entre robots qui circulent en deçà de nos conversations sur le web ne structurent-elles pas, elles aussi, cet espace numérique ?
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 01 Oct 2015 17:42
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Éric,
je me suis donc mis dans la peau de Cro-Magnon qui produit des traces. Cela me fait penser à toute une série de choses sur le rapport entre espaces et traces. En premier lieu : quand je parle d’espace, je pense à une définition foucaldienne de ce dernier. Il ne s’agit bien évidemment pas de l’espace cartésien — un espace défini par des coordonnées — ni d’un espace kantien — une forme de la sensibilité. Il s’agit d’une série de relations entre les objets, relations qui sont matérielles et symboliques à la fois — sans qu’en réalité on puisse faire la différence entre les deux. Ton sentier, par exemple : il est un espace parce qu’il met en relation des choses — disons ton arbre avec ta grotte —, mais aussi parce que tu le parcours, et aussi parce que moi je peux le parcourir. Il est un espace parce que tous les deux nous donnons une certaine importance à l’arbre — ou aux baies savoureuses. Les traces, en effet, ne sont pas le résultat d’opérations, mais les matériaux mêmes qui font l’espace — le sentier est un sentier parce que tu y es passé.
L’espace est donc une dynamique plus qu’une donnée. Paul Valéry disait que l’architecture est l’art du mouvement parce qu’elle se base sur des fonctions mathématiques. Et il donnait un exemple : une ligne droite s’exprime par l’ordre « marche en tenant ces deux arbres à la même distance » - encore des arbres et des baies. Voilà pourquoi le numérique est un espace et un espace architectural : fait de l’interaction de traces, d’algorithmes, de codes, et de valeurs. Or, comme tu le soulignes, dans cette dynamique il y a bien évidemment des contraintes — des normes. On pourrait dire qu’il y a d’un côté les structures prédéterminées — par le code, les algorithmes et les automates qui parlotent entre eux — et d’autre part les traces et les pratiques mouvantes des Cro-Magnons qui habitent cet espace en le façonnant. La question est de savoir si ces deux composantes sont séparables ou pas — j’ai l’impression qu’elles le sont seulement d’un point de vue gnoséologique, mais pas d’un point de vue ontologique. Je m’explique. Mon camarade Matteo Treleani disait que le web nous transforme en automates : les plateformes définissent nos pratiques. Quand je regarde un site, j’ai l’impression de pouvoir décider ce que je vais faire — cliquer ici ou là, par exemple —, mais mon activité est en réalité préprogrammée par la plateforme elle-même (son graphisme, son ergonomie, ses algorithmes, ses suggestions, son « bon usage »). De la même manière, son maître, Bruno Bachimont, définit le dispositif technique en disant qu’il est quelque chose qui transforme l’espace en temps. Bachimont donne l’exemple du moteur à explosion : c’est une structure spatiale qui produit du temps — et donc des actions complètement normées et préprogrammées. Mais cela signifie diviser l’espace des traces et des pratiques qui l’agencent — ce qui est à mon avis impossible. Comment faire la différence entre ce que Twitter nous demande de faire — écrire des textes de 140 caractères — et les pratiques qui détournent cette demande — par exemple celle de créer les hashtags que la plateforme ne prévoyait pas dans un premier moment et qu’elle a intégrés à cause des pratiques des usagers ?
Peut-être l’espace pornographique de Sade ressemble-t-il plus au dispositif de Bachimont que l’espace numérique, qui me semble plus complexe de ce point de vue. Justement parce que l’espace pornographique de Sade est un espace fictif — il n’existe que dans ses romans, où les personnages ne sont que des pantins. Je me rends compte que je suis encore plus cryptique que d’habitude… tant pis.
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 02 Oct 2015 09:05
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Marcello,
Je rebondis sur ta délicieuse épiphrase finale (l’épiphrase est une des figures de style favorites de Beckett avec l’épanorthose : l’une commente ce qui vient d’être dit, l’autre revient dessus et la corrige). Tu ne me sembles pas cryptique, mais il est intéressant que tu penses l’être. Intéressant surtout de choisir ce mot qui renvoie aux souterrains mystérieux construits sous les églises pour y enfermer des secrets, des esprits, des reliques, des corps, alors même que tu tentes de sortir d’une vision de l’espace numérique qui verrait celui-ci comme complètement déterminé par les machines qui permettent, dans le secret de leurs cryptes, nos communications. Cette idée donc que les conduits dans lesquels circulent nos contenus de pensée sont en réalité des conducteurs au sens fort du terme : ce sont eux qui conduiraient nos conduites et non l’inverse. Tu tâches d’avoir une vision plus nuancée et cela me paraît juste. Je suis sceptique devant tout argument prétendant décrire une détermination radicale d’un champ par un autre. La notion même d’appropriation que nous avons utilisée nous oriente vers d’autres façons de concevoir les rapports. Je crois aussi que l’opposition machine/humain est un piège. J’adore la série des Terminator (surtout le 2) parce que c’est une excellente représentation du fonctionnement du cauchemar, mais pas du tout du rapport homme-machine. Je proposerais plutôt de décaler le regard. Comment a été façonné l’univers des ordinateurs depuis ses structures de fonctionnement jusqu’à ses références et ses ergonomies ? Il a été produit en référence avec un univers bien humain et pourtant déjà machinique : celui de l’administration avec ses fichiers, ses documents, ses bureaux. Nous aurions pu avoir l’univers du laboratoire ou celui (on peut rêver) de l’artiste. Mais pas du tout, nous sommes tous devenus des employés de bureau, peut-être même des secrétaires (ce qui permettrait de revenir au secret des cryptes et de comprendre que, si tu es cryptique, nous le sommes tous, cryptiques et cryptés, pour être mieux déchiffrables par les machines qui nous encryptent — afin que certains en tirent profit au passage). Autrement dit, l’univers numérique a repris du monde humain machiné de l’administration ses standards de production, parce que l’administration avait d’office confisqué la notion d’information, qui apparaît en son sein. On voit alors que le rapport est ternaire et non binaire : administration-homme-machine, avec un premier qui est déjà une structure homme-machinerie. La première inflation documentaire a lieu au XIXe siècle, moment d’essor des États-nations mais aussi des entreprises, soutenue par le couple hallucinant de la machine à écrire et du papier carbone, inventés en même temps. L’imprimerie avait bouleversé le régime de reproduction des documents, machine à écrire et papier carbone bouleversent l’autre bout de la chaîne, celui de la production. C’est de cette informationnite administrative qu’est sortie la nécessité de trouver des modes de gestion mécanisée plus performants. Bien sûr, on nous raconte toujours que le développement de l’informatique s’est fait dans un cadre militaire. C’est vrai, mais avant cela ce sont les militaires qui étaient déjà devenus des administrateurs et des gestionnaires d’information. Comme tu le sais, le mode de fonctionnement est aujourd’hui celui de la requête (administrative). L’architecture du web suit le modèle client-serveur. Toutes les ressources nécessaires à la visualisation d’un document (au sens large) sont situées sur des machines physiques appelées « serveurs » qui sont (en général) différentes de celles qui visualisent le contenu. La transaction entre le client (consommateur d’entités-documents) et le serveur (fournisseur d’entités-documents) s’effectue selon l’image de l’administré qui adresse une requête au comptoir d’une administration publique (ou privée). On observe un changement syntaxique instructif : autrefois, on renseignait une personne, désormais, on renseigne des champs. Là est l’emprise de la machinerie. Se généralisent ainsi les formulaires préformatés qu’il s’agit de remplir (selon les usages du formatage, et tu connais les fois où nous pestons parce que nous ne pouvons compléter un champ et son absurde exigence…). C’est un vieil usage : on croit que l’imprimerie, à ses débuts, diffusait surtout des textes religieux, littéraires, savants, mais la plus grande masse de feuillets imprimés étaient des formulaires avec des blancs à compléter (pour les indulgences en particulier). Cet usage s’est généralisé et a envahi tout notre champ d’expérience et de communication. Cependant, le propre des administrations est d’être trouées. On décale, déplace, passe à côté, recycle des modèles, invente des trajectoires imprévues. L’imagination des individus est infinie. Le problème des automates est bien évidemment qu’ils ont une patience d’ange et une inflexibilité d’inquisiteur. Il me semble, ici, que l’Italie devrait nous servir de modèle opératoire : pas seulement parce qu’anges et inquisiteurs y ont longtemps habité, mais parce que c’est un remarquable réservoir d’expériences administratives où les administrateurs font autre chose que ce qu’ils sont censés faire et où les administrés ont trouvé les moyens d’occuper des cryptes inattendues. Mais peut-être est-ce une légende ?
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 07 Oct 2015 10:36
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Éric,
je partage ton aversion pour les oppositions. En effet, il n’y en a pas et nous sommes des ensembles hétérogènes qui habitent des espaces hybrides. Les concepts mêmes d’homme et de machine sont plutôt des leurres — comme l’explique si bien Ollivier Dyens dans ses livres sur l’inhumain et sur les virus. Mais venons à l’Italie — que j’ai quittée justement parce que je ne supportais plus de devoir jouer avec l’administration. Je continue ta métaphore : le principe en Italie est que pour survivre, il faut hacker l’administration. Ou mieux : l’administration ne peut exister que parce que tout le monde œuvre pour la hacker. Sans hacking, c’est la grève blanche : rien ne fonctionne plus. Mes amis français ou québécois qui viennent en Italie en vacances me font remarquer que la phrase clé en Italie est « ce n’est pas possible, mais… ». C’est en effet la phrase typique de l’administrateur : si on respecte le code, il n’y a rien à faire, on est bloqué. Mais l’essence du code est d’exister pour être détourné, contredit, interprété. Les pratiques font le code. Ce qui pose problème, c’est en revanche l’injustice de fond de cette structure : il y a d’un côté les malins, ceux qui comprennent le fonctionnement du système et qui ont assez d’énergie et de compétences pour le détourner, et de l’autre côté ceux qui en deviennent les victimes — ceux qui ne sont pas capables de faire dire à l’administrateur le fameux « mais » ou qui ne sont pas assez rusés pour en profiter. Dans l’espace numérique, on est toujours appelé à être des hackers : comprendre le code et le détourner — pas nécessairement de façon très technique : la création d’un profil littéraire fictif sur Facebook est une forme d’hacking. Mais cela implique un vrai digital divide, qui n’est pas celui entre les pays pauvres et les pays riches, mais celui entre ceux qui possèdent une digital literacy et ceux qui n’en possèdent pas. Une autre opposition, peut-être, fausse comme toutes les autres, mais un peu vraie, quand même.
Je crois qu’il faudrait penser le rapport entre hacking et structure de l’espace numérique et entre hacking et digital literacy.
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 13 Oct 2015 13:12
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Marcello,
Le cas italien, au-delà de l’anecdote et de la légende, me paraît instructif. Il oblige à penser, comme tu le soulignes, une division de savoirs. Savoir hacher ou ne pas savoir hacher (mon correcteur automatique a ainsi reformulé le terme « hacker », avec raison [pour une fois !], puisque l’anglais provient bien du verbe français). Si on admet que l’espace numérique est structuré comme une administration, alors cette pratique italienne du détournement systématique devrait devenir la composante principale de la littéracie des usagers. Ma question est alors de savoir comment faire. Car les détournements italiens opèrent grâce à des composantes humaines (intérêt personnel, jeu d’alliance, séduction d’un soir, réciprocité de dons, sourire carnassier, autorité d’une soutane). Rien de tel avec les robots. Or, si les administrations ont toutes fonctionné à la répétition des tâches, au remplissage de formulaires et au classement des dossiers, les opérations automatisées du numérique en radicalisent la portée. Deux exemples : en février 2007, une Américaine utilise en fond sonore d’une vidéo de son bébé un morceau de musique exploité par une grosse maison de disque (Universal) et la poste sur YouTube. La vidéo de 29 secondes est rapidement retirée à la demande expresse d’Universal. La cour d’appel fédérale a condamné cette censure, dans la mesure où le « fair use » permet aux États-Unis un usage sans restriction de droits d’auteur pour autant qu’il n’y ait pas tentative de contrefaçon ou d’usage à visée financière. Parfait ! Universal doit maintenant justifier sa bonne foi et sa prise en compte du « fair use ». Mais, en 2015, ce sont des robots qui traitent automatiquement des possibles suppressions. Comment les condamner en justice ? Nous allons vers des problèmes très intéressants à la fois pour le contrôle de la censure et la définition des personnes légalement responsables. C’est peut-être par là que les robots vont acquérir une personnalité morale…
L’autre exemple : ce qu’on appelle un « flash crash ». La vitesse de l’information pour les opérations boursières est une vieille histoire. L’automatisation des données et des analyses permet maintenant de réagir en millisecondes et plus de 75% de ces opérations sont traitées par des algorithmes. Mais il suffit alors d’un petit grain de poussière pour qu’en quelques secondes la bourse chute de 10% (comme le 6 mai 2010, par exemple). Cette administration de nos finances mondiales finira heureusement par nous ruiner.
Tu sais que les hackers peuvent être soit du côté du piratage, ceux qui « craquent » les codes, soit du côté de la fabrique et du détournement : les « makers ». Peut-on compter sur eux pour italianiser l’administration numérique ?
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 13 Oct 2015 21:42
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Éric,
tu réintroduis subrepticement une opposition que tu avais refusée il y a quelques jours : celle entre homme et machine. Démarche très intéressante. Car finalement, le travail de la pensée consiste à revenir sur nos propres affirmations pour les mettre en question — on a assez attaqué le systématisme hégélien ! Bien évidemment, ton observation est très juste : le travail algorithmique ne laisse pas de place à la séduction, qui pouvait faire changer d’avis un administrateur. Mais les pratiques, elles, peuvent le faire. À propos des algorithmes, il faut en effet souligner deux choses : 1. ce sont des êtres humains qui les codent ; 2. ils sont modifiés tout le temps pour être adaptés aux pratiques.
Sur le premier point : les algorithmes reflètent des valeurs, des idées, des visions du monde. Dominique Cardon le dit très bien quand il analyse PageRank. L’algorithme qui est à la base de Google reflète une idéologie méritocratique particulière : celle du citation index, qui essaie de produire l’autorité de façon démocratique. Pour faire simple : une citation est un vote. Un contenu a de la valeur parce qu’il a été cité et non parce que son auteur est docteur ou savant. On pourrait passer beaucoup de temps à analyser cette idée et à en lister les effets positifs et aberrants. Mais ce qui m’intéresse ici est que l’algorithme vient d’une vision du monde qui est, elle, humaine et culturelle, et donc, changeante.
Sur le deuxième point — et on en arrive à la séduction : si les pratiques divergent, l’algorithme doit changer, ou alors il devient désuet. L’exemple de YouTube que tu cites est instructif : d’abord, ils ont créé un algorithme qui se basait sur l’idée traditionnelle de copyright (traditionnelle, à savoir celle qui a émergé au XVIIIe siècle et qui a tenu jusqu’à aujourd’hui, une idée basée sur la propriété intellectuelle). En effet, l’algorithme regardait s’il trouvait des objets qui étaient la « propriété » de quelqu’un (par exemple Universal) chez quelqu’un d’autre. S’il trouvait chez toi quelque chose qui appartenait à quelqu’un d’autre, il dénonçait le « vol » et bloquait la vidéo. Mais les pratiques changent… et YouTube s’est aperçu qu’aujourd’hui, le copyright ne peut plus être défini de la même manière — justement parce que cette idée de propriété ne fonctionne plus trop sur le web. Maintenant l’algorithme fait une autre chose : s’il trouve chez toi quelque chose qui appartient à un autre, il ne bloque plus la vidéo, mais il ajoute une publicité — en versant une partie des bénéfices au producteur et en gardant pour lui l’autre partie. Cela est dû au fait qu’il était impossible et illogique de bloquer l’ensemble des vidéos qui utilisaient de la musique sous copyright. En effet, tu me diras, il ne s’agit pas d’un cas isolé — comme dans l’exemple de la dame avec son bébé —, mais de pratiques collectives. L’éditorialisation, je le répète, est une question de dynamiques collectives et très rarement d’individus isolés. Et donc pour finir, on peut repenser le rôle des hackers et le sens du hacking — et ici c’est moi qui me contredis. Il est vrai qu’il y a une différence entre ceux qui savent changer le code et ceux qui ne le savent pas, mais je placerais cette différence dans une ligne continue. Il ne s’agit pas d’une opposition, mais d’une gradualité. Toutes nos pratiques, même les plus simples, peuvent avoir une fonction de hacking : à chaque fois que nous forçons une plateforme ou un algorithme à faire quelque chose de différent par rapport à ce pourquoi ils sont pensés, nous sommes en train de les hacker. Utiliser le courriel pour écrire un livre de philo est une forme de hacking — très simple et très pauvre d’un point de vue technique. Mais quand même : Google lit nos mails pour les analyser sémantiquement et nous cibler avec sa régie publicitaire : que comprendrait l’algorithme de nos discours ? Serait-il capable de comprendre, par exemple, qu’il n’y a pas, dans ces mails, d’information à proprement parler ? Et encore : est-ce que, si tout le monde commençait à écrire des livres par email, on pourrait imaginer qu’Amazon produise un logiciel pour remettre en ordre nos discussions, ajouter un index et produire un epub automatiquement pour qu’il puisse tout de suite être vendu sur sa plateforme ? Certes, on pourrait avoir — peut-être — plus d’impact si on était capables de rentrer dans les serveurs de Google et de changer son algorithme pour faire en sorte que nos deux noms apparaissent en premier dès qu’on tape le mot « philosophie ». Ou si, pour reprendre l’exemple que tu donnais, on était capables de glisser dans le fil Twitter de Reuters un Tweet qui dit qu’Obama est mort. Mais entre ces différentes formes de détournement il n’y a pas une différence de qualité, mais seulement de quantité — je dirais.
Et donc, pour répondre à ta question : je crois que l’opportunité de résistance, dans l’espace numérique, réside dans des pratiques collectives de détournement. Et ce n’est pas une résistance contre les machines, mais plutôt contre les hommes qui les possèdent — ou qui possèdent le capital financier ou symbolique pour en orienter les comportements — ou contre les visions du monde que ces machines expriment. Cette idée — comme toute forme d’italianisation — pose un autre problème : celui du rapport entre légalité et interdiction. Car par définition le hacking est une mise en question des normes, des règles et des lois. En Italie, on est habitué à penser que défier les lois est un bien, mais pas en France, par exemple. Qu’en est-il de la valeur morale des lois ? Comment produire un arrimage — même instable — entre lois, légalité et moralité ? Car cette éthique hacker est très anti-légaliste — je l’aime pour cela, elle s’accorde bien avec mon anarchisme. Mais est-ce qu’elle peut être acceptée par des sociétés normées ? Est-ce qu’elle peut, elle-même, devenir loi ?
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 14 Oct 2015 10:47
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Marcello,
Je crains, hélas, ne pas me contredire sur le point que tu indiques. L’administration reste en tiers entre hommes et machines. Il me semble que c’est la question d’échelle qui modifie la donne. Le sublime du web tient à l’automatisation millisecondée des opérations administratives récurrentes. Le changement quantitatif a aussi des effets qualitatifs.
Cela dit, les pratiques évoluent en effet et témoignent d’une constante adaptation : du blocage respectueux du copyright jusqu’à la pub associée subrepticement. C’est que la propriété ne régit pas le rapport entre une personne et un bien, comme on le pense au premier abord, mais reconnaît un ensemble de droits réglant les usages par un particulier ou une institution de tel bien et de telle chose (droit d’accès, d’échange, de revenu, d’usufruit, d’aliénation, etc.) en relation avec d’autres personnes physiques ou morales. Cela me permet ainsi de raffiner l’opposition propriété/jouissance dont nous avons parlé. Et peut-être aussi d’esquiver la grosse opposition entre norme, règle, loi (il faudra revenir sur ces trois termes qui sont loin d’être synonymes) et résistance, défi ou transgression. Par contre, comme tu le soulignes, l’opposition entre groupes exploitant le travail mystérieux des machines et population exploitée me paraît toujours aussi élémentairement valide. Nous qui, dans notre jeune temps politique, avons en bons marxistes critiqué le salariat comme aliénation, il apparaît que Uber et Airbnb nous révèlent les dangers de l’atomisation de l’auto-entrepreneuriat avec la perte des solidarités syndicales et du droit du travail, qui pouvait être arraché au patronat et à la caste d’administrateurs d’État qui en étaient, en bonne partie, les représentants.
S’il faut « résister », c’est autant contre les exploitations classiques et inventives des divers patronats que contre la mythologie de l’entrepreneur de soi-même où les individus sont censés intérioriser, pour leur plus grand profit personnel, l’idéologie du marché.
Pour revenir au hacking comme morale, je crois qu’il faudrait y penser en relation avec le débat entre « communs » et « enclosures ». Qu’en dis-tu ?
eric