L’objet de cette intervention est de confronter les textes écrits par Marx et par Bakounine à l’occasion de la guerre franco-allemande de 1870-71 et de la Commune de Paris. Ce choix n’est celui d’une période que pour autant que celle-ci est apparue aux deux auteurs comme un moment de crise à la fois politique et géopolitique. Avec la guerre franco-allemande et la Commune de Paris se superposent en effet ces deux dimensions belliqueuses que sont la guerre internationale et la guerre civile, la guerre entre États et la guerre entre classes sociales pour la conquête de l’État ou pour sa destruction. Les textes suscités par cet épisode historique permettent d’analyser à nouveaux frais le différend entre Marx et Bakounine sur la question de l’État : dans l’opposition bakouninienne, à propos de la défense nationale, entre les moyens ordinaires (ceux de l’État) et les moyens extraordinaires (ceux de la guerre révolutionnaire), mais aussi dans l’analyse marxienne de la Commune de Paris comme destruction immédiate de l’État, s’esquissent à la fois une exigence pratique, celle de l’invention de nouvelles formes politiques, et une exigence théorique, celle de comprendre le statut de ces formes dans l’histoire 1 .
L’objet de cette contribution n’est pas de comparer des doctrines mais de confronter des pratiques. Les textes suscités chez Marx et Bakounine par la guerre franco-allemande permettent une telle confrontation en tant qu’à l’occasion de ce conflit, les deux auteurs vont travailler sur une même matière historique et journalistique, commenter les mêmes déclarations, les mêmes compte-rendus de presse et les mêmes événements, et tenter, à leur manière, d’avoir prise sur le cours de l’histoire. Curieusement, semblable confrontation, avec tout ce qu’elle implique de dialogique, de conflictuel et éventuellement d’interminable n’a guère été entreprise, que ce soit par les commentateurs ou par les deux auteurs eux-mêmes 2 .
Hostilité, prévention et ignorance réciproque sont sans doute les termes qui qualifient le mieux les rapports entre Marx et Bakounine en 1870 : pour se connaître depuis près de trente ans, les deux figures de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) ne s’en détestent pas moins, de sorte qu’au moment de la guerre franco-allemande aucun des deux ne va prendre connaissance des textes produits par l’autre. Ainsi, Marx va ignorer les deux brochures publiées dans lesquelles Bakounine proposait son analyse de la guerre franco-allemande – et à plus forte raison le manuscrit rédigé à Marseille par le même Bakounine, mais jamais publié de son vivant 3 . Quant à Bakounine, dans ses textes, il ne fera jamais allusion aux trois adresses rédigées par Marx au nom du Conseil Général de l’AIT et il faut supposer qu’il ne les a pas lues 4 .
Les commentateurs de Marx et de Bakounine dupliquent le plus souvent l’hostilité qui a prévalu entre les deux auteurs et se contentent en général de réduire leur différend à une opposition de principes (socialisme autoritaire contre socialisme libertaire – socialisme scientifique contre anarchisme petit-bourgeois), sans que soit prise au sérieux la nature politique de ce différend et la manière dont il s’incarne dans un rapport pratique à l’événement. Mon hypothèse sera précisément qu’une confrontation entre les pratiques marxienne et bakouninienne à l’occasion de la guerre franco-allemande permet en retour de réévaluer le clivage doctrinal. Cela implique bien entendu de rompre avec ce qui est l’attitude la plus courante des commentateurs de Marx et de Bakounine, à savoir la défense aveugle d’un auteur contre un autre, la déformation de la réalité historique et l’ignorance délibérée des textes 5 .
Car confronter des pratiques, c’est encore avoir affaire à des textes, à condition de prendre acte de leur nature dissemblable. Alors que Marx délivre une analyse complète de cette période de crise après la chute de la Commune 6 , faisant ainsi œuvre d’historien immédiat, Bakounine compose ses textes conjointement à l’action à laquelle ils invitent : ceux-ci apparaissent ainsi comme des textes d’intervention, politiques dans la dimension la plus pratique du mot, ils préparent une action ou en tirent les leçons. On ne trouve guère d’équivalent à cette forme d’écriture chez Marx que dans les deux premières Adresses et dans la correspondance.
Guerre nationale et guerre civile : Bakounine et la nature dialectique des mécanismes guerriers
Comment une pratique politique peut-elle avoir prise sur le cours de événements ? En quoi ces derniers se prêtent-ils à une intervention ? Le principal point commun des pratiques politiques marxienne et bakouninienne, c’est qu’elles s’inscrivent dans une prise en compte du caractère dialectique du devenir historique. Seulement, là où Marx va interpréter la guerre franco-allemande comme l’accoucheuse de la nation allemande, Bakounine va chercher à explorer les potentialités pratiques du processus dialectique inhérent à ce conflit 7 .
Cette enquête dialectique sur la guerre se développe chez le révolutionnaire russe dans un dédoublement entre guerre nationale et guerre civile. Les deux points sur lesquels va s’appuyer l’intervention de Bakounine au moment de la guerre franco-allemande sont 1) que ce conflit entre États peut se transformer en une guerre révolutionnaire des peuples contre les États, et 2) que pour des raisons de salut national, et non simplement d’opportunité révolutionnaire, il le doit. La France étant vaincue sur le plan militaire, plan qui est celui des forces régulières, Bakounine en vient à envisager qu’elle puisse être sauvée par un soulèvement général de la population contre l’envahisseur. Ce soulèvement, Bakounine le décrit comme une réaction organique : ce doit être une « immense convulsion », une « organisation spontanée », et lorsqu’il se demande si le peuple français en est capable, Bakounine répond que c’est là une question de physiologie historique nationale.
On observe, en particulier dans la Lettre à un Français, tout un jeu dans les modèles conceptuels mobilisés, tour à tour mécanique, organique et dialectique. Pour Bakounine, la dimension strictement mécanique de la guerre est propre à l’État et celui-ci ne peut mobiliser que des moyens réguliers : à s’en tenir à cette dimension, la France a perdu la guerre. En revanche, l’usage de forces irrégulières (que l’État ne peut que paralyser) est décrit comme un mouvement vital du peuple. Mais l’usage de ce vocabulaire vitaliste ne répond pas tant à un souci d’échapper à la rationalité mécanique du rapport de forces qu’à saisir les potentialités pratiques d’un événement en sortant de la dimension du face à face, en appréhendant les processus dialectiques qui y sont à l’œuvre.
C’est ainsi que vers la fin de la Lettre, Bakounine se fait une objection (VII, 59) : une tentative de soulèvement armé de la population, en ce qu’elle serait synonyme de révolution sociale, ne ferait qu’ajouter la guerre civile en France à la guerre entre l’Allemagne et la France et par conséquent nuirait à la défense nationale (l’union fait la force 8 ). Dès lors, en raison même de son patriotisme, la classe ouvrière elle-même rejetterait l’idée d’un soulèvement contre la nouvelle république bourgeoise. Cette objection intervient après que Bakounine a longuement montré que l’organisation étatique de la nouvelle république, héritée de l’Empire, était incapable de pourvoir aux fins de la défense nationale et que seule une guerre où partisans et armée régulière réorganisée uniraient leurs efforts serait en mesure de sauver le pays. Il s’agit donc d’un argument ultime : le soulèvement préconisé par Bakounine, quand bien même il éviterait la paralysie des forces irrégulières par l’État, serait lui aussi voué à l’échec en ce qu’il diviserait la nation, l’affaiblirait au moment où elle a besoin d’être unie pour résister à l’envahisseur prussien.
La réponse de Bakounine va consister en un éloge de la guerre civile. Dans le manuscrit sur La situation politique en France, Bakounine parlera également du « prétexte spécieux que la révolution produirait la division et que cette division pourrait servir les Prussiens. » (VII, 186). Pour Bakounine, deux facteurs expliquent les succès allemands : d’une part la passion pathologique de l’unité et de la grandeur nationales, sorte de fièvre qu’a aussi connue la France par le passé mais qui finira par retomber ; d’autre part le caractère rôdé de la machine étatique allemande (VII, 62-63). Mais, objecte Bakounine, « la machine administrative, si excellente qu’elle soit, n’est jamais la vie du peuple ; c’en est au contraire la négation absolue et directe. Donc la force qu’elle produit n’est jamais naturelle, organique, populaire, c’est au contraire une force toute mécanique et toute artificielle. – Une fois brisée, elle ne se renouvelle pas d’elle-même, et sa reconstruction devient excessivement difficile. » (VII, 63)
Or la guerre civile, selon Bakounine, peut venir perturber cette suprématie momentanée en introduisant un élément de vitalité, le grain de sable de la vie du peuple dans la machine étatique. Pour penser cette introduction de la vie sous les formes de la division, Bakounine va avoir recours à des développements d’allure hégélienne qui semblent calquer des passages de la Phénoménologie de l’Esprit consacrés à la lutte des Lumières contre la croyance. Hegel montre dans le passage en question que la victoire des Lumières sur la croyance s’est manifestée de la manière suivante : « un parti ne fait la preuve qu’il est le parti vainqueur qu’en se décomposant en deux partis ; il montre en effet en cela qu’il possède chez lui-même le principe qu’il combattait, et qu’il a aboli par là même l’unilatéralité dans laquelle il entrait en scène antérieurement 9 . » Dans ce passage, Hegel applique à l’histoire des idées le rôle que tient la négativité dans sa logique et dans sa biologie (on n’est vivant que parce qu’on est mortel). En essayant de justifier son point de vue, Bakounine utilise précisément des schémas dialectiques de ce genre : une nation qui ne connaît pas la division ne vit pas, la négativité est un ferment de vitalité intérieure, elle seule peut produire le passage de l’instinct à l’esprit. Seule la division peut faire par exemple que la masse indifférenciée des paysans devienne une collectivité libre (VII, 60).
Cet éloge de la guerre civile soulève, on s’en doute un certain nombre de difficultés. Le développement d’allure hégélienne sur lequel il s’appuie ne relève-t-il pas de l’acte de foi dialectique ? On a vu que la division à l’intérieur d’un camp, désigné par Hegel comme celui du négatif (les Lumières sont le point culminant de la culture, laquelle est l’Esprit rendu étranger à lui-même), était la preuve de son triomphe sur l’autre camp en ce que la différence essentielle, interne, prenait le pas sur la contradiction extérieure, devenue contingente, qu’elle dépassait. Que pourrait signifier ici le fait que l’opposition interne à la France prenne le pas sur l’opposition avec l’Allemagne ? N’est-ce pas pire si cela signifie que les divisions internes prennent le pas sur les nécessités de la défense nationale ? Surgit en effet une difficulté supplémentaire : les protagonistes d’une guerre peuvent-ils être considérés de la même manière qu’on considère, dans la Phénoménologie de l’Esprit, la croyance et les Lumières, ou comme des partis qui incarnent des principes politiques ?
Cette assimilation à laquelle procède Bakounine dans le texte de la Lettre, selon laquelle la France vaut comme parti de la révolution et la Prusse comme parti de l’État, peut s’autoriser de la conception hégélienne de l’esprit d’un peuple à condition d’en délaisser la littéralité. Ce que perdrait en effet l’Europe (et donc l’Allemagne elle-même) avec une victoire de la Prusse, ce serait cette « grande nature historique française » dont les peuples d’Europe ont coutume d’attendre le signal pour un déclenchement de la révolution (VII, 82). L’adoption d’un point de vue de dialecticien sur le conflit n’empêche donc pas un choix des camps qui, s’il n’est pas simplement le choix d’un protagoniste contre un autre, et encore moins le choix d’un peuple contre un autre, est solidaire d’une lecture de l’histoire universelle dont les peuples sont les acteurs différenciés.
La confrontation avec des thématiques marxiennes contemporaines s’avère ici fructueuse. On se rend compte en effet que Marx et Bakounine vont tirer d’un diagnostic assez semblable des conséquences pratiques radicalement différentes. Ce diagnostic est le suivant : la victoire militaire de la Prusse signifie d’une part l’unification allemande sous la bannière prussienne et d’autre part, du point de vue de la « géopolitique du mouvement ouvrier » l’intronisation du prolétariat allemand en lieu et place du prolétariat français pour mener la révolution sociale en Europe. On le trouve chez Marx qui, dans sa lettre à Engels du 20 juillet 1870, explique que cette guerre est une bonne chose pour l’Allemagne en ce qu’elle doit en hâter l’unification (malheureusement sous la bannière prussienne), et par suite en ce qu’elle doit permettre la centralisation du pouvoir et de la classe ouvrière : « Les Français ont besoin d’une raclée. Si les Prussiens l’emportent, la centralisation du pouvoir d’État favorisera la centralisation de la classe ouvrière allemande. » Et Marx ajoute que cette guerre va assurer la suprématie du prolétariat allemand en Europe : « la suprématie allemande déplacerait le centre de gravité du mouvement ouvrier ouest-européen en le transférant en Allemagne et on n’a qu’à comparer le mouvement dans les deux pays, de 1866 à aujourd’hui [1870], pour constater que la classe ouvrière allemande est supérieure à la française, tant sur le plan théorique que sur celui de l’organisation ; la suprématie qu’elle a, sur la scène mondiale, sur la classe ouvrière française, serait en même temps la suprématie de notre théorie sur celle de Proudhon. » 10
Bakounine évalue d’une manière radicalement opposée ces deux éléments d’un diagnostic qui est par ailleurs commun aux deux auteurs. En premier lieu, l’existence d’un grand État supplémentaire en Europe et la manière dont s’opère l’unité allemande sont vues comme deux événements dangereux pour la liberté sur le continent. N’ayant pas été capables de réaliser eux-mêmes leur unité par la révolution en 1848, les différents États allemands vont se trouver unis d’autorité sous le joug commun de l’oligarchie militaire prussienne : en cela, Marx et Bakounine sont d’accord, Marx pensant simplement qu’il s’agit là au pire d’un mal nécessaire. D’autre part, derrière la victoire allemande, Bakounine entrevoit la double victoire d’un militarisme répressif qui ne pourra que nuire à la cause socialiste en Europe et du marxisme entendu comme théorie de la prise du pouvoir d’État par un parti prétendant représenter le prolétariat, en somme une double catastrophe 11 . D’où l’exclamation de la Lettre à un Français : « Imaginez-vous la Prusse, l’Allemagne de Bismarck, au lieu de la France de 1793, au lieu de cette France dont nous avons tous attendu, dont nous attendons encore aujourd’hui l’initiative de la Révolution sociale ! » (VII, 82) D’où aussi le caractère très circonstanciel de l’accord entre les deux auteurs, pendant la période qui va de la déclaration de guerre à la chute de l’Empire, en faveur d’une défaite des armées françaises 12 .
L’essentiel est donc ici de concevoir les choses en termes d’initiative. Bakounine a en tête un schéma de contagion auquel il donne un fondement dialectique : un soulèvement révolutionnaire en France, visant à donner à la république un caractère social, outre qu’il permettrait de mobiliser des énergies que l’État ne peut que paralyser, pourrait s’exporter en Allemagne 13 , de sorte qu’à la guerre franco-allemande pourrait se substituer la guerre civile, en France mais aussi à terme en Allemagne, entre les forces (étatiques et mécaniques) de la réaction et celles (vitales et anarchiques) de la révolution sociale ; du moins ce déplacement du conflit pourrait-il affaiblir l’État allemand en cours de constitution en ajoutant à l’ennemi extérieur se basant sur une tactique de harcèlement un ennemi intérieur qui bloquerait les velléités de conquête. C’est ce qu’explique le manuscrit sur La situation politique en France : « en même temps que [la révolution] les attaquera de face, [elle] les accablera par derrière en soulevant contre eux les masses révolutionnaires de l’Allemagne. » (VII, 183) En somme, si la France l’emporte sur la Prusse, ce sera en tant qu’elle joue dans ce conflit le rôle de parti révolutionnaire, parce qu’elle est l’incarnation d’un principe dont l’histoire est l’accomplissement progressif.
Pour des raisons qui tiennent toutes à la perturbation d’un schéma d’opposition binaire par l’introduction d’autres oppositions qui le subvertissent, Bakounine affirme donc que la révolution sociale qu’il propose comme seul moyen pour parvenir au soulèvement capable de repousser l’envahisseur, que cette révolution sociale n’est pas à redouter, quand bien même elle mènerait à une phase de guerre civile.
Les écrits de Bakounine autour de la guerre franco-allemande s’inscrivent dans la spécificité historique de ce conflit au sein duquel se superposent les deux dimensions de la guerre internationale et de la guerre civile. Contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture hâtive de la chronologie où la Commune, épisode de guerre civile, succéderait à une guerre internationale, il apparaît en effet qu’entre juillet 1870 et mars 1871 le conflit entre les deux États s’est doublé de la possibilité constante d’une guerre civile dans l’un des deux États, comme en témoignent les multiples tentatives insurrectionnelles à Paris, Lyon et Marseille qui jalonnent cette période.
Politique et règles de la guerre
On trouve difficilement d’équivalent chez Marx à cette tentative pour accompagner l’événement historique que constitue la guerre franco-allemande dans sa processualité dialectique. Tout au plus suggère-t-il dans une lettre à Engels puis dans sa deuxième adresse qu’il existe un rapport dialectique dans une guerre entre l’attaque et la défense, à savoir qu’une guerre défensive peut très bien comporter des phases offensives 14 . Mais il ne s’agit là que d’une remarque marginale, qui plus est sur un terrain (la chose militaire) où c’est bien davantage Engels qui excelle 15 . C’est que Marx réserve ses cartouches dialectiques à l’analyse de la signification historique de la guerre franco-allemande, bien plus qu’à l’événement lui-même. Pour lui, le conflit représente l’effectuation d’un processus historique, à la fois pour l’Allemagne et pour la classe ouvrière. Quant au processus de la guerre elle-même, il n’est jamais question d’en infléchir le cours en suscitant telle ou telle initiative révolutionnaire. La guerre franco-allemande entre dans un processus révolutionnaire plus large en centralisant la classe ouvrière allemande, en en faisant le moteur de la classe ouvrière européenne et en dotant par là-même cette dernière d’une théorie plus puissante.
En faisant l’éloge de la centralisation comme un moment dialectique, une médiation historique qui fait le jeu de la classe ouvrière, Marx demeure fidèle à une conception jacobine de la politique pour laquelle l’existence d’un État centralisé favorise l’action révolutionnaire du prolétariat. Et c’est précisément ce statut que Bakounine refuse lorsqu’il met en garde ses lecteurs contre le danger du nouvel État allemand en cours de constitution. On retrouve ce même clivage dans les recommandations adressées par Marx et Bakounine au prolétariat français après la proclamation de la république à Paris. Alors qu’il est devenu clair pour Marx comme pour Bakounine 1) que la guerre prétendument défensive de la Prusse est devenue une guerre de conquête visant à obtenir de la France l’Alsace-Lorraine et de substantielles réparations de guerre, 2) que la bourgeoisie française préfère une victoire prussienne à l’installation d’une république à caractère social, Marx conseille aux ouvriers français de profiter de la liberté républicaine pour s’organiser en tant que classe et de faire leur devoir, c’est-à-dire de défendre leur patrie au sein des armées républicaines.
Avant de voir en quoi Bakounine va rompre avec cette pratique jacobine entendue comme action médiatisée par la centralisation étatique, il importe de considérer les conditions de cette rupture. Elles tiennent essentiellement dans une analyse en situation que Bakounine produit sur la situation politique en France 16 . Cette analyse vise à exhiber le caractère extraordinaire de la situation historique et à montrer qu’elle se prête à des menées révolutionnaires. La Lettre et surtout le manuscrit de Marseille insistent sur ce point, avec parfois quelque excès : « C’est que nous ne vivons pas en temps ordinaire. Nous vivons au milieu de la plus terrible commotion politique et sociale qui ait jamais secoué le monde ; commotion salutaire et qui deviendra le commencement d’une vie nouvelle pour la France, pour le monde, si la France triomphe. Commotion fatale et mortelle, si la France succombe. » (VII, 179). Pour Bakounine la situation est critique, au sens médical du terme : dans un cas la cause de la liberté est perdue pour 50 ans en Europe, dans l’autre c’est un monde nouveau qui peut naître. En ce sens, James Guillaume, le compagnon que Bakounine a chargé d’imprimer sa Lettre à un Français, a été plutôt bien inspiré de glisser dans le titre la notion de crise 17 .
Mais précisément, cette situation, qu’a-t-elle d’extraordinaire ? Les éléments de réponse qui se trouvent dans les textes de Bakounine peuvent être rassemblés autour de trois axes directeurs, qui tous ont à voir avec les projets activistes de Bakounine. En premier lieu, la guerre franco-allemande est extraordinaire par son enjeu. Avec la chute de l’Empire, la guerre change de nature. Sur ce point, Marx et Bakounine sont d’accord. En revanche, ils divergent lorsqu’il s’agit de dire en quoi ce changement consiste. Marx considère en effet que c’est l’agresseur qui a changé mais que cette guerre reste une guerre classique, entre deux États : guerre d’agression de l’Empire français contre la Prusse de Bismarck, le conflit est devenu, après le 4 septembre, une agression de l’Empire bismarckien contre la République française 18 . Les citations que j’ai données des textes de Bakounine permettent de s’apercevoir que le révolutionnaire russe porte un tout autre regard sur ce changement. Pour lui, il ne s’agit plus d’une guerre entre États (pour laquelle il importait sans doute peu de savoir si l’Empire était l’agresseur ou si cette agression avait été sciemment provoquée) mais d’une guerre de l’État allemand contre le peuple français. Ce qui est à redouter, c’est « la mort de la France, comme grande nature nationale », d’un peuple qui a montré quel était son esprit dans les attaques répétées contre « toutes les autorités consacrées et fortifiées par l’histoire, toutes les puissances du ciel et de la terre… » (VII, 82). Lorsque Bakounine va préconiser un soulèvement général de la population pour repousser l’envahisseur, la question de la régularité du conflit ne se posera donc plus : celle-ci ne peut être posée que dans le cas où deux États s’affrontent, mais pas lorsqu’un État a pour ennemi un peuple en tant que tel. Pour excessif qu’il paraisse 19 , ce premier élément de l’analyse bakouninienne n’en joue pas moins un rôle déterminant puisqu’il va permettre de penser l’usage de forces irrégulières, de groupes de partisans contre l’envahisseur. En analysant ainsi le changement de nature qui affecte la guerre franco-allemande, Bakounine rejette sur l’État prussien la responsabilité de toute sortie hors de la régularité : ce ne sont pas les groupes de corps francs qui rompent avec les règles de la guerre, mais bien l’État prussien lorsqu’il s’en prend non plus à un État, mais à une nation 20 .
C’est aussi vers cette sortie de la régularité que nous oriente le second élément que Bakounine repère comme extraordinaire à l’occasion de la guerre franco-allemande, à savoir le caractère désormais inopérant des moyens réguliers et ordinaires qui sont ceux de l’État, comme instrument au service de la défense nationale. Tout l’effort de Bakounine dans ces textes consiste en effet à montrer, non pas qu’il faudrait s’attaquer à l’État pour l’anéantir, mais que cet État, eu égard à ce que l’on doit en attendre, est déjà anéanti et qu’aux fins de la défense nationale, il reste à se débarrasser de son cadavre comme d’un objet encombrant qui paralyse l’action spontanée de la population. Il s’agit en fait de prendre acte de la chute de l’Empire, de reconnaître que la machine administrative dont hérite la république est celle de l’Empire et de montrer que l’on ne peut rien faire de cet héritage napoléonien pour défendre le pays, sinon le liquider. Bakounine examine successivement les trois ressources dont peut disposer un État pour faire face à un envahisseur, à savoir une armée, une administration et des finances.
Or sur ces trois points, l’État napoléonien est exsangue : « La France n’a plus une seule armée organisée, régulière, à opposer aux Prussiens », remarque Bakounine dans le manuscrit de Marseille (VII, 169), mais surtout, il est impossible d’en recomposer une à partir du corps d’officiers qu’elle possède car ceux-ci, ayant servi sous l’Empire de police contre le peuple sont inaptes à le commander. L’administration reste, après le 4 septembre, l’administration impériale : en tant qu’administration, note Bakounine, elle aurait au mieux pu faire aussi bien que Moltke et Bismarck (bâtir une puissance mécanique au détriment de la liberté du peuple), seulement ceux qui la composent n’ont eu d’autre préoccupation que de se servir de l’État pour s’enrichir personnellement. Enfin les caisses de cet État ont été vidées par la clique de Napoléon III et il n’y plus d’argent pour acheter des armes. La machine étatique dont on prétend se servir comme d’un instrument du défense du pays a donc été construite à des fins de pillage et de répression interne : du point de vue de la défense nationale, elle est devenue un obstacle qui paralyse les forces de la nation.
La situation militaire de Paris constitue la troisième composante du diagnostic que prononce Bakounine sur le caractère extraordinaire du moment historique. Après les défaites des armées impériales dans l’est de la France et la chute de Napoléon III, les armées allemandes progressent rapidement vers Paris dont l’encerclement apparaît vite inéluctable. Pour Bakounine, cette situation rend impossible toute prise d’initiative de la part du prolétariat parisien, qui doit tout entier se consacrer à la tâche de la défense de Paris. Ainsi la ville qui en France est habituellement à la source des initiatives révolutionnaires, se trouve paralysée par un siège qui la rend incapable d’initiatives de ce genre. Cela donne lieu dans le manuscrit sur La situation politique en France à une prosopopée de Paris où celui-ci se dessaisit solennellement de son droit historique à l’initiative révolutionnaire au profit de la province (VII, 166-167). À la déchéance de fait de l’État s’ajoute donc la paralysie de son centre de décision historique.
Le caractère éminemment politique des textes que Bakounine consacre à la guerre franco-allemande apparaît très clairement lorsque sur la base de ce diagnostic, le révolutionnaire russe en vient à proposer les moyens qu’il estime appropriés à la situation, à savoir des moyens eux-mêmes extraordinaires. La défense nationale exige une sortie radicale de l’habitude de gouverner (caractéristique d’un usage des moyens réguliers) vers un mode d’action politique qui consiste à user de moyens extraordinaires. On retrouvera ces derniers dans la manière dont Bakounine conçoit sa participation à la tentative insurrectionnelle de Lyon 21 .
En premier lieu, toute action qui se proposerait véritablement comme objectif la défense nationale par la guerre à outrance (mission qu’a reçue le nouveau gouvernement républicain) doit prendre acte de l’incapacité dans laquelle se trouve Paris de jouer son rôle de capitale. Pour Bakounine, Lyon (ou à défaut Marseille) est tout particulièrement indiquée pour amorcer une véritable campagne de défense du territoire français 22 .
Cette préférence tient à des considérations militaires (Lyon contrôle l’entrée du couloir rhodanien), mais aussi et surtout politiques (Lyon est la ville dans laquelle Bakounine peut compter sur un grand nombre de militants de l’Internationale qui partagent ses vues) et sociales (il s’agit d’une ville ouvrière). Ce faisant, Bakounine ne rompt pas avec l’idée d’une action qui partirait d’un centre, mais celui-ci se trouve choisi bien davantage en fonction de la présence en son sein d’une classe ouvrière nombreuse et consciente, qu’en fonction de sa qualité de centre de décision politique. Bakounine considère en effet que l’initiative révolutionnaire appartient nécessairement au prolétariat des villes. Seule cette classe unit les deux éléments nécessaires que sont l’énergie ou la vitalité et la conscience et se trouve ainsi dotée d’une véritable capacité politique.
En effet, la bourgeoisie de 1870 n’est pas celle de 1793 : elle a bien la conscience mais elle est dépourvue, depuis 1848, de toute capacité révolutionnaire car elle s’est enlisée dans ses intérêts au point de leur sacrifier le salut de la nation (ce pourquoi Bakounine la désigne comme la Prusse de l’intérieur). Désormais acculée à la réaction, l’aspect financier des mesures indispensables à la défense nationale ne peut que lui déplaire : elle n’est pas prête à sacrifier son capital pour la patrie car elle n’a de patrie que le capital, tout en ayant besoin de la patrie politique qu’est l’État pour conserver sa suprématie (VII, 150). Quand bien même la bourgeoisie, selon Bakounine, ne trahirait pas sciemment, elle trahit de fait en se montrant incapable de comprendre quoi que ce soit « en dehors de l’État, en dehors des moyens réguliers de l’État. » 23 (VII, 45)
Quant au peuple des campagnes, il dispose bien de cette énergie mais il lui manque une conscience claire de ses intérêts, conscience que le prolétariat des villes doit lui apporter pour qu’il accepte de se mobiliser à ses côtés. Bakounine consacre à ce dernier point une partie importante de la Lettre, celle précisément où il en vient à défendre la guerre civile comme ferment de vitalité. Il s’agit là d’une question à la fois épineuse et cruciale : épineuse parce que la France des campagnes a été le principal soutien de la réaction depuis 1848 (et c’est elle qui gonflera quelques mois plus tard les rangs des Versaillais) et cruciale parce que la France est encore un pays à majorité rurale.
Les recommandations de Bakounine à l’usage des ouvriers des villes sont caractéristiques de sa conception de la révolution : il s’agit que les paysans aient intérêt au triomphe de la révolution, et pour cela que celle-ci concède toute une série d’avantages aux paysans, de même que la révolution de 1789 a conquis leur soutien en leur permettant d’acheter les biens du clergé. Bakounine s’affirme à ce propos partisan des « faits révolutionnaires » (plutôt que des « décrets révolutionnaires », VII, 50), une expression qui condense l’idée d’un fait accompli qui s’impose au droit et devient difficilement réversible et l’idée du fait comme résultat d’un faire, d’un acte (au sens allemand du mot Tat). C’est en ce sens et en ce sens seulement que l’on peut parler chez Bakounine de propagande par le fait, étant entendu qu’il estime pouvoir tirer cette pratique d’une expérience historique, celle de la révolution française qui vaut dès lors comme réservoir d’expériences révolutionnaires pour des leçons politiques, et non comme modèle mythique de ce qu’il conviendrait de faire 24 .
L’ensemble des mesures préconisées par Bakounine dessine une politique contre le politique qui consiste dans l’action immédiate du peuple, indépendamment de l’État, action qui coïncide selon lui avec la révolution sociale. L’union qui se dessine ainsi entre révolution sociale et renouveau national n’est possible que parce que Bakounine estime que la patriotisme ne se retreint pas au culte de l’organisation étatique mais pense que la nation, débarrassée de la structure étatique, demeure un fait historique ; dans la Lettre, il affirme ainsi : « en dehors de l’organisation artificielle de l’État, il n’y a dans une nation que le peuple ; donc la France ne peut être sauvée que par l’action immédiate, NON POLITIQUE, du peuple. » 25 (VII, 20). Le problème est alors que la population, « rentrée en possession d’elle-même », selon les termes de l’affiche rouge placardée à Lyon à la veille de la tentative d’insurrection, prenne en main sa propre défense comme nation.
D’un point de vue militaire, cela signifie d’une part que ce qui reste de forces régulières soit réorganisé par l’élection des sous-officiers et des officiers (VII, 159-160) et d’autre part que ces forces soient épaulées par des groupes de partisans 26 (VII, 17) s’organisant eux-mêmes autour de comités de salut de la France à l’échelle communale. D’un point de vue administratif, cela signifie la liquidation de l’administration centralisée léguée par Napoléon III, l’élection de tous les fonctionnaires à l’échelon local et la libre association entre communes, départements et provinces. Enfin, d’un point de vue financier, cette réorganisation sociale signifie la mise à la disposition de la défense nationale des biens de la bourgeoisie pour financer l’armement du peuple. Pour Bakounine, une telle révolution serait de nature à libérer les énergies que l’État bonapartiste a rendu impuissantes.
Il ne fait guère de doute que de telles idées s’étaient développées au sein de l’Internationale en France, sous l’influence conjuguée du communalisme de la Révolution française, de la pensée de Proudhon et des débats internes à l’Internationale. On les retrouvera d’ailleurs dans l’œuvre de la Commune de Paris. Il apparaît alors que Bakounine a cherché à penser la possibilité d’une action politique dans des termes qu’il partageait avec certains membres de l’Internationale à Lyon et à Paris 27 . Ce qui lui est propre en revanche, c’est le souci d’émanciper cette action d’un modèle jacobin. Ce souci se marque non seulement par l’abandon du paradigme de la révolution parisienne, mais aussi par le fait que l’action envisagée ne vise pas une prise de contrôle de la tête de l’État (le gouvernement provisoire et ses lieux de résidence successifs, Tours et Bordeaux) mais un lieu social capable d’être à la source d’une initiative révolutionnaire.
De la guerre à la Commune, et retour
La lecture de la 2ème Adresse donne la mesure de ce qui pouvait déplaire à Marx dans les tentatives projetées par Bakounine. Marx y lance cette mise en garde au prolétariat français : « Toute tentative de renverser le nouveau gouvernement, quand l’ennemi frappe presque aux portes de Paris, serait une folie désespérée. » Mais derrière cette mise en garde se lit en filigrane le choix d’un mode d’action : tout en reconnaissant que « les ouvriers français doivent remplir leur devoir de citoyens » en participant à la défense nationale, Marx les prévient contre toute tentation de « se laisser entraîner par les souvenirs nationaux de 1792. » En somme, la guerre n’est pas le moment pour contester son pouvoir à la bourgeoisie. Il s’agit pour les ouvriers français, « calmement et résolument » de « profiter de la liberté républicaine pour procéder méthodiquement à leur propre organisation de classe » (p. 39) : une telle position, explicitement attentiste, se distingue nettement de celle soutenue par Bakounine, non seulement parce qu’elle fait appel au calme contre l’impatience de l’action qui conduit à des folies désespérées, mais aussi et surtout parce qu’elle est sous-tendue par une vision fondamentalement jacobine de la politique où l’objectif demeure la prise de contrôle ou l’anéantissement volontaire du pouvoir d’État.
Cette position, je me propose à présent de l’interroger non plus depuis son dehors bakouninien, mais à partir de l’évolution que manifeste le texte de La guerre civile en France. Quelques mois après avoir écrit que « toute tentative de renverser le nouveau gouvernement, quand l’ennemi frappe presque aux portes de Paris, serait une folie désespérée », alors que l’armistice a été conclu mais que les troupes allemandes se trouvent toujours autour de Paris, éclate le soulèvement qui va donner naissance à la Commune. Marx exprime immédiatement pour cette tentative une vive admiration, au point de prendre le contre-pied de ses recommandations de septembre 1870 ; ainsi dans la lettre à Kugelmann du 12 avril 1871 : « voilà qu’ils se soulèvent, sous la menace des baïonnettes prussiennes, comme si l’ennemi n’était pas toujours aux portes de Paris, comme s’il n’y avait pas eu de guerre entre la France et l’Allemagne ! L’histoire ne connaît pas d’autre exemple de pareille grandeur! » 28 .
Rien d’étonnant dès lors à ce que l’on trouve dans La guerre civile en France un ensemble de corrections qui portent sur le déroulement de la guerre franco-allemande, sur la conjoncture politique et sur l’œuvre accomplie par la Commune et qui méritent toutes d’être confrontées aux analyses proposées par Bakounine quelques mois plus tôt.
Dans la première partie de ce texte, Marx se livre à une attaque virulente contre le gouvernement de la Défense nationale, en s’appuyant sur le fait que la position de classe de la bourgeoisie l’a entraînée de fait à choisir la défaite plutôt que la victoire par le peuple en armes car « Paris armé, c’était la révolution armée » et « une victoire de Paris sur l’agresseur prussien aurait été une victoire de l’ouvrier français sur le capitaliste français. » Cette analyse, par laquelle commence La Guerre civile en France, valide dans une large mesure les points de vue développés par Bakounine dans sa Lettre à un Français : la bourgeoisie est opposée à ce que le peuple soit armé pour assurer lui-même sa défense car l’armement du peuple signifie la révolution sociale. Manque certes chez Marx l’idée que la France ne pouvait être sauvée que par la révolution sociale, mais après la chute de la Commune, le choix de telle ou telle tactique n’est plus vraiment d’actualité. En revanche, Marx insiste bien sur le fait que « dans ce conflit entre le devoir national et l’intérêt de classe, le gouvernement de la Défense nationale », représentant de la bourgeoisie, « n’a pas hésité un seul instant : il s’est transformé en un gouvernement de la Défection nationale », et il étaye assez longuement cette affirmation.
Que faire dès lors de la position défendue dans l’Adresse de septembre 1870, qui recommandait l’union avec la bourgeoisie dans la défense nationale et une position d’attente de la part du prolétariat français ? Et que faire réciproquement de la position défendue par Bakounine dans les textes sur la guerre franco-allemande, qui préconisaient un soulèvement immédiat du prolétariat pour la défense nationale ? Toutes deux semblent avoir été invalidées par les faits, l’une parce qu’elle a reposé sur une trop grande confiance dans le patriotisme du gouvernement de la défense nationale, l’autre parce qu’elle a trop présumé de la volonté du prolétariat français d’en finir avec ce gouvernement.
Un examen attentif des deux pratiques politiques qui s’affrontent ici permet à la fois d’évacuer un certain nombre d’oppositions superficielles et de cerner les spécificités de chacune d’entre elles. On trouve en effet chez Bakounine un équivalent aux consignes attentistes lancées par Marx, à ceci près qu’elles sont adressées au seul prolétariat parisien : celui-ci, selon Bakounine, doit être uniquement préoccupé de la défense de Paris et ne peut donc prendre la direction d’un soulèvement révolutionnaire. A posteriori, dans l’une des rares lettres contemporaines de la Commune qui n’ait pas sombré avec cette dernière, Bakounine souligne même que les Internationaux de Paris, « pendant le siège, ont réussi […] à s’organiser et de cette façon […] ont mis sur pied une force considérable. » 29 . Pour qu’on puisse voir là une validation du conseil marxien recommandant, lui, au prolétariat français dans son ensemble de profiter de la liberté républicaine pour s’organiser, il faudrait cependant que ce conseil ne s’adresse qu’au prolétariat parisien. Ce qui ressort de ces précisions, c’est alors la conception jacobine que se fait Marx de l’action politique : que le prolétariat profite de la liberté républicaine pour s’organiser ne signifie rien d’autre que se préparer à engager une action visant un centre de décision politique. On se souvient que c’était dans la même optique que Marx voyait comme une bonne chose la victoire prussienne et l’unification de l’Allemagne qui s’ensuivrait.
Cette conception, Bakounine lui-même reconnaît qu’elle est (malheureusement) ancrée dans la mentalité de la classe ouvrière française et il ne tarde par à voir en elle l’une des principales raisons de la défaite inéluctable de la Commune : « à Paris, de trop nombreux hommes énergiques et capables se sont concentrés, si nombreux que je crains qu’ils n’arrivent à se gêner les uns les autres. Par contre, en province, il n’y a personne. Si on en a encore le temps, il faudra insister pour que de Paris on envoie en province le plus possible de délégués vraiment révolutionnaires. » 30 . Cela signifie-t-il pour autant que la Commune invalide le diagnostic bakouninien sur l’incapacité dans laquelle se trouvait Paris d’être désormais la source d’initiatives révolutionnaires, et inversement sur la capacité de la province à prendre le relais ? Même si l’on tient compte du fait que ce diagnostic a été prononcé dans le contexte particulier de la guerre franco-allemande (qui rendait de fait la capitale impuissante), il n’en reste pas moins que Bakounine, dans les textes de cette époque, semblait considérer qu’indépendamment de cette conjoncture, la prochaine révolution française partirait de la province : sous-estimant peut-être le poids des traditions centralisatrices, il n’a pas vu que Paris serait en fait le siège de la dernière des tentatives révolutionnaires. De même il s’est trompé en pensant que le prolétariat parviendrait à faire coïncider ses intérêts de classe et son patriotisme, en imaginant que la révolution sociale pourrait prendre argument de la défense nationale. Pourtant, il apparaît que c’est davantage l’optimisme volontaire de Bakounine qui a été mis en échec au cours de cet épisode historique, plutôt que la pertinence de ses analyses : la Commune a bien été vaincue faute d’avoir pu s’attirer les faveurs de la province. Tout le paradoxe du mouvement communard est en effet d’avoir voulu en finir avec l’État centralisé légué par l’histoire depuis Paris, centre hypertrophié de cet État, mais d’avoir sans doute été entravé par le poids encombrant de ce legs historique.
On ne peut dès lors s’empêcher de confronter cette erreur à l’analyse conjoncturelle produite par Marx au début de la guerre. Après la Commune et la disparition (le plus souvent physique) des représentants en France de l’Internationale, le caractère bénéfique de la victoire de l’Allemagne pour le mouvement ouvrier européen apparaît en effet bien moins clairement. D’une manière rétrospective, apparaît en revanche plus clairement l’optimisme dialectique d’un Marx conférant à la guerre franco-allemande un statut de médiation dans un processus historique de résistance de plus en plus puissante, consciente et structurée au système capitaliste. Tout autant que l’optimisme de la volonté qui s’exprime chez Bakounine, cet optimisme dialectique ressort ébranlé par sa confrontation avec l’épreuve de l’histoire.
L’examen des rapports entre classes et nations aboutit à une conclusion assez analogue. On se souvient que Marx recommandait en septembre 1870 au prolétariat français de faire passer les intérêts de classe dans ce qu’ils avaient d’immédiat après le devoir civique de la défense de la patrie, ce qui signifiait une alliance de circonstance avec la bourgeoisie. Cette recommandation permet ensuite à Marx de dénoncer la trahison de la bourgeoisie, celle-ci ayant préféré son parti à sa patrie, mais elle implique aussi que la république bourgeoise vienne médiatiser les intérêts du prolétariat, de telle sorte qu’en renonçant à leurs intérêts immédiats, les ouvriers français travaillent à la satisfaction de leurs intérêts médiats, à savoir leur organisation en parti au sein de la république, qui devrait leur permettre de conquérir le pouvoir d’État. En revanche pour Bakounine, dire que la bourgeoisie allait préférer la victoire des Prussiens aux mesure nécessaires à la victoire, c’était aussitôt dire que les intérêts du prolétariat (français mais aussi international) coïncidaient immédiatement avec les objectifs de la défense nationale. Cette coïncidence s’appuie, plus encore que chez Marx, sur une conception d’allure hégélienne du Volkgeist, du peuple comme entité spirituelle dotée d’une mission historique. C’est cela qui lui permet de penser la guerre franco-allemande sur le mode de la guerre civile : d’une certaine manière, la Prusse, c’est l’alliance de la bourgeoisie et de l’appareil militaire, alors que la France incarne la cause du prolétariat international.
Finalement, confronter les deux pratiques politiques de Marx et de Bakounine à l’occasion de la guerre franco-allemande, c’est aboutir à ce qui est considéré comme le nœud du différend entre les deux auteurs, à ce qui est aussi au cœur du texte de La guerre civile en France, au statut de la médiation étatique. L’éloge de la Commune que prononce Marx dans la troisième partie de ce texte corrige en effet plusieurs points fondamentaux de ce qui caractérisait sa politique depuis le Manifeste du parti communiste. Pour Marx, la Commune a montré que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l’appareil d’État et de le faire fonctionner pour son propre compte. » Et dans la lettre à Kugelmann du 12 avril 1871, Marx affirme que la révolution ne doit pas, « comme cela s’est produit jusqu’ici, faire changer l’appareil bureaucratico-militaire de main, mais le briser. » Et d’ajouter que cela ne vaut pas seulement pour la France mais que « c’est la condition préalable de toute véritable révolution populaire sur le continent. C’est bien là d’ailleurs ce que tentent nos héroïques camarades parisiens. » Or, selon le Manifeste, « la première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante », ce qui devait permettre à ce dernier d’ « arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État. » (ch. II).
La correction apportée par Marx à cette question en 1871 est le fruit d’un intérêt pour la dimension spécifique du politique, intérêt qui s’adosse à une analyse de l’État que l’histoire a permis d’affiner. En effet, l’État ne peut plus être réduit à sa dimension d’instrument de coercition d’une classe par une autre, quelles que soient ces classes. L’État, entendu comme « pouvoir centralisé […] avec ses organes, partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature, organes façonnés selon un plan de division systématique et hiérarchique du travail », a d’abord été l’instrument de lutte de la bourgeoisie contre le système féodal, avant de prendre, dans la première moitié du 19e siècle, « le caractère d’un pouvoir public organisé aux fins d’asservissement social, d’un appareil de domination de classe » (p. 60) ; Marx parle aussi à ce propos « d’engin de guerre national du capital contre le travail » (p. 61). En somme, l’État ne tire pas son existence de l’existence d’une pluralité de classes antagonistes en général : il est l’œuvre de la bourgeoisie pour qui il fut d’abord un instrument de lutte contre le féodalisme, avant de se transformer, après la Révolution française, « en un moyen d’asservir le travail au capital. »
Sur le fond de ce développement historique sur la genèse de l’État moderne, Marx propose une analyse de l’œuvre politique de la Commune, une œuvre qui se présente comme l’antithèse du régime impérial, forme ultime de l’État bourgeois. Dans des pages qui rappellent les projets de Bakounine lors de la guerre franco-allemande, Marx montre à cet effet comment la Commune a pu annihiler les différents organes du pouvoir centralisé de l’État, qu’il s’agisse de l’armée, à laquelle on substitue le peuple en armes, de la police, de l’ensemble de la fonction publique et de l’appareil judiciaire (avec le principe de l’élection, de la responsabilité et de la révocabilité permanentes de leurs membres), des prêtres ou de l’instruction 31 . Marx dit de la Commune qu’elle représente une « destruction du pouvoir d’État », celui-ci étant devenu une « excroissance parasitaire » de la nation ; il dit aussi d’elle qu’elle « brise le pouvoir d’État moderne » (p. 65) et constitue « la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail. » (p. 67) On trouve sous sa plume des formules que Bakounine, dans ses écrits sur la guerre franco-allemande, de quelques mois antérieurs, n’aurait pas renié, notamment cette idée que « la Constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu’alors absorbées par l’État parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement » et qu’elle aurait été, de ce fait, « le point de départ de la régénération de la France. » (p. 66).
Curieusement, on ne trouve pas chez Bakounine d’équivalent aux textes de Marx qui analysent l’œuvre de la Commune : certes le révolutionnaire russe a été en contact au cours de l’insurrection avec son ami Varlin, de même il s’affirme « partisan de la Commune de Paris » en tant que celle-ci constitue « une négation audacieuse, bien prononcée de l’État » (VIII, 293), cependant, plus préoccupé d’action que d’histoire immédiate, il ne reviendra jamais en détail sur une expérience historique où les principes qu’il défendait avaient pourtant été engagés. Rien n’illustre mieux l’écart de perspective qui sépare irrémédiablement Marx et Bakounine que ce double paradoxe : la meilleure analyse que Marx ait produite sur la guerre franco-allemande se trouve dans un texte sur la Commune, et ce que Bakounine a écrit de plus riche sur la Commune, il faut le chercher dans les textes, de plusieurs mois antérieurs, consacrés à la guerre franco-allemande.
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Textes utilisés : Marx, La guerre civile en France, Paris, Editions sociales, 1968. Bakounine, Œuvres complètes, Paris, Champ Libre, 1979, vol. VII, « La guerre franco-allemande et la révolution sociale ». ↩
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Les limites d’une démarche simplement comparative et la nécessité d’une confrontation des pratiques entre Marx et Bakounine ont notamment été soulignées par Gaetano Manfredonia, « En partant du débat Marx, Proudhon, Bakounine » (Contretemps n° 6, février 2003, p. 88-100). ↩
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Il s’agit de la Lettre à un Français (août - septembre 1870), de L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale (novembre 1870 - avril 1871) et du manuscrit sans titre sur La situation politique en France (octobre 1870). La Lettre et la Situation ont été publiées au volume VII des Œuvres complètes, Paris, Champ Libre et L’Empire au volume VIII. Afin de ne pas alourdir l’appareil de notes, je renvoie à cette édition par un chiffre romain qui désigne le volume et un chiffre arabe qui désigne la page de ce volume. ↩
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Ces trois adresses ont été publiées sous le titre de la troisième, La guerre civile en France, Paris, Editions Sociales, 1968. Le volume XI de la correspondance de Marx et Engels en est le complément indispensable. ↩
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Le récit tardif par Engels du rôle joué par Bakounine dans l’insurrection lyonnaise de septembre 1870 en fournit le meilleur exemple : quoique truffé d’inexactitudes et de racontars, il a été repris par presque tous les commentateurs de Marx (jusqu’à son plus récent biographe) qui ne se donnent en général pas la peine d’en vérifier l’exactitude, ni de lire les textes qui ont accompagné l’engagement de Bakounine à cette époque. Sur ce point, voir l’introduction d’Arthur Lehning au vol. VII des Œuvres complètes. Ce dernier n’est d’ailleurs pas en reste, qui cite à l’envi les textes les plus de Marx les plus hostiles à la France et à la Russie mais passe sous silence l’éloge de la Commune. ↩
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La guerre civile en France est datée du 30 mai 1871. ↩
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« J’ai en tête tout un plan » annonce Bakounine à Ogarev dès le 11 août 1870 (Œuvres complètes, vol. VII, p. 284). ↩
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Cet adage est discuté au début du manuscrit sur La situation politique en France. Bakounine le considère inapplicable à la France de 1870 : l’union est impossible parce qu’elle présuppose une identité de buts (la défense à outrance) qui ne se trouve pas entre les classes sociales. ↩
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Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. Lefebvre p. 385. ↩
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Pour ces deux citations : Marx et Engels, Correspondance, t. XI, Paris, Editions Sociales, p. 20. ↩
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Voir à ce propos le passage qui termine la Lettre : « Conséquences d’une victoire prussienne pour le socialisme. » ↩
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En août 1870, après les premières défaites des armées françaises, Bakounine écrit ainsi qu’il « souhaite vivement que les Français soient battus encore une fois. » (VII, p. 3) et de son côté, Marx, dans sa 1ère Adresse, affirme : « quel que soit le déroulement de la guerre […] le glas du Second Empire a déjà sonné à Paris. » (p. 29). ↩
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Dans la Lettre, Bakounine parle p. 64 d’une « anarchie intérieure et nationale aujourd’hui, demain universelle » et plus haut, p. 13, à propos certes d’une simple proclamation de la république il affirme : « la révolution aurait immédiatement gagné l’Italie, l’Espagne, la Belgique, l’Allemagne, et le roi de Prusse, inquiété sur ses derrières par une révolution allemande mieux encore que par une armée française, se serait trouvé dans une position vraiment pitoyable ». Ces idées sont cependant davantage développées dans La situation politique en France. (VII, p. 182-183). ↩
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Lettre à Engels du 17 août 1870, Correspondance, t. XI, p. 74 : « Kugelmann [qui affirmait ne pas comprendre les mises en garde de Marx contre une guerre qui deviendrait offensive de la part de la Prusse] confond guerre défensive et opérations militaires défensives. Ainsi donc, si un type m’agresse dans la rue, je ne peux que parer ses coups, mais non l’assommer, parce que du coup je deviendrais agresseur. Ce manque de dialectique transparaît chez ces gens-là à chaque mot. » On retrouve exactement la même idée dans la 2ème adresse, datée du 9 septembre 1870, Marx reconnaissant au futur empereur Guillaume qu’une « guerre défensive peut, certes, ne pas exclure des opérations militaires dictées par les ’’événements militaires’’ » (p. 33) mais la formulation en est atténuée du fait que la guerre, du côté de la Prusse, est clairement devenue offensive. ↩
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Engels, qui tenait une chronique des événements militaires dans la revue Pall Mall, était surnommé « général Staff » dans la famille Marx. ↩
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Bakounine a coutume d’accompagner son action de textes qu’il qualifie lui-même de « situations » : Situation de la Russie (1849), Situation de l’Italie (1865 et 1867), etc. ↩
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James Guillaume a publié la Lettre à un Français sous le titre Lettres à un Français sur la crise actuelle, amputant le manuscrit de Bakounine et ajoutant des passages de sa propre facture. Dans une lettre à Alphonse Esquiros du 20 octobre 1870, Bakounine dira de son texte qu’il a été « châtré ». ↩
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Dans la 1ère Adresse, écrite peu après la déclaration de guerre de la France à la Prusse, Marx considère en effet que la guerre, du côté allemand, est strictement défensive, même s’il est conscient des risques qu’elle perde ce caractère pour se transformer en opération conquérante. Prenant en cela au mot les déclarations des autorités prussiennes, Marx estime que la guerre changerait de nature si elle se poursuivait au-delà d’une chute de l’Empire. ↩
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Cette idée d’une guerre, non plus entre États mais entre nations, Marx ne la mobilise, dans la 2ème Adresse, que pour mettre en garde contre l’expansionnisme des « patriotes teutons » qui risque de mener l’Allemagne « à une autre guerre ’’défensive’’, non pas une de ces guerre ’’localisées’’ d’invention récente, mais une guerre de races, une guerre contre les races latines et slaves coalisées » (p. 37) : Marx a ici en vue l’alliance inéluctable de la France et de la Russie au cas où l’Allemagne annexerait l’Alsace et la Lorraine. ↩
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On retrouvera cette manière de rejeter sur l’adversaire la responsabilité du saut dans la guerre civile dans La guerre civile en France : ce que Marx reproche rétrospectivement aux Communards, ce n’est pas tant d’avoir refusé de déclencher une guerre civile que de n’avoir pas aperçu que la guerre civile avait déjà été déclenchée par Thiers : « dans sa répugnance à accepter la guerre civile engagée par Thiers avec sa tentative d’effraction nocturne à Montmartre, le Comité central commit, cette fois, une faute décisive en ne marchant pas aussitôt sur Versailles, alors entièrement sans défense, et en mettant ainsi fin aux complots de Thiers et de ses ruraux. » (p. 57) ↩
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Sur cet épisode, on se référera à l’introduction d’Arthur Lehning au vol. VII des Œuvres complètes et aux précieuses mises au point qu’elle contient. ↩
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Engels semble partager ce point de vue lorsqu’il écrit à Marx le 15 août 1870 : « Néanmoins un gouvernement révolutionnaire, s’il arrive bientôt, ne doit pas jeter le manche après la cognée. Mais il devra abandonner Paris à son sort et continuer la guerre à partir du sud. Rien ne dit qu’il ne pourra tenir jusqu’à ce que des armes soient achetées et de nouvelles armées organisées qui permettent de repousser l’ennemi progressivement jusqu’à la frontière. […] Mais si cela ne se produit pas bientôt, la comédie est finie. » Correspondance, t. XI, p. 70. ↩
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On trouve des considérations semblables dans une lettre de Marx du 19 octobre 1870 : « je dois vous dire que, d’après les informations que j’ai reçues de France, la bourgeoisie préfère au total la conquête prussienne à la victoire d’une république à tendances socialistes » (Correspondance, t. XI, p. 117). Manque cependant, chez Marx, l’idée que seule une telle république serait à même d’éviter cette conquête. ↩
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Cette idée de gagner les campagnes à la cause d’une révolution dans les villes, Marx en fera l’éloge dans La guerre civile en France à propos de la Commune en estimant que « trois mois de libre communication entre le Paris de la Commune et les provinces » auraient pu amener « un soulèvement général des paysans » (p. 71). Pour cela, il se basera d’une part sur une analyse de la mentalité paysanne (hostilité aux grands propriétaires, appât du gain, deux éléments que Bakounine avaient soulignées) et d’autre part sur un exposé des mesures envisagées par la Commune, deux composantes par lesquelles son exposé rejoint les perspectives ouvertes par Bakounine dans la Lettre. ↩
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On n’est pas loin d’un tel vocabulaire chez le Marx de La guerre civile en France qui affirmera de la Commune qu’elle était la seule à pouvoir réussir la régénération de la France après la défaite contre les armées allemandes. ↩
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La notion de partisan, que Carl Schmitt a érigé en objet théorique dans sa Théorie du partisan, n’est guère présente dans les textes du Bakounine de cette époque : il n’emploie qu’à une seule reprise l’expression « guerre de partisans » (VII, 19 : la résistance à l’invasion prussienne implique « une formidable guerre de partisans, de guérillas, de brigands et de brigandes si cela devenait nécessaire »), en revanche il mentionne plusieurs fois les corps francs et la nécessité qu’ils échappent au commandement de la bourgeoisie (voir VII, 19, 23, 159 et VIII, 25-26).. La tactique de la guerre de partisans était notamment prônée par le général Cluseret et soutenue par des militants internationalistes comme Eugène Varlin, un proche de Bakounine. ↩
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Pour cette raison, la question du rôle précis joué par Bakounine dans l’insurrection lyonnaise du 28 septembre 1870 n’a peut-être qu’un intérêt biographique : que telle proclamation ait une allure bakouninienne n’a rien de bien étonnant si l’on songe que ce sont peut-être les textes de Bakounine qui ont l’allure de certaines proclamations de l’Internationale en France. ↩
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Correspondance, t. XI, p. 183. ↩
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Lettre à V. Ozerov et N. Ogarev du 5 avril 1871, Œuvres complètes, VII, p. 327. A cette lettre était jointe une longue lettre à Varlin (également mentionnée dans le calepin de Bakounine) qui est perdue. On trouve une remarque allant dans le même sens dans les Trois conférences faites aux ouvriers du Val de Saint-Imier (VII, p. 245) de mai 1871. ↩
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Ibid., p. 328. ↩
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Il est tout à fait significatif que Lénine, dans L’État et la révolution, fasse l’éloge des caractères généraux que Marx attribue à la Commune (« la forme politique enfin trouvée », la critique du parlementarisme et de la division des pouvoirs comme division du travail politique, etc.) mais 1) laisse de côté la signification concrète de ces caractères (notamment la révocabilité permanente des fonctionnaires, et pas seulement des représentants) et 2) tende à envisager l’organisation politique qu’est la Commune comme une simple forme de l’avenir succédant à une période de transition qui serait, elle, le processus de destruction de l’État moderne, et non comme l’incarnation de cette destruction elle-même, comme le « fait révolutionnaire » (pour parler comme Bakounine) de la destruction de l’État. ↩