Subject: Re: L’espace numérique
Date: 28 Apr 2016 04:48
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello, Comment penser une architecture temporelle ? Je vois bien l’intérêt qu’il y a à réaffirmer contre les visions libératoires et exaltées du numérique l’importance des règles qui le structurent. Pour autant, est-ce que le principe de l’architecture est le bon ? C’est possible, mais je m’interroge, et il faudrait pousser l’usage du concept pour voir ce qu’il permet de faire et de penser.
J’ai l’impression que nous revenons à une de tes références de départ : la pornotopie, où se trouvaient associés espace, architecture d’habitation, non-séparation privé/public et mise en visibilité généralisée. Mais dans cet espace Playboy donné comme modèle, il y avait aussi le « design » nouveau du mobilier (jusqu’au lit de Hefner). architecture est un concept large, peut-être que design serait restrictif, mais aurait l’utilité de marquer mieux le travail concret des formes du numérique que nous utilisons, subissons, exploitons, modifions…
Tu sais que Hefner avait fait mettre au-dessus de la porte monumentale de son château à Chicago : « Si non oscillas, noli tintinare » (pas la peine de sonner si tu ne swingues pas). Cela nous met non seulement dans le « design des émotions » (comme on le dit aujourd’hui), mais surtout dans des questions de rythme.
Ce qui nous ramène à la question d’une architecture temporelle. La fascination pour le numérique tient entre autres à la vitesse affolante avec laquelle les objets d’échange sont mis à notre disposition. L’immédiateté pornographique dont tu parlais est du même type : finis les rituels de séduction et les préliminaires amoureux. Bien sûr, c’est une illusion (comme la pornotopie est une fantasmagorie). Mais cela voile en partie ces questions de différences de rythme qui me semblent importantes pour « baliser » notre espace numérique.
Alors architecture temporelle en termes de rapports de vitesse ? Peut-être suis-je trop dans l’allegro furioso ma non troppo ?
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 01 May 2016 10:30
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Éric, ma référence à l’architecture sert justement à éviter l’idéologie de l’immédiateté, qui ne fait qu’essayer de cacher des structures rythmiques qui sont, à mon avis, architecturales. Le temps peut-être rapide (mais par rapport à quoi ?) — mais jamais immédiat — des commerces numériques est un temps rythmé par des règles, des contraintes et des formes bien définies. Et même le swing est un art de la précision et de la structure. Le temps qu’il faut à un serveur pour répondre à une requête dépend ainsi de la distance spatiale du serveur par rapport au client, outre que d’une série d’autres paramètres architecturaux : les protocoles utilisés, le langage de programmation…
Un exemple concret : la différence entre le JSON et le XML. Le JSON est un langage de balisage très utilisé par les informaticiens qui consiste à mettre entre accolades les informations en les structurant grâce à une séparation faite avec des virgules (par exemple : {« auteur » : « Éric Méchoulan », « date » : « 2016 »,}). Ce langage est préféré par les informaticiens au XML pour des raisons de rapidité d’écriture et de parsing. Il est plus facile d’écrire l’expression que je viens d’écrire que d’écrire l’équivalent en XML, qui serait quelque chose du type :
Est-ce design ? Non, car c’est quelque chose de plus large. Le design en fait sans doute partie, mais on ne peut pas réduire la structuration de l’information et de l’infrastructure qui la supporte à une question de design.
Est-ce rythme ? Pas seulement, car le rythme se fait dans une négociation de structures qui sont aussi spatiales et architecturales — et souvent on peut décider de changer le rythme en adoptant une autre structure spatiale, comme quand on passe du JSON au XML. Design et rythme sont mis en avant lorsqu’on veut défendre l’argument de l’immédiateté (absence d’attente et, plus en général, absence de médiation). Voilà ce qui me pousse encore à aller vers l’espace — qui dit de façon plus explicite les contraintes matérielles qu’il présuppose.
À l’idéologie de la malléabilité absolue qui semble reposer derrière le design (tout peut prendre n’importe quelle forme grâce à la puissance du design) et derrière le rythme (on peut compresser le temps jusqu’à le faire disparaître), il me semble nécessaire de remplacer une critique de l’architecture comme ensemble de structures, bien sûr malléables, mais toujours contraignantes.
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 01 Oct 2016 19:23
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Bonsoir Marcello, Alors que nous parlions tant d’immédiateté et d’instantané, à mon regret j’ai dû ralentir, voire arrêter beaucoup de mes activités ces derniers mois et entre autres nos échanges. Sans doute est-il temps d’essayer de reprendre notre réflexion commune. Surtout aujourd’hui où nous connaissons un changement d’envergure d’un des piliers du web : l’ICANN change de statut. Moins de mainmise du gouvernement américain, certes, mais nous sommes quand même loin d’un non-contrôle américain des noms de domaine. Toi qui plaides, à juste titre, pour cette compréhension de l’architecture contraignante du web, comment vois-tu ce changement : modeste, symbolique, conséquent, sans portée ? Et, par extension, en quoi l’architecture temporelle fait-elle un « monde » ? (Là, c’est une vaste question.)
Par ailleurs, je précise un point de détail de notre ancienne conversation : si l’on tient à l’idée d’une architecture temporelle et pas seulement spatiale, alors le rythme ne me semble pas une affaire secondaire, réductible à du « malléable ». Ainsi, non seulement ne peut-on pas compresser le temps jusqu’à le faire disparaître, mais le propre du rythme est d’être un rapport. On peut même imaginer que ce rapport ne joue pas sur l’effet de rapidité quasi instantané, mais juste au contraire sur la dilatation temporelle techniquement non nécessaire : ainsi, quand on paie sur PayPal ou d’autres moyens en ligne, on voit tourner quelques dizaines de secondes le volant coloré alors même que la transaction est déjà réalisée depuis belle lurette : pour donner une impression de sécurité par vérifications multiples, on ralentit sciemment le rendu du processus électronique…
Éric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 18 Nov 2016 15:21
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric, la question du temps me semble fondamentale, en effet. Tu as tardé à me répondre — et moi aussi, j’ai perdu du temps. Ce qui te donne raison : on ne peut pas faire disparaître le temps, il reste toujours là. J’insiste sur la possibilité de le penser comme une partie de l’architecture spatiale : comme tu le dis, comme un rapport.
Il faut donc définir l’espace en tant que graphe : un ensemble de relations de différents types, dont le temps fait partie. La distance entre un objet et l’autre est une relation spatiale. Cette distance est faite de kilomètres, de câbles — deux noeuds sont plus proches quand ils sont mieux connectés —, mais aussi de temps — combien de temps faut-il pour faire arriver une information ? Et aussi de protocoles — qui déterminent le temps et la proximité. Et on retrouve aussi la question de l’ICANN. Faisons un exemple. Quelle est la distance entre nous deux ? Je ne sais pas où tu te trouves maintenant, et finalement cette information n’est pas la plus importante. Je connais ton adresse mail : eric.mechoulan@umontreal.ca. Je peux, avec une simple commande (comme ping, par exemple), savoir combien de millisecondes il faut à des paquets pour aller de mon ordinateur au serveur de l’UdeM. Je ne peux pas savoir, par contre, combien il en faudra à ton ordinateur pour les recevoir. Mais ces informations font partie de la structure de l’espace : la distance entre nous deux est faite par l’architecture des serveurs, des câbles ainsi que par une série d’autres rapports qui nous relient — d’amitié, de travail, etc. Cela signifie que le parcours que le paquet doit faire pour résoudre le nom de domaine umontreal.ca (à savoir le transformer en adresse IP : 132.204.8.32 pour l’UdeM) est très important. Et qui s’en occupe a un rôle fondamental dans la gestion de l’espace. Donc en effet, la gouvernance de l’ICANN n’est pas à négliger, car elle fait partie de la production des relations spatiotemporelles. Il est intéressant que ces relations temporelles soient parfois rendues opaques — car on veut faire croire qu’il n’y a plus de temps — et d’autres fois soulignées — souvent pour montrer la rapidité d’exécution. Google Search, par exemple, nous dit qu’il a trouvé « About 17,000,000 results (0.57 seconds) ». Le temps devient fondamental parce qu’il est presque inexistant. Mais le « presque » est crucial ! Dans d’autres cas, comme tu le dis, la latence devient nécessaire pour l’intelligibilité. Mais qu’on le montre ou qu’on le cache, le temps est là.
Serais-tu d’accord pour une définition d’espace comme graphe qui considère les relations temporelles comme des spécifications des relations spatiales ?
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 20 Nov 2016 17:35
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello, ton idée de graphe me paraît très judicieuse. Mais il faut nous entendre sur cette notion. Tu la définis de manière très générale : un ensemble de relations de différents types. Cela va bien. Peut-on essayer de préciser ?
Comme tu le sais, en informatique, un graphe décrit une certaine structuration de données, c’est-à-dire une façon d’organiser des éléments pour pouvoir les traiter de manière automatique. Cela me paraît trop instrumental pour pouvoir recouvrir toutes les instances dont tu parles (du matériel des câblages à l’institutionnel des décisions de gouvernement).
C’est assez différent en mathématiques, où il s’agit plutôt d’une représentation sous forme de courbe d’une fonction qui établit donc des correspondances ou des relations. Cela me semble déjà plus intéressant, à la fois parce que l’on voit bien alors que le graphe est de l’ordre de la représentation, et parce que c’est une manière de montrer des mises en relation.
Mais je voudrais te proposer de déplacer le terrain un peu plus radicalement. Je lisais récemment des choses sur les graffitis. Or, on peut en distinguer trois formes : le graffiti comme écriture avec message plus ou moins original sur des supports du genre mur ou cloison ; le tag qui est une sorte de signature calligraphiée où le dessin et surtout le geste d’inscription l’emportent sur le déchiffrage possible des lettres ; enfin, le graphe (ou graff), qui est plutôt de l’ordre de la fresque murale (souvent sur des supports difficilement accessibles) avec un sens marqué des volumes. Avec ce graphe-là, nous resterions dans l’ordre des représentations, d’une mise en visibilité, une manière de penser par images. Nous aurions aussi le principe du volume apparent des transits de données. Mais aussi autre chose, car ces fresques font l’objet de compétitions (pour leurs qualités intrinsèques autant que pour leur intégration à des sites plus ou moins difficiles d’accès). Le graphe nous introduit non seulement dans l’univers esthétique des valeurs applaudies par un public d’usagers, mais aussi dans le monde des rapports de pouvoir (entre autres, mais pas seulement, institutionnels). Et le temps fait partie de ces rapports de pouvoir.
Or, en parlant de manière trop générale d’espace et de temps, nous risquons d’escamoter ces rapports de représentation, de mise en scène, et ces rapports de pouvoir. Ainsi, pour reprendre un exemple dont nous avons déjà parlé, contrôler des espaces où l’on peut installer des serveurs (besoin d’eau froide pour le trivial système de refroidissement des ordinateurs en série) est certainement un des enjeux territoriaux importants des années à venir.
Et puis, si l’on poursuit ta référence à l’architecture, on voit que ces graphes se servent des modalités architecturales, mais pour mieux en déplacer les points de vue offerts : un mur ne soutient plus simplement un toit, il est support de représentation. Le graphe prend alors en compte les façons dont on inscrit des gestes dans l’espace. Le graphe témoigne d’un sens de l’acrobatie et c’est peut-être en réintégrant le lieu scénique du cirque dans le mouvement brownien des données qu’on peut s’approcher d’une description de l’espace numérique.
Ou est-ce que je ressemble trop à un clown savant en cherchant si loin ?
Je te souhaite un bon dimanche en ce jour de primaire électorale en France.
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 21 Nov 2016 07:57
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric, sincèrement, je pensais au graphe informatique, justement parce qu’il s’agit de mettre en place des relations qui permettent ensuite d’opérer sur les objets. L’idée de graphe que tu proposes est cependant très intéressante. Tu parles d’un espace représenté, mais qui, si je comprends bien, est aussi un vrai espace. Ou alors je force un peu ton discours… Il me semble nécessaire de souligner que l’espace numérique n’est pas une représentation d’espace : il est un véritable espace. Par ailleurs, je dirais qu’il est le seul espace dont nous disposions : nous habitons un espace numérique, car la totalité de nos relations sont touchées, directement ou indirectement, par l’existence des technologies numériques. L’espace numérique est notre espace. En même temps — et là peut-être la métaphore du graphe dans le sens des graffitis peut nous aider — dans cet espace sont entremêlées une dimension discursive — ou représentative — et une dimension architecturale. Un cirque, donc ? Pourquoi pas : il y a une mise en scène, mais qui est aussi une performance — une représentation qui n’en est pas une.
Et dans le cirque il y a toujours une place pour les clowns savants : nos discours font en effet partie des relations qui structurent l’espace, d’où l’importance des clowns.
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 21 Nov 2016 09:16
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello, Nous avons peut-être là une occasion de diverger dans nos interprétations. Donc je ne vais pas hésiter à forcer le trait. Je dirais que l’espace numérique, comme tout espace d’ailleurs, n’existe pas tant qu’il n’est pas intégré à une représentation. Ce qui existe, ce sont des relations. Ces relations génèrent des formes, des fonctions, des images. Ce que nous appelons espace numérique est la dynamique provisoire et instable créée par cet entrelacement de formes, de fonctions et d’images (c’est pourquoi je parlais d’acrobatie). La dimension instrumentale du calcul automatisé n’en configure qu’une partie.
Est-ce que cela ruine ta représentation de l’espace numérique comme architecturé ? Je ne crois pas si l’on veut bien éviter la fausse conception du monde architecturé comme un monde solide et stable. Tous les architectes savent que la terre bouge et que les murs travaillent. Il s’agit pour eux d’exploiter les bons matériaux pour qu’ils s’adaptent souplement aux conditions locales et ralentissent ou limitent les évolutions dangereuses. L’espace numérique, dans sa dimension calculatrice et fonctionnelle, lui aussi fait tenir, mais par accélération. Cependant, la question importante, pour moi, était d’en venir aux rapports de force (qui eux aussi sont des rapports de vitesse). Et tu conviendras, je pense, qu’ils passent aussi par ces relations : à la fois ils les structurent et ils en sont les résultantes.
Un « vrai » espace ? Je ne sais pas si tu veux orienter notre discussion vers le problème de la vérité ou si c’était une manière de parler de réel. Personnellement, la question de la vérité me semble beaucoup plus intéressante que celle de la réalité. Mais ça se discute !
eric