Subject: Re: L’espace numérique
Date: 14 Dec 2016 21:35
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello, il en va de l’espace numérique et de ses usages comme du pouvoir tel que l’analyse Michel Foucault : à la fois source d’oppression et source de résistance. C’est justement parce que le pouvoir est une force qu’une autre force peut s’y opposer ou tout au moins tâcher de construire ainsi un parallélogramme des forces plus intéressant que la seule tyrannie des armes, des richesses ou des faits. Comme nous l’avions signalé dans notre 4e partie, l’enjeu des communs et des espaces véritablement publics apparaît structurant pour la politique de l’espace numérique. Il me semble qu’un élément important (quoiqu’assez évident) est la non-neutralité de l’espace numérique, soit par les compétences techniques qui en limitent les accès et surtout les programmes d’action, soit par les usages économiques monopolistiques qui cherchent avant tout à en rentabiliser les énergies et les données, soit par les contrôles et les exploitations politiques depuis les propagandes de large arrosage jusqu’aux hackings ciblés.
Je pense qu’il ne faut pas se faire d’illusions sur ce nouvel espace de domination réglée, ni sur les capacités à s’en servir pour autre chose que l’exploitation systématique. Donc éviter les deux hystéries : Horreur, le numérique ! Bravo, le numérique !
Il faudrait, cependant, réfléchir sur cette opposition. Est-on voué à ce double jeu ? Peut-on sortir de l’univers des forces, qu’elles soient d’oppression ou de révolte ? Peut-on sortir des flux contrôlés ou incontrôlables ? Il me semble que penser en termes de places et donc d’occupations de ces places pourrait constituer une piste de réflexion. Paradoxalement, l’espace numérique ne permet-il pas justement l’invention de places plus que de flux ? Il resterait alors à réfléchir comment les occuper.
Finalement nous serions plus proches du jeu de go que des échecs (problème : je suis bien meilleur aux échecs qu’au jeu de go, où je me fais rétamer régulièrement par mon fils).
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 22 Jan 2017 16:13
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric, je suis même trop d’accord avec toi. Il faut absolument éviter l’opposition entre optimistes et pessimistes du numérique. Ce type de position est cependant très à la mode, et cela est tout à fait compréhensible. Le numérique, comme tout espace, a des implications morales, donc nous voulons immédiatement le réduire à un simple manichéisme. Or ce qui pose problème est que, encore une fois comme tout espace, le numérique n’est pas homogène. C’est un espace où des places sont possibles, comme tu le dis. Une place ouvre à des possibles. Mais ces possibles ne sont pas « bons » ou « mauvais ». Tout dépend des dynamiques qui mettent en route le jeu de virtualisation et actualisation des possibles. Est-ce plus un jeu de go qu’un jeu d’échecs ? Peut-être ; moi aussi je suis meilleur aux échecs. Mais je pense que même à quel jeu on joue est une question de négociation et d’appropriation. Peut-on jouer aux échecs avec un jeu de go ? Il faudrait essayer. Car l’occupation de l’espace n’est pas seulement quelque chose qui se fait avec une surenchère de présence, mais aussi avec une négociation des règles d’occupation — et des règles de présence. D’où la question : que signifie être présent dans l’espace numérique ? Est-ce une question de quantité d’activités ? De multiplication des actions ? Suis-je présent seulement quand je clique plus que d’autres ? Quand j’écris plus que d’autres ? Quand je sais coder ? Quand je comprends les enjeux du code ? Quand je sais mobiliser une communauté ?
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 22 Jan 2016 19:12
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello, En ce gris dimanche, comme les éléphants hégéliens dans le soir qui tombe, tous les possibles semblent se fondre dans la grisaille ambiante. Pourtant, par principe, on ne peut toujours pas jouer aux échecs avec une stratégie de go : c’est le propre des jeux que d’avoir des règles rigides sans lesquelles on ne joue tout simplement pas au jeu dans lequel on prétend concourir. C’est une question de cadre : chacun peut produire des mouvements innovants dans des cadres ou des règles déterminés, mais à condition de demeurer dans le même cadre. Pas de négociation !
Cependant, l’espace numérique n’est pas constitué d’un seul cadre (pas plus que la « réalité »). Comme tu le soulignes, il n’est pas homogène. Il est important de faire des différences aussi entre le niveau des coups joués ou rendus possibles et le niveau des cadres choisis. On en voit bien l’enjeu de pouvoir lorsque certains politiciens ou quelques pseudo-savants tartinés d’idéologie prétendent imposer à tous leur seul cadre sous prétexte qu’il n’y aurait pas d’alternative. Dans le cadre qu’ils imposent (et auquel ils donnent le nom de « réel »), en effet, aucune alternative ne peut apparaître. Il suffit, pourtant, de changer de cadre pour qu’un autre réel émerge.
Ce serait donc un des intérêts de l’espace numérique de permettre cette hétérogénéité (et un des enjeux de pouvoir qu’il suscite). C’est là où d’éventuelles négociations peuvent avoir lieu. Mais comment opèreraient-elles et sur quoi porteraient-elles ? Je vais te proposer une division ternaire pour mieux contourner manichéisme et binarité.
Je reprends d’abord ton concept de présence. Tu as raison d’en souligner le caractère très problématique dans l’espace numérique. Là où une définition classique de l’espace consiste à voir qu’un objet ne peut se trouver à deux places différentes simultanément ou que deux objets ne peuvent pas occuper la même place en même temps, on dirait bien que l’espace numérique n’est pas limité par ces principes. Que devient alors la « présence » ? Je dirais qu’elle est l’effet de son inscription.
À la présence, on peut opposer le sens. La production de présence implique un effet sensible au sein de rituels performant ce qui arrive. La production de sens suppose une interprétation du monde, une prise en compte du contexte, une réflexion sur soi ouvrant des possibles et transformant ce qui arrive en actions par (et sur) les sujets.
Pour rejoindre ainsi une de nos discussions récentes : la présence génère un enchaînement rythmé de gestes, elle dépend d’une syntaxe ; le sens lui, construit un univers sémantiquement chargé. La présence relève de la danse alors que le sens relève de l’habitation. J’entends alors ce que tu appelais architecture comme une manière d’entrelacer danse et habitation, syntaxe et sémantique.
Entre présence et sens, il faudrait, cependant, faire place à l’expérience. L’espace numérique me paraît constitué par les expériences que nous en faisons. Il ne préexiste pas aux expériences et ne leur sert pas d’environnement pacifique ou pesant. L’espace numérique est un environnement produit par les expériences de ses usagers. Pour qu’il y ait présence, il faut qu’il y ait d’abord espace où cette présence est appréhendable et reconnaissable. Pour qu’il y ait sens, il faut une subjectivité connaissante qui assigne ou reçoive des relations entre signification et objet du monde afin de mieux constituer justement ce monde. Il est, pourtant, nécessaire d’articuler présence et sens par des expériences où le processus de subjectivation peut s’établir et où la production de présence peut se déployer (pas nécessairement de façon harmonieuse !).
Si tu me permets cette ultime proposition très simplificatrice : ces trois instances peuvent former des dominantes pratiques dans l’histoire. Ainsi, dans les sociétés traditionnelles, la présence l’emporte ; dans les sociétés modernes, le sens s’impose ; et peut-être que dans nos sociétés orchestrées par le numérique, l’expérience compte le plus.
À bientôt,
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 24 Jan 2017 08:38
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric, avant de te donner raison sur ta tripartition, je voudrais souligner qu’il n’est pas très clair qui a décidé à quel jeu on joue. C’est là, à mon avis, qu’il y a négociation possible. Comme tu le soulignes dans ta tripartition : l’expérience l’emporte. Je ne sais pas si je comprends bien ta définition, mais il me semble que l’expérience est pour toi une forme d’action : c’est l’action d’appréhender un espace — en le produisant. J’essaie alors de m’approprier ton idée en la reformulant. Tout d’abord : il n’y a rien d’absolument nouveau par rapport à notre façon d’habiter le monde. Le numérique est en continuité, jamais en rupture. S’il est possible que des éléments soient plus visibles ou plus importants à l’époque du numérique, il me semble très rare qu’il y ait des aspects complètement inédits. Tu le dis dans ta conclusion : trois aspects dont, selon les époques, un ou l’autre est plus ou moins central.
La présence : oui, une question d’inscription. Je suis là parce que je te demande d’accepter une syntaxe. Voilà ce que signifie être là, accepte-le. Et alors : être là signifie être l’un devant l’autre, ou être là signifie occuper une scène et parler très fort, être là signifie pouvoir entendre sa voix, être là signifie pouvoir se voir, être là signifie pouvoir se toucher. La production de la présence relève de la négociation (ou l’imposition) de règles formelles qui font la syntaxe — et peut-être aussi la grammaire — de toute relation. Les trois petits points qui apparaissent dans les applications de messagerie pendant que l’autre est en train d’écrire sont une présence. Syntaxe pure. Mais une syntaxe qui ne peut exister que par une interprétation : ce que tu appelles « sens » . Mais ce sens ne peut se donner que via des expériences — ou des pratiques ? Ce sont les pratiques qui agencent l’espace et qui permettent de donner un sens à la syntaxe.
Deux questions : qu’en est-il de l’aspect collectif de ces expériences-pratiques ? Je suis sûr que tu seras d’accord avec moi pour dire qu’il n’y a jamais une expérience purement individuelle. Qui fait l’expérience ? Qui partage des pratiques ? Et une autre question : ce lien expérienciel entre syntaxe et sémantique, peut-il être réalisé par un algorithme (j’en suis convaincu, pour ma part) ?
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 31 Jan 2016 08:40
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello, Bien sûr, l’expérience est informée et adressée au collectif. Il n’existe pas plus d’expérience individuelle qu’il n’existe de langage privé (comme le disait Wittgenstein). Notre idée même de l’individuel nous vient du collectif et n’offre de sens qu’en lui. Quant au lien d’expérience entre syntaxe et sémantique, il se peut fort bien qu’un algorithme l’assure, je le crois moi aussi. Il suffit de s’entendre sur ce qu’est et ce que fait un algorithme. Un algorithme est une méthode : pour en arriver au fameux et fondamental cogito ergo sum, Descartes met au point une méthode et en fait même un discours, en invitant ses lecteurs (et même ses lectrices pour lesquelles il daigne écrire en français son « je pense, donc je suis ») à répéter, lentement et fréquemment, étape par étape son mode d’emploi métaphysique.
Prenons un exemple simple : retrouver un mot dans un dictionnaire, par exemple le mot « algorithme ». Je vais comparer sa première lettre avec les lettres proposées par le dictionnaire, puis la deuxième dans l’ensemble de la lettre A, et ainsi de suite (la notion de l’« ainsi de suite » est cruciale pour un algorithme). Tout marche bien à condition que je ne me trompe pas dans l’orthographe complexe du mot « algorithme » (dont l’origine n’est pas grecque comme tu le sais, mais arabe, comme bien souvent pour les mathématiques : sans les Arabes, Mr Trump n’aurait pas de portable sur lequel tweeter).
Mais l’usage généralisé des dictionnaires alphabétiques est très récent. Pendant longtemps, on a plutôt classé par racines et familles de mots : on apprenait ainsi en même temps un peu de linguistique intuitive et d’histoire du lexique. Au Moyen Âge, les recueils d’exemples pour prédicateurs sont organisés par thèmes : ainsi, au milieu du XIIIe siècle, le Tractatus de diversi materiis predicabilibus d’Étienne de Bourbon est-il composé dans l’ordre thématique des sept dons de l’esprit (crainte, piété, science, force, conseil, intelligence, sagesse). On pourrait penser qu’il s’agit d’un choix peu propice à la remémoration puisqu’il manque d’ordre rationnel, mais ce serait oublier la force d’animation de la mémoire, dans la mesure où les prédicateurs s’avéraient parfaitement capables de passer d’un exemplum à l’autre, selon leurs besoins, grâce aux opérateurs de passage mémoriels qui validaient les connexions analogiques en rapport avec l’ordre du monde lui-même. On voit ce qu’on y gagne donc du point de vue mémoriel. Car un algorithme n’est pas seulement une opération de tri, de classement ou de récupération, il produit aussi une certaine intelligence des formes et une mémoire des expériences sociales.
C’est en cela qu’il peut être source d’expérience et passage social du syntaxique au sémantique.
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 31 Jan 2017 17:39
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric, je vais me faire avocat du diable — justement parce que je suis d’accord avec ton idée.
Ce que tu démontres est que les algorithmes sont basés sur une vision du monde — ou à la limite qu’ils en produisent une. Pour donner une définition plus formelle : un algorithme est un ensemble ordonné d’instructions qui ont la caractéristique qu’à tout moment on connaît de façon non ambigüe l’instruction successive. L’exemple de la recherche dans un dictionnaire est un bon exemple. Un exemple plus complexe : celui du classement de PageRank : chaque page est notée avec un certain nombre de points — le maximum est 5 — dépendamment du nombre de liens entrants : le plus de pages pointent vers une page, le plus cette dernière aura de valeur pour PageRank. L’algorithme est l’ensemble d’instructions qui permet à Google de classer les pages. Or, bien évidemment, comme dans le cas des exempla que tu cites ou de l’ordre alphabétique, ce classement porte des valeurs. Dominique Cardon dit pour ça que PageRank est une machine morale. L’idée de classer en fonction des liens entrants est une façon de se rattacher à l’idée académique du citation index qui critiquait le principe d’autorité basé sur l’importance de l’auteur d’un contenu. Un contenu — disent Brin et Page, forts de leur culture académique américaine — n’est pas valable parce qu’il a été écrit par un grand nom, mais parce qu’il est, démocratiquement, cité par plusieurs autres articles. On connaît les limites et les avantages de ce modèle. Or le problème n’est pas de les juger, mais plutôt de les comprendre : l’algorithme n’est jamais objectif, il porte des valeurs. Mais est-ce que cela signifie que syntaxique et sémantique sont liés ? Plusieurs chercheurs diraient que non : l’algorithme ne comprend pas ce qu’il fait. Il produit du sens parce que ses programmeurs ont produit du sens et parce que ses usagers interprètent ce qu’il fait comme quelque chose de sensé. Searle, pour expliquer cette idée, propose l’expérience de pensée de la chambre chinoise. Je cite Wikipédia : « Searle imagine une personne qui n’a aucune connaissance du chinois (en l’occurrence, lui-même) enfermée dans une chambre. On met à disposition de cette personne un catalogue de règles permettant de répondre à des phrases en chinois. Ces règles sont parfaitement claires pour l’opérateur. Leur application se base uniquement sur la syntaxe des phrases. Une phrase d’une certaine forme syntaxique en chinois est corrélée avec une phrase d’une autre forme syntaxique. L’opérateur enfermé dans la chambre reçoit donc des phrases écrites en chinois et, en appliquant les règles qu’il a à sa disposition, il produit d’autres phrases en chinois qui constituent en fait des réponses à des questions posées par un vrai sinophone situé à l’extérieur de la chambre. » La personne est capable de le faire, mais elle n’a pourtant rien compris de ce que disaient les symboles. Son geste est comme celui de l’algorithme, complètement syntaxique.
Que répondrais-tu à cette critique de Searle ? (Bien évidemment, je ne suis pas d’accord avec Searle et j’ai mes objections, mais j’ai envie d’abord de savoir ce que tu en penses.)
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 01 Feb 2016 10:12
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello, l’expérience de pensée que propose Searle offre ceci d’insatisfaisant à mes yeux (mon correcteur automatique, qui aime me jouer des tours syntaxiques avec conséquences sémantiquement rigolotes, avait mis « pieds ») qu’il oublie, paradoxalement, la notion même d’expérience. C’est assez amusant de voir combien certains philosophes analytiques qui adorent imaginer des « thought experiments » ne réfléchissent pas beaucoup sur les notions mêmes d’expérience et d’imagination qu’ils mobilisent.
Bref, Searle réifie une opposition syntaxique/sémantique qui, du coup, ne peut être dépassée. Or, nous avons plutôt conçu tous deux une tripartition à dominantes culturelles et techniques variables : syntaxe/expérience/sémantique. C’est à partir de là que l’on devrait réfléchir à ce qu’implique le fait de « comprendre » ou à cette lanterne magique qu’on appelle « objectivité ».
L’important me semble de « comprendre » qu’il n’existe pas de syntaxique pur ni de sémantique pur. L’expérience nécessaire nous alloue le privilège incroyable et le bénéfice souverain de l’impureté. Un peu comme l’impureté dans un cristal accélère la vitesse de croissance. Pour les semi-conducteurs où on introduit systématiquement des impuretés pour améliorer leur conductivité, on appelle ça du dopage…
L’expérience relève du dopage.
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 09 Feb 2017 14:57
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric, je me demanderais donc : que nous disent les machines à propos de ce que nous appelons compréhension ? Si on analyse la façon qu’a une machine de produire du sémantique à partir du syntaxique, pouvons-nous dire quelque chose de ce qu’est l’expérience ? Et finalement : que peut nous dire cette analyse de ce qu’est un être humain ? Car il me semble que l’opposition traditionnelle entre être humain et machine ne soit qu’une manière pour essayer de définir ce qu’est un être humain. On essaie de trouver un terme de comparaison pour l’opposer : en d’autres mots, un être humain est ce que ne peut pas être une machine. Le jeu de Searle consiste justement à faire ça : on postule la différence et on essaie de la définir à partir de l’observation de la machine. C’est comme si Searle disait : la compréhension est ce que la machine ne sait pas faire. Mais justement parce qu’il ne sait pas saisir que l’acte d’associer des symboles est en soi et pour soi une médiation. Et il est difficile de séparer dans cette médiation la composante humaine et celle machinique.
Mais on s’est un peu égarés dans notre discussion… notre question initiale était sur l’espace pornographique — ou plutôt, pour utiliser une expression de Carl Schmitt, sur le nomos pornographique et sa relation au nomos numérique. Curieux qu’on en arrive à parler, justement, de la différence entre homme et machine. La pornographie est assez paradoxale justement dans sa façon de traiter les corps — et le désir - comme des machines. Peut-être qu’on peut se rattacher à notre première intuition ? Pourrait-on penser un nomos humain-machinique qui fasse le pont entre les deux conceptions et qui assure un espace public numérique fondé sur l’expérience — ou sur la compréhension ?
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 12 Feb 13:07
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello, je crois que l’opposition syntaxique/sémantique est une impasse comme celle de la machine et de l’humain. Dans une certaine mesure (et paradoxalement), nombre des conceptions du numérique sont des applications du dualisme cartésien : le hardware de la res extensa opposé au software de la res cogitans. Il nous faut un troisième terme pour sortir de ces fausses oppositions : « l’expérience » pour la première, et je propose « le monde » pour la seconde (ce qui finalement n’est pas si loin de Descartes, mais éloigné du cartésianisme).
Si on pense la machine comme purement instrumentale, on la réduit et on réduit notre rapport à elle. La machine, en elle-même, est déjà information, donc déjà du côté de l’esprit. Il est clair qu’il est possible d’instrumentaliser l’information. Mais cela n’implique pas de la réduire au rôle d’instrument. Il me semble que nous pouvons souligner deux éléments fondamentaux du numérique : il est information et automatisation. Qu’est-ce qu’une information ? C’est une manière de montrer une différence (prenons même le néant, eh bien le néant se déborde lui-même : à partir du moment où le néant, comme néant, exhibe sa différence avec autre chose qui serait non-néant, il nous fait d’emblée entrer dans le monde de l’information). Qu’est-ce que l’automatisation ? C’est ce qui (re)produit du même. Le numérique est donc une manière originale d’associer différence et répétition (suis-je trop deleuzien ?).
On comprend alors que l’espace pornographique qui réduit justement le désir humain à la répétition musculaire et les fantaisies amoureuses à la machinerie du sexe est typique de cette réduction homme/machine. Tout au plus permet-il de penser en creux le rapport au public (et à la monstration). Ta suggestion d’un nomos est intéressante. Je parlais de monde ou, si on garde notre pédanterie hellénisante, un cosmos. Or, le nomos, pour Schmitt, est une manière de lier droit et terre, ordre et monde. Nous avons peut-être là des pistes à explorer pour continuer notre conversation sur l’espace numérique. En particulier pour y situer alors ce qu’il en est des forces et des captures, puisque Schmitt lie quand même droit et terre, ordre et monde par les façons de prendre : prises et conquêtes sont-elles ainsi nos manières fondamentales d’être-au-monde ?
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 17 Feb 2017 11:35
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric, le nomos est donc une forme de saisie. D’un point de vue prométhéen, cela signifie que la nature des êtres humains est de saisir le monde via la technique. Ta notion d’expérience fonctionne parfaitement dans ce sens : l’unité homme-machine est ce qui permet de saisir le monde et aussi de le connaître — le logos est en binôme avec le nomos : une forme particulière d’ordre qui permet de saisir et de comprendre. Dans ce sens il n’y a rien de nouveau : l’espace numérique est la énième variation de logos. En suivant les analyses militaires de Schmitt, on peut en effet dire que ce nomos-logos est une forme d’occupation. Et cela aussi fonctionne avec l’espace numérique : ceux qui sont le plus présents sont aussi ceux qui ont le plus raison. L’occupation produit la saisie et la compréhension. Ou il y a des alternatives ?
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 17 Feb 2017 19:16
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello, Je pense que tu m’as envoyé un brouillon de réponse trop rapide. Je ne crois pas du tout que la nature des humains soit de saisir le monde via la technique. Ce serait revenir au pseudo-cartésianisme moderne. Reprenons par exemple la figure de Prométhée que tu évoques. Qu’a-t-il apporté aux humains d’après le mythe raconté par Protagoras ? Le feu et la connaissance des arts, qui leur permettent d’abord de faire des autels pour les dieux, ensuite de parler entre eux, enfin de fabriquer des objets pour leur survie (maisons, vêtements, instruments agricoles, etc.). Ainsi, la première technique est celle de la reconnaissance des dieux (par le rituel), la seconde, la reconnaissance des autres humains (par le discours), la dernière, ce que nous mettons généralement sous la notion de technique : la fabrication d’instruments. Ce sont des séries d’articulations : des humains aux dieux, des humains aux autres humains, des humains à leur environnement matériel. Le logos (comme discours, langage) n’est qu’un élément de ces grandioses opérations techniques.
À partir de là peut-être peut-on se distancier du pur modèle de la saisie et de la prise, et des analyses militaires de Schmitt. Et ne pas voir dans l’espace numérique une simple version postmoderne du Logos.
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 23 Feb 9:50
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric, on revient donc à la notion de relations. Il n’y a pas d’essences, il n’y a que des relations — tu disais quelque part. Penser l’espace numérique signifie aussi penser des relations. Il n’y a pas d’homme, ni de machine, il y a des relations dynamiques qui font un espace dans lequel on peut, après coup, faire émerger des hommes, ou des machines, ou autre chose, selon comment on regarde. Il n’y a pas de technique et de nature, il y a des dynamiques qui ouvrent un espace dans lequel on peut, encore une fois après coup, identifier quelque chose qu’on appelle nature et quelque chose qu’on appelle technique. Le problème de cette philosophie des relations — que je partage complètement — est qu’à un moment nous avons besoin de saisir. Et là le concept devient nécessaire. Un concept dans le sens de Begriff, justement. Un outil pour saisir et bloquer, arrêter. Les dynamiques de l’espace numérique sont ouvertes, je suis d’accord. Mais nous avons besoin de les figer — et de les réduire à quelque chose que nous pouvons nommer. Ou alors, au lieu que faire de l’ontologie, il faut faire appel à l’éthique comme philosophie première du cher Lévinas. Une éthique de l’espace numérique, du coup.
À toi,
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 28 Feb 2017 08:15
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello, en effet, nous en revenons au problème des relations. Cela n’implique pas, pourtant, de s’en tenir à des évènements immatériels. Les relations engagent autant de matérialité (en les faisant apparaître, par exemple, comme matérialités dynamiques) que d’immatériel. De même que les dispositifs du numérique sont aussi bien matériels qu’immatériels comme nous l’avons observé. Est-ce que cela implique d’échapper au Concept, au Begriff dont tu soulignes à juste titre l’enjeu de prise (_greifen_) ? Je ne crois pas. Il faut seulement reprendre ce que c’est qu’un concept et en retrouver le lien (la relation de continuité) avec le monde des vivants et des choses, avec les expériences vécues. Ludwig Wittgenstein a travaillé minutieusement pour montrer ce type de continuité entre ce qu’il appelait l’empirique et le grammatical, remplaçant ainsi les différences de nature supposées en différences de degré. Ainsi, l’énoncé « tout enfant a des parents », dont j’ai déjà parlé (mais je redonne cet exemple que j’aime beaucoup en hommage à ma mère que j’aime beaucoup), peut-il apparaître comme un énoncé à la fois biologique et ontologique, qui différencierait les êtres humains des molécules, par exemple. Pourtant, cet énoncé peut empiriquement devenir douteux si l’on considère la création des bébés éprouvettes ou si l’on pense à des cultures dans lesquelles la « parenté » est attribuée à l’oncle maternel ou à l’animal totémique plutôt qu’aux parents biologiques. L’énoncé apparemment (onto)logique n’établit pas de vraies différences de nature.
Alors, comment saisir ce qui échapperait ainsi à des prises ? Le grammatical est en relation de continuité, de degrés avec l’empirique. Il offre, pourtant, un caractère spécifique. Il est ce qui apparaît stable — et donc ce sur quoi on a prise. On peut le comparer, en physique, à un système d’inertie. Un système d’inertie est encore en mouvement, mais un mouvement à vitesse stable. Les relations sont toujours des rapports de vitesse.
Alors, vite, je m’en remets à toi pour conclure.
Amicalement,
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 01 Mar 2017 09:34
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric, il est temps de conclure, comme tu le dis. Notre dialogue pourrait rester ouvert — en mouvement — et continuer à créer des dynamiques. Ou alors essayer de trouver une stabilité, une inertie. Dans ce sens, ce que nous disons deviendra un dit — comme l’illustrait Lévinas. Finalement ce que nous avons fait est de produire un jeu entre grammatical et empirique pour saisir le fait numérique. Peut-être l’intérêt de notre geste consiste-t-il justement dans l’instabilité de nos concepts et dans la fluctuation de nos réflexions. Car le fait numérique, finalement, n’est qu’un contrecoup de notre discours. Il n’y a pas de numérique, car il n’y a aucune essence derrière la multiplicité hétérogène des outils, plateformes, technologies, pratiques, dispositifs… qu’on regroupe sous ce chapeau. Au lieu de finir, il faudrait peut-être recommencer… mais n’est-ce pas le caractère spécifique de la philosophie ?
m