Il s’agit d’analyser les mécanismes guerriers du point de vue des spectateurs, voilà pourquoi il nous a semblé intéressant de rapprocher le théâtre d’Eschyle à travers la pièce Les Perses et la philosophie de Kant. En effet, Kant analyse le sens de la guerre et de la paix depuis la scène de l’histoire. Faire cela, c’est rendre possible la monstration des mécanismes guerriers, c’est en donner les causes et les motifs, c’est attirer l’attention sur le fait que la guerre est rendue possible par un certain ordre politique tyrannique ou despotique qui a lieu même en temps de paix. Dès lors, mettre au jour les mécanismes guerriers c’est porter à la scène – non pas l’événement de la guerre lui-même – mais les rouages et les éléments nécessaires au basculement dans la guerre. Le spectateur s’interroge alors non plus seulement sur ce qui entraîne la guerre mais aussi sur ce qui peut venir la contrôler ou l’empêcher. En cela, le théâtre des mécanismes guerriers espère par la distanciation qu’il rend possible donner à voir une issue morale, politique et juridique à un état de guerre perpétuelle.
Le terme de « scène » espère rendre compte du point de vue que nous avons choisi pour traiter des « mécanismes guerriers ». Il suppose, en effet, que nous assistons à la guerre du dehors, que nous sommes extérieurs à l’événement, ou encore que nous sommes devant la guerre et non pas dans la guerre. Parler de la scène de la guerre c’est espérer aboutir à une exhibition des mécanismes guerriers du fait même que nous n’y participons pas (ou en tous cas pas dans le temps de la représentation). Pour le dire simplement, nous ne sommes pas sur la scène mais face à la scène. En outre, le terme de « scène » renvoie à l’idée que la guerre est une machine au sens de construction matérielle en vue d’une production ou d’une réalisation et en même temps que cette machine est démontable. Enfin, le terme de « scène » prend en quelque sorte la notion de « mécanismes guerriers » à contre courant puisqu’il insiste sur le fait que si nous pouvons mettre à distance le mécanisme comme tel c’est que nous pouvons nous en libérer (et non pas seulement le décrire).
Chez Eschyle et Kant, on a ceci de commun que le problème de la guerre est mis entre parenthèses au profit du problème des mécanismes guerriers. Ce qu’il faut arriver à mettre en scène pour le premier et à montrer pour le second c’est que la guerre comme phénomène s’enracine dans un type de société et non pas seulement dans une situation historique. La paix est alors puissance de guerre au sens où elle n’est que le moment nécessaire à l’armement et à la « fabrication » d’une force, d’une sous-société immédiatement mobilisable. En cela, la paix n’est plus l’autre de la guerre mais simplement la préparation psychologique et matérielle de la guerre. C’est un armistice, un temps d’arrêt mais non pas la cessation des mécanismes eux-mêmes.
Dans Les Perses d’Eschyle, on assiste à un tel déplacement puisque la théâtralité de la pièce (entendue comme visibilité et intelligibilité) réside dans les mécanismes guerriers et non pas dans la guerre. Si la guerre peut apparaître comme un objet éminemment théâtral, elle n’est chez Eschyle que du côté du spectacle et non du côté du théâtre. Kant montre également comment on s’est trompé en essayant de mettre un terme à la guerre et non aux mécanismes guerriers. Il vise surtout ici l’abbé de Saint-Pierre et son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe (1713). En effet, ce dernier commet une pétition de principe puisqu’il essaie de penser la paix dans un système qui génère la guerre. Autrement dit, si l’abbé de Saint-Pierre dénonce la guerre, il n’en dénonce pas les mécanismes. Pour Kant, c’est le système lui-même qu’il faut ébranler : la paix ne peut être que politique et radicale. On peut poser ou espérer une paix des républiques mais non jamais des despotes.
Eschyle et Kant dénoncent les mécanismes guerriers comme une logique des maîtres. On est bien sûr en droit de se demander si la démocratie et la république suffisent à garantir et à organiser la paix. Mais ce qui est intéressant c’est de montrer comment ces deux auteurs révèlent que la guerre est le signe d’autre chose qu’elle-même et que ce qu’il s’agit de penser ce sont les conditions et les conséquences de son avènement. C’est un tel déplacement du regard et de la perspective (de la guerre aux mécanismes) que rendent possible le théâtre d’Eschyle et la philosophie de Kant.
Pour commencer, il me semble important de raconter brièvement l’histoire des Perses afin de montrer le décalage entre l’horizon d’attente ouvert par la pièce et ce qui s’y passe réellement. Les Perses ont été écrites en 472 avant J.C., 8 ans après la bataille de Salamine qui a eu lieu à la fin du mois de septembre 480. Elles racontent ce même événement auquel l’auteur et sans doute un grand nombre de spectateurs ont eux-mêmes participé. On pourrait s’attendre alors à l’écriture d’une bataille et d’une victoire. Pourtant, la pièce se déroule à Suse, elle est donc écrite du point de vue de l’ennemi, et ceci, non pas de celui des guerriers perses mais des femmes et des vieillards qui attendent des nouvelles de la bataille. Les Perses ne sont donc ni une représentation de la bataille, ni une consécration de la victoire mais sont à proprement parler une mise en scène de l’angoisse et du deuil. On a distingué dans la pièce 5 moments que nous retraçons rapidement :
1) 1 la pièce s’ouvre sur une assemblée de vieillards (le Chœur) qui attend des nouvelles de son Roi Xerxès, parti avec des millions d’hommes pour conquérir la Grèce 2 :
« Ainsi s’en est allée la fleur des guerriers du pays de Perse, et sur eux la terre d’Asie qui fut leur nourrice, gémit toute d’un regret ardent, cependant que parents, épouses, en comptant les jours, frémissent du temps qui s’allonge. » 3
D’emblée il s’agit de préciser qu’Eschyle oppose à la temporalité et à la spatialité de la guerre (la rapidité, la foule, le bruit), le vide (« s’en est allée », « comptant les jours », le « temps qui s’allonge ») d’une cité laissée dans l’inquiétude. En même temps que le Chœur livre son angoisse, il raconte le départ des guerriers pour la guerre en grand équipage aussi bien en nombre qu’en moyens.
2) 4 Le deuxième moment commence avec l’entrée de la Reine Atossa, mère de Xerxès. Elle dialogue avec le Chœur et confie également son angoisse et son inquiétude. Mais surtout elle raconte le combat entre la femme grecque et la femme perse qu’elle a vu en rêve la nuit même. Le rêve élève le combat de Salamine au rang d’une opposition plus large entre l’Orient et l’Occident (ce qui montre que toute réflexion sur une guerre déterminée est toujours réflexion sur la guerre en général) et annonce la suite tragique des événements puisque tout ce qui est annoncé (la ville déserte, la mort, l’absurdité du combat) sera confirmé juste après.
3) 5 Le troisième moment (le plus long) est celui du Messager, du récit de la bataille funeste et de l’annonce de la défaite. Ce qui était simplement pressenti a maintenant valeur de vérité. La Reine interroge ensuite le Messager sur les raisons de la défaite. C’est ici précisément que le problème des mécanismes guerriers intervient puisque l’enjeu de cet échange est de montrer que les raisons de la victoire grecque ne résident pas dans la force, dans le nombre et dans la technique, lesquels étaient par ailleurs supérieurs du côté perse. Autrement dit, la question de la guerre n’est pas une question de moyens. La raison de la défaite c’est la démesure de Xerxès.
4) 6 Le quatrième moment est celui de l’apparition surnaturelle de Darios, père défunt de Xerxès qu’a convoqué le Chœur, afin de comprendre là encore la raison, non pas tant de la défaite, que du massacre. Darios représente par opposition à Xerxès le roi sage en tant qu’il n’a conduit que des guerres « réglées » ou mesurées :
(Le Chœur) : « Ah ! La grande, la belle vie faite à nos bonnes villes, quand le vieux roi, le tout puissant, le bienfaisant, l’invincible Darios égal aux dieux, régnait sur cette terre. Surtout, nous montrions au monde des armées à la gloire sans tache ; elles ne dirigeaient contre l’ennemi que l’art coutumier des sièges ; et des retours sans peine ni dommage ramenaient nos guerriers à leurs foyers heureux. » 7
5) 8 Enfin, le dernier moment consiste dans le retour de Xerxès en lambeaux, incapable de tenir un discours sur sa défaite. C’est lui-même qui est défait au point de ne pouvoir plus que joindre son cri à celui du Chœur. La pièce s’achève, en effet, sur une succession de « hélas ! » comme si l’interrogation sur les raisons et les motifs de la guerre ne pouvait donner lieu qu’au cri et au discours inarticulé.
Au terme de ce court résumé, on doit comprendre la présence du déplacement auquel nous assistons, à savoir au massacre d’une population et non pas à la défaite d’une bataille. De plus, la bataille de Salamine, si elle est une victoire importante pour les Grecs, elle n’a pas en revanche de réelle importance pour les Perses. En cela, l’enjeu des Perses est bien celui de porter à la scène les mécanismes d’une guerre totale.
La théâtralité des Perses réside dans l’exhibition des mécanismes guerriers. La scène de la guerre n’est pas représentationnelle (on ne représente pas la guerre, on n’imite pas son déroulement…), elle est à proprement parler un espace physique de production de sens sur la guerre, où les protagonistes s’interrogent sur les raisons et les motifs de l’acte de guerre. En faisant cela, les Perses se présentent également comme une destruction de la représentation de la guerre comme démonstration de prestige et de force puisque contre elle, il s’agit de mettre à nu la vérité de la guerre comme mécanismes funestes. Pour montrer cela, il s’agit de relever l’opposition entre le spectacle de guerre et le théâtre des mécanismes guerriers. Au début de la pièce, quand le Chœur raconte le départ en grand équipage de l’armée perse, il emploie le terme de « spectacle de terreurs » 9 , ce dernier révèle ici que la guerre est spectaculaire parce qu’elle est une émanation du pouvoir et par conséquent l’attestation visible et tangible de la puissance du Roi Xerxès. Le Chœur, alors même qu’il livre son angoisse, témoigne dans les mêmes paroles de sa fascination pour la grandeur de l’armée de Xerxès « bardée d’or » 10 , « immense » 11 , avec « leurs archers triomphants et leurs cavaliers formidables » 12 (etc.). Mais l’armée apparaît au fond comme une machinerie au double sens du terme comme ensemble de machines réunies en un même lieu concourant à un but commun et comme tromperie et machination. Autrement dit, on est bien ici du côté du spectacle et de l’illusion contre lesquels il faut rétablir la vérité. Le théâtre d’Eschyle consiste précisément à mettre à nu ce que les apparats (le nombre, les moyens et la technicité de l’armée) ont recouvert, à savoir le non-sens de l’acte de guerre. Ce qui est étonnant c’est qu’une telle entreprise de dévoilement est pour ainsi dire littérale en tant qu’elle est marquée par le motif du vêtement que l’on arrache :
(Le Chœur) : « Oâh ! Est-ce là ce qu’un jour criera une foule confuse de femmes, tandis que sur leurs robes de lin leurs mains s’abattront pour les mettre en lambeaux ? » 13
Ou encore le rêve d’Atossa qui, comme on l’a vu annonce la vérité, raconte :
« mon fils tombe ; son père prêt à le plaindre, Darios, paraît à ses côtés ; mais dès qu’il le voit, Xerxès déchire les vêtements qui couvrent son corps ! Voilà d’abord mes visions de la nuit. » 14
Ce qui sera confirmé puisque le Messager raconte que Xerxès en comprenant l’ampleur de sa défaite arrache effectivement ses vêtements 15 . De même, quand des milliers de femmes comprennent qu’elles demeureront sans époux et sans fils, elles « déchirent leurs voiles et inondent leur sein de larmes ruisselantes, dans la douleur qui les saisit » 16 . Aussi les guerriers apparaissent-ils sans leurs costumes :
(Le Chœur) : « Hélas ! Ô roi, hélas ! Sur notre belle armée ! Et sur le vaste éclat de la puissance perse ! Sur cette parure aussi de guerriers, aujourd’hui fauchés du Destin. » 17
Enfin dans ses dernières et ultimes paroles, Xerxès ordonne au Chœur : « et de tes mains déchire le tissu qui couvre ton sein. » 18 . Ainsi les femmes, les guerriers, le Chœur et Xerxès sont-ils dévoilés à la fois comme victimes (ou coupables) des mécanismes guerriers au double sens du terme, comme illusion de puissance et comme force dont il n’est plus possible de s’extraire. Ils constituent en effet les différentes pièces de la machine de guerre : le peuple, parce qu’il n’a pas compris assez tôt la démesure de Xerxès et Xerxès parce qu’il n’a pas su respecter son peuple en refusant tant qu’il était encore temps le combat funeste. En opposant ainsi le spectacle de guerre à la vérité funeste du désastre, Eschyle confirme par-là même que les mécanismes guerriers n’apparaissent pas nécessairement au moment de la guerre comme événement. Les mécanismes guerriers sont la réalité sous-jacente de la guerre. En cela, le tragique des Perses réside dans le fait que les protagonistes de la pièce prennent conscience de ces mêmes mécanismes mais seulement quand il est déjà trop tard. Or l’enjeu de la pièce consiste bien dans celui de montrer que la vérité funeste de la guerre était déjà contenue dans l’ordre politique de la cité perse.
Ainsi à partir de la guerre-événement (la bataille de Salamine), les Perses posent la question de savoir comment une guerre, qui mène un peuple entier à sa perte, est-elle possible. Mais avant de continuer, il s’agit de rappeler que :
« Les rouages, les leviers dont se compose la machine ne sont pas comme tels créateurs de mouvement, ils le reçoivent de l’extérieur et se contentent de le véhiculer, de le distribuer. La machine reste tributaire d’une entrée et d’une sortie, c’est-à-dire d’une extériorité. Pour le dire encore autrement, le mécanisme requiert un dynamisme dont il puisse être l’instrument. » 19
Eschyle confirme le schéma d’une telle définition. En effet, le point d’extériorité de la machine funeste c’est la démesure du tyran. C’est Xerxès qui par orgueil 20 a ordonné l’impossible à savoir envahir la terre et la mer. À cela s’ajoute le fait que le Chœur ne cesse de répéter que l’entreprise a été menée pour rien :
(Le Chœur) : « Las ! Hélas ! C’est donc pour rien qu’ensemble des milliers d’armes de toute espèce ont passé du pays d’Asie sur une terre ennemie, sur le sol de Grèce ! » 21
(Le Chœur) : « Oui, Athènes est un nom odieux à ma misère. J’ai désormais matière à me souvenir d’elle : de milliers de femmes perses elle a fait – et pour rien ! – des mères sans fils et des veuves. » 22
Le « pour rien » peut être entendu selon deux points de vue : celui du résultat funeste, mais aussi celui de la finalité ou du sens d’une telle entreprise, puisque la raison réside dans la seule subjectivité de Xerxès. Ce qu’il s’agit de relever ici c’est que Xerxès apparaît comme le point extérieur au mécanisme tandis que le peuple en est le rouage, ce par quoi la machine prend forme et fonctionne.
(Le Chœur) : « L’impétueux monarque de l’Asie populeuse pousse à la conquête du monde son monstrueux troupeau humain par deux routes à la fois. » 23
Ici le terme de troupeau rend compte de la scission entre le créateur de la machine et les rouages de cette dernière. En effet, il distingue le monarque un extérieur au troupeau et le troupeau composé d’unités multiples mais indifférenciées. Il marque le passage de la foule derrière un seul et la réduction de l’individualité au sens de liberté à une simple animalité au sens de force agissante. Ce qui est confirmé par le fait qu’aussi bien avant, pendant qu’après le combat, les Perses n’ont pas le droit à la parole. Le messager raconte, en effet, que si les guerriers perses laissent échapper les guerriers grecs alors les premiers sur ordre du roi « auront la tête tranchée » 24 et la Reine affirme que si son fils réussit, « il sera un héros sans pareil » et surtout que « s’il échoue, il n’a point de comptes à rendre au pays, et, pourvu qu’il revienne, il restera toujours maître de cette terre » 25 .
Enfin l’absoluité du tyran (au sens d’extériorité et de supériorité) culmine dans le fait qu’il est simplement spectateur du drame réel qui se joue à Salamine, observant la bataille de son trône d’or, protégé du danger qu’il a lui-même engendré 26 . Le terme de « mécanismes » prend donc un sens fort, en tant qu’il décrit comment le tyran réduit précisément son peuple à n’être que le moyen de sa volonté. La guerre a ainsi le mérite de faire éclater la vérité de l’ordre tyrannique. Elle révèle dans une visibilité scandaleuse et radicale l’illégitimité et l’inhumanité d’un ordre. Mais alors Xerxès comme origine temporelle du mécanisme est lui-même précédé par l’illégitimité de l’ordre établi. Ici le schéma se renverse puisque au fond, c’est Xerxès qui apparaît comme le produit de l’ordre tyrannique lequel laisse en droit une place à la démesure du tyran et au basculement de la guerre « mesurée » en guerre totale ou funeste. Alors c’est le peuple perse, comme peuple soumis, qui occupe la place que nous cherchons à définir, à savoir la dynamique propre à instaurer les mécanismes de guerre. Eschyle met au jour une telle soumission, laquelle prend un sens accru dans l’opposition avec l’organisation démocratique du peuple grec. Le Chœur se « met à genoux » 27 devant la Reine tandis que les Grecs ne s’inclinent que devant leurs dieux. Quand la Reine Atossa demande au Chœur quels sont les chefs grecs qui ont mené la bataille, le Chœur répond : « ils ne sont esclaves ni sujets de personne » 28 et la Reine de s’exclamer : « comment pourraient-ils donc tenir devant l’invasion ennemie ? » À travers cela, on comprend que le fonctionnement de l’armée est le reflet amplifié de l’organisation politique et sociale. La phalange hoplitique, c’est-à-dire l’anonymat et l’égalité des guerriers grecs s’oppose à l’organisation hiérarchisée de l’armée perse. À travers cela, c’est le silence du peuple perse engendrant le tyran qui est dénoncé et qui occupe la place extérieure à « la machine de guerre ». À partir de là, les mécanismes guerriers apparaissent comme l’expression circulaire d’un ordre politique totalitaire où il est impossible (ou difficile) de s’extraire. On peut parler alors d’autonomisation de la machine en tant qu’on ne voit pas très bien ce qui pourrait l’arrêter. Pourtant à la fin de la pièce Eschyle laisse entrevoir une possibilité comme l’attestent les paroles du Chœur :
« Et de longtemps, sur la terre d’Asie, on n’obéira plus à la loi des Perses ; on ne paiera plus le tribut sous la contrainte impériale ; on ne tombera plus à genoux pour recevoir des commandements : la force du grand Roi n’est plus. Les langues mêmes ne sentiront plus de bâillon. Un peuple est délié et parle librement, sitôt qu’est détaché le joug de la force. » 29
La destitution du héros et le retour à la parole apparaissent comme la possibilité de mettre un terme aux mécanismes guerriers. Nous insistons ici sur la simultanéité des deux éléments : c’est seulement si le peuple se met à parler que la destitution du tyran pourra être définitive et non pas seulement l’interstice ou la pause à l’intérieur d’un système illégitime.
Pour finir ce premier moment de notre réflexion, nous devons nous demander pourquoi Eschyle met en scène les mécanismes guerriers dans une cité démocratique, c’est-à-dire dans un système qui, à en croire la pièce, devrait en lui-même empêcher les guerres funestes. On peut penser que la pertinence de la représentation réside dans le fait que la démocratie n’est pas un fait mais un acte. Autrement dit, si elle est une garantie contre la guerre funeste ou totale, elle ne le demeure qui si ceux qui la font continuent de s’interroger et de décider du sens politique de leurs entreprises. Or précisément le principe d’écriture, à savoir le renversement des points de vue, révèle le danger de toute forme de patriotisme aveugle. Les Perses auraient pu être un chant de victoire et du même coup transformer le théâtre en amphithéâtre où l’on fête la défaite de l’ennemi mais par le sentiment de pitié qu’ils suscitent de la part des vainqueurs pour les vaincus et surtout par l’exhibition des mécanismes guerriers en général, les spectateurs se trouvent dans une logique de contestation sans que cette logique leur assigne une place historiquement situable, puisque s’ils dénoncent la guerre, c’est non pas en tant que vainqueurs grecs mais en tant que citoyens qui refusent un ordre intolérable. Les mécanismes guerriers doivent être démontés avant qu’il ne soit trop tard, en ce sens l’acte de le faire, dans une cité démocratique conserve toute son acuité.
La philosophie de Kant permet de montrer que le spectateur occupe une place privilégiée en tant qu’elle permet de briser la logique de l’événement. Or précisément si nous avons identifié avec Eschyle les mécanismes guerriers comme logique « totalitaire » de laquelle il est impossible de s’extraire (à moins que l’un des éléments constitutifs du mécanisme se délégitime et se destitue lui-même), le spectateur par la place qu’il occupe a le privilège de pouvoir mettre à distance ce même mécanisme. On pourrait penser qu’il s’agit ici d’une forme d’attentisme mais Kant montre au contraire dans le point 6 du Conflit des facultés que les spectateurs enthousiastes prussiens de la Révolution française prennent véritablement un risque en soutenant publiquement l’événement français 30 . Ce qu’on pourrait appeler « la salle de l’histoire » a révélé « un caractère moral » de l’humanité, « à cause du désintéressement » 31 , puisqu’elle n’avait à proprement parler aucun intérêt sensible à soutenir la Révolution française. En cela, le phénomène qui intéresse Kant, par delà l’histoire de France, c’est l’émergence d’un public européen et donc d’une communauté d’intérêts rationnels et universels. (Kant oppose à l’intérêt sensible l’intérêt pur de la raison, lequel « est ce par quoi la raison devient pratique » 32 , c’est-à-dire ce par quoi le sujet se découvre et se mobilise comme sujet moral et politique, ce qui nous intéresse puisque la paix concerne l’action collective et non pas individuelle 33 ). La « scène » de la guerre reproduit ce double mouvement : elle est intéressante parce qu’elle pose la question théorique du sens de l’histoire (l’histoire a-t-elle un sens alors qu’elle ne semble être que la présentation de guerres incessantes ?) et elle intéresse parce qu’elle pose la question pratique de savoir si l’exigence rationnelle de paix peut espérer s’accomplir. Ainsi, si la scène de la guerre semble être la présentation d’un déterminisme absolu en tant que le rapport entre les hommes et les États paraissent être mécaniquement régis par la violence, c’est la place du spectateur qui permet de mettre en branle l’absoluité de ce même mécanisme, à condition qu’il en décortique les rouages et les leviers.
Kant retrouve ici Eschyle en ce qu’il dénonce les mécanismes guerriers comme l’instrument des pouvoirs despotiques sur les peuples. Kant dénonce avant tout l’absolutisme prussien : la devise de Frédéric II était en effet « un prince qui gouverne par lui-même » mais il dit également par là-même que les mécanismes guerriers ne sont pas seulement le produit naturel de l’existence collective. Avant d’aller plus avant, nous devons expliciter le sens que nous choisissons de donner aux « mécanismes guerriers », sens qui chez Kant peut être double. Le sens le plus connu de ce terme consiste à dire que la guerre relève du mécanisme de la nature, en cela elle est « le ressort du passage du brutal état de nature à l’état civique », comme un « mécanisme de la Providence » 34 . Kant interprète alors la guerre comme la ruse ou l’instrument des fins supérieures de l’histoire, en tant qu’elle participe aux progrès technique, géographique (elle permet qu’on occupe la totalité de la terre) mais aussi social, politique et juridique du genre humain. Pour Kant, en effet, la concorde naît de la discorde. Dans une telle perspective, la guerre n’est pas pour autant connue ou épuisée, elle est seulement pensée, réfléchie « comme » (et il faut insister sur le comme) pouvant avoir aussi un sens dans le développement finalisé des générations.
Nous entendrons cependant le terme de mécanisme en un autre sens, au sens de machine telle que Kant la définit dans le §65 de la Critique de la faculté de juger : « une machine a en dehors d’elle-même la cause qui l’engendre ; elle est donc à l’opposé d’un organisme, qui a en lui-même une force formatrice. » La philosophie de Kant permet alors de mettre en perspective la guerre comme effet de l’institution d’un ordre politique et non seulement comme émanation d’une nature belliqueuse. Le problème de la guerre est en quelque sorte mis entre parenthèses, puisque ce qu’il s’agit de déjouer ce sont les mécanismes guerriers comme paradigme de l’organisation politique. Il faut alors mentionner un troisième sens du terme mécanisme qui repose sur l’idée que tout est déterminé absolument et exclusivement par des lois. L’ordre politique qui cherche son modèle dans le mécanisme c’est celui qui pose que la société civile se compose d’éléments isolés qui agissent mécaniquement les uns sur les autres et c’est celui qui voit dans l’organisation militaire le paradigme de l’organisation politique et sociale. Dans la Réflexion 7662, Kant écrit sous forme lapidaire :
« Despotisme : dans un régime de cette nature, toute personne à l’exception du seul détenteur du pouvoir se voit obligé d’obéir passivement aux commandements de celui-ci. Le gouvernement militaire nous en offre une illustration typique, du fait que la discipline à laquelle on y est astreint ne comporte en échange aucun droit. »
Cette réflexion nous permet à présent de définir le despotisme comme absence de légalité et donc de liberté. Dans le règne militaire, les sujets n’ont aucun droit, ils n’ont pas de compte à demander et ne sont donc pas représentés en tant que sujets. En dénonçant ainsi non pas d’abord l’organisation militaire mais une telle organisation comme paradigme de la manière de gouverner, Kant dénonce finalement une conception mécaniste de l’État, laquelle trouve son illustration parfaite dans le gouvernement militaire. Contre une telle conception de l’État, il s’agit de rappeler la définition kantienne positive de l’État selon laquelle il est : « un "système" (une communauté de membres selon des règles de droit, où je ne puis transférer, pour les penser, les déterminations de l’attraction et de la répulsion, spécifiques de la matière). » 35 Ce qui est en jeu ici c’est le conflit des modèles analogiques pour penser l’État : comme mécanique ou organique, comme causal ou final. Voilà pourquoi sans doute avant de critiquer la guerre il faut critiquer (évaluer) la paix. Ainsi, le texte Vers la paix perpétuelle s’ouvre-t-il sur la remarque satyrique selon laquelle la paix perpétuelle serait la paix des cimetières. Dans Théorie et pratique, Kant dénonce l’idée de paix conçue sur le modèle des mécanismes guerriers, à savoir comme équilibre des forces,
« car, à la manière de la maison de Swift qu’un architecte avait si parfaitement construite d’après toutes les lois de l’équilibre qu’elle tomba dès qu’un moineau s’y posa, croire que l’ainsi nommé équilibre des forces en Europe établira une paix universelle et durable est une pure chimère. » 36
Enfin, dans la Critique de la faculté de juger, Kant dénonce là aussi la paix dès lors qu’elle rend « souverain le pur esprit mercantile en même temps que l’égoïsme vil, la lâcheté, et la mollesse, abaissant ainsi la manière de penser du peuple » 37 . La paix est illusoire parce qu’elle se confond avec l’agencement et la régulation mécaniques des intérêts particuliers entre eux. Kant n’est donc pas contrairement à ce que l’on a pu dire le chantre de la paix. Il montre au contraire que la paix ne peut être qu’en apparence l’autre de la guerre et en vérité n’être que le prolongement et la consécration d’un état de guerre perpétuelle. Contre les défenseurs systématiques de la paix, il s’agit alors de dénoncer la guerre comme logique et non comme événement. Il dit en effet :
« On constate en tout temps la volonté d’assujettir l’autre ou d’amputer son territoire ; et on ne peut jamais relâcher l’effort militaire de défense qui rend la paix plus oppressante et plus destructrice du bien-être intérieur que la guerre elle-même. » 38
On doit aller plus avant en montrant que chez Kant, la guerre a pour ainsi dire l’avantage sur la paix de faire éclater la vérité qui la sous-tend, laquelle a cependant toujours déjà lieu. Ou pour le dire autrement, si l’iniquité d’un ordre peut demeurer masquer en temps de paix, il transperce au contraire à travers le phénomène de guerre.
Il s’agit à présent de montrer comment la philosophie de Kant remonte de la guerre aux mécanismes guerriers comme on va de l’effet à la cause :
« Une cause dont on ne pénètre pas immédiatement les caractères se découvre par l’effet qui s’y attache infailliblement. – Qu’est-ce qu’un Monarque absolu ? C’est celui sur l’ordre duquel, lorsqu’il dit : "il faut la guerre", il y a aussitôt la guerre. » 39
« Qu’est-ce, par contre, qu’un monarque à pouvoir limité ? Celui qui doit préalablement demander au peuple s’il faut ou non la guerre et si le peuple dit "non", la guerre n’a pas lieu. » 40
Il faut préciser que Kant parle ici de l’Angleterre, laquelle dispose d’une constitution d’après laquelle le roi ne devrait pas être un monarque absolu mais un monarque à pouvoir limité. Montesquieu, de même que Hume, se seraient donc foncièrement trompés sur la véritable essence du régime britannique. Certes, Kant reconnaît que le peuple y possède la « législation », cela ne veut pas dire qu’il est le détenteur du pouvoir législatif ; il n’est que législateur fictif du fait que la « corruption » continue à soumettre quasi mécaniquement la volonté du parlement au gouvernement et au trône 41 . Ce qui est intéressant c’est que c’est la manière d’entreprendre la guerre qui fait éclater la vérité de l’absoluité du monarque même quand « d’après la constitution il ne devrait pas l’être » 42 . Or, si pour Kant le mensonge est le pire des maux, la guerre a le privilège sur ce dernier d’œuvrer dans le sens de la vérité. Dès lors, condamner simplement la guerre c’est prendre l’effet pour la cause. En ce sens, « la guerre n’est pas aussi incurablement néfaste que le tombeau de la monarchie universelle » 43 . Si critiquer politiquement la monarchie absolue c’est critiquer la guerre, l’ordre de la proposition n’est pas réversible.
On comprend que Kant dénonce la guerre comme logique des despotes. La guerre permet en effet d’exhiber la vérité du rapport politique à l’œuvre dans le régime despotique : le peuple est non seulement celui qui part à la guerre sans l’avoir décidé mais encore celui qui en assume les conséquences aussi bien physiques (par le fait de risquer sa vie) que matérielles (par les dépenses de guerre et de réparation). Le peuple est explicitement réduit au statut de véhicule, d’objet nécessaire à la réalisation d’un projet qui lui échappe.
Être stipendié pour tuer ou être tué semble impliquer l’utilisation des hommes comme de simples machines et instruments aux mains d’autrui (de l’État), ce qui ne se laisse pas bien accorder avec le droit de l’humanité dans notre propre personne 44 . Ce qui est démonté c’est le lien d’implication de l’un à l’autre : c’est parce que la monarchie absolue a toujours déjà réduit les hommes au statut de moyens qu’ils peuvent être utilisables sans merci en cas de guerre. Dès lors, l’objection faite à la monarchie ne vaut pas qu’en cas de guerre, même si elle devient scandaleuse avec cette dernière. Kant à travers le phénomène de la guerre dénonce la vision mécanisante de l’État selon laquelle les sujets seraient simplement les rouages d’une machine dirigée par un seul ou quelques-uns : « le gouvernement despotique transforme l’organisme en mécanisme qui dépend toujours d’une main étrangère » 45 . Il y a chez Kant une précédence de la critique du mécanisme sur la critique de la guerre. La critique de la guerre est plutôt la confirmation de la nécessité de la critique de l’extension illégitime du (seul) mécanisme dans le politique. La guerre a ainsi le mérite d’ajouter à la critique politique du mécanisme une dimension scandaleuse et bien visible. Ainsi Kant dresse-t-il l’image du roi décideur de guerre qui ne prend aucun risque et pour qui dès lors entreprendre des guerres s’apparente à « une partie de plaisir » 46 .
En identifiant les mécanismes guerriers à la logique des despotes, Kant montre du même coup que la constitution républicaine, en mettant un terme aux mécanismes guerriers, peut seule espérer réaliser la paix. La République ou tout au moins l’idée de République trouve son modèle non dans le mécanisme mais dans le terme d’organisme 47 en tant qu’elle réalise conjointement les idées d’autonomie des peuples et de la paix entre les États. La constitution républicaine, outre la limpidité de son origine puisée à la pure source du concept de droit, offre la perspective de la conséquence souhaitée, à savoir la paix perpétuelle, dont le fondement est le suivant.
« Quand (et ce ne peut être autrement dans cette constitution), on exige l’assentiment des citoyens pour décider si une guerre doit avoir lieu ou non, il n’y a rien de plus naturel que, étant donné qu’il leur faudrait décider de supporter toutes les horreurs de la guerre (…), ils réfléchissent beaucoup avant de commencer un jeu si néfaste. » 48
La paix n’est donc chez Kant que de manière dérivée la cessation des conflits armés, elle est d’abord un programme politique de réformes internes. Autrement dit, elle n’est pas tant la cessation idéaliste et philanthropique de la guerre que le projet de voir se réaliser (ou se prolonger, puisque cela a eu lieu en France) l’établissement de la constitution républicaine. Ce qui est important c’est que c’est la constitution républicaine et non la paix qui apparaît comme l’obstacle politique aux mécanismes guerriers.
Avant de finir et de montrer en quoi la constitution républicaine entend s’opposer négativement et positivement aux différents mécanismes guerriers, nous voudrions insister sur le fait que Kant à la manière d’Eschyle montre que si l’établissement de la constitution républicaine met un terme aux mécanismes guerriers c’est aussi parce qu’il autorise en droit ce que Kant appelle la publicité, à savoir le droit de communiquer, de critiquer et de publier.
« On dit bien que la liberté de parler ou d’écrire peut assurément nous être enlevée par une autorité supérieure, mais non point la liberté de penser. Quels seraient toutefois le champ et la rectitude de notre pensée si nous ne pensions pas pour ainsi dire en communauté avec d’autres, dans une communication réciproque de nos pensées ! On peut donc dire que cette autorité extérieure qui arrache aux hommes la liberté de faire part publiquement, chacune de ses pensées, leur arrache en même temps la liberté de penser, le seul joyau qui nous reste encore dans la multitude des fardeaux de la vie civile et qui, seul, peut nous aider encore à trouver un remède à tous les maux de cette condition. » 49
On retrouve le paradoxe d’Eschyle selon lequel l’ordre despotique empêche cela même qui permet au sujet de se poser comme sujet : le droit de critiquer, de demander raison et de participer. Kant montre ici que l’absence d’un tel droit atteint le sujet dans ce qu’il a de plus insigne à savoir la liberté de penser. En ôtant ainsi l’espace de communicabilité, l’ordre despotique ôte la faculté de penser, qui pour Kant est absolument dépendante d’un usage public.
Pour finir, nous suivrons l’ordre du texte Vers la paix perpétuelle à l’intérieur duquel sous la forme de six articles préliminaires et trois définitifs, Kant montre en quoi la constitution républicaine s’oppose point par point à la logique de guerre comme logique totalitaire ou despotique. Le premier article révèle que la paix ne doit pas être conçue comme une préparation aux guerres futures. Le deuxième précise qu’on ne peut pas acquérir un autre État par la force, car l’État n’est pas une chose mais une personne. Le troisième se prononce pour la fin des armées permanentes. Le quatrième insiste sur le fait qu’un État ne doit pas s’endetter au point de dépendre intégralement d’un autre État. Le cinquième interdit aux États de s’immiscer par la violence dans la constitution d’autres peuples. Enfin le sixième et dernier article préliminaire interdit de mener une guerre d’extermination c’est-à-dire une guerre qui empêcherait tout espoir de retour à la paix. Ces six premiers articles sont dits préliminaires car ils ne sont que les conditions négatives de la paix. Pour notre perspective, ce qui est fondamental, c’est qu’ils formulent en creux les différents mécanismes guerriers qu’il s’agit de refuser, à savoir un budget démesuré accordé aux préparations et aux dépenses de guerre, une armée permanente qui menace et défie de manière incessante les autres États, une politique hégémonique qui entend conquérir d’autres territoires (Kant dénonce ici le phénomène de colonisation) et surtout une politique extérieure qui légitime en droit la criminalisation de l’ennemi. Ici, il s’agit véritablement de mécanismes guerriers en ce qu’ils sont ce par quoi l’État devient une machine de guerre. Et Kant ne cesse de répéter que ce sont précisément les préparatifs incessants à la guerre qui constituent le véritable fléau 50 en tant qu’ils légitiment en permanence le basculement de l’État comme personne en machine de guerre. Les trois articles définitifs sont les conditions positives de la paix. Ils espèrent mettre un terme non pas contingent mais « perpétuel » c’est-à-dire juridique à la guerre. Le premier insiste sur le fait que la constitution doit être républicaine, au sens où la décision d’entreprendre la guerre ne doit jamais revenir au souverain mais au pouvoir législatif. Le deuxième article entend résoudre le problème de la guerre non plus du point de vue interne mais du point de vue externe par l’établissement d’une « fédération des peuples » qui réglerait les conflits entre États sans qu’il soit nécessaire de recourir à la guerre. Enfin, le dernier article relève du droit cosmopolitique et impose que l’on traite l’étranger non en ennemi mais en citoyen du monde. (Ce qu’il s’agit de faire remarquer ici c’est que le droit cosmopolitique s’oppose dans la représentation à la logique de guerre, puisqu’il signifie que nous ne sommes pas dans la seule configuration de l’ami et de l’ennemi mais aussi dans l’appartenance à un même espace-temps). Ces derniers articles présentent une vision juridique de la paix, puisque le droit rend possible non seulement la coexistence des hommes et des États entre eux mais encore de vivre ensemble sans recourir à la violence, puisque le droit la rend illégale.
Pour notre perspective, les six articles préliminaires ont l’avantage sur les articles définitifs de mettre à nu les mécanismes guerriers, c’est-à-dire de faire voir ce qui souterrainement menace de transformer la guerre en destin.
Eschyle et Kant laissent supposer que le problème de la guerre peut être « dépassé » par l’éducation politique des citoyens et l’institution de la démocratie ou de la république. Autrement dit, ils limitent pour ainsi dire le problème de la guerre au problème de la volonté de puissance, qui a les mains libres et qu’il s’agit non pas tant d’empêcher ou de contrôler que de rendre impossible par l’établissement d’un ordre politique et social légitime. Ils condamnent alors non seulement celui qui se pose en instigateur d’un ordre mécanique mais également ceux qui y participent sans en demander raison. Mais ce sur quoi nous voudrions insister c’est que le terme de mécanismes guerriers nous permet de réfléchir sur ce qui n’apparaît pas dans les seuls termes de guerre et de paix. En effet, Eschyle et Kant montrent que le danger des mécanismes guerriers, comme préparation incessante à la guerre, comme logique qui cherche sa seule puissance dans l’accroissement de sa force, n’est pas seulement l’acte de guerre en tant que tel mais encore un état mécanisé. Ce qui est menacé alors c’est la question du sens et de la participation. Autrement dit, c’est la finalité elle-même qui est exclue et la possibilité du même coup d’agir sur les mécanismes eux-mêmes.
Évidemment au terme de notre travail, il apparaît que nous ne pouvons pas seulement traiter les mécanismes guerriers dans le cadre d’une Europe des Princes. Ainsi il s’agit sans doute de remettre en question l’idée que le peuple constitue l’instance privilégiée pour refuser la guerre comme rapport politique ultime. Habermas dans sa critique du Projet de Paix perpétuelle montre bien que Kant n’a pas prévu ou « qu’il ne pouvait pas prévoir que la mobilisation en masse de conscrits électrisés par le nationalisme conduirait à une époque de guerres de libération dévastatrices, débordant leurs limites au nom d’idéologies diverses » 51 . De même D. Losurdo dans son livre Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant insiste-t-il sur le fait que Kant pense finalement qu’avec la fin des guerres des puissances princières (il nomme cela les guerres de cabinet) disparaîtrait le phénomène de guerre tout court.
Il y a donc une limite historique au discours kantien mais peut-être aussi une limite fondamentale qui provient du fait que la philosophie de l’histoire de Kant est dépendante de sa fin édifiante. En cela, Kant « subsume » pour ainsi dire le démantèlement des mécanismes guerriers sous une visée pédagogique qui consiste à faire advenir dans chaque citoyen l’idée selon laquelle la paix est une idée pure de la raison pratique, qui doit se réaliser dans le monde. En cela, l’écriture kantienne décrit non pas seulement le monde de l’être et des affaires humaines mais encore celui du devoir-être qui parce qu’il n’est pas contradictoire doit et peut transformer le réel. En cela, le parallèle avec Eschyle nous semble pertinent car la philosophie kantienne semble toujours écrite davantage pour les spectateurs que pour les acteurs.
Bibliographie
Œuvre d’Eschyle, traduction française :
Les Perses, trad. Paul Mazon, Paris, Classiques en poche, Les Belles Lettres, 2001
Œuvres de Kant, traductions françaises :
Kant « Anthropologie du point de vue pragmatique », in Œuvres Philosophiques, Tome 3, trad. P. Jalabert, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1986
Kant « Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine », in Œuvres Philosophiques, Tome 2, trad. Ferry et Wismann, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1984
Kant Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1993
Kant « Critique de la faculté de juger », Œuvres Philosophiques, Tome 2, trad. Ladmiral, Marc B. de Launay, Jean-Marie Vaysse, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1985
Kant Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Paris, Delagrave, 1979
Kant « Le conflit des facultés », in Opuscules sur l’histoire, trad. S. Piobetta, Paris, GF, 1990
Kant Métaphysique des Mœurs, Première partie, « Doctrine du droit », trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1971
Kant Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, trad. Pierre Jalabert, Paris, La Péiade, Gallimard, 1985
Kant Théorie et pratique, trad. F. Proust, Paris, GF, 1994
Œuvres critiques :
ARENDT, Hannah, Juger. Sur la philosophie de Kant, trad. Revault d’Allones, Paris, Seuil, 1991
BENNINGTON, G., Frontières kantienne, Paris, Galilée, 2000, chap. « la paix, la mort »
CASTILLO, Monique, Kant et l’avenir de la culture, Paris, Presse universitaire de France, 1990
HABERMAS, Jürgens, La paix perpétuelle, le bi-centenaire d’une idée kantienne, trad. Rochlitz, Paris, Éditions du Cerf, 1996
LOSURDO, Domenico, Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, trad. Jean-Michel Buée, Lille, Presse universitaire de Lille, 1993
PROUST, Françoise, Kant. Le ton de l’histoire, Paris, Payot, 1991
VLACHOS, Georges, La pensée politique de Kant : métaphysique de l’ordre et dialectique du progrès, Paris, Presse universitaire de France, 1962
-
Le premier passage va de la page 3 à la page 14. ↩
-
Les Perses, trad. Paul Mazon, « Classiques en poche », Les Belles Lettres, 2001, p. 7. ↩
-
Les Perses, trad. Paul Mazon, « Classiques en poche », Les Belles Lettres, 2001, p. 7. ↩
-
Le passage va de la page 15 à la page 24. ↩
-
Le passage va de la page 24 à la page 49. ↩
-
Le passage va de la page 49 à la page 69. ↩
-
Souligné par nous, ibid. p. 67. ↩
-
Ce dernier moment va de la page 71 à la page 79. ↩
-
Ibid. p. 7. ↩
-
Ibid. p. 3. ↩
-
I bid. p. 5. ↩
-
Ibid. p. 5. ↩
-
Ibid. p. 11. ↩
-
Souligné par nous, ibid. p. 19. ↩
-
Xerxès pousse une longue plainte devant ce gouffre de douleurs. Il avait pris place en un point d’où il découvrait toute l’armée, un tertre élevé près de la plaine marine : il déchire ses vêtements, lance un sanglot aigu… On peut également relever les paroles de la Reine Atossa qui pour protéger son fils pense à revêtir son fils, comme si c’était lui restituer sa gloire perdue : « Ô destin, que de souffrances me pénètrent à la pensée de telles misères ! Mais le malheur qui surtout me point c’est l’ignominie des vêtements qui maintenant recouvrent le corps de mon fils. Je vais aller chercher dans le palais une parure neuve… » ↩
-
Ibid. p. 45. ↩
-
Ibid. p. 71. ↩
-
Ibid. p. 81. ↩
-
Définition donnée par Gauthier Autin, dans son article : « Gabriel Tarde ou les ressorts psychologique de la guerre. » ↩
-
(La Reine à Darios) : « C’étaient là les leçons qu’au contact des méchants recevait le fougueux Xerxès. On lui répétait que tu avais à la guerre conquis pour tes enfants une immense fortune, tandis que lui, lâchement, guerroyait en chambre, sans chercher à accroître la prospérité paternelle. A entendre sans cesse les sarcasmes de ces méchants il a conçu l’idée de cette expédition, d’une campagne contre la Grèce. » ibid., p. 59. ↩
-
Ibid. p. 25. ↩
-
Ibid. p. 27. ↩
-
Ibid. p. 9. ↩
-
Ibid. p. 33. ↩
-
Ibid. p. 19. ↩
-
(Le Messager) : « il avait pris place en un point d’où il décrivait toute l’armée, un tertre élevé près de la plaine de la marine. » ibid. p. 39. ↩
-
Ibid. p. 15. ↩
-
Ibid. p. 23. ↩
-
Ibid. p. 47. ↩
-
« Il s’agit seulement de la manière de penser des spectateurs qui se trahit publiquement dans ce jeu de grandes révolutions et qui, même au prix du danger que pourrait leur attirer une telle partialité, manifeste néanmoins un intérêt universel, qui n’est cependant pas égoïste… », « Le conflit des facultés », in Opuscules sur l’histoire, trad. S. Piobetta, GF, 1990, pp. 210-211. ↩
-
Ibid. p. 211. ↩
-
Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Delagrave, 1979, p. 204. ↩
-
La paix est définie dans la Doctrine du droit comme le « souverain bien politique », Métaphysique des Mœurs, Première partie, « Doctrine du droit », trad. A. Philonenko, Vrin, 1971, p. 238. ↩
-
Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. P. Jalabert, La Pléiade, Gallimard, 1986, p. 1141. ↩
-
Critique de la faculté de juger, trad. Ladmiral, Marc B. de Launay, Jean-Marie Vaysse, La Pléiade, Gallimard, 1985, p. 426. ↩
-
Théorie et pratique, trad. F. Proust, GF, 1994, p. 92. ↩
-
Critique de la faculté de juger, trad. Philonenko, Vrin, 1993, §28, p. 144. ↩
-
Souligné par nous, Théorie et pratique, p. 92. ↩
-
Le conflit des facultés, note de Kant, p. 217. ↩
-
Ibid. p. 217. ↩
-
cf. les analyses de G. Vlachos, dans la Pensée politique de Kant : métaphysique de l’ordre et dialectique du progrès, Puf, 1962. ↩
-
Ibid. note de Kant, p. 218. ↩
-
La religion dans les limites de la simple raison, M. Naar, Vrin, 1996, p. 77. ↩
-
Vers la paix perpétuelle, p. 78. ↩
-
Kant, « Réflexions », in Théorie et pratique, trad. F. Proust, GF-Flammarion, 1994, Réflexion n°7688, p. 153. ↩
-
Vers la paix perpétuelle, p. 86. On peut citer la totalité du passage : « dans une constitution où le sujet n’est pas citoyen, qui, par conséquent n’est pas républicaine, c’est la chose la plus aisée du monde, parce que le chef n’est pas associé dans l’État mais le propriétaire de l’État, que la guerre n’inflige pas la moindre perte à ses banquets, chasses, châteaux de plaisance, fêtes de cour, etc., qu’il peut donc décider de la guerre pour des raisons insignifiantes comme une sorte de partie de plaisir et par bienséance abandonner avec indifférence sa justification au corps diplomatique qui y est toujours prêt. » ibid. ↩
-
« C’est ainsi qu’à l’occasion de la transformation récemment entreprise d’un grand peuple en un État, on s’est très souvent servi du terme organisation d’une manière très appropriée pour l’institution des magistratures etc. et même du corps entier de l’État. En effet, dans un tel tout chaque membre ne doit pas seulement être moyen, mais aussi en même temps fin, et tandis qu’il contribue à la possibilité du tout, il doit à son tour, en ce qui concerne sa place et sa fonction, être déterminé par l’Idée du tout. », Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Vrin, 1993, note de Kant, p. 299. ↩
-
Ibid., pp. 85/86. ↩
-
Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, trad. Pierre Jalabert, La Péiade, Gallimard, 1985, pp. 542-543 ↩
-
« Il faut l’avouer : les plus grands maux qui accablent les peuples civilisés nous viennent de la guerre qui a lieu, ou qui a eu lieu, que des préparatifs incessants et même régulièrement multipliés en vue de la guerre à venir. », Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, Rem. Finale, trad. Ferry et Wismann, La Pléiade, Gallimard, p. 517. ↩
-
Habermas, La paix perpétuelle, le bicentenaire d’une idée kantienne, éd. du Cerf, Paris, 1996, p. 30. ↩