Pour l’historien des sciences humaines, le nom de Gabriel Tarde évoque nécessairement celui de son illustre adversaire, Émile Durkheim, avec qui il entretient une polémique décisive pour la constitution d’une sociologie. Leur débat porte principalement sur la genèse du lien social et sur le rôle qui revient à la psychologie dans l’étude de ce processus. Pour Durkheim, la sociologie peut se définir comme une psychologie à condition de lui attribuer pour objet non pas la conscience individuelle mais la conscience collective. Le comportement social de l’individu, son rapport à la morale ou à la religion s’explique principalement par l’influence qu’exerce sur lui cette conscience collective et les représentations, les valeurs qu’elle lui impose 1 . Par conséquent, le lien social se tisse de l’extérieur, à partir d’une transcendance impersonnelle qui en dessine les coutures. Or, en faisant ce détour, Durkheim se donne subrepticement ce qu’il s’agit d’expliquer, à savoir l’ensemble de ces similitudes entre individus qui constituent le fait social. La critique que Tarde adresse à cette conception consiste à réévaluer le rapport entre psychologie et sociologie. Prenant pour point de départ le psychisme individuel, il en dégage le fonds dynamique. Tout fait mental met en jeu, selon des combinaisons diverses, deux forces psychologiques qui sont la croyance et le désir. La sociologie prend alors le relais de cette analyse pour étudier la propagation de ces forces, la manière dont elles se communiquent d’un individu à l’autre. L’imitation fournit d’après Tarde la clé de ce processus, c’est elle qui explique l’uniformité relative d’une société et génère le lien qui la fonde. Sa théorie sociale apparaît là aussi comme une psychologie collective mais d’un collectif qui, loin de transcender ses éléments, résulte de leur rencontre immanente. Toutefois, les faits sociaux témoignent de conflits, de résistances qui indiquent que l’imitation n’est pas le mode exclusif de propagation des forces. Leurs rencontres peuvent également susciter des phénomènes d’opposition dont la guerre représente l’illustration la plus flagrante et la forme sociale la plus achevée. Pour épuiser son objet, la sociologie de Tarde doit donc faire droit en son sein à une véritable polémologie.
Nous nous proposons d’aborder cette réflexion sociologique sur la guerre à l’aune du concept de mécanismes guerriers. Pourquoi penser la guerre en termes de mécanismes ? Quel éclairage cette approche peut-elle nous fournir ? Il ne s’agit pas de désigner par ce biais les mutations qu’introduit l’usage des machines dans la pratique militaire, ni même, selon un usage consacré du terme « mekhanè », d’interpréter la guerre comme la ruse ou l’instrument des fins supérieures de l’histoire.
Nous nous appuierons sur une définition plus étroitement technique de la machine et du mécanisme, celle que donne Georges Canguilhem dans la Connaissance de la vie. Le mécanisme est « une configuration de solides en mouvement telle que le mouvement n’abolit pas la configuration ». C’est « un assemblage de parties déformables avec restauration périodique des mêmes rapports entre parties » 2 . Cette description articule deux éléments principaux : la notion de combinaison qui caractérise la structure du mécanisme et l’idée d’un fonctionnement répétitif ou périodique. Tout mécanisme associe des éléments et leurs actions particulières en vue d’une opération unique qu’il reproduit indéfiniment, le moindre écart indiquant une anomalie ou un dysfonctionnement.
Mais la définition avancée par Canguilhem présuppose encore une troisième détermination du mécanisme qui présente une grande importance pour la suite de notre propos. Les rouages, les leviers dont se composent ce dispositif ne sont pas comme tels créateurs de mouvement, ils le reçoivent de l’extérieur et se contentent de le véhiculer, de le distribuer. La machine est un lieu de passage, elle peut infléchir la direction et la vitesse du mouvement mais elle reste tributaire d’une entrée et d’une sortie, c’est-à-dire d’une extériorité. Pour le dire encore autrement, le mécanisme requiert un dynamisme dont il puisse être l’instrument, que ce soit pour le relayer ou l’amplifier. À travers lui, c’est une certaine économie des forces qui est en jeu.
Sur ces prémisses, nous pouvons préciser le concept de mécanismes guerriers et dire en quoi il nous paraît pertinent de l’appliquer à la sociologie de Tarde. Si en effet, comme le prétend ce dernier, la société naît de la propagation de forces psychologiques, la guerre implique quant à elle une interférence, le choc de tendances contraires. Mais cette rencontre n’a rien d’irrationnel, elle répond au contraire à une certaine logique, à une combinaison de facteurs dont on peut démêler l’enchaînement. Le concept de mécanismes doit nous permettre de préciser ce processus en indiquant comment les forces individuelles et sociales en viennent à s’opposer jusqu’à la lutte armée. Autrement dit, comment la guerre est-elle produite ? Par quelles opérations ? Quels sont les rouages, les courroies qui mettent en présence et jettent l’une contre l’autre les forces qu’ils véhiculent ?
Une telle approche vise à briser l’opposition statique entre guerre et paix car ces deux moments, en dépit de leur hétérogénéité apparente, s’inscrivent dans une dynamique commune. La guerre n’est pas un surgissement incompréhensible, radicalement distinct d’une paix que l’on voudrait pure et sans tache. Un processus continu les enveloppe qui les fait passer l’une dans l’autre en permanence. Penser la guerre en termes de mécanismes et de production revient en somme à déterminer ces processus qui « en temps de paix » travaillent pour le conflit. Et nous verrons au cours de notre examen que ces mécanismes sont bien souvent les mêmes qui œuvrent pour l’harmonie et la concorde, ambiguïté qui atteste de cette liaison intime entre guerre et paix. Tout se passe alors comme si la différence entre ces deux états n’était pas de nature ou de genre mais tenait à une simple variation de degré ou d’intensité dans le fonctionnement d’une même machine.
De l’imitation à l’opposition : genèse du conflit
Comment Tarde définit-il la guerre, lui qui fait de l’imitation, de la répétition paisible, le rapport social par excellence ? La science physique, et plus précisément la dynamique, lui en fournit le paradigme. La guerre, au même titre que le choc et l’équilibre, suppose la rencontre de deux forces dirigées en sens inverses, que ce soit les armées qui marchent l’une contre l’autre ou les milices qui s’affrontent dans les rues d’une ville.
Penser la guerre comme rapport de forces, cela n’a rien de très original, mais en réalité Tarde donne à cette expression un sens radicalement nouveau. Du côté des forces, d’abord, qui ne désignent plus un appareil logistique (armements, nombre d’hommes, infrastructures…) mais des flux psychologiques. Les véritables protagonistes du combat ne sont pas des États ni même des individus mais des volontés et des convictions, des croyances et des désirs qui rassemblent ces hommes et les mobilisent. Tout groupe social naît de la circulation de ces forces infimes et invisibles : les membres d’une secte partagent les mêmes croyances, les militants d’un parti sont unis par un même désir et le conflit qui les oppose se réduit en définitive à la rencontre de deux courants de force contraires. Dès lors, l’analyse se doit de briser le halo de transcendance qui entoure la guerre : on ne l’explique pas en la présentant comme le choc de deux États ou de deux volontés collectives sans faire la genèse de ces entités et de leur opposition. Autrement dit, le rapport conflictuel n’est pas donné, il surgit d’un dynamisme souterrain et immanent, de forces qui s’emparent des individus, s’accumulent et revêtent une forme sociale.
C’est ici que la notion d’imitation intervient car elle permet précisément de penser la propagation de ces forces psychologiques, leur passage de la sphère privée au domaine public. Or, pour la définir, Tarde recourt spontanément à une comparaison technique :
« Je lui ai laissé un sens toujours très précis et caractéristique : celui d’une action à distance d’un esprit sur un autre, et d’une action qui consiste dans la reproduction quasi-photographique d’un cliché cérébral par la plaque sensible d’un autre cerveau. Est-ce que si, à un certain moment, la plaque du daguerréotype devenait consciente de ce qui s’accomplit en elle, le phénomène changerait essentiellement de nature ?
- J’entends par imitation toute empreinte de photographie inter-spirituelle, pour ainsi dire qu’elle soit voulue ou non, passive ou active. » 3
L’imitation, qui n’est pas nécessairement consciente et volontaire, requiert donc un mécanisme semblable à celui de l’appareil photographique, à la différence près qu’il ne s’agit plus de propager des ondes lumineuses mais des flux de croyances et de désirs.
Mais le mimétisme constitue un processus assimilateur et l’on ne voit pas très bien comment l’uniformité qu’il institue entre les individus pourrait générer leurs conflits. Par quel renversement improbable ce facteur de cohésion et d’homogénéité peut-il susciter des divisions ? C’est que l’opposition ne désigne jamais que la rencontre malheureuse, l’union impossible de deux courants d’imitation qui visent l’un comme l’autre à une domination sans partage. Chaque individu fait lui-même l’expérience d’une guerre intestine dont sa conscience est le champ de bataille lorsqu’elle est en proie au doute ou qu’elle hésite entre deux désirs contradictoires :
« La résistance qu’un homme oppose toujours à l’influence prestigieuse ou raisonnée d’un autre homme qu’il va bientôt copier, provient toujours d’une influence ancienne. Un courant d’imitation se croise en lui avec un penchant à une imitation différente : voilà pourquoi il n’imite pas encore. La propagation même d’une imitation implique sa rencontre et sa lutte avec une autre. » 4
Pour reprendre la métaphore évoquée plus haut, on pourrait dire que l’opposition consiste à imprimer simultanément deux photographies dans l’esprit dont l’une soit l’exact négatif de l’autre.
La guerre proprement dite ne fait que reproduire ce phénomène à une échelle supérieure, elle surgit là où interfèrent deux courants collectifs d’imitation, deux flux sociaux incompatibles. Et suivant la démarche génétique adoptée par Tarde, la première étape du raisonnement doit donc rendre compte de leur formation à partir des croyances et des désirs individuels :
« Il suffit, que tous ceux qui professent la même opinion ou partagent le même désir, la professent ou la partagent en même temps et acquièrent la conscience de cette simultanéité, de cette identité. Le sang coulerait pour de simples dissidences de langage, pour les questions de vocabulaire et de grammaire les plus simples, si elles étaient agitées simultanément et publiquement. » 5
Deux conditions doivent donc être réunies : il faut qu’un individu proclame publiquement son opinion ou son projet et qu’il parvienne à transmettre ses croyances ou ses désirs à d’autres personnes pour engendrer en elles la conscience d’appartenir à un groupe exclusif, groupe qui devient par la même occasion une réalité sociale. Ainsi, en se reflétant, les croyances et les désirs individuels s’intensifient et forment de puissants courants collectifs qui n’admettent ni hésitation ni résistance. Pour autant, cette confluence n’a rien de magique, elle requiert, nous l’avons vu, la diffusion instantanée et publique des forces. C’est là qu’intervient la machine pour canaliser et réunir les affluents dans un même fleuve 6 .
Premier mécanisme : les canaux médiatiques
Or, en tant que média, la presse remplit précisément cette fonction et constitue à ce titre le premier mécanisme guerrier. En effet, la diffusion large et instantanée des journaux assure aux opinions qu’ils affichent une audience considérable et leurs lecteurs, malgré la distance géographique ou sociale qui les sépare, partagent les mêmes lectures, subissent les mêmes influences 7 . En ce sens, la presse est un puissant vecteur d’imitation qui joue un rôle essentiel dans la formation et l’extension des groupes politiques. On pourrait, dans un registre technique, comparer son action sociale à celle des rotatives qui emplissent ses ateliers d’imprimerie. Il s’agit dans les deux cas d’imprimer un discours et de réitérer indéfiniment cette opération pour créer autant d’exemplaires identiques. Ce qui ne veut pas dire que les médias nous manipulent. Le cerveau du lecteur n’a rien d’une page blanche et le journaliste n’est pas l’ingénieur qui dirige le mécanisme à son gré. Au même titre que ses lecteurs, il est sujet au processus de l’imitation et s’il influe sur l’opinion publique, il ne la maîtrise pas. Son action s’apparente davantage à celle d’un porte-parole dont les énoncés portent sur la place publique les croyances et les désirs intimes de ses lecteurs. Il en donne une formulation consciente et accessible qui facilite leur circulation et leur permet d’entrer dans des flux collectifs, de s’unir à des forces homogènes. En somme, cette technique relève moins d’une création ex-nihilo que d’une actualisation des puissances. Il suffit par exemple que Drumont affirme ouvertement la culpabilité de Dreyfus pour que l’antisémitisme diffus de la population, devienne, comme par contagion, une force collective et un parti 8 . Ainsi, la presse intensifie les courants d’imitation et étend leur champ d’action 9 mais loin d’homogénéiser la société en l’irriguant de ces flux, elle accroît la violence de leur rencontre. Ce phénomène illustre bien l’ambiguïté inhérente aux mécanismes guerriers qui, selon les circonstances, produisent le lien social ou le dissolvent 10 .
La fabrique du pouvoir
Certes, il est bien des débats publics qui ne tournent pas au pugilat, et l’affrontement des partis ou des peuples ne débouche pas nécessairement sur une guerre civile ou internationale. Tarde surestime peut-être la puissance des médias qui jouent plus certainement un rôle secondaire et accidentel dans la genèse des conflits. La guerre paraît davantage être l’affaire du souverain ou du chef, dont le décret ou le caprice s’appuie sur une autorité bien établie et un appareil militaire. Tarde rejette ce mythe du grand homme et sa réflexion sur les médias vise avant tout à briser l’image d’un pouvoir transcendant et coercitif. Car le développement des moyens de communication porte à son apogée un processus que les gouvernants ne peuvent plus ignorer. En amplifiant la circulation des informations et des opinions, la presse stimule les discussions publiques et privées, elle leur fournit un stock inépuisable de sujets, le plus souvent extraits de l’actualité politique. Or, tant que ses sujets ne commentent pas ou peu ses actes, tant qu’ils ne « se montent pas la tête », le gouvernement peut exercer son pouvoir sans résistance. Mais dès lors qu’une opinion publique se forme, multipliant les lieux où peuvent s’organiser les partis et les dissidences, le rapport de forces connaît une inflexion significative. À l’influence plus ou moins inconsciente de la cour et des conseillers, qui seuls se permettaient de commenter les faits et gestes du souverain, se substitue progressivement la puissance d’une opinion publique étendue et hétéroclite. De sorte que le pouvoir lui-même rentre dans un mécanisme, dans un circuit dont il est à la fois l’entrée et la sortie :
« En fin de compte, les actes mêmes du pouvoir, triturés par la presse, remâchés par la conversation, contribuent pour une large part à la Transformation du pouvoir. Mais le pouvoir aurait beau agir, si ses actes n’étaient pas divulgués par la presse et commentés par la conversation, il n’évoluerait pas. » 11
Et si les journalistes peuvent parfois donner l’impulsion qui préside à une de ces métamorphoses, le mouvement du public qui s’ensuit les dépasse et leur rôle se cantonne rapidement à enregistrer son progrès, sorte de baromètre qui indique la pression qui s’exerce sur les gouvernants. En ce sens, la machine médiatique ne fonctionne pas comme un quatrième pouvoir qui vient ponctuellement perturber l’équilibre des trois autres mais comme :
« une vraie fabrique du pouvoir, le pouvoir sort de là comme la richesse sort des usines et des manufactures, comme la foi sort des écoles de catéchisme et des enseignements maternels, comme la force militaire sort des fonderies de canon et des exercices de caserne. » 12
Autrement dit, le pouvoir politique est constitué pour partie par les individus qui s’y soumettent 13 . Parce qu’ils croient dans la supériorité du souverain ou dans sa capacité à protéger leurs biens, les hommes créent son prestige et son pouvoir 14 . On comprend mieux alors le rôle que peuvent jouer les médias dans l’éclosion des guerres. Bien sûr, ils contribuent à la formation des groupes antagonistes mais de façon plus décisive encore, ils suscitent les métamorphoses du pouvoir, engendrent des gouvernements qui leur ressemblent en leur communiquant les aspirations des publics les plus organisés et les plus enflammés 15 . En somme, la politique militaire se soumet dans une certaine mesure à la tyrannie de l’opinion en intégrant les projets belliqueux ou pacifistes des partis qui dessinent le visage du pouvoir. On pourrait dire qu’aujourd’hui nous avons vu ça et là se développer le phénomène complémentaire d’un pouvoir qui veut former l’opinion à son image par une propagande assidue, diffusant sans relâche les convictions qui l’animent et dont la propagation efficace conditionne son maintien 16 .
Journalisme et nationalisme
Enfin, un dernier élément qui n’a rien perdu, lui non plus, de son actualité peut également faire de la presse un facteur de guerre. En effet, par les limites linguistiques dont souffre sa diffusion, la presse contribue indirectement à nourrir les nationalismes. Les idées et les opinions qu’elle transmet ne circulent qu’entre gens de même langue et son public constitue une communauté culturelle fermée et exclusive :
« On peut s’étonner de voir, à mesure que les États s’entre-mêlent et s’entre-imitent, s’assimilent et moralement s’unifient, la démarcation des nationalités s’approfondir et leurs oppositions paraître irréconciliables. Mais ce résultat, d’aspect paradoxal, est le plus logique du monde. Pendant que s’activait et se multipliait l’échange des marchandises, des idées, des exemples de toutes sortes entre peuples voisins ou éloignés, celui des idées en particulier, progressait beaucoup plus rapidement encore, grâce aux journaux, entre les individus de chaque peuple parlant la même langue. Aussi, bien que la différence absolue des nations eût diminué par là, leur différence relative et consciente en était accrue. » 17
Là encore, nous avons affaire à un processus ambivalent qui n’est pas lié à la rencontre de deux forces antagonistes mais la conditionne. Cette fois, un seul et même courant d’imitation parcourt les nations. Le seul obstacle intervient aux frontières, où la barrière linguistique interdit à ce courant de conserver une vitesse uniforme. L’absence d’une langue unique et universelle forme un goulot d’étranglement qui freine les eaux uniformisantes de l’imitation. Cette simple différence de débits suffit à créer l’hostilité en stimulant des sentiments d’appartenance étroits, le repli identitaire sur une langue ou un territoire communs.
Second mécanisme : guerre et habitude
Cependant, Tarde reconnaît lui-même que le développement des moyens de communication et du journalisme, s’il exacerbe efficacement les ardeurs guerrières, ne suffit pas à fournir un casus belli. Ce premier mécanisme ne saurait fonctionner seul et doit combiner son action avec d’autres dispositifs. Pour le prouver, Tarde n’en appelle pas à d’hypothétiques guerres primitives qui éclateraient sans qu’aucun langage articulé, aucun relais entre les volontés individuelles n’entrent en jeu. S’il recourt à la notion d’origine, c’est par le biais d’une hypothèse tout à fait opposée : imaginons au contraire qu’il n’y ait jamais eu de guerre ou que, par le jeu d’une amnésie généralisée, nous ayons oublié cette pratique barbare. Quelle que soit alors l’action perturbatrice de la presse, personne n’imaginerait mettre un terme au désaccord en organisant des armées et en les précipitant les unes contre les autres :
« On n’imaginerait pas plus cette monstruosité que deux députés n’auraient l’idée, après un échange d’injures parlementaires, d’aller se tirer des coups de pistolet pour pouvoir se serrer la main après, s’ils ne savaient que c’est là un vieil usage. Nul exemple ne montre mieux de quel poids le passé pèse sur nous, quelle est à notre insu sur notre conduite l’oppression des précédents. La guerre est une survivance comme le duel. On se bat parce qu’on s’est battu, et il n’est peut-être rien de plus fort à dire contre la guerre que cette perpétuité du levain belliqueux qu’elle laisse après elle et qui montre l’inanité de cette prétendue solution. » 18
L’habitude ou, plus précisément, la coutume qui en est la forme sociale, tel est le second mécanisme guerrier. Toutefois, son fonctionnement diffère du précédent. Il œuvre quant à lui dans la durée et non dans l’instant car il ne vise pas à distribuer des flux pour organiser leur rencontre mais à préserver dans chaque camp une même puissance d’inertie. En l’occurrence, cette force qui se sédimente en habitude, c’est une certaine croyance selon laquelle seule la guerre peut trancher entre des prétentions contraires et rétablir l’ordre. Le mécanisme de la coutume prend ainsi le relais de la machine médiatique dans la production du conflit : il intervient au moment de déclarer la guerre, à l’heure où amis et ennemis se sont déjà séparés en deux camps distincts. D’une certaine manière, il permet de passer à l’acte en réveillant dans chaque individu cette sourde conviction selon laquelle la guerre est l’unique instrument de la paix. Mais en quoi la coutume constitue-t-elle un mécanisme ? Qu’est-ce qui nous permet de lui appliquer cette catégorie ? Il y a bien sûr l’aspect répétitif qui confère aux cérémonies et aux rites l’allure d’opérations automatiques et inconscientes. Toutefois, la simple répétition ne suffit pas à caractériser la machine. Si la coutume, tout comme l’habitude qui en est le pendant psychologique, relève du mécanisme, c’est parce qu’elles visent à une certaine maîtrise des forces. Un État qui réforme la langue et les mœurs ou conserve les usages ne vise ainsi qu’à instituer un ordre et à canaliser les désirs de la population en les hiérarchisant. De la même manière, la volonté se subordonne les multiples appétits qui agitent l’individu en contractant des habitudes, en instituant des séquences d’action fixes et inamovibles qui la préservent de l’anarchie. Nous apprenons ainsi très tôt à faire fonctionner nos corps comme des machines et l’habitude définit précisément ce « courant d’activité machinale qui sert à faire tourner les roues de la volonté. » 19 Tarde reprend ici les thèses de la psychologie de son époque qui insistent sur l’origine volontaire de l’habitude, cette dernière étant d’abord un but avant de devenir un instrument de la volonté :
« Or, quand ce qui a commencé par un être, un but, un premier rôle, finit par devenir un moyen, une utilité, quand la volonté délibérée et consciente est tombée dans l’habitude, on oublie la cause de l’habitude ou si on la cherche, on est bien plus enclin à en rendre compte par un instinct inné que par une série de déterminations volontaires. […] Toutes les contractions musculaires aisées et quasi inconscientes chez l’adulte et au service de sa volonté actuelle, ont été jadis des acquisitions pénibles et directement voulues. » 20
L’habitude se développe à la faveur d’un renversement entre moyen et fin. On ne la contracte que pour instituer un ordre psychologique ou organique et celui-ci devient ensuite l’instrument de buts nouveaux. Ainsi, l’enfant entretient d’abord un rapport désintéressé au langage, il fait un usage esthétique de la parole et l’érige au rang de fin en soi. Ce n’est que lorsque le langage doit devenir pour lui un moyen de communication et d’action qu’il incorpore les normes habituelles du discours dont il hérite. Mais ces normes ont été instituées et l’enfant ne fait que les reproduire, il imite une invention.
Bref, l’habitude et la coutume sont, au même titre que la machine, des médiations, des moyens d’action adaptés à des buts déterminés 21 . La guerre s’inscrit dans le cadre de cette analyse car elle désigne elle aussi un moyen, le seul que les sociétés aient trouvé pour rétablir un semblant d’ordre et de hiérarchie dans leurs rapports.
Guerre et société : une généalogie
On pourra objecter qu’en invoquant l’habitude, Tarde ne résout pas le problème mais le déplace. Car si nous voulons expliquer la lutte armée par le biais de l’habitude, il faut auparavant montrer comment ce mécanisme se construit, comment les sociétés en sont venues à contracter cette disposition. Autrement dit, d’où leur vient cette idée selon laquelle la guerre est le meilleur instrument de l’ordre et de quelle manière cette croyance s’enracine-t-elle dans les esprits ?
La généalogie de la guerre à laquelle Tarde se livre consiste à montrer que sa fonction originelle diffère profondément de son utilisation actuelle. En effet, les premières guerres n’ont pas servi à réguler les rapports entre des nations, elles furent bien plutôt le moyen de les produire :
« Au début des sociétés, quand nul lien profond n’agrège encore les hommes, quand il n’y a ni agriculture, ni art pastoral même, quelle est l’œuvre commune à laquelle un grand nombre d’hommes peuvent prendre part ensemble, en une collaboration simple, facile, aisément extensible, apprenant par là à s’associer, à s’aimer, à se dévouer les uns pour les autres ? Quelle peut être cette œuvre, me demandera-t-on, si ce n’est un fait de guerre offensive ou défensive ? » 22
Certes, aucun fait ne permet d’établir cette hypothèse et Tarde admet lui-même qu’il y avait bien d’autres manières de développer la solidarité et la sympathie. Cette conjecture s’appuie en définitive sur une philosophie qui examine les possibilités historiques sous l’angle du probable. Les autres pratiques susceptibles de créer une cohésion sociale (travail, religion) n’étant pas suffisamment développées, elles ne pouvaient en quelque sorte prétendre à l’existence. Avec la guerre, c’est la possibilité la plus simple, la plus communicative aussi (« aisément extensible ») qui s’est actualisée.
Or, cette simplicité conditionne également sa pérennité. On comprend mieux en effet la force d’inertie dont dispose cette pratique si elle renvoie à la genèse du lien social, à cette « œuvre commune » par laquelle les hommes ont fait société. La guerre fut d’abord le moyen d’instaurer un ordre, une coordination sociale et cette initiative collective se mue progressivement en coutume. Elle remplit donc à l’origine une fonction pédagogique, elle est « l’école du Devoir et du dévouement » 23 qui confie aux individus un même objectif et leur apprend à s’adapter les uns aux autres. Et comme toute école, la guerre génère des habitudes, en l’occurrence celle de se battre et de se sacrifier pour prouver son dévouement à la communauté et attester de la solidité du lien social. Dans toute guerre se rejoue inconsciemment cette scène primitive, celle d’une fondation du collectif et l’union sacrée qui éteint provisoirement les dissidences internes et reflète comme à ses premières heures la nation naissante 24 . Autrement dit, le mécanisme de l’habitude permet de répéter ce geste fondateur dans la mesure où il met en œuvre les mêmes instruments, ceux de la lutte armée, pour atteindre des objectifs similaires (établir ou rétablir l’ordre).
Au terme de cette analyse, nous avons donc identifié deux mécanismes qui prennent le relais l’un de l’autre pour produire le conflit et imposer sa résolution armée. Mais il manque évidemment un troisième terme, celui qui est le plus évident parce qu’il est l’acteur le plus visible de la guerre, à savoir l’armée. Celle-ci constitue le dernier rouage de la machine, dont la fonction principale n’est plus d’accumuler ou de canaliser les forces adverses, mais d’organiser leur rencontre sur le champ de bataille.
Troisième mécanisme : le corps militaire
À maintes reprises, Tarde insiste sur la position d’extériorité qui caractérise l’armée. À la manière d’un parasite, elle prélève dans la société les hommes et les biens qui lui sont nécessaires sans rien produire par elle-même 25 . Mais plus qu’un rapport organique, cette dépendance et cette extériorité renvoient au lien qui unit l’outil et l’artisan. En effet, par le biais de son armée, la volonté collective prend corps et peut modeler comme elle l’entend d’autres peuples et d’autres territoires. En ce sens, la machine de guerre est une machine-outil : elle ne vise pas à convertir dans d’autres énergies les forces qu’elle véhicule mais elle les emploie pour un ouvrage extérieur.
Le projet dont l’armée se fait l’exécutant nous donne en outre quelques indications sur son fonctionnement interne :
« Une armée est un gigantesque moyen de réaliser, par le massacre et le pillage, sur une échelle prodigieuse, les desseins collectifs de haine, de vengeance et d’envie qu’une nation fomente contre une autre. Condamnées sous leur forme individuelle, ces odieuses passions, cruauté, cupidité, paraissent louables sous leur forme collective. Pourquoi ? D’abord parce qu’elles apaisent beaucoup de petits conflits intérieurs, si elles en provoquent un au dehors ; puis, parce qu’elles conduisent à la solution belliqueuse de cette difficulté elle-même, et à l’élargissement territorial de la paix qui suivra. Le militarisme a pour effet de drainer les passions criminelles éparses de chaque nation, de les purifier en les concentrant et de les justifier en les faisant servir à s’entre-détruire, sous la forme purifiée qu’elles revêtent ainsi. » 26
En forçant un peu le trait, on pourrait dire que l’armée fonctionne comme une station d’épuration : elle reçoit et concentre toutes les tendances criminelles d’une société pour les assainir. La violence du groupe se confronte à une force similaire mais antagoniste. La guerre introduit ainsi le crime dans les rapports internationaux mais sous la forme « sublimée » de la réciprocité. De même que l’échange succède au don, le duel des nations se substitue à l’homicide. On comprend mieux alors la fonction cathartique qui est accordée à l’armée : la guerre permet aux désirs criminels d’exulter mais aussi d’expirer dans le choc qui les oppose aux désirs adverses. Il s’agit là encore d’un mécanisme ambivalent puisqu’il produit dans le même temps la paix intérieure et la guerre des peuples 27 . On voit donc bien comment ce mécanisme s’articule aux autres par la fonction d’évacuation qu’il remplit, il déverse à l’extérieur ces torrents qui se sont accumulés dans les canaux précédents.
Néanmoins, il peut paraître abusif d’assimiler l’armée à une machine car elle désigne un groupe social et non plus un moyen de communication ou une ruse psychologique. Mises à part les métaphores employées par Tarde pour décrire son action, en quoi peut-on l’assimiler à un mécanisme ?
On peut noter d’emblée le caractère intégralement artificiel de cette institution. En extirpant les individus de leur contexte familial et culturel, la conscription agit à la manière d’un crible qui retranche du lien social tout ce qu’il contient de naturel et d’immédiat. L’armée s’apparente en cela à la « chose sociale toute objective » 28 que cherche Durkheim, elle définit un système isolé et soustrait aux influences extérieures, notamment biologiques et familiales. Mais elle ne se réduit pas à cela. Le mécanisme sociologique de Durkheim s’avère pré-scientifique aux yeux de Tarde car il ignore l’idée de force sans laquelle la machine n’est qu’un dispositif inerte et incompréhensible 29 . Si l’armée peut être comparée à un mécanisme, c’est qu’elle manifeste de façon exemplaire les processus psychologiques qui orientent les groupes sociaux vers la lutte. Ils y fonctionnent sans mélange d’autres facteurs, de par la nature artificielle des régiments, et surtout ils s’y déploient avec une puissance multipliée. On retrouve donc au sein du corps militaire les deux éléments dégagés précédemment : d’une part, un média qui puisse propager instantanément un courant d’imitation et d’autre part, cette association rigide des moyens et des fins que l’on nomme habitude.
L’unité spirituelle de l’armée
Ainsi, l’habitude de se battre fait l’objet, dans un régiment, d’une instruction spécifique et exclusive qui tend à l’élever au rang de technique perfectionnée ou d’art martial. À la différence des autres groupes sociaux chez qui cette disposition mécanique refait surface à l’occasion d’une menace ou d’un désordre, elle constitue l’attitude permanente du corps militaire. De même, la propagation du courant imitatif s’avère beaucoup plus efficace dans le cadre de l’armée que dans le reste de la société. Alors que la presse peut rencontrer ça et là des lecteurs récalcitrants, alors que l’homme politique peut discourir sans emporter la conviction, l’ordre du général ne souffre aucune résistance et doit être exécuté instantanément par l’ensemble de ses hommes.
« Il est obéi mécaniquement, mais en vertu d’une suggestion spirituelle et toute-puissante, par laquelle l’unité s’impose au nombre, un homme à un million d’hommes, et qui est devenu automatique à force de se répéter. » 30
L’ordre du chef unifie les croyances et les désirs individuels, les rassemble dans un flux unique auquel il assigne un cours déterminé. L’impératif hiérarchique et l’instruction militaire constituent ainsi les deux rouages qui donnent à tout régiment l’allure d’une machine :
« Plus les mouvements des troupes ont un air mécanique, c’est-à-dire plus ils sont parfaits, et plus ils attestent de la profondeur de l’action psychologique d’où ils procèdent, le caractère hautement spirituel du pouvoir et de l’obéissance qui les produisent. » 31
Les armées présentent donc une forte cohésion spirituelle et morale, elles ne revêtent l’allure de forces brutes, physiques, que dans leurs rapports extérieurs. On trouvera un peu plus tard chez Freud une réflexion similaire sur la cohésion psychologique des groupes militaires. Dans un texte intitulé Psychologie collective et analyse du moi, il y montre que l’armée présente une structure libidinale. L’amour que le chef témoigne à ses hommes institue les liens horizontaux de camaraderie tout comme les chrétiens entrent en fraternité et en communion par l’amour égal que leur porte le Christ 32 . Freud expliquera ainsi la déroute de l’armée prussienne par la rupture de ce rapport affectif et vertical entre les officiers et leurs bataillons. Si les soldats ont pu déserter le groupe alors même qu’ils affrontent ordinairement des dangers équivalents, c’est qu’ils ressentent sur le mode de l’angoisse la perte de cette cohésion affective qui les préservaient et leur imposaient le renoncement à tout intérêt personnel.
Freud ne parle pas ici de mécanisme mais son analyse présente quelque résonance avec celle de Tarde : tous deux rapportent à des conditions psychologiques la cohésion du corps militaire et insistent sur la fonction décisive que remplit l’officier ou le représentant de la hiérarchie dans cette unification. L’armée agit ordinairement à la manière d’une machine parce qu’une seule force la traverse, une seule conscience l’anime et parle la voix du chef. Autrement dit, l’action du général n’a rien de strictement coercitif, elle compose les désirs et les croyances individuels et suscite leur collaboration en vue d’un but commun. L’armée est donc une âme avant d’être un corps, sa cohésion n’est pas physique mais spirituelle. En un autre texte, Tarde illustre cette idée par la même comparaison que Freud : celle de l’armée et de l’Église. Les moines et les soldats partagent une même abnégation, une même foi unanime, bref un credo commun qui explique en dernière instance le sacrifice des égoïsmes et le dévouement absolu des individus : « Pour lutter, il faut être fort, et la force vient de l’union intérieure. » 33 C’est cette force que l’armée restitue sur le champ de bataille et qui lui vient pour ainsi dire d’une harmonie interne. Ce n’est pas là la moindre ambivalence des mécanismes guerriers que de confier la résolution des conflits au corps social qui n’en contient pas.
Nous avions commencé cette étude en nous plaçant sous le patronage de Canguilhem, et nous la finirons de la même façon. Canguilhem a en effet mis en évidence une continuité entre le vivant et la machine et nous pensons que cette réflexion peut également s’appliquer à la vie sociale, si l’on suit l’exemple de Tarde. La société n’est pas une machine, et l’organisme non plus, mais ils en produisent tous les deux pour étendre leurs champs d’actions. Le vélo prolonge l’action de marcher et en multiplie la puissance tout comme les médias ouvrent au discours de l’orateur toute l’étendue de l’espace public 34 . En ce sens, la technique permet d’organiser le milieu dans lequel on vit, de l’adapter à nos besoins ou à nos désirs. On peut donc renverser la proposition émise en introduction : certes la machine suppose un dynamisme qui la mobilise, mais les forces ont également besoin de machines pour se propager et s’exercer.
Si les mécanismes sociaux que Tarde met en évidence sont producteurs de conflit, c’est parce qu’ils ne fonctionnent qu’en hiérarchisant les forces recueillies, ils mettent en jeu une hégémonie qui reste éminemment précaire. Les médias sélectionnent l’information et produisent l’actualité qui va éveiller chez leurs lecteurs certains désirs, certaines convictions plutôt que d’autres. De la même façon, l’habitude doit introduire une hiérarchie dans les désirs pour les coordonner en vue d’une même fin et ce processus est encore plus évident dans le rapport du général à ses soldats. Le mécanisme permet d’assurer le primat d’une force, d’un courant sur les autres mais ce rapport de forces peut s’infléchir, se recomposer. Comment expliquer cela ? C’est que les mécanismes sociaux n’emploient pas des rouages inertes mais des éléments dotés de forces. Tarde professe un dynamisme radical en vertu duquel tout être est actif, animé de tendances multiples et cette conception remodèle la notion de machine. Celle-ci n’est en somme qu’une combinaison hiérarchisée de forces, soumise à l’hégémonie de l’une d’entre elles qui se propage en utilisant les autres 35 . Autrement dit, il n’y a pas d’ingénieur qui construise et contrôle les mécanismes sociaux, ceux-ci se constituent d’eux-mêmes là où des croyances et des désirs se rencontrent et s’agencent 36 . En ce sens, la machine n’est pas un paradigme pour comprendre la société mais il faut au contraire penser la machine comme une société de forces selon un modèle politique d’autorité et de hiérarchie. C’est cette structure instable et toujours menacée qui confère aux mécanismes sociaux cette ambiguïté, puisqu’ils produisent la guerre aussi bien que la paix.
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Émile Durkheim, Sociologie et Philosophie (PUF Quadrige, 1996) et plus particulièrement l’article intitulé « Représentations individuelles et représentations collectives ». Sur les difficultés soulevées par cette psychologie collective, on consultera avec profit l’introduction de Bruno Karsenti. ↩
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La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1980, 2nde édition, p. 102. ↩
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Les Lois de l’imitation, Paris, Kimé, 1993, Préface, p. VII. ↩
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Ibid., p. 180. ↩
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L’opposition universelle, Institut Synthélabo, 1999, pp. 358-359. ↩
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Tarde a constamment recours à des métaphores hydrauliques pour présenter ce processus, on le verra notamment sur la question du pouvoir politique. ↩
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Cette dispersion spatiale et géographique est une composante essentielle de la notion de public que Tarde distingue de la foule. ↩
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Cet exemple est développé dans L’opinion et la foule : « tant qu’une voix ne s’élevait pas, retentissante, qui prêtât une expression commune à cet état d’esprit, il restait purement individuel, peu intense, encore moins contagieux, inconscient de lui-même. Celui qui l’a exprimé l’a créé comme force collective, factice, soit, réelle néanmoins. Je sais des régions françaises où l’on n’a jamais vu un seul juif, ce qui n’empêche pas l’antisémitisme d’y fleurir, parce qu’on y lit les journaux antisémites. » (PUF, 1989, p. 41). ↩
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Il faudrait en réalité distinguer deux modèles mécaniques pertinents pour décrire le fonctionnement de la presse. Elle agit en aval à la manière d’une rotative, imprimant ses convictions dans la majorité de ses lecteurs. Mais, bien avant, le journaliste reçoit des informations et choisit de diffuser telle ou telle opinion, de faire circuler certains courants d’imitation. La presse agit alors à la manière d’une pompe qui canalise les flux de désirs et de croyances : « le journalisme est une pompe aspirante et foulante d’informations qui, reçues de tous les points du globe, chaque matin, sont, le jour même, propagées sur tous les points du globe en ce qu’elles ont ou paraissent avoir d’intéressant au journaliste. » (L’opinion et la foule, op. cit., p. 81). ↩
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Tarde en fait d’ailleurs la remarque sans pour autant envisager les moyens de rétablir l’univocité du mécanisme : « Ce dont on a le droit de s’étonner, c’est que les agents de l’assimilation imitative des classes et des peuples, qui est éminemment pacifiante, soient aussi les ouvriers de leur opposition belliqueuse » […] À coup sûr, il ne peut pas être question, pour prévenir les conflits belliqueux, de bâillonner la Presse. » (L’opposition universelle, op. cit., p. 361). ↩
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L’opinion et la foule, op. cit., p. 121. ↩
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Ibid., p. 122. ↩
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En ce sens, l’origine que Tarde attribue au pouvoir politique et le type de fonctionnement sur lequel il repose pourrait le rapprocher de ce que Bourdieu nomme le capital symbolique. La définition rapide qu’il en donne dans les Méditations pascaliennes permet ainsi de mettre en évidence des mécanismes de domination sociale qui sont partiellement produits par les sujets qui s’y soumettent : « Le capital symbolique assure des formes de domination qui impliquent la dépendance à l’égard de ceux qu’il permet de dominer : il n’existe en effet que dans et par l’estime, la reconnaissance, la croyance et le crédit, la confiance des autres, et il ne peut se perpétuer qu’aussi longtemps qu’il parvient à obtenir la croyance en son existence. » (Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 200). ↩
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D’où l’origine familiale et paternelle du pouvoir puisque le père remplit à l’origine cette double fonction de protection et de domination (Les Transformations du pouvoir, Paris, Alcan, 1899, p. 36). Le pouvoir est né dans la famille et s’est ensuite communiqué à d’autres sphères : religieuse, militaire, politique… ↩
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Tarde évoque ainsi la conversion de l’autorité extra-officielle du journaliste ou de l’orateur en autorité publique : « Mais il y a à distinguer l’Autorité indéterminée, imprécise, exercée par tous les directeurs de l’esprit public, du cœur public – poètes, artistes, littérateurs, orateurs, journalistes, apôtres, hommes illustres de tout genre – et l’Autorité déterminée, précise des chefs d’État.[…] Or, chacune de ces formes et des catégories de l’autorité indéfinie, extra-officielle, cherche et parvient à son tour, un jour ou l’autre, à prendre rang parmi les formes de l’autorité officielle. » (Ibid., p. 15). ↩
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Tarde envisage d’ailleurs cette possibilité en invoquant un art du discours politique qui cultive « l’habileté à diriger, en vue d’une action quelconque, les forces exclusivement sociales des nationaux. » (Id., p. 233). ↩
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L’opinion et la foule, op. cit., p. 85. ↩
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L’opposition universelle, op. cit., p. 362. Nous soulignons. ↩
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La logique sociale, Paris, Institut Synthélabo, 1999, p. 202. ↩
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Cf. « Darwinisme naturel et darwinisme social », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1884, t. XVII, pp. 626-627. ↩
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Tarde définit ainsi l’habitude comme « un système de moyens où se résument des millions d’anciens buts [et qui] est nécessaire pour permettre à de nouveaux buts de se réaliser. » (ibid., p. 198). ↩
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L’opposition universelle, op. cit., p. 364. ↩
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Ibid. ↩
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Toute cette analyse de la guerre comme école du dévouement met également en jeu le développement du patriotisme. Si on combine la thèse que nous développons ici et ce que Tarde disait plus haut du nationalisme, on pourrait rendre compte de ces formes modernes de guerres civiles qui imposent une refondation du collectif sur des bases de plus en plus étroites : ethniques, religieuses, etc… ↩
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Les Transformations du pouvoir, op. cit., p. 170. ↩
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Philosophie pénale, Paris, Éditions Cujas, 1890, p. 423. ↩
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Le corps diplomatique qui prend le relais « en temps de paix » produit des effets tout aussi ambigus. Car il n’aboutit généralement qu’à un état de guerre larvée en sacrifiant l’exigence d’une harmonie internationale à l’assurance d’un équilibre mécanique entre les puissances. Là encore, la paix ne désigne qu’une forme de guerre embryonnaire, de basse intensité : « La diplomatie a commencé par être une des incarnations les plus monstrueuses de l’immoralité civilisée, du vice et du crime fastueux. […] Tout cela fondé sur la Raison d’État, sur le droit de la guerre, qu’on appliquait à l’étranger même en temps de paix, parce que la paix n’était au fond, que le temps où les diplomates entraient en guerre. Diplomates et guerriers alternaient. » (Les transformations du pouvoir, op. cit., p. 239). Tarde illustre cette analyse par l’idée, dominante à l’époque, d’un équilibre européen formé de deux grandes puissances se faisant échec et assurant la protection des plus petites par un système d’alliances diplomatiques (Ibid., p. 177). Cet équilibre qui s’apparente à une « guerre froide » trouve son modèle dans le registre mécanique qui revient assez souvent dans le texte de Tarde pour désigner les rapports internationaux. ↩
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Les transformations du pouvoir, op. cit., p. 172. ↩
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« Nous savons que la mécanique elle-même n’a pu s’arrêter à cet ordre de considérations tout objectives et qu’il a fallu y introduire l’idée de force, d’origine toute subjective, pour prêter un sens aux mouvements matériels. » (id.) ↩
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Les transformations du pouvoir, op. cit., p. 172. Nous soulignons. Tarde explique par ailleurs, dans les lois de l’imitation (chapitre VI), que la hiérarchie et la présomption d’une supériorité d’un homme sur un autre jouent un rôle décisif dans l’imitation du premier par le second. L’imitation coule toujours de haut en bas, que ce haut soit justifié ou pas. ↩
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Ibid., p. 173. ↩
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FREUD, Sigmund, « Psychologie collective et analyse du moi » in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 155. ↩
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« Darwinisme naturel et darwinisme social », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1884, t. XVII, p. 613. ↩
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On pourrait objecter que cette distinction entre technique vitale et technique sociale s’avère pour le moins artificielle. Le vélo au même titre que les médias nous semble être une institution sociale. Mais on peut, à la manière de Tarde, distinguer ici l’invention et sa diffusion (imitation). La première n’acquiert un sens social qu’en vertu de la seconde. (La logique sociale, ibid., p. 65). ↩
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C’est semble-t-il ce que Tarde retient du modèle monadologique : si le corps est une machine de machines qui soumet l’activité des éléments inférieurs à une monade dominante, cette hiérarchie se recompose en permanence au gré d’alliances et de rebellions (voir Monadologie et sociologie, Paris, Institut Synthélabo, 1999). ↩
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On pourrait en ce sens appliquer à la guerre ce que Michel Foucault dit du pouvoir : « Le pouvoir n’est plus substantiellement identifié à un individu qui le posséderait ou qui l’exercerait de par sa naissance ; il devient une machinerie dont nul n’est titulaire. » (in Dits et Écrits, t. III, Paris, Gallimard, 1994, p. 199). ↩