Éric et Marcello m’ont proposé d’écrire une préface à leurs échanges électroniques. J’ai accepté avant d’avoir reçu le texte. Les connaissant l’un et l’autre, j’étais certain que leurs échanges m’intéresseraient. Maintenant, j’ai lu le texte, et j’ai une idée assez précise de ce que je veux écrire.
Il suffit que je me lance.
J’utilise les prénoms, Éric et Marcello. C’est la coutume numérique d’utiliser les prénoms, plus fréquemment du moins que dans les quelques rares lettres que nous écrivons encore. Peut-être cette coutume nous vient-elle des États-Unis, mais elle s’est pleinement intégrée au style « mail ».
Cela dit simplement pour retarder le moment de commencer.
J’ai parfaitement conscience de ce qui fait ma difficulté. C’est qu’eux-mêmes, Éric et Marcello, ne donnent pas à leur réflexion un véritable commencement. Comme on le fait en général dans un livre de philosophie : Descartes par exemple commence. Alors que, en ouvrant le premier courriel, celui d’Éric, on tombe dans une conversation qui a déjà commencé bien qu’en dehors de l’espace numérique. « C’est ce que tu m’as dit hier… », écrit Éric. Mais il ne répète pas ce que Marcello lui a dit la veille. On sait que les deux se connaissent, qu’ils se rencontrent parfois en chair et en os. Et il y a tout un contexte, une atmosphère, des idées, des connivences partielles, sous-jacents à leurs échanges et qu’ils ne prennent pas la peine d’exposer au lecteur.
Ce genre de procédés a lieu dans les romans, qui commencent par un dialogue dont on ne connaît pas le contexte. Mais c’est moins gênant, parce qu’en ouvrant un roman, et surtout un essai, on sait à quoi, et à qui, on a affaire : on a l’habitude. On sait par exemple que l’identité des personnages, et leurs psychologies, ou leurs thèses s’il s’agit d’un dialogue philosophique, nous seront dévoilées au fur et à mesure de la lecture, et qu’elles s’emboîteront pour former un tout, cohérent, un roman ou un essai, qui est construit.
On n’a pas la même habitude devant un échange de courriels. Certes, chaque courriel a son entête qui indique l’auteur, la date, l’heure. Ce pourrait être un dispositif purement fictionnel. Suspendons notre incroyance. Il n’en reste pas moins une multitude d’éléments que l’on ne sait pas bien comment prendre, simplement parce que le genre n’est pas défini. Dans quelle mesure la progression, ces huit parties, est-elle construite à dessein, dans quelle mesure les échanges ont-ils été réécrits après coup? Éric et Marcello font aussi référence à des éléments extranumériques : le temps qu’il fait dehors par exemple. Il y a des périodes d’interruptions dont ils ne semblent pas s’étonner. Bref, le lecteur tombe dans un contexte, factuel aussi bien que conceptuel, qui ne lui est pas donné : pour revenir à « ce que tu m’as dit hier » …
Je me rends compte brusquement que c’est bien parce qu’ils n’ont pas donné un véritable commencement à leur livre qu’ils ont besoin d’une préface. Ils n’ont pas besoin que je résume leurs thèses, encore moins que j’en introduise les éléments, ou que j’en discute. Ils le font très bien eux-mêmes. Ils ont besoin de moi pour commencer. C’est possible de conclure un livre « pour ne pas le conclure ». Mais comment commencer un livre sans le commencer ?
Je rêvasse. Je demande à quoi ça ressemblerait, de commencer un texte « pour ne pas le commencer ». Procrastiner donc la plume à la main ou, plus exactement, les mains sur le clavier.
Bon, je me lance.
Deux philosophes dialoguent …
Je m’interromps. Ça commence mal. Déjà « philosophes ». Éric et Marcello se reconnaîtraient-ils comme « philosophes » dans ces échanges ? Ils pourraient vouloir parler depuis un domaine apparemment plus étroit, en tant que « théoriciens des médias » par exemple, ou au contraire depuis un domaine conceptuellement plus large, parce que les concepts qu’ils utilisent sont parfois issus d’une tradition littéraire plutôt que strictement philosophique, et aussi temporellement plus large, incluant l’Antiquité, ce qui (mis à part le sempiternel pharmakon) est rare dans la philosophie des techniques contemporaines. Peut-être du reste avec une conception englobante des médias, ce deuxième domaine, large, est identique au premier, apparemment étroit. Mais dans quelle mesure alors cette théorie générale des médias se confond-elle avec la « philosophie » qu’elle semble inclure ?
À y réfléchir, Éric et Marcello semblent avoir des positions un peu différentes par rapport à la philosophie. Marcello s’inclut, et inclut leur dialogue dans la philosophie, sans ambiguïté. « Nous, les philosophes », lance-t-il. Et il demande à Éric de défendre les philosophes. Si Éric s’y plie, il ne dit pas « nous », mais « les philosophes ». Éric semble y voir un mode de discours parmi d’autres qu’il utilise pour réfléchir sur le numérique.
En fait, c’est sur ce thème, ce qu’il y a de spécifiquement philosophique dans leurs échanges, que ceux-ci se concluent. Plus exactement, Marcello pose une question, à laquelle Éric ne répond pas. Ou alors il a répondu de vive voix, à une autre occasion.
Une solution serait de les inclure de force, l’un et l’autre, dans le registre philosophique, de mon propre chef, quoi qu’ils en pensent eux-mêmes. On ne m’en voudra pas : deux auteurs qui discutent de l’espace numérique en passant une grosse semaine autour de la caverne de Platon ont toutes les chances d’être philosophes. Mais il faudrait que je l’explique, ce qui n’est pas facile dans la première phrase.
D’autant qu’il y a un autre problème. « Deux philosophes dialoguent… ». Pour le coup, c’est eux, Éric et Marcello, qu’ils le disent dans la courte présentation de leurs articles dans Sens public. Mais ils peuvent bien se tromper.
Et effectivement pour moi l’image du dialogue est un peu trompeuse. Ces échanges électroniques sont séparés par des périodes de temps, d’inégales durées, ce qui ne serait pas possible dans un dialogue au sens propre. Ces intervalles variables de temps se marquent dans la datation des courriers électroniques, mais se manifestent aussi dans le style des messages. Parfois l’un des auteurs renvoie à l’autre une volée de question du tac au tac. Ailleurs, plusieurs jours se sont écoulés, la réponse est plus posée, construite, argumentée, ou introduit de nouveaux éléments qui feront dévier la réflexion. Éric parle ainsi quelque part d’un « flux détendu ». Le dialogue ne laisserait pas de place à ces temporalités différentes.
Pas plus que des lettres, lesquelles devraient être en principe séparées par des périodes de temps murement réfléchies. Et elles seraient construites différemment. Les lettres de philosophes ne s’écrivent pas à la hâte. Elles ont des codes bien définis. Sur ce point même, Éric et Marcello hésitent, dans leur façon de s’adresser l’un à l’autre, « Cher Marcello » ou « Marcello », leur façon de signer « amitiés, Éric » ou bien « Amitiés du mercredi matin », ou bien un seul « m ». Alors que les formules de politesse, dans des lettres, et que reprendraient un roman ou un essai épistolaire sont bien fixées.
Mon problème est toujours le même. Que ces échanges électroniques n’ont pas de forme définie, je veux dire une forme qui serait définie au préalable et que l’on pourrait identifier comme telle : ni un essai ni un roman ni un dialogue ni la correspondance Méchoulan Vitali-Rosati.
Donc que font-ils, les deux philosophes ? « Disputer », avec la référence implicite à la disputatio médiévale qui possédait une forme rigide, et bien identifiée, ne conviendrait pas. Discuter serait possible, bien sûr. Mais, depuis Deleuze, dire que, deux philosophes discutent, c’est un peu prendre parti, décider de son camp sur une frontière analytique (où on discute) et continentale (où on ne discute pas). Ce qui n’aurait pas de sens ici.
Je pourrais bien sûr tenter des néologismes à ma façon : deux philosophes dia-mailent, mais j’admets que ce ne serait pas très élégant. Je laisse donc « dialoguent ». Je « remplis » les caractères en jaune pour me souvenir d’y revenir, inviter des commentaires et mettre le terme en question. Le remplissage jaune des caractères sur une page partagée (une « google sheet » par exemple) signifie tout cela à la fois.
Deux philosophes dialoguent autour de …
De quoi ? De l’espace numérique ? C’est certainement le terme qui marque le centre de leur réflexion. L’idée d’espace revient et c’est bien celle-ci que Éric et Marcello interrogent sous différents aspects, sa structure, ses modes de constitution, la possibilité de se l’approprier. C’est aussi le titre qu’ils ont donné à leurs échanges et que je répéterais donc un peu inutilement. Je préférerais dire : « autour du templum numérique ». Éric introduit le terme de « templum » dans son premier courriel, ce qui lance leur dialogue.
Qu’est-ce que le templum numérique ? Je ne peux pas gâcher la lecture en annonçant d’emblée la définition qu’en donne Éric. Disons donc seulement que le templum est une portion d’espace, bien délimitée et inaccessible pour nous, hors de notre pouvoir, et que nous scrutons avec une attention particulière, car il importe pour notre devenir. Quand j’ai lu la définition d’Éric que je ne connaissais pas, j’ai cru qu’il s’agissait littéralement de nos écrans. Mais ce n’est pas le cas. Éric entend le templum numérique dans une acception large et abstraite (abstraite au sens où en mathématiques une structure « abstraite » peut prendre différents contenus). Marcello finira par refuser le terme de « templum », en distinguant la façon dont se délimitent l’espace numérique et le « templum ». La question est bien de savoir dans quelle mesure on peut faire bouger le templum et s’il est hors de notre pouvoir. Marcello me semble être plus optimiste qu’Éric. Le premier défend une conception dynamique de l’espace numérique, sur laquelle nous pouvons agir, alors que le second introduit à plusieurs reprises de nouveaux éléments, sous la forme d’images, ou d’arguments explicites, qui viennent repousser ce templum hors de la portée de nos gestes.
C’est du reste Marcello qui introduit le terme d’espace numérique en réponse au templum d’Éric. Oui c’est peut-être le cœur de leur discussion : templum versus espace. Et Marcello aurait en partie convaincu Éric. Ou alors, sans que l’on s’en rende forcément compte, l’espace lui-même serait devenu (tout à fait discrètement) templum : un templum d’autant inaccessible que le geste qui le délimite est devenu invisible.
Si je tiens au mot « templum », c’est aussi qu’il marquerait, dès cette première phrase de la préface, ce qu’il y a de spécifique dans les réflexions d’Éric et Marcello. Éric insiste dans l’un des premiers messages sur la nécessité de confronter le numérique à des phénomènes de longue durée, l’ouvrir à la comparaison sur une large échelle de temps.
Le philosophe qui s’attaque au numérique est forcément coincé entre l’informaticien (qui sait de quoi il parle) et le sociologue. Marcello semble être plus versé dans l’informatique qu’Éric. En fait, il voit dans l’informatique la seule façon de sortir de la caverne platonicienne, dont Éric pense qu’elle s’est déjà écroulée. Néanmoins, Marcello parle de l’informatique de l’extérieur, lui-même est philosophe on l’a vu, et en tant que tel, en se reconnaissant pour tel, il accepte n’avoir qu’une connaissance et une pratique, incomplètes ou parcellaires, de son objet.
Le sociologue ne connaît pas son objet, le numérique en l’occurrence, mieux que le philosophe, mais il entend étudier empiriquement, et d’après certains protocoles, l’effet de cet objet sur la société, les humains. Or de quoi, et comment, peut parler le philosophe s’il doit reconnaître ne pas bien connaître son objet ni empiriquement son effet sur nous ? C’est un problème auquel est confronté tout discours philosophique sur la technologie. Certes le philosophe peut avoir des connaissances en informatique et utiliser des études sociologiques, mais il est supposé les prendre dans un discours qui ne se confond ni avec l’informatique ni avec la sociologie. Il faut bien le dire, le lieu philosophique est étroit. Mais justement, à cette difficulté, Éric et Marcello proposent une réponse : s’attaquer au numérique par des comparaisons, avec des concepts et des images issus de la littérature, de l’histoire philosophique, des arts, et sur des durées qui dépassent largement celles de la sociologie. C’est une sorte de variation imaginaire comme celles que propose Husserl dans sa phénoménologie, et par laquelle il s’agit d’interroger l’essence des concepts contemporains.
C’est pourquoi je veux souligner qu’il s’agit bien de philosophie du numérique, et le mot templum même s’ils l’ont abandonné, et si la confrontation à l’espace me semble faire le cœur de leur dialogue, manifeste bien cette temporalité longue. Donc je ne veux pas y renoncer. Je veux tout au contraire insister : philosophes, dialogue, templum versus espace.
J’ai depuis longtemps renoncé à écrire le texte que je projetais au début de la matinée. L’aiguille de la pendule a tourné… A l’heure qu’il est, la meilleure façon d’insister serait de ne rien dire d’autre :
Deux philosophes dialoguent autour du (templum/espace) numérique.