La guerre civile, division et danger de destruction immédiate pour l’unité politiquement constituée, est un état négatif qui frappe ce que nous appellerons génériquement la cité. Elle est souvent entendue comme le contraire de la guerre extérieure. Celle-ci peut alors tenir lieu de conjuration de la guerre civile. Il semble que dans le politique se joue une opposition entre guerres régulière et irrégulière, tolérable et intolérable. En ce sens la violence extérieure, affirmation de puissance qui ne met pas en danger immédiat la cité, est la limite inatteignable par un conflit interne. Deux logiques s’opposent : le pouvoir en place refuse d’assimiler la rébellion à une guerre extérieure ; l’insurrection, violence contraire qui divise, tend à s’approprier le schéma de l’affrontement extérieur. Deux mouvements s’entrelacent : la référence abstraite à la guerre extérieure (ce sera notre Première partie) ; la désignation d’ennemis publics en relation avec cette référence, c’est-à-dire la démarcation, dans la société, entre bons et mauvais citoyens (ce sera notre Deuxième partie). Comme la guerre civile engage la forme et l’essence de l’entité politique, on cherchera à comprendre les mécanismes sous-jacents aux institutions et au droit en général qui se déploient dans la guerre interne, au lieu d’adopter la problématique classique de l’État et de sa défense. Deux exemples seront privilégiés pour leur relative ambiguïté et leur proximité historique ; à défaut d’un sens identique, on aura donc un bloc de sens avec la guerre de Sécession et la Commune. Dans un troisième temps on tentera une récapitulation conceptuelle et l’élucidation de ce que nous entendons par « conversions ».
Le recours à un modèle politique abstrait de la violence, la guerre extérieure
Les ambiguïtés du recours à la notion abstraite de guerre extérieure se révèlent dès lors que l’on se penche, même rapidement, sur la guerre de Sécession qui emprunte aux deux modèles de guerre extérieure et de guerre intérieure.
L’ambiguïté se focalise autour de la question juridique de la reconnaissance de belligérance ; celle-ci consiste à remonter des actions à caractère belliqueux jusqu’à une entité politique supposée dont on reconnaît la souveraineté aux indices d’organisation collective. Le problème n’est pas seulement un problème de droit international mais de naissance du droit. En effet, refuser la reconnaissance de belligérance, comme l’Union la refuse aux Confédérés du Sud pendant la guerre civile américaine, c’est déjà admettre qu’il y a scission et que les sécessionnistes seraient susceptibles d’être reconnus. Le danger est intérieur mais la reconnaissance dépend de l’extérieur. Le problème se cristallise, entre autres, sur la question du blocus des ports, qui est assimilé à une reconnaissance de belligérance, au corps défendant de l’État qui instaure le blocus.
Au début de la guerre civile, Lincoln, pour justifier le premier appel sous les drapeaux, déclare qu’il faut stopper une insurrection « trop puissante pour être réprimée par la voie ordinaire des procédures judiciaires » 1 . Le conflit est officiellement nommé par le Nord « la guerre de la Rébellion », l’expression « guerre civile » n’étant employée que plus tard. Or le Nord déclare bientôt, en 1861, le blocus des ports confédérés. Les bateaux et cuirassés, dissimulés sous pavillon marchand et construits clandestinement en Angleterre, sont alors apparentés à des navires pirates par le Nord qui s’insurge contre la complicité indirecte de l’Angleterre. En droit international, la position du Nord est contradictoire : établir un blocus équivaut à la reconnaissance de deux entités distinctes en conflit (il est absurde de faire le blocus de soi-même), tandis que la piraterie relève d’un crime interne 2 . Autre signe de conflit interétatique : le Nord finit par considérer les équipages corsaires comme prisonniers de guerre et non comme criminels susceptibles d’être pendus ; en effet le Sud avait annoncé qu’il tuerait autant d’otages, considérant que les capitaines de navire sont des combattants légitimes. Les deux logiques s’imbriquent et l’ambiguïté demeure : le Nord instaure un blocus mais ne veut pas pour autant reconnaître la belligérance du Sud, et le Sud, de peur de faire cesser les échanges avec l’Europe (coton, produits de luxe et poudre), parle lui-même de « blocus fictif » 3 , dans la pensée que l’Angleterre interviendra pour le faire lever. Convergence de vues pour des finalités politiques divergentes, le résultat revient finalement à considérer que ce fut là une reconnaissance partielle et révocable de la belligérance du Sud.
La seule étape qui alla réellement en ce sens fut la déclaration de neutralité de l’Angleterre, suivie par d’autres pays. En effet un blocus est considéré comme un acte de guerre (déclaration de Paris, 1856, après la guerre de Crimée) affectant les pays neutres. Cette déclaration de neutralité est une reconnaissance de fait de deux parties belligérantes, comme dans un conflit extérieur. Pour renforcer cette reconnaissance, les neutres arguent du fait que le Sud a une armée organisée, contrôle un large territoire, bref répond à ce que seront plus tard les éphémères critères en droit international pour faire d’un partisan un belligérant régulier. Dans le contexte de la guerre de Sécession, l’objectif ultime du Sud était d’établir des relations diplomatiques avec l’Angleterre et la France, objectif frôlé mais jamais atteint.
Il y eut bien la quasi totalité des attributs d’une nation pour les États du Sud qui avaient quitté l’Union, mais jamais il n’y eut d’accord, si toutefois on admet la possibilité d’un consensus tacite et partiel concernant le statut d’un conflit, pour considérer qu’il s’agissait d’un conflit interétatique. On perçoit en tout cas que la reconnaissance juridique d’un certain type de conflit dépend en fait de conditions politiques conjoncturelles dont la valeur et les signes varient. Ce ne sont pas les mêmes, par exemple, que pour les guerres de libération du 20e siècle.
Une hypothèse séduisante serait que cette variation est fonction du danger que l’on suppose encouru par la cité. Il n’y a pas d’études qui analyseraient conjointement la courbe des succès ou revers d’un camp et celle des dénominations politiques données au conflit. On trouverait sans doute que la cité est davantage en danger quand s’éloigne la référence abstraite, pour l’un ou l’autre camp, à la guerre extérieure. L’entité politique en guerre interne est une entité polymorphe dont l’hostilité oscille entre ressemblance régulière et division irrégulière.
Un rapide survol de quelques événements de la guerre de Sécession mettra en lumière les ambiguïtés d’un état de guerre qui reste jusqu’au bout indéterminé. La référence abstraite à la guerre extérieure joue le rôle de régulateur des débordements du conflit. Lincoln multiplie les signes d’une guerre étrangère en introduisant une régulation de fait au conflit pour éviter l’extermination réciproque, alors même qu’il ne varie pas quant à sa conviction que l’insurrection du Sud est en tous points illégale. Avec le problème des blocus, le critère de régularité que l’on examine généralement dans les conflits concerne le traitement réservé aux prisonniers. La guerre de Sécession est là encore exemplaire des ambivalences de l’état de guerre intérieure.
Entre l’Union et la Confédération se sont rapidement mis en place des échanges de prisonniers. L’hésitation première du Nord, qui ne voulait pas ainsi reconnaître la belligérance du Sud, fut courte. La principale mesure réciproque consistait à échanger les prisonniers selon leurs grades, voire de les libérer sur leur promesse de ne pas se réengager avant l’échange officiel (Accord du 22 juillet 1862 4 ).
Le deuxième moment, qui remet en cause cette réciprocité, correspond au refus du Sud de considérer les bataillons noirs comme soldats prisonniers : les massacres sur le champ de bataille des soldats noirs, désignés comme « insurgés », l’exécution de leurs officiers blancs tenus pour « traîtres », entraînent la suspension momentanée des échanges. Plus précisément, le Haut Commandement de l’armée du Sud considère que l’enrôlement de Noirs en Louisiane et en Caroline du Sud, occupées par l’Union, nécessite des « représailles » et des « exécutions pour trahison ». En outre le ministre de la guerre de la Confédération, James Seddon, énonce le principe selon lequel les Noirs étant des « biens », ils ne bénéficient d’aucune garantie généralement dévolue aux prisonniers. Il n’y a pas, cependant, de mesure officielle, ni d’un côté ni de l’autre, de sorte que la réciprocité ou la non-réciprocité sont affaire de circonstances et de la décision singulière de tel ou tel officier.
En troisième lieu il faut signaler que le Nord, tout en ne reconnaissant officiellement aucun droit à ses ennemis, a refusé d’engager des actions qui auraient pu ressembler à la loi du talion et entraîner une escalade dans les exécutions. Pour l’affaire des bataillons noirs, l’entourage du président a songé à appliquer le même traitement aux prisonniers confédérés ; Lincoln y renonce craignant un engrenage menant au massacre systématique. Mais le même problème s’est posé à propos de la ration alimentaire des prisonniers. Sans entrer dans les détails, on peut dire que les prisons du Sud offraient des conditions de détention très inférieures à celles du Nord. Ces conditions étaient parfois révoltantes et la mortalité surélevée. Mais il était aussi admis, dans une vision régulière de la guerre, que le prisonnier a même ration alimentaire que le soldat. Or, à la fin de la guerre, le Sud connaît une pénurie grave de vivres. Plutôt que d’appliquer la réciprocité et donc de continuer à bien traiter ses prisonniers, cette fois le Nord décide de diminuer unilatéralement la ration alimentaire de ses prisonniers confédérés. Il y a bien un « double caractère de la guerre de Sécession, à la fois insurrection interne et guerre entre deux nations ». 5
On voit que le positionnement dans la régularité ou l’irrégularité est fluctuant, parfois même il ne répond pas à la finalité politique de l’un des belligérants (Lincoln ne maintient pas le cap, dans les faits, de l’illégalité totale du Sud).
La référence à la guerre extérieure intervient de manière fluctuante et infrapolitique dans la guerre civile. L’entité politique divisée, en scission, ne peut s’appréhender elle-même que par rapport à une référence stable : si ce n’est elle-même, ce sera la guerre étrangère, régulière, classique, quitte à admettre toutes les entorses par rapport à ce référentiel en l’occurrence purement abstrait.
Cette référence abstraite est en lieu et place de la continuité de l’entité politique. Lincoln admet une réciprocité régulière par fidélité à une conception des États-Unis avant la scission et reconnaît dans ses adversaires du moment les concitoyens d’hier ; les Confédérés cherchent la régularité par égard pour la vision qu’ils ont de leur propre nation en formation supposée. L’imitation de la régularité remplace l’unité et la continuité perdues. À la permanence et à la continuité politiques se substitue la référence à une idée de la régularité.
Ce que l’on peut provisoirement tirer de ce qui précède, c’est que la guerre civile dédouble l’entité politique. L’ordre ne peut être maintenu, l’entité ne peut être renouvelée, qu’en masquant le dédoublement, par la référence à une guerre abstraite. Dire que certains citoyens sont des traîtres (et la désignation est employée aussi bien par l’Union que par la Confédération), c’est maintenir artificiellement l’axe ancien de la cité, l’idée que l’on se faisait de la cité une. La cité en guerre contre elle-même est une cité politiquement et provisoirement polymorphe qui attend une redéfinition de ses fondements.
La guerre civile comme monde à l’envers : guerre extérieure abstraite et désignation de l’ennemi
La guerre de Sécession était une guerre civile mâtinée d’aspects de guerre interétatique. La radicalisation et le renversement du politique se font pourtant aussi sentir dans des guerres civiles pures où s’entrelacent avec acuité la référence à la guerre extérieure et la désignation de l’ennemi public.
Si l’on transfère le centre de gravité de l’analyse vers l’insurrection elle-même, on s’aperçoit que le ressort nécessaire qui procure des forces consiste dans des substituts de guerre étrangère. La référence à la guerre extérieure est constante, même si la guerre civile instaure une cité à l’envers, où les principes et les valeurs sont renversés 6 ; la guerre civile et la guerre étrangère ne sont pas dans un rapport de miroir positif/négatif. Il s’agit de pallier les forces manquantes, les insurgés étant la plupart du temps inférieurs en nombre, en armes, et bien sûr totalement illégaux. La surprise est déjà un atout, elle laisse imaginer une puissance de frappe plus grande qu’elle n’est en réalité. C’est ce qui se passe dans toutes les sortes d’attentats qui utilisent la force symbolique d’un événement violent ; il en est de même des barricades qui n’ont qu’un intérêt stratégique limité mais une puissance politique bien supérieure. L’affirmation de puissance, dans une guerre civile, passe par la contre-affirmation face à une entité politique qu’il faut remplacer. Nous avons ainsi une ou plusieurs sous-unités d’abord inconstituées qui veulent accéder à l’existence par la violence initiale et de la sorte constituer une nouvelle entité politique. La puissance vient tout entière d’une dynamique de résistance à quelque chose qui est déjà là. À l’initiative d’une guerre civile se trouve une proclamation d’ennemi : les insurgés désignent l’ordre en place comme leur ennemi. Par conséquent l’auto-affirmation passe par le positionnement contre. En retour le pouvoir entérine cette première proclamation en poursuivant un ennemi public. La force qui détruit l’ordre établi provient de cette proclamation principielle : le premier à dire qui est l’ennemi en acquiert une puissance immédiate qu’il faut transformer en puissance légitime.
En fait, tout mouvement de contre-affirmation participe moins d’une volonté de détruire que d’une volonté de transformer de fond en comble : ce constat est valable pour toutes les formes de guerre intérieure, de la faction à la révolution, de la résistance à la libération. En ce sens, la référence abstraite à la guerre extérieure fonctionne comme un modèle dont on s’approche plus ou moins, pour le pouvoir comme pour l’ennemi public issu de la communauté, du peuple 7 .
On a pu parler de contre-être pour désigner la guerre civile 8 et il apparaît avec évidence qu’il ne s’agit pas d’un non-être. La guerre civile n’est pas une pure négation, elle est le résultat d’une volonté de destruction pour remplacer, renouveler l’entité existante et qui, pour des raisons diverses, ne donne plus satisfaction à un certain nombre de ses membres. Le contre-être de la guerre civile, c’est l’essence du « mouvement contre », de ce que la tradition a nommé indignatio. Dans ce monde à l’envers, la référence à la guerre extérieure peut être tendue par les insurgés comme un miroir au pouvoir en place : ce que vous nous proposez comme gouvernement de la cité, comme ordre tranquille, c’est en fait la guerre. La situation décrit la Commune de Paris.
La Commune est un exemple complexe 9 . Voilà une guerre civile qui est historiquement la conséquence immédiate de la guerre étrangère entre la France et la Prusse. Et les historiens sont d’accord avec Marx pour dire que, au moins dans son déclenchement, la Commune est d’abord un mouvement de défense contre « l’invasion étrangère » 10 . Elle se fait contre un gouvernement accusé d’avoir partie liée avec les vainqueurs, d’avoir voulu la défaite à l’extérieur pour se débarrasser des ennemis de classe à l’intérieur. Dès le début, non seulement il y a guerre extérieure, mais encore chaque partie en présence désigne l’autre comme son ennemie sans que cela les engage à une reconnaissance réciproque. Cette désignation mutuelle et unilatérale, des deux côtés, n’attend aucune réponse, de sorte qu’il n’y a pas de dialogue ou de négociations possibles, en l’absence d’un pied d’égalité. Toute désignation d’ennemi public s’interdit un adversaire réciproque.
La démultiplication des désignations de l’ennemi se retrouve chez Marx, défenseur de la révolution. Il utilise la même rhétorique, qui d’ordinaire est le langage du pouvoir, en nommant les gouvernants « Thiers, Favre et Cie » des « traîtres de l’intérieur » 11 , expression généralement réservée aux rebelles. Les ennemis de l’intérieur, ce sont les gouvernants, qui sont même criminalisés puisque Marx fait l’inventaire des escroqueries et autres malversations dont ils se sont rendus coupables. « Ces hommes [Thiers, Favre, Picard, Trochu, Ferry] sont donc les ennemis mortels du Paris des ouvriers, non seulement parce qu’ils ont trahi Paris pendant le siège, mais surtout parce que ce sont de vulgaires criminels. » 12 Marx va même plus loin : c’est le gouvernement qui, avec les Prussiens, a voulu et suscité la guerre civile. Quand Thiers propose la capitulation de Paris à la Prusse, il s’agit d’une « clause de guerre civile » 13 .
On peut relever trois étapes à partir de Marx, qui correspondent à la convergence entre la référence abstraite à la guerre extérieure (référence pervertie puisqu’elle est transposée à l’intérieur) et les désignations démultipliées de l’ennemi, tour à tour ouvriers, classes dangereuses, gouvernants capitulards vendus aux Prussiens, escrocs, soldats rebelles, faubourgs parisiens etc. Le débordement des limites de l’affrontement duel et le dérèglement des liens sociaux ordinaires font de la guerre civile une question d’existence. Marx parle justement de « raison d’être » à propos du gouvernement 14 et affirme que « la grande mesure prise par la Commune, c’est sa propre existence » 15 . La durée politique de la cité devient question cruciale.
Trois renversements des valeurs donc : Premièrement (point de vue des insurgés), la nouvelle unité politique, certes représentée par un nombre restreint c’est-à-dire les ouvriers de la capitale, prend les armes à la fois contre l’étranger et contre son propre gouvernement. Il y a une absolutisation du remplacement de l’ancienne nation par une nouvelle, Marx en fait la synthèse :
« Alors que leurs bourgeois chauvins 16 ont démembré la France et agissent sous la dictature de l’invasion étrangère, les ouvriers parisiens ont battu l’ennemi étranger en portant leurs coups contre leur propre classe dominante » 17 .
C’est dire que la guerre civile est révolution dans le sens où elle est totale et confond tous les ennemis possibles : ennemi intérieur et extérieur qui, dans les faits, ne font qu’un. Les modes politiques (gouvernement intérieur/dictature menée depuis l’extérieur, vaincu à l’extérieur qui est vainqueur à l’intérieur) sont renversés.
Deuxièmement (point de vue du gouvernement), la guerre civile comme monde à l’envers renverse concrètement la référence à la guerre et introduit le paradoxe dans l’ordre de la cité. En effet, au moment de la Commune, les troupes régulières deviennent des ennemis pour le gouvernement ; tout uniforme, à savoir la marque même de la régularité et de la légalité des combattants, image par excellence de la défense de l’État, devient signe de rébellion. Plusieurs événements sont relatés par Marx : le plus significatif se passe à Belle-Épine où quatre garde-nationaux, entourés par des chasseurs à cheval, sont arrêtés et désarmés, le capitaine arrive et abat de sang-froid les quatre prisonniers 18 . Des soldats de ligne faits prisonniers sont fusillés sur le champ à Clamart 19 ou au Moulin-Saquet 20 par les troupes de Galliffet. Il ne s’agit pas d’exécutions pour trahison ou désertion mais bien de massacre sommaire d’ennemis intérieurs. Il n’y a pas de procès militaire. On peut déduire que l’irrégulier est un ancien régulier, en référence à l’ancienne entité politique ; il est un nouvel insurgé, en référence à l’entité politique en guerre c’est-à-dire en transformation.
Marx accentue l’idée que la transformation politique passe par le renversement des valeurs de la guerre civile et de la guerre étrangère, et cela précisément en faisant allusion à la guerre de Sécession :
« [Thiers] se compare à Lincoln, et il compare les Parisiens aux esclavagistes rebelles du Sud. Les Sudistes se battaient pour asservir le travail et pour se séparer territorialement des États-Unis. Paris se bat pour émanciper le travail et se séparer du pouvoir, des parasites de Thiers, de ceux qui voudraient maintenir la France en esclavage. » 21
Ce que montre cette phrase, c’est que la finalité est la même ; après tout Thiers et Marx reconnaissent la même valeur au but politique de l’État et se réfèrent tous deux à l’Union dans la guerre de Sécession. Mais Marx prône l’inverse de Thiers : les références sont les mêmes, en revanche la guerre civile n’a pas la même teneur idéologique.
Troisièmement (la cité en général), l’entité en transformation sous l’effet de la guerre civile – qu’elle ait été voulue par les « capitulards » ou engagée par les révolutionnaires- connaît un mécanisme de substitution : la cité en guerre contre elle-même est une cité à prendre, à remplir d’une légitimité à forger. Pour les gouvernants comme pour les insurgés, ce mouvement correspond en outre à un accord des deux camps : le remplacement de l’Empire de Napoléon III par la république. À un niveau militaire les Communards résistent à l’invasion prussienne et à la répression engagée par Versailles ; à un niveau politique ils combattent à la fois l’Empire et la république de Monsieur Thiers. L’insurrection du 4 septembre 1870, en effet, proclame la république en même temps que « la guerre à outrance ». C’est un aveu de la perméabilité entre le dehors et le dedans 22 : mais le vrai combat se fait à l’intérieur où la Commune doit prendre la place non vacante du pouvoir. En ce sens la Commune, aux yeux de Marx, est la seule unité légitime pour investir l’entité politique aux formes indéterminées 23 .
La guerre civile ouvre un espace de violence sans limite où l’entité politique en guerre contre elle-même est informe, où son essence est confuse ; il faut la remplacer c’est-à-dire la réinventer. Marx ne se départit pas de la référence à la régularité de la guerre étrangère, notamment dans les processus de reconnaissance par un tiers pour renforcer la légitimité de la révolution. Ainsi écrit-il :
« cette Révolution [du 4 septembre] était devenue le régime légal de la France. Sa république était reconnue dans les termes mêmes de la capitulation par le vainqueur. Elle fut, après la capitulation, reconnue par les puissances étrangères, et c’est en son nom que l’Assemblée nationale avait été convoquée. » 24
Marx reprend le discours juridique pour montrer que la transformation est achevée avant même la fin de la guerre et qu’il n’y a qu’une seule légitimité. La chronologie est bouleversée. En fait c’est le renversement des valeurs qui est achevé, la transformation de l’entité politique a pris une autre direction avec l’écrasement de la Commune. Le contre-être de la guerre civile donne naissance, quelle qu’en soit l’issue, à une autre entité politique. Autrement dit la guerre civile atteint son plus haut degré de similitude avec la guerre étrangère, quand elle a créé une extériorité, ce qui rétablit un peu le sens, l’endroit, de l’entité politique. La cité n’est plus scindée ; s’est rétabli un semblant de dehors et de dedans par la conversion des ennemis publics en ennemis étrangers à massacrer, comme dans la guerre extérieure. La place vacante a été remplie et l’ennemi intérieur a été dûment identifié avec un ennemi faussement étranger. Le massacre des Communards par les Versaillais fait de l’extermination la fin de cette conversion. À cet égard, Marx qui estime que la Commune n’a pas fusillé ses otages parce qu’elle était trop humaine énonce là une des raisons de son échec : elle n’a pas été au bout de la logique de la guerre civile, elle est restée dans l’entre-deux, entre la révolution et la référence à la guerre étrangère régulière. L’ordre inversé, le monde à l’envers de la Commune n’a pas réussi à se replacer à l’endroit, à rétablir la dualité de la cité en paix à l’intérieur et en guerre à l’extérieur, et en est resté à la division et à la scission interne.
On va tenter de récapituler ce que l’on peut déduire, pour la réflexion sur le politique, des deux exemples de la guerre de Sécession et de la Commune de Paris pour cerner les mécanismes à l’œuvre dans la guerre civile.
Dispositifs de fiction infrapolitiques
Se référer à la guerre extérieure alors qu’on est au cœur de la division interne, vouloir transformer, en vain, un ennemi proche, intérieur, concitoyen, en ennemi extérieur, à distance, sont des dispositifs infrapolitiques qui prennent la forme de la fiction jamais totalement réalisée mais utile pour comprendre la guerre intérieure. Le terme de « fiction » est entendu comme le mouvement même (mécanisme) qui remplace la réalité par une invention plus que politique.
Si l’on considère la guerre civile comme un concept politique à part entière, la volonté d’extériorisation de la guerre et de l’ennemi est un dispositif fictionnel infrapolitique mis en place, de manière sous-jacente et pas nécessairement consciente de la part des acteurs, pour faire gagner telle ou telle entité combattante et engagée pour l’ensemble des membres de l’unité. En effet, chaque fraction combattante entend sincèrement travailler pour la totalité des membres de la cité, à l’exclusion des ennemis désignés. Par infrapolitique, on vise des mécanismes intrinsèques au politique qui ne passent pas par les institutions -celles-ci étant de fait dévalorisées -ni par le système juridique- celui-ci est en retard par rapport aux bouleversements civils- ; bref non pas ce qui est mis en œuvre mais ce qui se met en œuvre dans la cité.
Le principe qui est antérieur à ces dispositifs est l’unité politique à faire valoir. L’ancienne n’est plus valable du fait de la scission interne, la nouvelle est à déterminer à partir de la violence en quelque sorte formatrice. Contre le dédoublement de la cité, chacun s’accorde pour restaurer l’unité, fût-ce par la guerre. On peut distinguer trois sens, trois déclinaisons de la notion de fiction appliquée à la guerre civile.
Le premier sens qu’il faut donner au mot « fiction » recouvre la contradiction à l’œuvre dans la guerre civile. Il ne s’agit pas tant de la notion hégélienne, appelant le dépassement dialectique, que du mécanisme contradictoire de fondation qui se joue dans le surgissement de la violence interne. En comparant la guerre civile avec la guerre étrangère, il apparaît que la cité a une essence stable dans le conflit étranger, polymorphe et en transformation dans la guerre interne. Là où il y a affrontement réciproque à l’extérieur, dans la guerre civile il y a effort pour détruire ce qui précède - une guerre civile veut détruire l’entité politique qui la précède immédiatement, une révolution entend détruire tout ce qui est ancien. Dans l’un ou l’autre camp la fiction consiste à nier la nature profondément contradictoire que vit la cité en guerre contre elle-même. Chaque partie (le Nord et le Sud en 1861-1865, les Versaillais et les Communards) refuse de voir une contradiction dans la finalité politique qu’elle propose et dans les moyens mis en œuvre pour l’atteindre. La contradiction de la cité en guerre contre elle-même est battue en brèche par la fiction du nouvel ordre à instaurer, ou à restaurer, et cette fiction prend appui sur le modèle supposé non contradictoire de la guerre étrangère. C’est une manière de nier l’aspect profondément délétère du contre-être de la guerre civile.
En fait la guerre civile replace la violence collective fondatrice du droit au cœur de la cité, elle rappelle ce moment et, par la même occasion, prive le droit de sa vertu fondatrice en la lui subtilisant. La violence s’avoue comme telle, elle est auto-légitimante, ce qui ne peut se comprendre que si l’on présuppose une origine violente du droit, largement fictive. Walter Benjamin 25 va jusqu’à montrer que la violence interne dépossède le droit de ses moyens et de sa légitimité et le retourne contre lui-même. La guerre civile renvoie le droit à sa composante impure, justifiée par l’histoire : la violence qui fait loi 26 .
La situation de contradiction interne et de fiction de régularité recouvre le deuxième aspect de la notion de fiction,emprunté au langage juridique, mais détourné par rapport à celui-ci.
Le deuxième sens s’apparente à celui de fiction non juridique. En effet, dans l’état de guerre interne, la fiction est ce qui se substitue à un manque (manque d’État, de légitimité, de paix). La définition strictement juridique de la fiction consiste à supposer une situation différente de la réalité (et non pas contraire à la réalité existante) pour en tirer des conséquences juridiques effectives. La définition de la fiction comme processus infrapolitique dans la guerre interne consiste à supposer une situation, mais, précisément, cette supposition ne se fait pas en contrepoint du droit existant, elle est là pour instaurer une nouvelle loi et renouveler l’entité politique.
L’absence de recours à la loi (c’est le principe même de la guerre civile) détermine fictivement une autre loi. Là encore le processus est à l’envers : la nouvelle loi est un vide à remplir. C’est ainsi que l’on peut analyser tous les efforts des combattants irréguliers pour énoncer des principes, obtenir une reconnaissance internationale, établir des fondements positifs à un mouvement de violence négative. Marx, par exemple, fait la liste de toutes les innovations juridiques et sociales de la Commune. La fiction non-juridique est en fait une fiction pseudo-juridique, elle prend la place du droit sans en avoir les attributs essentiels ; elle suppose une situation qui n’est pas celle existante mais qui est appelée à advenir et n’a de sens que dans cet appel. Si la violence réussit (du côté du pouvoir ou du côté des irréguliers) la fiction aura véritablement fait passer le politique d’un état à un autre. C’est-à-dire que la substance fictive pour la cité, ce que les acteurs mettent sous leur combat, deviendra substance politique à part entière, réalisée. C’est un sens étymologique de la subversion : mettre sens dessus dessous, bouleverser, ruiner. C’est pourquoi on a employé le terme de « conversions » pour décrire le politique en état de guerre interne, avec la même référence étymologique au latin vertere, afin de désigner la violence qui tourne et retourne la cité, en transforme la substance, volontairement ou par la force de événements.
Dans la guerre civile, on assiste à une réappropriation par des membres de la cité, non seulement de la violence fondatrice, mais encore de la légitimité qui lui est afférente. La fiction élève la violence fondatrice et subversive au rang de seul moyen du droit. On s’aperçoit brutalement que cette violence a été oubliée, d’où le sens d’invention d’une origine qui appartient à la notion de « fiction ».
Le dernier sens renvoie à la dimension classique d’imagination et d’invention pour la fiction d’une nouvelle entité politique à renouveler. Inventer une fiction contre-factuelle pour faire advenir le fait politique, supposer une réalité politique différente du chaos intérieur, c’est inventer une origine violente à ce que l’on veut fonder.
La référence à la guerre extérieure restera toujours fictive par définition : en effet s’il y a deux ennemis réciproques dans la guerre extérieure, en revanche il y a un seul ennemi toujours unilatéralement désigné dans une guerre civile. L’entrelacement des deux problématiques reste contradictoire. La mise à distance de l’ennemi étranger reste une fiction quand il s’agit de concitoyens : l’ennemi intérieur est l’ennemi proche. Pour accepter la violence fondatrice, il faut imaginer un moment atemporel de fondation de la cité qui la fait entrer dans l’histoire par la violence. La violence originaire est acceptable, d’abord parce qu’elle se réfère à un passé mythique, légendaire, recréé, ensuite parce qu’elle maintient la fiction que la violence authentique est extérieure, qu’elle n’est pas familiale, parricide, qu’elle s’exerce dans un temps et un espace où la cité, provisoirement, n’existe pas. L’origine imaginaire du politique ressemble à un mouvement archaïque pour fonder une cité nouvelle. C’est la rhétorique propre à toute révolution, Marx parle, lui aussi, de « régénération » 27 . La régénération n’est achevée que lorsque l’on a réussi à se débarrasser de cette fiction utile, contre-factuelle et pratique et qu’un droit est à nouveau en place. Ainsi la guerre est révisée comme un passage nécessaire, qui implique la contradiction de la cité contre elle-même et, simultanément, permet une refondation. Il faut cependant se débarrasser des fictions comme il faut se débarrasser de la guerre qui ne saurait être permanente.
Une entité politique en guerre contre elle-même correspond à du politique vacant, en conséquence la guerre introduit une diversité de formes possibles, fixées par la fin ou le but de la violence. C’est dire que toute guerre civile oblige le politique à des métamorphoses, des conversions qui empruntent des chemins détournés, contradictoires, bons ou mauvais, pour recouvrer l’ordre. Cet aspect informe de la cité en guerre nécessite des fictions de stabilité qui sont autant de recours à des inventions plus que politiques (la guerre extérieure pour la guerre civile, l’ennemi qui devient ennemi public, en sont des illustrations), comme si seule la surenchère ou l’exacerbation pouvaient mettre fin à la violence illimitée. Les conversions du politique sont ainsi les mécanismes censés empêcher la totale altération de la cité.
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La référence historique principale, claire et très informée, reste James M. McPherson, Battle Cry of Freedom, the Civil War Era, Oxford, Oxford University Press, 1988 ; trad. fr. B. Vierne, La guerre de Sécession, Paris, Robert Laffont-Bouquins, 1991, ici p. 299. L’une des sources essentielles de McPherson est Roy P. Basler (dir.), The Collected Works of Abraham Lincoln, 9 vol., New Brunswick, 1953-1955, et le Supplement, 1832-1865, New Brunswick, 1974. Voir aussi J. F. Rhodes, History of the United States from the Compromise of 1850 to the Restoration of Home Rule at the South, New-York, s. éd., 1899 ; Garry Wills, Lincoln at Gettysburg : the Words that Remade America, New-York, Simon and Schuster, 1992. ↩
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Pour une brève vision transhistorique de la question du blocus des ports en droit international, voir par exemple Charles Zorgbibe, La guerre civile, Paris, P.U.F., 1975. ↩
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McPherson, op. cit., pp. 413-415. ↩
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McPherson, op. cit., p. 870. ↩
-
McPherson, op. cit., p. 454. ↩
-
Pour une définition de la cité grecque en proie à la guerre civile comme cité renversée, voir Nicole Loraux, La cité divisée, Paris, Payot, 1997. ↩
-
C’est le paradoxe qu’on retrouve exacerbé dans le terrorisme. ↩
-
Françoise Proust, qui cependant ne limite pas la notion de contre-être à la seule guerre civile mais plutôt à toute manifestation de résistance, dans Fr. Proust, De la résistance, Paris, Éd. du Cerf, 1997. ↩
-
Mon raisonnement pourrait s’appliquer à tout mouvement de guerre civile, par exemple aux guerres de décolonisation. ↩
-
Marx, La guerre civile en France, Paris, Éditions Sociales, 1953, p. 206. Je n’entends pas ici analyser la pensée de Marx pour elle-même mais bien m’appuyer sur son travail de journaliste engagé et de témoin particulièrement perspicace pour comprendre la complexité des dénominations de l’ennemi. ↩
-
Marx, op. cit., p. 172. ↩
-
Marx, op. cit., p. 244, (2ème essai de rédaction). ↩
-
Marx, op. cit., pp. 187-188. ↩
-
Ibid., p. 189. ↩
-
Ibid., p. 224. ↩
-
En français dans le texte. ↩
-
Marx, op. cit., p. 226. ↩
-
Ibid., p. 205. ↩
-
Ibid., p. 192. ↩
-
Ibid., p. 204. ↩
-
Ibid., p. 187. ↩
-
Pour Marx, la Commune remplace, du fait de sa seule existence, l’Empire dont elle est l’antithèse (en effet Marx fait de l’État du Second Empire un mécanisme producteur de guerre civile qui ne peut vivre que par elle, c’est-à-dire par l’exploitation des travailleurs par les appropriateurs, Marx, op. cit., p. 259, 2ème essai de rédaction). ↩
-
Après avoir spécifié que l’Assemblée n’était pas constituante donc ne pouvait faire déchoir la « dynastie des Bonapartes », il ajoute que « le seul pouvoir légitime en France est donc la Révolution elle-même, dont le foyer est à Paris. Cette révolution n’avait pas été faite contre Napoléon-le-Petit, mais contre les conditions sociales et politiques qui avaient engendré le Second Empire. », Marx, ibid., p. 181. ↩
-
Marx, op. cit., p. 269 (2ème essai de rédaction). ↩
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Walter Benjamin, Zur Kritik der Gewalt, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp Verlag, 1955 ; trad. fr. M. de Gandillac, « Pour une critique de la violence », in L’homme, le Langage et la Culture, Paris, Denoël, 1971. ↩
-
« L’État a peur de la violence fondatrice, c’est-à-dire capable de justifier, de légitimer ou de transformer des relations de droit, et donc de se présenter comme ayant droit au droit. », écrit Jacques Derrida dans ce qui est en partie un commentaire de l’écrit cité précédemment de Walter Benjamin : Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p. 86. ↩
-
Marx, op. cit., p. 188, il s’agit plus précisément de « régénération populaire ». ↩