Cushing Academy est une école d’élite située à environ 110 kilomètres à l’ouest de Boston. Sur ce campus boisé luxuriant, 445 élèves de 28 États américains et de 28 pays y étudient pour compléter leur école secondaire. Cushing représente aussi, à en croire le Boston Globe (Abel 2009), la fin des bibliothèques telles que nous les connaissons.
En 2009, la Cushing Academy a investi des centaines de milliers de dollars pour rénover sa bibliothèque. Une grande partie de cet investissement consistait à se débarrasser de tous les livres pour les remplacer par des liseuses électroniques et des ressources numériques. Du moins, c’est ce que le Boston Globe a rapporté. La vérité est plus complexe. Cette institution s’est en effet débarrassée d’un grand nombre de livres imprimés, pour la plupart des documents universitaires périmés. Elle l’a fait dans le but d’élargir, par le biais du numérique, la collection de documents mis à la disposition des élèves. Elle a également augmenté le personnel dédié à la bibliothèque et a permis aux élèves d’accéder aux ressources de la bibliothèque 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 (« Do School Libraries Need Books? » 2010).
La partie intéressante de cette histoire n’est pas qu’une école ait éliminé sa collection imprimée (ce qu’elle n’a pas fait), ni même la nature changeante d’une collection de bibliothèque (de plus en plus numérique). Non, la partie intéressante de cette histoire est la réaction de la presse aux changements opérés dans ce petit pensionnat. Avec des titres comme « Une bibliothèque scolaire numérique se débarrasse de ses rayonnages de livres » et « Bienvenue à la bibliothèque. Au revoir les livres », les journalistes ont surinterprété la volonté d’une école cherchant à améliorer l’offre de sa bibliothèque pour prophétiser la fin des bibliothèques.
Le propos au cœur de ce livre est que nous avons besoin de meilleures bibliothèques. Cela présuppose en premier lieu que nous ayons besoin de bibliothèques. De nombreuses voix remettent en question l’utilité même d’en avoir. Avant de nous lancer dans l’exposé de ce que vous devriez attendre de votre bibliothèque, commençons par passer en revue les arguments en faveur des bibliothèques.
Aujourd’hui comme hier, ceux-ci s’articulent principalement autour de quelques thèmes-clés :
- Service d’achats regroupés
- Stimulant économique
- Centre d’apprentissage
- Filet de protection sociale
- Gardienne du patrimoine culturel
- Troisième lieu
- Berceau de la démocratie
- Symbole des aspirations de la communauté
En fait, ces différentes façons de justifier l’utilité des bibliothèques sont rarement explorées isolément et beaucoup d’entre elles se recoupent. Elles méritent toutefois d’être examinées chacune à leur tour pour mieux mettre en lumière comment nous pourrions chaque fois nous attendre à plus de la part des bibliothèques.
Service d’achats regroupés
Stewart Brand a dit : « L’information veut être libre ». C’est ainsi, du moins, que tout le monde le cite. Voici la citation complète :
D’une part, l’information veut être chère, car elle est très précieuse. Obtenir la bonne information au bon endroit peut tout simplement changer votre vie. D’autre part, l’information veut être gratuite puisque le coût pour y accéder décroît avec le temps. Ainsi, ces deux tendances s’opposent l’une à l’autre. (« L’information veut être libre » 2018)
Nous constatons les effets de cette lutte partout. Les livres et la musique sont moins chers parce que les coûts de distribution et de production ont été considérablement réduits grâce aux réseaux numériques. Les universitaires mettent de plus en plus leurs articles en ligne et des sites comme YouTube montrent qu’il existe une belle communauté prête à partager gratuitement des vidéos et des contenus de toutes sortes. Cependant, examinez le tout de plus près et vous verrez que cette « gratuité » n’est pas aussi bon marché que cela. Les vidéos YouTube sont gratuites à condition que vous regardiez aussi quelques publicités, tout comme pour la télévision câblée.
Avez-vous regardé votre facture de câble récemment ? Ce n’est pas gratuit. Le prix des billets de cinéma est également en hausse et, si vous voulez obtenir des conseils médicaux au-delà de ce qui se trouve sur le site WebMD, vous feriez mieux d’avoir une assurance maladie. Les modèles d’affaires changent, mais l’information de qualité ou l’information personnalisée a toujours un prix bien réel.
Dans ce contexte, les bibliothèques ont toujours été un moyen par lequel des communautés mutualisent des ressources pour faire de gros achats. Dans les universités, ces achats permettent, entre autres, de s’abonner aux revues savantes. Dans les bibliothèques publiques, la mise en commun des ressources permet le partage des livres les plus demandés. Dans les écoles, il s’agit d’abonnements à des bases de données d’articles et de médias. Enfin, dans les cabinets d’avocat·e·s, cela comprend LexisNexis et les bases de données de ressources juridiques comme Westlaw. Dès qu’une ressource est trop coûteuse pour une personne et que cette ressource a une utilité générale, alors la mise en commun des actifs communautaires (via les impôts, les frais de scolarité ou les budgets des ministères) a du sens. En fait, les bibliothèques font même équipe au sein de consortiums lorsqu’elles trouvent elles-mêmes que les documents sont devenus trop coûteux.
Pour vous donner une petite idée de la quantité d’argent dont il s’agit, permettez-moi de vous donner deux exemples rapides. Le premier est un tableau de données établies par l’Université de l’Iowa qui montre combien il en coûte à l’université pour fournir le contenu numérique de revues universitaires aux professeur·e·s et au personnel (Robertson 2012) :
Éditeur | Coût (en dollars américains) | Nombre de publications | |
---|---|---|---|
Elsevier | 1 641 530 $ | 2 095 | |
Wiley/Blackwell | 868,031 $ | 1 304 | |
Springer | 607 540 $ | 400 | |
Sage | 243 647 $ | 608 | |
JSTOR | 97 602 $ | 2 319 | |
Cambridge University Press | 43,940 $ | 145 | |
Project Muse | 33 210 $ | 500 | |
Oxford University Press | 21,313 $ | 250 |
Vous avez bien lu. Il en coûte plus de 3,5 millions de dollars américains par année pour 7 621 titres de revues. Et l’Université de l’Iowa est loin d’être la seule. En 2012, l’Université Harvard a indiqué que les coûts d’abonnement à ces revues avaient augmenté de 145 % entre 2006 et 2012 et que de telles augmentations mettraient bientôt ces ressources hors de portée de l’université la plus riche du monde (Sample 2012). Soit dit en passant, ces montants correspondent tous à des dépenses annuelles. Ces articles scientifiques ne seront jamais la propriété de la bibliothèque. Nous y reviendrons au Chapitre 5 quand nous parlerons de l’idée que les bibliothèques font partie de la communauté.
Bien sûr, vous pouvez trouver que ce n’est pas une tragédie terrible quand vous considérez la solution que l’État du Texas a retenue. L’État du Texas gère un service appelé TexShare par l’intermédiaire de la State Library and Archive Commission (TSLAC). TexShare fournit d’importantes bases de données de recherche aux citoyen·ne·s du Texas par l’intermédiaire des bibliothèques participantes.
Voici les coûts de ce service, tels qu’ils ont été évalués par le Texas :
Les 645 bibliothèques participant au programme de base de données TexShare auraient dû payer 84 158 212 $ pour payer les abonnements aux bases de données achetées par le TSLAC pour 7 286 620 $. (« TexShare Facts at a Glance » s. d.)
Près de 76 millions de dollars d’économie, voilà la force du pouvoir des achats regroupés.
Il y a deux éléments que l’on perd parfois de vue lorsque l’on parle du service d’achats regroupés en bibliothèque : d’une part, ce que l’on achète a besoin d’être organisé et, d’autre part, l’utilisation de fonds communs devrait contribuer au bien commun. Commençons par la question de l’organisation.
Pour le cinquième anniversaire de mon fils, ma femme et moi lui avons acheté 4,5 kilos de briques Lego sur eBay. Il arrive que lorsque les enfants quittent la maison et laissent derrière eux un tiroir rempli de Lego, certains parents les emballent, les pèsent et les vendent. Cela fonctionne très bien pour un enfant de 5 ans qui a de l’imagination, mais pas s’il ou elle veut construire un modèle particulier. Les Legos font appel à l’imagination, mais nécessitent aussi de suivre des instructions qui permettent de les assembler selon des thèmes particuliers (des véhicules, Star Wars, etc.). Le simple fait d’acheter des briques Lego au kilo ne sert pas cet objectif. Il en va de même pour les livres ou les bases de données d’une bibliothèque. Vous devez investir dans du personnel capable d’organiser les documents dont vous avez fait l’acquisition (ou, plus fréquemment de nos jours, dont vous avez acquis les droits ; nous y reviendrons au Chapitre 7).
La deuxième notion qui peut être perdue de vue dans une discussion sur les achats regroupés est la notion de bien commun. Autrement dit, si une communauté (une école, une ville, un collège) met en commun de l’argent pour acquérir des biens, ceux-ci devraient profiter à l’ensemble de la communauté. Cela peut sembler évident, mais il arrive que des bibliothèques et des communautés passent à côté de ce point. Prenons l’exemple d’un service appelé « Freegal1 ».
Les bibliothèques s’abonnent à Freegal pour permettre aux détenteurs d’une carte de bibliothèque de télécharger de la musique sous forme de fichiers MP3. Les bibliothèques achètent des blocs de téléchargements (par exemple, 500 téléchargements pour l’ensemble de la communauté). Cela semble être un excellent service, sauf que la bibliothèque (et donc la communauté) paie pour permettre à un abonné de la bibliothèque de télécharger une chanson pour son usage personnel. Si un autre membre de la bibliothèque veut cette chanson, il faudra qu’il la télécharge à nouveau. Les bibliothèques (autrement dit « les communautés ») qui paient pour ce service ne peuvent pas créer une collection de ces chansons pour les prêter ou les conserver.
Imaginez que vous allez à la bibliothèque, que vous demandez un livre et que la bibliothécaire aille l’acheter dans une librairie pour vous le remettre afin que vous le gardiez chez vous. S’agit-il d’une utilisation judicieuse des ressources de la communauté ? Imaginez maintenant que vous utilisez l’argent des impôts pour construire une route privée qu’un seul citoyen pourra utiliser. Cela ne crée aucune ressource commune, n’apporte aucune économie d’échelle et, au bout du compte, cela puise dans les ressources communes pour enrichir certains individus.
Freegal est un exemple de redistribution de richesse à son niveau le plus bas. La mission des bibliothèques n’est pas de redistribuer la richesse. Vous devez vous attendre à ce qu’elles construisent un « commun » — une infrastructure commune que toute la communauté pourra utiliser.
Stimulant économique
En fin de compte, l’utilité d’un service d’achats regroupés est un argument de nature économique. Les bibliothèques permettent d’économiser de l’argent. Un argument similaire est que les bibliothèques peuvent générer de la richesse au sein d’une communauté en stimulant l’économie locale. Des chercheurs de l’État de l’Indiana, par exemple, ont pu le constater :
Les bibliothèques sont une bonne valeur ajoutée. Les avantages économiques directs que les communautés reçoivent des bibliothèques sont beaucoup plus importants que le coût d’exploitation des bibliothèques.
Plus précisément :
- Les habitants de l’Indiana ont reçu 2,38 $ de bénéfices directs par personne pour chaque dollar dépensé.
- Les salaires et les dépenses des bibliothèques publiques de l’Indiana génèrent une activité économique supplémentaire de 216 millions de dollars en Indiana.
- Toujours dans l’Indiana, les salaires et dépenses des bibliothèques universitaires génèrent une activité économique supplémentaire de 112 millions de dollars (« Economic Impact of Libraries » 2007).
Dans l’État du Wisconsin, les habitants arrivent, semble-t-il, à en avoir encore plus pour leur argent puisque :
La contribution totale des bibliothèques publiques du Wisconsin à l’économie du Wisconsin est de 753 699 545 $. Le rendement du capital investi dans les services de bibliothèque est de 4,06 $ pour chaque dollar investi par les contribuables (North Star Economics 2008).
On retrouve ce type de résultats encore et encore dans tous les États et villes des États-Unis :
État | Retour sur 1 $ d’investissement | Année de l’étude |
---|---|---|
Colorado | 5 $ | 2009 (Steffen et al. 2009) |
Florida | 6,54 $ | 2004 (Griffiths 2004) |
Wisconsin | 4,06 $ | 2008 (North Star Economics 2008) |
Indiana | 2,38 $ | 2007 (« Economic Impact of Libraries » 2007) |
Pennsylvanie | 5,50 $ | 2007 (Griffiths, King, et Aerni 2007) |
Caroline du Sud | 4,48 $ | 2005 (Barron et al. 2005) |
Vermont | 5,36 $ | 2006–2007 (« Vermont Libraries Using New Fiber Optic Network » 2014) |
Région | Retour sur 1 $ d’investissement | Année de l’étude |
Charlotte, Caroline du Nord | 3,15-4,57$ | 2008–2009 (« A Return on Investment Study of the Charlotte Mecklenburg Library 2010 » 2010) |
Saint-Louis, Missouri | 4 $ | 1999 (Holt et al. 1999) |
Sud-Ouest de l’Ohio | 3,81 $ | 2006 (Levin, Driscoll, et Fleeter 2006) |
Comté de Suffolk, État de New York | 3,93 $ | 2005 (Kamer 2005) |
Pittsburgh, Pennsylvanie | 3,05 $ | 2006 (« Carnegie Library of Pittsburgh: Community impact and benefits » 2006) |
Ce constat ne se limite pas aux États-Unis. Une étude menée par le Martin Prosperity Institute de l’Université de Toronto a révélé que « Pour chaque dollar investi dans la Toronto Public Library, les Torontois reçoivent 5,63 $ de bénéfice. L’étude montre que la Toronto Public Library génère un impact économique total de plus d’un milliard de dollars (« So Much More: The Economic Impact of the Toronto Public Library on the City of Toronto » 2013) ».
D’où vient tout cet effet de stimulant économique ? Eh bien, il vient en partie du pouvoir d’achats regroupés des bibliothèques dont il a été question précédemment. Si vous n’avez pas besoin d’acheter un livre ou de louer un film parce que vous pouvez utiliser les ressources de la bibliothèque, ça vous donne un coup de pouce. Cela s’explique aussi en partie par le fait que les bibliothèques emploient des personnes qui paient des impôts (et contribuent donc à l’économie locale).Mais ça va plus loin qu’une économie d’argent. Par exemple, des études récentes montrent que les bibliothèques incitent à acheter un plus grand nombre de livres (Albanese 2011). Dans l’enseignement supérieur, « les bibliothèques sont un facteur important considéré par les étudiants lorsqu’ils choisissent une université ou un collège et, par conséquent, les bibliothèques universitaires peuvent aider leur institution à augmenter le nombre des inscriptions (Oakleaf 2010) ».
L’impact économique des bibliothèques provient également de facteurs intangibles comme la création d’un contexte social susceptible d’attirer les entreprises et de contribuer au perfectionnement de la main-d’œuvre. Plus récemment, pendant la récession économique qui a débuté en 2008, les bibliothèques ont joué un rôle important pour aider les chercheur·e·s d’emploi. Dans certaines bibliothèques, il s’agit simplement d’offrir aux personnes sans emploi l’accès à des ordinateurs et à des ateliers sur la création d’un curriculum vitae. Cela dit, dans d’autres bibliothèques, on peut constater ce qui arrive lorsque les communautés et les bibliothécaires ont des aspirations encore plus élevées.
À titre d’exemple, le projet « Transform U » (« Transform U Portal » s. d.) mis en place par plusieurs bibliothèques publiques de l’Illinois prend pour point de départ l’idée que les personnes qui sont à la recherche d’un emploi sont souvent en quête d’un changement plus général dans leur vie. Elles peuvent vouloir faire un retour aux études. Elles peuvent avoir besoin de l’aide des services sociaux pour nourrir leur famille. En tous les cas, elles ont besoin de se sentir respectées et valorisées. Pour répondre à tous ces besoins, les bibliothécaires ont créé des partenariats avec des collèges locaux, des services sociaux et des organismes de développement économique. Désormais, lorsque des chercheur·e·s d’emploi se rendent à leur bibliothèque locale, ils ou elles disposent de tout un réseau de soutien qui les aide à identifier leurs objectifs à long terme et à s’orienter dans les formulaires en ligne parfois déroutants des collèges et des organismes gouvernementaux. Ils ou elles disposent d’outils Web simples pour rechercher un emploi ou créer une entreprise à partir de rien. Au lieu de simplement développer une collection de documents, ces bibliothécaires ont décidé de répondre directement aux besoins de celles et ceux qui fréquentent leur bibliothèque.
Une petite bibliothèque rurale d’Eureka, dans l’Illinois, a trouvé une autre manière pour les bibliothèques de contribuer au développement économique. Elle offre du soutien à l’entrepreneuriat. Lorsqu’une femme a parlé à la Eureka Public Library de son envie de créer une entreprise de restauration, quelque chose de merveilleux s’est produit. Elle avait fait le constat que la ville manquait d’endroits pour déjeuner. Elle avait une formation en restauration et avait l’idée d’ouvrir un nouveau restaurant, mais ne savait pas comment procéder. Plutôt que de lui indiquer simplement quelques ressources sur le démarrage d’une entreprise, la bibliothèque a mis à sa disposition un emplacement où, une fois par semaine (lors des premiers temps de son projet), cette femme a pu installer un coin-repas. Au fil du temps, c’est devenu un emplacement régulier. La « Chef » Katie a réussi à créer une entreprise de restauration et toute la localité a pu en profiter (« Chef Katie Cooks for Eureka » 2010).
La Toronto Public Library et la Cuyahoga County Public Library, dans l’État de l’Ohio, offrent aussi des services étendus aux entrepreneur·e·s. « Business Inc. » (« Business Inc. : Programs, Classes & Exhibits » s. d.) à Toronto et « Encore Entrepreneurs » (« Encore Entrepreneurs » s. d.) à Cuyahoga proposent aux membres de la communauté des ateliers et du mentorat fournis par la communauté d’affaires locale. À Toronto, il y a même un « entrepreneur en résidence » qui rencontre personnellement les entrepreneur·e·s en devenir. Ces programmes ont été particulièrement efficaces pour favoriser les initiatives des immigrant·e·s et des nouveaux citoyens et nouvelles citoyennes qui veulent créer des emplois et des occasions d’affaires.
Le Washington DC Dream Lab va encore plus loin. Non seulement ce laboratoire fournit aux membres « un espace partagé pour de petites organisations, des groupes ou des individus qui utilisent le numérique pour développer et soutenir de nouvelles activités », mais les entrepreneur·e·s qui utilisent ce service de la bibliothèque doivent partager chaque mois leur expertise et leurs connaissances dans le cadre d’ateliers publics d’une heure. La bibliothèque n’aide pas seulement un membre individuel, elle aide ce membre à aider les autres membres de la communauté(« The Dream Lab District of Columbia Public Library » 2015).
Cet esprit de start-up ne se limite pas aux bibliothèques publiques. L’École des sciences de l’information de l’Université de Syracuse, dans l’État de New York, met fortement l’accent sur les start-up en aidant fréquemment des équipes d’étudiant·e·s de premier cycle issu·e·s de tout le campus à générer idées et plans d’affaires. Des bibliothécaires accompagnent ces équipes lorsqu’elles réalisent leurs analyses concurrentielles et leur évaluation du degré d’originalité de leurs idées. Par ailleurs, au sein des entreprises de tout le pays, des bibliothèques en entreprise déchiffrent des brevets, évaluent la concurrence et offrent de la formation continue aux avocat·e·s, aux médecins et aux fabricant·e·s d’ordinateurs afin de favoriser la croissance de leurs entreprises.
Les bibliothèques d’aujourd’hui procurent déjà un bénéfice économique à leurs communautés. À l’avenir on doit toutefois souhaiter qu’elles en fassent encore plus à ce niveau. Nous devrions nous attendre à ce que tous les types de bibliothèques contribuent à faire économiser de l’argent aux communautés et à favoriser l’émergence de nouvelles industries.
Centre d’apprentissage
Cet argument en faveur des bibliothèques repose sur la croyance largement répandue que le meilleur apprentissage se réalise dans l’environnement informationnel le plus riche. Dans les établissements universitaires, cela s’est traduit par des bibliothèques qui cherchent à rassembler de façon exhaustive les ouvrages et les revues savantes. Dans les bibliothèques publiques, cela signifie collectionner des documents sur une grande variété de sujets, et pas seulement des romans populaires. C’est la raison pour laquelle les bibliothèques scolaires existent.
La littératie, l’apprentissage et la recherche ont toujours été associés aux bibliothèques. En fait, la plupart des directeurs de bibliothèques au Moyen Âge étaient des érudits qui s’occupaient également de la collection. Au XIXe siècle, l’argument suivant lequel les bibliothèques sont des lieux d’apprentissage a conduit les bibliothèques publiques à se présenter comme des « universités du peuple ». Melvil Dewey, le père de la Classification décimale de Dewey, pensait que les bibliothèques publiques et les écoles publiques étaient deux « branches équivalentes » des institutions d’enseignement. De fait, les bibliothèques publiques ne faisaient pas l’acquisition de romans ou de documents populaires parce que les gens de l’époque ne faisaient pas le lien entre la littératie générale (ou « l’amour de la lecture », comme nous en parlons aujourd’hui) et l’apprentissage (Kruk 1998).
Aujourd’hui, le concept d’apprentissage fait toujours partie de la mission des bibliothèques. L’une des campagnes américaines de marketing les plus réussies, tous domaines confondus, est celle mise au point par l’American Library Association pour encourager la lecture. « Lisez » proclamaient ses affiches mettant en vedette des célébrités incitant tout le monde à prendre un livre et à lire. Les programmes de lecture d’été visent à encourager l’habitude de lire, une compétence nécessaire à l’apprentissage tout au long de la vie. De leur côté, les bibliothèques scolaires sont aussi profondément engagées dans l’enseignement de la littératie, allant des compétences de base en lecture aux compétences en recherche et aux exercices de pensée critique dans le cadre du programme scolaire. Même les bibliothèques universitaires et les bibliothèques en entreprise s’engagent dans des programmes d’enseignement de la littératie, bien qu’elles se concentrent sur les médias sociaux et la littératie sociale (savoir comment déchiffrer les tendances actuelles via les médias sociaux, ou encore savoir comment comprendre la visualisation de données).
Toutefois, bien que je sois convaincu que cet argument en faveur des bibliothèques prend de l’importance, il s’agit souvent d’une justification assez vague. Est-il suffisant, par exemple, de créer un environnement riche en ressources pour faciliter l’apprentissage ? Si je laisse un enfant de deux ans au milieu d’une bibliothèque bien garnie, puis-je m’attendre à revenir dans deux jours et à ce que l’enfant lise ? Bien sûr que non.
Si vous vous attendez à davantage de la part de votre bibliothèque et de vos bibliothécaires, c’est en partie pour les obliger à aller au-delà des arguments généraux et de bon aloi pour faire état d’activités plus concrètes et mesurables. Par exemple, votre bibliothèque publique travaille-t-elle directement avec les écoles primaires et secondaires ? Comment la collection d’une bibliothèque universitaire correspond-elle aux différents programmes offerts dans l’université qu’elle dessert ? Quels sont les cours, les programmes d’études et les services qui sont offerts, et par qui, pour qui et quels sont les résultats obtenus ? Le simple stockage de ressources n’améliore pas l’éducation. C’est simplement de l’accumulation.
Nous reviendrons sur ces thèmes tout au long de ce livre, mais pour l’instant, passons à l’argument des bibliothèques comme filet de protection sociale.
Gardiennes du patrimoine culturel
Au troisième étage de la Free Library de la bibliothèque centrale de Philadelphie se trouve une bibliothèque — oui, une autre bibliothèque au sein de la bibliothèque centrale. Il s’agit de la bibliothèque de William McIntyre Elkins, un riche banquier de Philadelphie du tournant du XXe siècle, qui était aussi un collectionneur de livres (Shaffer 1956). Ce n’est pas une reconstitution faite pour ressembler à l’original ; cette bibliothèque a été déplacée dans son intégralité de la maison d’Elkins à la Free Library. Pas seulement les livres, mais le bureau, le globe terrestre, les murs en bois, la moquette, toute la bibliothèque d’Elkins. Honnêtement, entrer dans cette bibliothèque est un peu déroutant. Cependant, il n’est pas inhabituel pour les grandes bibliothèques d’avoir de telles collections spéciales.
L’importance des bibliothèques pour la préservation de notre patrimoine culturel n’est pas un argument souvent évoqué de nos jours. Au cours des 30 dernières années, l’accent a été mis sur l’information et les ressources ayant un impact direct et immédiat sur la recherche, l’apprentissage et les loisirs. Cependant, au fil des siècles et dans de nombreux pays, la préservation des documents culturels (œuvres d’art, manuscrits, etc.) a été la principale raison d’être des bibliothèques. C’est pourquoi vous trouverez un exemplaire original des œuvres de Shakespeare à la Dallas Public Library et une Bible de Gutenberg au Ransom Center de l’Université du Texas.
Dans les pays nordiques, les bibliothèques partagent souvent des locaux avec des musées et des théâtres. Et, à ce jour, si vous allez en Italie et cherchez une bibliothèque publique, vous aurez du mal à en trouver une. C’est parce que, pour la plupart, elles n’ont pas été édifiées pour servir aux usages communs, mais uniquement aux besoins des chercheur·e·s ou des étudiant·e·s. Comme me l’a dit un bibliothécaire italien : « En Italie, nous ne demandons pas la recette d’une sauce à la bibliothèque ; nous demandons plutôt à notre mère ». En d’autres termes, la bibliothèque n’est pas conçue pour répondre aux préoccupations quotidiennes.
De nombreuses bibliothèques américaines, en particulier les bibliothèques universitaires, continuent de constituer d’étonnantes collections d’art et d’autres trésors historiques. Mais la façon dont la conservation du patrimoine culturel se fait dans les bibliothèques évolue également. De nos jours, en plus de conserver les artefacts culturels du passé, les bibliothécaires travaillent conjointement avec les personnes du quartier environnant pour en préserver la culture actuelle. Les bibliothécaires s’adjoignent des bénévoles et des étudiant·e·s pour aller dans ces quartiers travailler avec ses résident·e·s et enregistrer des témoignages, numériser le contenu de boîtes à chaussures pleines de photographies et constituer des récits oraux afin que ces résident·e·s puissent transmettre leur patrimoine aux générations futures. C’est ce que fait à une échelle beaucoup plus grande la Bibliothèque du Congrès des États-Unis en archivant 60 000 entrevues faites avec des Américain·e·s ordinaires (« StoryCorps » s. d.) dans le cadre du projet StoryCorp (« StoryCorps Collection FAQ » s. d.), en partenariat avec la Digital Public Library of America (« Digital Public Library of America » s. d.). La Digital Public Library of America est une association de plus de 1 300 bibliothèques, musées et institutions culturelles patrimoniales américaines constituée pour donner accès, entre autres, à sept millions de documents numériques (images, cartes, photos, œuvres d’art, etc.) ainsi qu’à un ensemble d’outils permettant de collecter et de partager le patrimoine national, et ce, dans toutes les salles de classe et les maisons du pays (Schuessler 2014).
Notre histoire et les différentes manières dont nous nous représentons notre passé sont des éléments essentiels pour nous projeter dans l’avenir. Ceci étant dit, il faut maintenant attendre de nos bibliothèques qu’elles agissent non seulement comme des entrepôts des œuvres des grands hommes du passé, mais qu’elles préservent notre histoire telle qu’elle se déroule aujourd’hui. Rappelez-vous la Elkins Library à Philadelphie. Si vous voulez la voir, il suffit de prendre l’ascenseur jusqu’au troisième étage de la bibliothèque centrale et d’appuyer sur une sonnette. Après une vingtaine de minutes, quelqu’un vous laissera entrer pour la visiter. Nous avons besoin d’avoir notre histoire à portée de la main pour pouvoir l’intégrer à notre avenir.
La bibliothèque troisième lieu
Le sociologue Ray Oldenburg a constaté que les communautés dynamiques disposent de trois « espaces » distincts : la maison, le travail et un espace communautaire ou « troisième lieu ». L’élément essentiel à retenir ici est que, pour prospérer, les communautés ont besoin d’espaces accessibles afin que leurs membres se réunissent à l’extérieur de leur domicile et de leur milieu de travail.
Presque tous les types de bibliothèques servent de troisième lieu. Les bibliothèques publiques, en particulier, font partie des rares espaces communautaires encore accessibles pour tous et toutes. De leur côté, les bibliothèques universitaires ont fait de la place pour des cafés et autres lieux de rassemblement afin que les étudiant·e·s du premier cycle puissent se voir ailleurs que dans les résidences étudiantes et les salles de cours. Enfin, les bibliothèques scolaires sont souvent considérées comme des lieux sûrs pour les élèves qui ne s’intègrent pas aux différentes cliques de l’école.
Comme l’utilisation de plus en plus d’espaces communs est restreinte ou destinée à répondre à d’autres besoins de la communauté (notamment le développement économique), les espaces en bibliothèque (aussi bien physique qu’en ligne) deviennent de plus en plus importants pour permettre aux membres de la communauté de se réunir.
On trouve une bibliothèque troisième lieu à Pistoia, en Italie, juste à l’extérieur de Florence. La Bibliothèque San Giorgio a été littéralement construite comme une nouvelle piazza (place publique) pour les citoyen·ne·s de cette ancienne ville toscane. En plus d’une vaste gamme de salles de réunion, la bibliothèque possède un café toujours animé, une salle de cinéma et accueille un grand nombre d’activités organisées par les membres de la communauté. Des cols bleus aux psychologues, tous les membres bénévoles de la communauté sont des « allié·e·s », comme les appellent les bibliothécaires, qui organisent des ateliers de formation et des expositions.
À la Toronto Public Library, les citoyen·ne·s peuvent travailler dans les cabines en verre de la Bloor Reference Library, qui ont été spécialement conçues pour étudier, ou alors assister à des conférences dans un immense atrium à plusieurs niveaux. Pendant des années, la Cuyahoga Public Library, à l’extérieur de Cleveland (Ohio), s’est présentée comme une « agora », un mot grec désignant un espace commun. La Fairfield Public Library, dans le Connecticut, a pour sa part construit une sorte de cabane pour que les enfants puissent lire, apprendre et jouer à l’intérieur de la bibliothèque.
Ce que Toronto, Pistoia, le comté de Cuyahoga et Fairfield ont en commun, c’est que les troisièmes lieux qui y sont offerts reflètent la culture et les besoins particuliers des communautés qu’ils desservent. Elles ne sont pas copiées l’une sur l’autre. Vous devez vous attendre à ce que votre bibliothèque représente votre communauté. Il n’y a pas de modèle unique ni de plan directeur à suivre pour les espaces que les communautés mettent en place dans leurs bibliothèques. L’époque d’une sorte d’approche « MacDonald’s » en matière d’architecture des bibliothèques, où toutes les bibliothèques se ressemblent, peu importe qui elles servent, est révolue. Le troisième lieu d’une bibliothèque devrait être aussi distinctif et original que les personnes qui l’utilisent.
Berceau de la démocratie
Soyons clairs : il est tout à fait possible d’avoir des bibliothèques sans démocratie et une démocratie sans bibliothèques. Il suffit de jeter un coup d’œil à l’histoire. Cependant, j’aimerais soutenir l’idée que les bibliothèques sont nécessaires à une véritable démocratie libérale.
Les États-Unis sont une démocratie libérale. Le Canada est une démocratie libérale. La France, l’Allemagne, l’Inde et Israël sont aussi des démocraties libérales. La dimension « libérale » de la démocratie libérale n’a rien à voir avec un parti politique ni même avec le caractère socialement progressiste d’un pays. Ce qualificatif renvoie à la conviction que ce qui fait une démocratie ne se réduit pas au droit de vote. Une démocratie libérale se définit également par la protection des droits civiques et la protection constitutionnelle contre un pouvoir gouvernemental intrusif. Cette une différence de taille. L’Irak sous Saddam Hussein était théoriquement une démocratie puisque Hussein a été élu président avec 99 % des voix exprimées. Néanmoins, peu de gens considéreraient qu’il s’agit d’une démocratie véritablement libérale.
Pourquoi les bibliothèques sont-elles si importantes pour une démocratie libérale ? La réponse courte est qu’une véritable démocratie nécessite la participation de citoyen·ne·s averti·e·s. La mission fondamentale des bibliothèques, qu’elles soient publiques, scolaires ou autres, est de créer une nation de citoyen·ne·s informé·e·s, actives et actifs.
Lorsque les partisan·e·s des bibliothèques invoquent cet argument, ils et elles utilisent souvent l’une ou plusieurs de ces trois citations :
Le peuple est le seul censeur de ceux qui le gouvernent ; et ses jugements, même erronés, tendent à les maintenir sans cesse dans les véritables principes de leur institution. Punir ces erreurs trop sévèrement ce serait détruire la seule sauvegarde de la liberté publique. Le meilleur moyen de prévenir l’intervention irrégulière du peuple, c’est de l’instruire pleinement de ses affaires par l’intermédiaire des journaux, et de faire en sorte que ces publications soient accessibles à tous. L’opinion du peuple étant la base de nos gouvernements, leur principal objet doit être de faire en sorte que cette opinion soit toujours saine et éclairée ; et si l’on me donnait à choisir entre un gouvernement sans journaux et des journaux sans gouvernement, je n’hésiterais pas une seconde à choisir la seconde option. Mais il me faudrait préciser que chaque individu devrait recevoir ces journaux et être capable de les lire. – Thomas Jefferson
Il n’y a pas sur Terre de berceau de la démocratie qui soit comparable à la bibliothèque publique gratuite, cette république des lettres où ni le rang, ni la fonction, ni la richesse ne reçoivent la moindre considération. – Andrew Carnegie
Un gouvernement populaire sans information populaire ou sans moyen d’accès à l’information n’est que le prologue d’une farce ou d’une tragédie, ou peut-être des deux. La connaissance gouvernera toujours l’ignorance, et un peuple qui entend être son propre maître doit s’armer de cette puissance que donne la connaissance. – James Madison
Ces trois citations ont un message commun : il est indispensable d’avoir des citoyen·ne·s informé·e·s pour assurer la vitalité d’une démocratie. Cependant, chacune de ces citations met l’accent sur une facette différente du maintien et de la participation à une démocratie. Jefferson parle de transparence, Carnegie d’accès et Madison d’éducation. Les bonnes bibliothèques s’occupent de ces trois aspects. Commençons par la transparence.
Démocratie et transparence
Dans le passage cité plus haut, Jefferson parle clairement des journaux et de la presse, pas des bibliothèques. Mais il insiste aussi sur la nécessité de la transparence, qui est un objectif que les bibliothécaires et les journalistes partagent. Un gouvernement représentatif du peuple qui fonctionne n’est pas quelque chose dont on peut s’occuper un bref moment pour l’oublier ensuite. On ne se contente pas de porter au pouvoir des politicien·ne·s et d’attendre la prochaine élection. Il doit y avoir une surveillance des actions des élu·e·s pour prévenir les abus et façonner le discours civique et les politiques publiques. L’affaire du Watergate n’a pas été résolue par une élection, mais bien par l’apparition de documents et de preuves d’actes de corruption de la part du gouvernement.
Les bibliothèques font avancer l’objectif de transparence de plusieurs façons. Elles travaillent au sein des structures administratives pour documenter, archiver et diffuser le travail des agences gouvernementales. Par exemple, si vous voulez connaître toutes les lois adoptées par le Congrès américain, vous pouvez vous rendre sur le site Web de la Bibliothèque du Congrès et faire une recherche dans la base de données THOMAS (« Congress.gov » s. d.). Si vous souhaitez accéder aux recherches financées par les National Institutes of Health, il suffit d’aller sur le site de la National Library of Medicine et d’interroger la base de données PubMed (« National Center for Biotechnology Information » s. d.).
Les bibliothèques favorisent également la transparence à l’extérieur du gouvernement fédéral américain. Près de 1250 bibliothèques universitaires et publiques des États-Unis hébergent des documents gouvernementaux dans le cadre du Federal Depository Library Program. Si un organisme gouvernemental imprime un rapport, une brochure, un formulaire ou un règlement, il est déposé dans ces bibliothèques, qui doivent s’assurer que le public peut accéder à ces documents.
Au-delà du niveau fédéral, chaque État américain dispose d’une bibliothèque de droit accessible au public qui contient les lois, les règlements et les décisions judiciaires de cet État. De nombreuses bibliothèques locales conservent les actes des conseils municipaux et des assemblées législatives des comtés. L’idée est que les citoyen·ne·s puissent examiner le travail de leurs gouvernements et participer à la prise de décision.
Les bibliothèques ainsi que l’ensemble des citoyen·ne·s sont confronté·e·s à d’énormes défis en matière de transparence (comme l’archivage de documents sur des sites Web en constante évolution, la classification des documents, etc.), mais nous aborderons cela plus loin.
Démocratie et accès
Ce dont parle Carnegie dans la citation reproduite plus haut, c’est de l’égalité d’accès aux travaux de l’État. Bien sûr, il a fait bien plus que d’en parler puisqu’il est considéré comme une sorte de saint patron des bibliothèques après en avoir construit plus de 2500 dans le monde entier (« Our History » s. d.).
À l’époque de Carnegie, l’accès signifiait l’accès aux idées enregistrées, c’est-à-dire aux livres imprimés. Aujourd’hui, les bibliothèques ont étendu cette logique à plusieurs autres supports. Cela se manifeste notamment par l’accès au Web et aux ordinateurs en accès libre dans les bibliothèques publiques. C’est aussi cette logique qui est à l’œuvre dans les politiques de toutes les bibliothèques qui distribuent gratuitement des cartes de bibliothèque à tous les citoyen·ne·s d’une communauté. Dans beaucoup d’autres pays, il faut payer pour obtenir une telle carte ou pour utiliser un ordinateur. À Amsterdam, aux Pays-Bas, une carte de bibliothèque coûte 20 euros par an, ou 35 euros si vous voulez emprunter des livres. Et si vous voulez réserver des livres pour les emprunter ? C’est 55 euros (« Abonnements et frais » s. d.).
L’importance de l’accès est également perceptible dans les bibliothèques universitaires américaines qui offrent un accès public au lieu de restreindre cet accès au corps professoral et aux étudiant·e·s de la communauté universitaire. Ce principe est aussi à l’œuvre si l’on tient compte des millions de dollars que les bibliothèques de chaque État dépensent en licences pour l’abonnement à des bases de données disponibles sur tout leur territoire, fournissant ainsi un égal accès aux communautés des villes, des banlieues et des campagnes2.
Bien évidemment, tout l’accès du monde est inutile si vous ne savez pas quoi faire des informations auxquelles vous accédez. C’est d’ailleurs ce que pensait Madison.
Démocratie et éducation
Selon Madison, « Un peuple qui veut se gouverner lui-même doit s’armer du pouvoir que donne la connaissance ». Ce que j’adore dans cette citation, c’est l’utilisation du verbe d’action « s’armer ». Le simple fait d’avoir accès à l’information produite par une démocratie qui fonctionne ne suffit pas. Il est inutile de pouvoir consulter une loi en ligne si vous ne savez pas lire. Bien sûr, même si vous savez lire, pouvons-nous aussi présumer que vous savez réellement utiliser un ordinateur et vous brancher à Internet ?
Une démocratie fonctionnelle doit développer activement ou, suivant le mot de Madison, « armer » une population instruite. Cet argument est au cœur de l’idée de l’éducation publique aux États-Unis. Pourtant, le secteur de l’éducation publique est aux prises avec un programme d’études de plus en plus codifié et un taux de décrochage de 7 % au niveau secondaire (ce taux est de 12 % dans la communauté latino-américaine et de 7,8 % au Canada (« Fast Facts » 2018)). Le système public d’éducation primaire et secondaire ne touche même pas les « 36 millions d’adultes américains qui ne savent pas mieux lire que la moyenne des élèves de 3e année (« Adult Literacy Facts » s. d.) » ou les « 42 % des adultes canadiens âgés de 16 à 65 ans qui ont un faible niveau de littératie (« Building on our Competencies: Canadian Results of the International Adult Literacy and Skills Survey » 2003) ».
Les bibliothèques publiques, les bibliothèques scolaires et les bibliothèques de l’enseignement supérieur participent toutes à l’éducation des citoyen·ne·s afin qu’ils et elles puissent participer à la vie démocratique. C’est une extension de l’argument du filet de protection sociale. Plutôt que d’un filet pour garantir la participation à la vie économique ou le bien-être, il s’agit ici d’un filet qui protège notre capacité à nous gouverner par nous-mêmes.
Démocratie et attentes plus élevées
La démocratie n’est pas chose facile. La démocratie n’est pas bien propre et ordonnée. Dans notre vie de tous les jours, peu d’entre nous prennent le temps, en plus de celui réservé à nous déplacer et à répondre à nos courriels et nos difficultés quotidiennes, pour réfléchir à comment nous nous insérons dans l’ordre des choses de la cité. En bibliothèque, on peut trouver des livres et des ordinateurs, mais où se trouve donc la démocratie ? Votre bibliothèque s’efforce-t-elle activement de vous préparer à devenir un·e citoyen·ne engagé·e ?
Que ce soit bien clair, il ne s’agit pas de faire preuve de militantisme ou d’idéologie. Il ne s’agit pas de savoir si votre bibliothèque agit en conformité avec la ligne d’un parti ou d’un·e candidat·e. Il s’agit plutôt de se demander quelle différence cette bibliothèque fait dans la gouvernance de votre communauté (qu’il s’agisse d’une ville, d’une université, d’une école ou d’une entreprise). Ainsi, saviez-vous que la moitié du budget de la Bibliothèque du Congrès américain est consacrée à ce qu’on appelle le Congressional Research Service (CRS) ? Ce service travaille exclusivement pour le Congrès des États-Unis, fournissant des analyses politiques et juridiques aux comités et aux membres de la Chambre et du Sénat, quelle que soit leur affiliation politique. En tant qu’agence législative au sein de la Bibliothèque du Congrès, le CRS est une ressource précieuse et respectée dans la capitale des États-Unis depuis près d’un siècle* (« Congressional Research Service » s. d.).
Votre bibliothèque dispose-t-elle d’un service similaire pour informer vos politiciens locaux, votre rectrice, votre président, la PDG ou le directeur de l’école du coin ? Le fait d’avoir une bonne bibliothèque scolaire ne devrait-il pas signifier que vous avez un directeur ou une directrice d’école bien informé·e ? Une partie de l’effort d’augmenter nos attentes envers nos bibliothèques exige d’aller au-delà des vagues liens rhétoriques entre démocratie, communauté informée et bibliothèques, car si nous ne le faisons pas l’un des arguments majeurs en faveur des bibliothèques risque de sonner creux.
Symbole des aspirations communautaires
Les bibliothèques ont toujours été axées sur les idées, les aspirations et les rêves des individus. Les bibliothécaires peuvent vous raconter des histoires étonnantes de gens qu’ils et elles ont aidé. Qu’il s’agisse de sauver une femme d’une relation violente, de sortir un sans-abri de la pauvreté, de sauver la vie d’un patient atteint du cancer ou d’inspirer l’émerveillement d’un enfant, les bibliothèques ont un impact sur la vie des gens.
Mais bien franchement, ce dont j’aimerais que les bibliothécaires parlent davantage, ce sont des espoirs et des aspirations de leur communauté. Car les communautés entretiennent des rêves. Elles aspirent à devenir des établissements de recherche ou des centres économiques de classe mondiale. Les communautés rêvent de vivre confortablement ou d’être des leaders dans leur domaine. Bien sûr, ces rêves ne sont pas aussi bien définis que ceux des membres individuels de la communauté, mais ils représentent une sorte de désir holistique qui établit les politiques, détermine comment utiliser les ressources et formule les messages qui seront communiqués au monde extérieur.
Les bibliothèques sont devenues des institutions ambitieuses. À un niveau élémentaire, le bâtiment peut en lui-même servir de symbole à la communauté, en représentant son souhait d’être associée au savoir. San Francisco, Seattle, Salt Lake City et Vancouver ont toutes tiré profit de la construction d’une nouvelle bibliothèque pour revitaliser leur centre-ville. L’architecture inspirante des bibliothèques est devenue l’équivalent contemporain d’une cathédrale médiévale, soit une manière concrète pour une communauté d’affirmer son importance.
La puissance de l’architecture et le message que permet d’envoyer le fait de construire une nouvelle bibliothèque sont indéniables. Des donateurs et donatrices n’hésitent pas à prêter leurs noms à des bibliothèques universitaires. Certains architectes sont très fier·e·s de leurs bibliothèques, célébrant parfois davantage le bâtiment que la fonction de la bibliothèque elle-même.
Cependant, lorsqu’il s’agit de s’attendre à davantage, nous devons mettre en balance la splendeur du bâtiment et la qualité des services qui sont prodigués à l’intérieur de celui-ci (et de plus en plus à l’extérieur de celui-ci). Barbara Quint, journaliste au magazine Searcher, a dit un jour qu’une bibliothèque après les heures d’ouverture est comme un récif de corail sans poissons : c’est beau et paisible, mais dépourvu de vie. C’est un vestige qui ne peut témoigner que d’un point figé dans le temps.
De la même façon, si vous retirez les bibliothécaires et le personnel, mais que vous laissez les livres, les ordinateurs et l’architecture, vous obtiendrez une jolie sculpture de ce qu’a déjà été la bibliothèque, formant ainsi un instantané du passé de la communauté. Mais si vous vous débarrassez des livres et des bâtiments et conservez un groupe de bibliothécaires professionnel·le·s motivé·e·s, vous pourrez inviter la communauté et ils construiront ensemble l’avenir.
Aujourd’hui plus que jamais, l’avenir d’une communauté ne réside pas dans les richesses que nous tirons de la terre ou du verre que nous déployons dans le ciel, mais dans les décisions et les talents des membres de la communauté. Ils et elles ne sont pas des consommateurs passifs et des consommatrices passives de bibliothèques ou de contenu, ou encore une audience muette qui se contente de regarder de loin le processus démocratique. Ils et elles sont la raison même pour laquelle nous sommes tous et toutes ici. Ces membres méritent une bibliothéconomie nouvelle. Ils et elles méritent également une bibliothèque nouvelle qui rend possible un changement positif radical. Les arguments que je viens de développer justifient l’existence des bibliothèques en général. En toute franchise, ces mêmes arguments peuvent être formulés par de bonnes et de mauvaises bibliothèques. La vraie question est de savoir comment ces propos et les arguments qui les soutiennent s’incarnent réellement au sein de votre communauté et comment ils doivent évoluer afin que les bibliothèques continuent d’être pertinentes à l’avenir.
Références
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(« Freegal Music » s. d.). Consultez le site Librarian in Black pour lire leur avis sur ce service : (Houghton 2011).↩
NOVELTY, un service de la Bibliothèque publique de New York, en est un exemple.↩