Permettez-moi de préciser d’entrée de jeu que d’affirmer que les bibliothèques doivent améliorer la société n’implique pas de transformer les bibliothécaires en militant·e·s qui prennent les rues d’assaut pour forcer la population à citer correctement les livres ou à ne lire que des ouvrages publiés dans des maisons d’édition reconnues. J’insiste sur ce point, car une partie du milieu des bibliothèques pense que dès lors que notre mission est d’améliorer la société, cela implique d’avoir une vision arrêtée et quelque peu autoritaire de ce que l’amélioration veut dire.
Cette présomption n’est pas complètement injustifiée. Durant une grande partie de leur histoire, les bibliothèques ont été considérées (et gérées) comme des institutions élitistes encourageant la lecture de la « bonne » littérature. La bonne littérature était souvent définie selon les critères établis par des hommes blancs bien établis dans la société. À une certaine époque, que l’on peine à imaginer aujourd’hui tant le stéréotype du bibliothécaire avec le nez plongé dans un bon roman est bien implanté, les romans étaient jugés aussi défavorablement que l’est aujourd’hui la pornographie sur Internet.
Dans son excellent ouvrage sur l’histoire des bibliothèques publiques aux États-Unis, Wayne Wiegand raconte la bataille pour que le « roman littéraire », ce que nous appelons aujourd’hui tout simplement le roman, soit banni des bibliothèques. Il cite un article de journal écrit en 1882 décrivant ceux qui lisent des romans :
Les écoliers, les filles travaillant dans les usines et les ateliers, les tenanciers de bar, les conducteurs de calèches, ceux qui travaillaient à la ferme et sur les bateaux, tout comme les femmes de mauvaises mœurs et, en général, les gens qui vivent la nuit, les oiseaux de nuit, les rôdeurs et ceux qui gagnent leur vie dans le péché.
Il explique comment le roman peut amener les filles à vouloir sortir du rang et les garçons à rêver au Far West plutôt qu’à s’adonner à ce qu’ils sont censés faire, c’est-à-dire travailler au champ. Heureusement que nous avons eu des attentes plus élevées pour nos bibliothèques au cours du siècle dernier. Aujourd’hui, le roman est un instrument vital pour suggérer aux filles de se dépasser et aux garçons de rêver. Cela ne s’est pas produit par accident ou en silence. Ce sont les bibliothécaires et les communautés qu’ils et elles desservent qui ont défendu activement la puissance du roman.
Cependant, cet élitisme refait surface de façon inattendue. Il est fréquent d’entendre dire que les bibliothèques disposent d’une autorité qui fait en sorte qu’elles ne collectionnent que les documents de grande qualité, cette « grande qualité » se définissant normalement en fonction de la réputation de la maison d’édition d’un ouvrage donné. Cette perception est sans aucun doute partagée par quantité de professeur·e·s, de parents et de gens du milieu des affaires. Pour obtenir de l’information de qualité, il faut fréquenter une bibliothèque. La bibliothèque est, ou du moins devrait être, un lieu où se trouve des ressources informationnelles de qualité. Mais pour s’acquitter de sa mission, la bibliothèque ne peut pas accumuler seulement des ouvrages de grande qualité. Deux éléments posent problème avec le fait d’acquérir uniquement des ressources de grande qualité : l’universalité et les exemples négatifs.
J’ai déjà abordé la question de l’universalité. Est-il vraiment possible d’avoir une définition universelle de ce qu’est la qualité supérieure ? Lorsque le président des États-Unis fait une déclaration, est-ce automatiquement une information de grande qualité ? Posez cette question au parti politique adverse ou au président de l’Iran. Nous pouvons contourner cette question en considérant plutôt les processus universellement reconnus ou les marqueurs d’importance. Ainsi, même si nous ne partageons pas l’avis du président, nous pouvons reconnaître l’importance de sa déclaration, n’est-ce pas ? En science, au lieu de discuter de vérité ou de qualité, nous parlons de l’évaluation par les pair·e·s, un processus par lequel une communauté donnée considère une idée comme étant valable. C’est une très bonne approche que je défends, mais ce n’est pas l’universalité — c’est une définition de la qualité partagée par une communauté. La qualité, en fait, c’est comme la pornographie : vous la reconnaissez lorsque vous la voyez.
Le deuxième problème de la bibliothèque en tant que gardienne de l’information de grande qualité est qu’il n’existe que très peu d’endroits sur la planète compilant plus de mensonges et de contre-vérités qu’une bonne bibliothèque universitaire. Pourquoi ? Parce que la mauvaise information permet de produire de bonnes connaissances. Je sais que ça peut sembler paradoxal, mais continuez à me lire et vous comprendrez. Si vous étudiez l’évolutionnisme, vous avez probablement également lu des ouvrages sur le créationnisme, ne serait-ce que pour réfuter les ouvrages sur le créationnisme. Pour faire avancer la science, il faut souvent réfuter une théorie jusque-là acceptée. Les ouvrages d’histoire sont remplis de diatribes racistes et de biographies biaisées. Des textes en éducation traitent de méthodes pour gérer des classes d’« attardé·e·s », et il est toujours possible de trouver des textes en psychologie au sujet des « femmes hystériques ». Cette information est nécessaire pour notre histoire et pour suivre la progression des connaissances de l’univers.
Il y a plusieurs années, la MacArthur Foundation a financé des recherches sur la crédibilité et la jeunesse (Press s. d.). Plusieurs auteur·e·s (moi y compris) en sont arrivé·e·s à la même conclusion : les écoles publiques de la maternelle à la 12ème année sont potentiellement les pires endroits pour apprendre aux enfants à trouver de l’information fiable sur Internet. Pourquoi ? Parce qu’il est difficile pour les élèves d’avoir accès à de la mauvaise information. Les professeur·e·s et les bibliothécaires scolaires peuvent montrer une information fiable aux enfants, mais pour consulter des exemples de mauvaise information, les enfants doivent chercher sur leur ordinateur à la maison, où ils et elles ont souvent accès à du contenu de mauvaise qualité en l’absence de toute supervision.
Je ne parle évidemment pas de pornographie, je parle de sites tels que MartinLutherKing.org. Il ne s’agit pas d’une coquille. Voyez-vous, ce site est en fait construit et administré par Stormfront, un groupe de suprématistes blancs. Évidemment, vous ne le saurez que si vous cliquez sur petit lien au bas de la page. Dans les écoles, ce site est probablement bloqué, mais qu’en est-il à la maison ? C’est le troisième lien proposé par Google. Les professeur·e·s et les bibliothécaires scolaires ne peuvent accéder au site pour montrer aux élèves comment les groupes racistes peuvent utiliser Internet pour manipuler les jeunes et les ignares.
Voici un exemple destiné à vous triturer un peu les méninges : pour certaines communautés et pour certaines questions, le site Web de Stormfront propose une information de grande qualité. Cette communauté ne représente pas seulement un groupuscule raciste, mais aussi votre communauté. Est-ce de grande qualité ? Imaginez un journaliste à la recherche d’exemples de moyens utilisés par des groupes haineux pour faire du recrutement sur le Web. Le site de Stormfront est une des meilleures ressources pour cette journaliste. Cependant, ce n’est pas le meilleur site à proposer à des élèves de 8ème année pour leurs activités extrascolaires. Lorsqu’il est question de qualité, le contexte doit être pris en considération.
Ultimement, ce qui constitue une amélioration au sein de la société sera défini localement. Votre bibliothèque est-elle là pour faire plus de recherche, encourager le développement économique, améliorer la rentabilité, hausser les performances scolaires, proposer des loisirs ou, ce qui est plus probable, offrir une combinaison de toutes ces possibilités ? Les objectifs de la bibliothèque doivent répondre à ceux de la communauté dans son ensemble.
S’attendre à plus que des tartes et des prostitué·e·s
À Ann Arbor, au Michigan, les bibliothécaires ont placé une boîte à suggestions sur leur site Web. Ils et elles ont demandé aux internautes ce qui pourrait améliorer leur bibliothèque. Voici l’une de mes réponses préférées : « plus de tartes et de prostitué·e·s » (je paraphrase). C’était probablement une blague, mais cette réponse vient faire contrepoids aux bibliothécaires militant·e·s dont j’ai parlé en début de ce chapitre. À l’opposé des bibliothécaires autoritaires qui imposent leur vision de l’amélioration se trouvent ceux et celles qui acceptent n’importe quoi. Cette approche clientéliste, qui est prête à accepter n’importe quoi, est dangereuse.
Tout au long de ce livre, je répète qu’il faut s’attendre à davantage de nos bibliothèques, mais je dois prendre un moment pour dire que les bibliothèques et les bibliothécaires doivent s’attendre à plus de votre part. Considérer chaque membre de la communauté comme un consommateur ou une consommatrice est réducteur pour vous. Vous n’êtes pas non plus un client de la bibliothèque. La plupart des bibliothèques américaines utilisent le terme anglais « patron » lorsqu’il est question de référer à ses membres. Ce terme est un peu plus approprié, mais, pour ma part, je préfère le mot « membre ».
Encore une fois, je dois cette idée à Joan Frye Williams. Dans le cadre de ses travaux pour concevoir des plans stratégiques avec plusieurs bibliothèques publiques, la question du choix d’un mot à utiliser pour vous représenter a été soulevée. Elle a eu une idée folle : « demandons leur ce qu’ils et elles en pensent . Lors d’un sondage informel mené avec les personnes fréquentant la bibliothèque, la réponse la plus fréquente qu’elle a obtenue est « membre. » Après tout, « j’ai une carte et je paie une cotisation » (sous forme d’impôts). J’aime ce terme puisqu’il sous-entend la copropriété. Les membres d’un organisme ne font pas qu’utiliser ses services. Ils et elles votent, établissent des politiques et lui offrent de l’aide. Au fond, les membres font partie de l’organisme. Vous devez pouvoir vous impliquer dans votre bibliothèque. Vous devez être partie prenante des conversations qui portent sur les moyens d’améliorer la société et sur ce que les bibliothèques peuvent faire pour contribuer à l’atteinte de cet objectif.
Vous devez également exiger davantage de ces conversations. Parler uniquement pour faire l’inventaire de ce qui ne tourne pas rond dans la communauté ne suffit pas. Les bibliothécaires excellent en résolution de problèmes. Cela les stimule. Il n’y a rien de mieux qu’une question de référence difficile. Ils et elles aiment fouiller pour trouver une information. Les bibliothécaires sont né·e·s pour aider et, pour cette raison, ils et elles se concentrent souvent sur les problèmes de la communauté. Il s’agit de grands problèmes et ce travail est important.
Cependant, nous ne devons jamais oublier que notre communauté a des aspirations et des rêves. Bien que la diversité au sein d’une communauté fait en sorte qu’il est difficile de s’entendre sur une vision commune, nous savons que c’est possible. La bibliothèque peut rassembler notre voisinage, nos collègues, nos étudiant·e·s et nos membres dans un espace social sain et inspirant pour rêver.
Un grand rêve peut faire bouger des nations. Un rêve emballant peut transcender les différences, les problèmes et les défis. Un rêve emballant peut nous élever au-dessus de la routine et du poids du quotidien. Un rêve emballant peut nous donner une direction et contribuer à améliorer la société. Finalement, ce sont de tels services que nous attendons de la bibliothéconomie. Au lieu de nous faire rappeler nos problèmes, nous voulons un rêve qui nous permette de nous projeter dans l’avenir.
Faire partie de la communauté
Vous devez aussi vous attendre à ce qu’une bibliothèque fasse plus que se saisir d’un rêve pour le réaliser. Les meilleures bibliothèques contribuent à forger une vision. Notez que j’utilise le mot « conversation » partout dans ce livre de façon intentionnelle, et ce, même lorsqu’il est question des moyens auxquels les communautés ont recours pour s’améliorer et, plus globalement, pour améliorer la société. Il est important de savoir pourquoi je parle de « conversation ».
Une conversation est une affaire complexe. Elle implique au moins deux parties. Elle concerne aussi le langage utilisé par ces parties, mais implique surtout la capacité d’écouter et de parler. Une conversation est un échange d’idées au cours duquel deux parties sont transformées par leur conversation et transforment aussi ceux et celles qui y prennent part. Sans cette volonté d’écouter, les conversations deviennent rapidement des monologues ou des cacophonies.
Dans le cadre d’une conversation au sujet des moyens que peut utiliser une communauté pour s’améliorer et tirer profit de sa bibliothèque pour atteindre cet objectif, nous devrions nous attendre à ce que les bibliothèques et leurs services épousent la vision exprimée en faveur d’une communauté meilleure. Ceci n’a rien de particulièrement révolutionnaire. Depuis des décennies, nous parlons de l’approche client. Pour les technologies, nous parlons de design centré sur l’utilisateur et d’« expérience utilisateur ». Nous devrions pouvoir être plus que de simples consommateurs et consommatrices des services de la bibliothèque, nous devrions pouvoir être des membres qui participent au façonnement de la bibliothèque.
Cela veut dire que nous devrions nous attendre à ce que les bibliothèques et les bibliothécaires participent aux conversations qui structurent notre avenir. Les bibliothèques doivent faire partie de la communauté. Elles ne sont pas qu’un service offert à la communauté. D’une part, cela signifie qu’elles offrent des services qui répondent du mieux possible aux besoins de leur communauté. Leurs collections doivent donc contenir autant (sinon plus) de documents et de connaissances qui ont été produites par la communauté que de ressources provenant d’autres communautés ou portant sur d’autres communautés. Cependant, en tant que membre de leur communauté, les bibliothèques et les bibliothécaires ont aussi voix au chapitre. Ils et elles peuvent contribuer à façonner la vision permettant à la communauté de se projeter dans un avenir meilleur, tout en se questionnant sur les moyens que la bibliothèque devrait employer pour que cette vision se réalise.
Prenons un exemple contemporain : le livre numérique. Il se passe quelque chose de très intéressant depuis que les livres migrent du papier vers le numérique. La plupart des personnes se concentrent sur les fonctionnalités (l’annotation, le partage de notes, les signets dynamiques, le multimédia) ou sur les appareils (liseuses, tablettes). Bien entendu, il s’agit de changements majeurs dans notre relation au livre et dans nos façons d’interagir avec lui. Cependant, la plupart des personnes ont raté un changement beaucoup plus fondamental. Le passage vers l’univers numérique a fait en sorte que les maisons d’édition ont aussi changé leur modèle d’affaires. Elles sont passées de la vente de livres à la vente de licences.
Je comprends que les modèles d’affaires sont beaucoup moins intéressants que les tablettes ultraminces, mais voici pourquoi vous devriez vous en soucier. Bien que vous pensiez acheter un livre pour votre appareil, ce n’est pas le cas. Vous payer plutôt pour pouvoir utiliser un livre sous licence. Quelle est la différence ? Vous obtenez certains droits lorsque vous achetez un bien, mais vous obtenez uniquement les droits que les propriétaires du livre numérique acceptent de vous donner conformément à sa licence d’utilisation. Par exemple, si vous achetez un livre imprimé, vous pouvez le prêter ou même le vendre à quelqu’un d’autre. Ceci correspond à la doctrine de la première vente. Non seulement cette doctrine de la première vente crée un marché formidable pour les manuels usagés dans les universités, mais elle constitue un des piliers sur lequel les bibliothèques reposent. Si vous achetez un livre, vous pouvez le vendre ou le prêter à un ami tout à fait légalement. Une bibliothèque aussi. Cependant, vous ne pouvez revendre un livre numérique. Pourquoi ? Parce qu’il ne vous appartient pas.
Lorsque vous avez obtenu votre nouvelle liseuse, vous avez probablement cliqué sur ce qui s’appelle un « contrat de licence d’utilisateur final ». C’est la fenêtre contextuelle qui surgit à chaque fois que vous créez un compte sur un site Web. Elle compte souvent plusieurs pages et, si vous êtes comme la majorité des « utilisateurs finaux », vous ne les lisez jamais. Remarquez que vous n’avez pas l’obligation de lire un tel contrat lorsque vous achetez de la gomme à mâcher au magasin. Ce contrat est une licence, et, en ce qui concerne les livres numériques, celle-ci définit à peu près tout ce que vous pouvez ou ne pouvez pas faire avec ce livre numérique.
Comment cela se traduit-il dans la réalité ? En juillet 2009, deux ans après la sortie de la première liseuse Kindle par Amazon, plusieurs personnes ont acheté une copie numérique du livre 1984, de George Orwell. Cependant, Amazon ne détenait pas les droits de vente de ce livre. Qu’a fait Amazon ? L’entreprise a supprimé à distance le livre acheté sur toutes les liseuses Kindle. C’est seulement par la suite qu’Amazon a avisé sa clientèle et a proposé un remboursement. On a comparé cette situation à Ikea qui se faufilerait dans votre maison pendant la nuit pour reprendre une étagère.
Amazon est tout à fait en droit d’agir de la sorte puisque tous les propriétaires de liseuses Kindle ont accepté sa politique et ne possédaient donc pas le livre — ils et elles ont payé uniquement pour l’usage du livre selon les conditions établies par Amazon.
Quel est le lien avec les bibliothèques et la conversation visant à améliorer la société ? Les maisons d’édition sont de plus en plus préoccupées par la demande croissante de livres numériques par les membres des bibliothèques, ce qui les oblige à trouver des moyens pour faire des profits avec leurs titres. Imaginez si vous pouviez enregistrer votre liseuse à votre bibliothèque locale et télécharger sans difficulté n’importe quel titre gratuitement. Pourquoi alors achèteriez-vous un livre ? Au lieu de vendre plusieurs copies d’un livre, les maisons d’édition n’en vendraient qu’une seule à la bibliothèque. Les maisons d’édition cherchent donc à mettre du sable dans l’engrenage de ce processus. Elles souhaitent qu’il soit plus facile de rendre les livres disponibles sous licence que de les obtenir à la bibliothèque. Et la plupart des maisons d’édition refusent de fournir des livres numériques sous licence aux bibliothèques.
Celles qui acceptent de travailler avec les bibliothèques trouvent des moyens pour limiter le nombre de fois qu’un livre numérique peut être « emprunté ». Ainsi, après que 26 personnes aient lu un titre publié par Harper Collins, la bibliothèque doit obtenir une nouvelle « copie » sous licence. Random House a opté pour une approche plus simple ; l’éditeur a augmenté le prix des licences de 300 % pour les bibliothèques. Dans l’univers de la propriété physique du livre, lorsqu’un nouveau best-seller paraît, vous pouvez, tout comme vos bibliothécaires le font, vous rendre en librairie et l’acheter au même prix — vous l’apportez à la maison et les bibliothécaires le placent sur les rayons. Dans le monde du livre numérique, vous pouvez payer 10 $ et la bibliothèque, si elle peut l’obtenir, paierait 30 $1. Et n’oubliez pas que ceci ne vaut que pour les maisons d’édition qui acceptent de transiger avec les bibliothèques. Cette situation a amené les bibliothécaires à se demander si les bibliothèques (publiques, universitaires, scolaires, etc.) devraient vraiment faire partie de ce marché. Des membres de la communauté des bibliothèques ont entrepris des boycottages (« CBC News: Libraries boycott Random House over e-book prices » 2012).
Pourquoi cette longue histoire à propos des livres numériques ? Parce qu’il est certain que diverses communautés souhaitent la présence de livres numériques dans les bibliothèques. Cependant, si la bibliothèque fait de son mieux pour répondre à la demande, deux choses peuvent se produire. Premièrement, la communauté pourra s’avérer insatisfaite du choix offert. Plusieurs des titres recherchés ne seront pas accessibles par l’entremise de la bibliothèque puisque les maisons d’édition ne les offriront pas sous licence. Deuxièmement, il est possible qu’une communauté soit contrainte de réduire considérablement les autres services de la bibliothèque puisque davantage d’argent devra être dépensé pour payer le coût des licences de livres numériques.
Soyons clairs. J’ai une opinion à ce sujet, mais je ne reproche à aucune compagnie ou industrie de vouloir faire des profits. De nos jours, un certain nombre d’entreprises, y compris les bibliothèques, les maisons d’édition, les agences de voyages, les médecins, les musiciennes, les producteurs de films et les conceptrices de jeux vivent de grands changements et tentent de trouver leur place et leur modèle d’affaires. Les bibliothécaires devraient, non seulement être conscient·e·s de cette problématique, mais aussi être bien informé·e·s. La bibliothèque devrait également informer activement la communauté et l’aider à définir sa position sur cette question.
Comme dans le cas du service Freegal que j’ai mentionné dans le Chapitre 2, notre communauté souhaite-t-elle dépenser ses ressources sur des livres numériques qui peuvent disparaître à tout moment ? De plus, notre communauté veut-elle prendre position sur cette question ? Si vous n’aimez pas l’idée qu’Amazon, Apple ou Barnes & Noble sont ultimement les possesseurs des objets que vous achetez chez eux (et qu’ils peuvent supprimer à tout moment), votre bibliothèque devrait aider votre communauté à faire connaître ce point de vue et travailler activement à changer la situation.
Ce même argument est formulé dans nos universités à propos des publications savantes. Dans le Chapitre 2, j’ai donné un petit aperçu des coûts astronomiques des licences de bases de données universitaires. (Je souligne : coût des licences et non des achats). Plusieurs universités s’insurgent contre la situation suivante : le gouvernement subventionne une chercheure pour réaliser une étude ; cette chercheure rédige un article pour présenter ses résultats ; elle offre cet article gratuitement à une maison d’édition de publications savantes pour publier ses résultats dans leur revue ; cet éditeur scientifique fait ensuite payer les bibliothèques, les chercheur·e·s et les universitaires pour un accès à cet article, à un coût qui ne cesse de grimper. De plus, puisque la bibliothèque, l’université et la chercheure ne possèdent plus ces travaux, ils achètent simplement le droit de le lire. Si l’université cesse de payer la maison d’édition, ils perdent l’accès à l’article.
Cette situation a amené un nombre croissant de chercheur·e·s et de bibliothécaires à essayer de trouver des modèles de publication alternatifs. Par exemple, il existe un important mouvement vers le libre accès. Dans le modèle du libre accès, des articles sont publiés gratuitement sur le Web. Les ressources pour éditer et réviser les travaux proviennent des auteur·e·s ou des associations qui agissent comme éditrices.
Comment votre communauté conçoit-elle cette situation ? Que veut-elle faire à ce sujet ? Plusieurs grandes universités, comme l’Université de North Carolina et Harvard, ont adopté des politiques qui stipulent que toutes les publications doivent être en libre accès (à quelques exceptions près, évidemment). Bien que cette conversation concerne les chercheur·e·s, car cela touche à l’évaluation par les pair·e·s, aux critères décidant de l’obtention d’un poste permanent et même à l’obligation qu’ils et elles ont de prendre part aux débats d’idées dans l’espace public, les bibliothèques ont un rôle immense à jouer à ce sujet. Les bibliothécaires doivent sensibiliser la communauté, souligner les risques, les bénéfices et contribuer à orienter la conversation autour du libre accès et de l’écosystème de la communication savante. Remarquez que je ne dis pas que la bibliothèque devrait établir une politique et l’appliquer. Quand la bibliothèque est façonnée par les besoins et les désirs de sa communauté, elle peut prendre part à des conversations qui sont importantes pour sa communauté. Et cette conversation sera nourrie et orientée par les connaissances et l’expertise de la bibliothèque.
Les environnements fermés
Les livres numériques soulèvent un autre enjeu, celui des « environnements fermés » (walled garden en anglais). Nous devons nous attendre à ce que nos bibliothécaires soient familier·e·s avec cette notion importante pour quiconque souhaite former et organiser sa communauté. Les environnements fermés sont des plates-formes propriétaires d’hébergement et d’offre de contenu en ligne. Par exemple, si vous possédez un iPad ou un iPhone et que vous voulez y ajouter une application, vous devez passer par l’App Store d’Apple. Aucune application ne peut être ajoutée directement sur votre appareil ou sur l’App Store, ce qui fait qu’Apple a un contrôle presque total sur les applications auxquelles vous avez accès.
Ce concept s’applique également au contenu. C’est d’ailleurs le cas des livres numériques que vous achetez sur une liseuse Kindle d’Amazon. Les librairies Barnes & Noble, qui vendent leur propre liseuse, la Nook, refusent maintenant de tenir des livres imprimés si la version numérique est offerte uniquement pour la liseuse Kindle. Dans des librairies ayant pignon sur rue, ce n’est pas un problème, car vous pouvez aller ailleurs (comme dans une bibliothèque ou une autre librairie). Cependant, sur votre liseuse Kindle, vous n’avez pas d’autre choix : vous vivez dans un environnement fermé. Cet espace peut être joli et vous offrir tout ce que vous désirez, mais vous y êtes tout de même enfermé·e·s.
Jusqu’ici, j’ai consacré une bonne partie de ce chapitre aux livres, numériques et imprimés, mais je vous rappelle que nous devons exiger de nos bibliothèques davantage que des livres. Les bibliothèques se définissent en fonction de leurs communautés et cherchent à améliorer la société. Le concept d’environnement fermé concerne-t-il également les bibliothèques ? Oui.
Si vous utilisez Internet, il y a une chance sur deux que vous consultiez un réseau social (Rainie 2012), et, si c’est le cas, il y a de très fortes chances qu’il s’agisse de Facebook. Facebook est un environnement fermé, mais à l’envers. Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi l’utilisation de Facebook est gratuite ? C’est parce que vous en êtes le produit, pas le client. Contrairement à Apple ou Amazon, où il y a des limites à ce que vous pouvez trouver dans leur environnement, Facebook contrôle ce que les groupes peuvent obtenir de vous (ou à votre sujet) dans leur environnement fermé.
Votre historique de navigation, vos ami·e·s et même les photos que vous téléversez sur cette plate-forme appartiennent à Facebook. Ces informations sont ensuite revendues à des annonceurs, notamment. (Vous rappelez-vous l’exemple des gouvernements qui surveillent les réseaux sociaux afin de scruter les manifestations qui s’organisent ?) Aujourd’hui, pour la grande majorité d’entre nous, y compris moi-même, cette atteinte à la vie privée nous paraît acceptable. Le hic, c’est que plusieurs personnes ne réalisent pas qu’il y a un coût dès le départ et plusieurs d’entre nous sont mécontent·e·s lorsque Facebook exerce son droit de changer ses conditions générales d’utilisation. Ceci est particulièrement exaspérant pour les personnes qui tentent de supprimer leur compte Facebook et qui découvrent que Facebook s’est réservé le droit de conserver toutes leurs publications et leurs photos, et ce, à perpétuité (en plus de les utiliser dans des publicités ciblées).
Les grands défis
J’en reviens donc aux attentes que nous devons avoir à l’égard des bibliothécaires lorsque vient le temps de réfléchir collectivement à l’amélioration de la société. Une communauté a des rêves dont les facettes sont multiples : économiques, spirituelles, récréatives, intellectuelles, etc. Quelles sont les facettes auxquelles les bibliothécaires pourraient contribuer davantage ? Plutôt que de dresser une liste de tout ce que les bibliothécaires devraient être en mesure d’apporter en termes de contribution à leurs communautés, je préfère parler des grands défis qui leur incombent.
Un grand défi est un problème fondamental aux ramifications complexes qui peut être résolu de multiples façons. Il s’agit d’un objectif ambitieux établi par une communauté qui cherche à définir et comprendre ce qui est de l’ordre du possible sans, pour autant, adopter des stratégies ou des solutions définitives. Pour les institutions gouvernementales et privées, identifier un grand défi est aussi une invitation à le résoudre. Un des meilleurs exemples de cette approche est la cartographie du génome humain en biologie.
À partir de 1990, des scientifiques du monde entier ont eu pour ambition de cartographier l’ensemble du code génétique humain, soit quelque 20 000 à 25 000 gènes (« Human Genome Project: Index » 2017). Des partenaires provenant d’universités, de gouvernements et de l’industrie étaient convaincu·e·s que la connaissance des bases de la vie permettrait de découvrir de nouveaux traitements contre des maladies, de révéler de nouvelles vérités sur l’évolution et, ultimement, d’élargir le champ des possibilités en matière de recherche fondamentale et appliquée. Pendant 13 ans, de nouvelles technologies ont été développées, qui ont permis de renouveler la compréhension du fonctionnement de l’être humain au niveau cellulaire. La biologie, la médecine, la pharmaceutique, la criminologie et d’autres domaines ne seront plus jamais les mêmes.
Existe-t-il des défis de cette ampleur qui demandent l’implication de nos bibliothèques ? Quels sont les grands défis de la bibliothéconomie et comment pouvons-nous travailler tous et toutes, ensemble, pour améliorer la société ? Pour répondre à cette question, un groupe de bibliothécaires et de chercheur·e·s en sciences de l’information se sont réuni·e·s à Dallas, au Texas, en avril 2011. Ces rencontres ont permis d’établir une série de thèmes tournant autour d’un concept central, celui d’infrastructure du savoir.
L’infrastructure du savoir est un mélange composite de personnes, de technologies, de ressources et de lois. Comme pour l’ADN, l’infrastructure du savoir est essentielle à notre vie quotidienne et, comme pour l’ADN, vous n’y pensez probablement pas très souvent. Certains éléments évidents participent à l’infrastructure du savoir, comme votre téléphone portable. Plus de 64 % des adultes aux États-Unis possèdent un téléphone intelligent (NW, Washington, et Inquiries s. d.), dont ils et elles se servent pour naviguer sur le Web et les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter. Nous nous sommes aussi habitué·e·s à d’autres dispositifs de l’infrastructure du savoir, comme les plates-formes numériques qui proposent un peu de tout (des livres, des films ou de la musique).
Nous prenons également de plus en plus conscience d’autres aspects de l’infrastructure du savoir, comme les politiques et les lois qui ont un impact sur le fonctionnement de celle-ci. De nos jours, si vous entendez parler de pirates, cela peut aussi bien faire référence à des corsaires au large des côtes somaliennes qu’à des ados qui, dans le sous-sol parental, téléchargent le film Capitaine America avec BitTorrent. Un grand débat fait rage quant à la propriété des idées et des contenus et les façons légales de les utiliser. Cela concerne notre infrastructure du savoir.
Certaines personnes considèrent que l’infrastructure du savoir est mise en œuvre lorsque les collèges, les universités (et les écoles secondaires) offrent de la formation à distance en ligne. D’autres pensent que l’Internet est une infrastructure du savoir, à laquelle on pourrait adjoindre la téléphonie (qui est de plus en plus dépendante de l’Internet). D’autres encore pourraient ajouter les dépôts d’information, tels que les bibliothèques et les musées, à l’infrastructure du savoir.
Cependant, en Amérique du Nord, l’infrastructure du savoir est devenue de plus en plus diversifiée et intégrée à nos vies. Considérez simplement le fait de conduire une voiture pour vous rendre au travail. Il y a de fortes chances que la voiture que vous conduisez soit contrôlée par un ordinateur. De nos jours, plusieurs nouvelles voitures sont dotées d’un ordinateur capable de réguler l’apport d’essence dans le moteur, d’assurer le suivi de détecteurs afin que l’ordinateur puisse vous envoyer un texto si un problème se présente, de détecter des signaux sans fil pour déverrouiller la voiture et éteindre le moteur si le véhicule a été volé. D’autres ordinateurs sont probablement intégrés à la voiture et servent à communiquer avec des satellites pour déterminer où vous êtes (GPS) et la musique que vous écoutez (radio satellite).
Votre voiture roule sur une route qui a la même apparence qu’il y a 50 ans, mais cette ressemblance en est uniquement une de surface. Si vous conduisez dans une grande ville, vous conduisez sur des routes intelligentes. Des détecteurs intégrés à l’asphalte peuvent compter le nombre de voitures qui circulent sur une route et mesurer leur vitesse. Cela permet aux rues elles-mêmes de contrôler les feux de circulation pour éviter la congestion. Ces détecteurs sont aussi installés sur des routes rurales éloignées afin que celles-ci puissent faire venir du sel de déglaçage si la route est glacée, réduisant ainsi les coûts et les impacts sur l’environnement d’une utilisation excessive de produits déglaçants.
Peut-être conduisez-vous sur une autoroute de la côte est des États-Unis, où il vous est possible de traverser des postes de péage sans jamais ralentir puisqu’un système de radio-identification E-ZPass détecte automatiquement votre voiture et facture le montant du péage directement à votre compte bancaire. Vous pouvez considérer que les systèmes sans fil de péage ne sont pas une infrastructure du « savoir », mais, depuis peu, de telles technologies sont utilisées pour collecter des données pouvant servir de preuves lors de procédures de divorce. Des avocat·e·s disposant d’un mandat peuvent exiger de consulter les données des postes de péage afin de déterminer avec précision où vous étiez et à quelle heure vous y étiez. Et cela, au moment même où vous conduisez.
On estime que chaque kilomètre de route générera très bientôt un gigaoctet de données par jour. Un nombre qui pourrait même s’élever à un gigaoctet à l’heure. Comme les États-Unis comptent près de 6 millions de kilomètres d’autoroutes (« Division de l’ ingénierie: Bureau des services techniques » s. d.), ce nombre s’élèverait à 4,6 pétaoctets de données à chaque heure, ou 37 exaoctets par année. Qu’est-ce qu’un exaoctet ? 10x10x10x10 mégaoctets. Cinq exaoctets pourraient contenir l’ensemble des mots prononcés par l’humanité, et ce, depuis le début des temps. Alors 37 exaoctets de données générées chaque année sur les autoroutes américaines, voilà qui fait beaucoup de données.
Encore une fois, vous pouvez ne pas vous en préoccuper, mais puisque toutes les données générées par nos actions quotidiennes sont recueillies, cela peut devenir terrifiant. Charles Duhigg, un journaliste d’enquête du New York Times, a écrit un livre, Le pouvoir des habitudes : changer un rien pour tout changer. Il explique comment les données recueillies dans l’ensemble de ces réseaux et de ces sources en apparence invisibles peuvent être utilisées à des fins inattendues. Par exemple aider Target, la chaîne de magasins de détail, à déterminer si une femme est enceinte.
La grossesse est une période de grand changement dans la vie d’une femme et Target veut que l’un de ces changements soit d’acheter plus de produits dans ses magasins. Target utilise toutes les données qu’elle possède au sujet de sa clientèle ( « Quels coupons avons-nous envoyés ? », « Les coupons ont-ils été utilisés ? », « Quel courriel avons-nous envoyé ?») pour mieux cibler leurs efforts de marketing. Lors d’une entrevue, Duhigg a expliqué comment Target est capable de découvrir qu’une cliente est enceinte :
Un des analystes et moi avons parlé à la personne qui gère ce programme et qui a en quelque sorte conçu ce modèle. Un des analystes a réalisé que les femmes qui, soudainement, commencent à acheter des lotions non parfumées pourraient être enceintes. Ils ont ensuite commencé à s’attarder aux autres articles que ces femmes achètent, et ils ont pu effectuer ces petites expériences grâce à leur base de données de produits pour bébés. Ils savent qu’un bon nombre de personnes sont enceintes et celles-ci leur ont communiqué leur date prévue d’accouchement.
Et si vous achetez de la lotion non parfumée, et que vous commencez soudainement à acheter certaines vitamines, comme le zinc ou le magnésium, cela veut donc dire que vous êtes probablement enceinte et que vous êtes probablement dans votre second trimestre. Si vous attendez un peu plus longtemps et qu’une même personne commence à acheter des débarbouillettes, des boules de coton et du désinfectant pour les mains, ce qu’elle n’avait jamais acheté auparavant, vous pouvez dès lors vous servir de cette information.
À l’intérieur d’une période de deux semaines, environ 25 produits peuvent servir à déterminer la date d’accouchement prévue de cette femme. Bien que cette personne ne vous ait jamais dit qu’elle soit enceinte, et peut-être qu’elle ne l’a même pas dit à ses parents, Target peut non seulement le déduire en analysant ses habitudes de consommation, mais peut également prédire sa date d’accouchement et cela lui donne le pouvoir énorme d’envoyer des coupons à des moments spécifiques (« Habits: How They Form And How To Break Them » s. d.).
Si Target est capable d’être aussi précis, qu’est-ce que vous, votre communauté ou d’autres personnes pourriez faire avec tant d’informations, qu’elles soient bonne ou mauvaise ?
Et maintenant, voici le hic au sujet de l’infrastructure du savoir de notre époque : elle ne fonctionne plus correctement. En apparence, tout semble intact. Après tout, nos téléphones fonctionnent toujours, les feux de circulation aussi et Target fait des profits. Or le problème est tout de même réel.
D’abord, cette infrastructure est présentement incohérente et souvent en conflit. Bien que l’infrastructure soit, et restera, un marché d’acteurs publics et privés, aucune réglementation n’existe pour la rendre meilleure. De plus, cette infrastructure du savoir favorise largement une vision simpliste de la consommation et de la production. Selon cette vision, des entités produisent des contenus (livres, films, chansons, etc.) et des gens les consomment ou les acquièrent. Le problème est que ce modèle n’a plus beaucoup de sens. Nous produisons et consommons tous des contenus. Même nos voitures sont des productrices et des consommatrices. Nous prenons part à une conversation, nous ne sommes pas uniquement la clientèle d’un vaste marché.
Prenez YouTube. C’est un site où vous pouvez non seulement regarder des capsules vidéo virales de chats, mais où vous pouvez aussi ajouter vos propres vidéos. Jetez maintenant un coup d’œil à la connexion Internet que vous utilisez pour vous connecter à YouTube. Les chances sont grandes que cette connexion soit asymétrique, ce qui signifie que vous pouvez télécharger des informations sur votre appareil beaucoup plus rapidement que vous ne pouvez en téléverser. Vous pouvez retirer cette vidéo de chat en dix secondes, mais vous mettrez peut-être une dizaine de dix minutes pour la téléverser. Pourquoi ? Parce que l’allocation de bande passante a été mise en place en tenant pour acquis que vous consommez beaucoup plus de contenu que vous n’en produisez.
Cela est vrai non seulement dans le domaine des technologies, mais dans tous les domaines de l’infrastructure du savoir. Allez à la bibliothèque pour consulter un livre. Facile, n’est-ce pas ? Retournez ensuite à la bibliothèque et essayez de les convaincre de placer un livre que vous avez écrit sur les rayons. Rendez-vous à l’université pour suivre un cours. Maintenant, retournez-y et proposez d’y enseigner. Encore pire, proposez à l’université d’offrir un cours sans professeur·e dans lequel les étudiant·e·s travaillent sur un projet.
Où est-il facile d’ajouter de l’information dans un système de connaissances ? Là où la connaissance peut facilement être rentable. Retournons à des sites comme Facebook qui ne coûtent rien parce que vous en êtes le produit.
Maintenant, soyons clairs : la raison pour laquelle nous avons besoin d’une infrastructure plus participative n’a rien à voir avec une vision grandiose et utopique de l’équité pour tous et toutes, bien que ce serait assez sympathique. Pensez-y plutôt comme si vous aviez personnellement intérêt à ce qu’un projet entrepreneurial réussisse.
Dans un coin rural de la Nouvelle-Angleterre, par exemple, habitait un homme qui aimait les motoneiges. Toute sa vie, il a collectionné des motoneiges et des pièces de motoneige. Il aimait tellement cela que, au moment de prendre sa retraite, il avait une grange remplie de vieilles motoneiges et de vieilles pièces de motoneige. Un jour, son petit-fils, qui était en vacances, lui a rendu visite. Avec la permission de son grand-père, le garçon est allé dans la grange avec un ordinateur portable et une caméra. En une semaine (et avec la permission de son grand-père), le garçon a inventorié tout le contenu de la grange et l’a mis en ligne. Du jour au lendemain, cette grange a été transformée en un centre de distribution mondial de pièces. Un de leurs principaux clients était la Sibérie, qui compte beaucoup de vieilles motoneiges, mais très peu de pièces pour celles-ci.
Sans une approche plus participative de notre infrastructure du savoir, ces actions innovantes et inattendues deviennent plus difficiles. Cela vaut également pour tous ces environnements fermés dont j’ai parlé précédemment. Sans un équilibre entre la logique propriétaire et la logique ouverte, l’infrastructure du savoir ne peut plus fonctionner.
Ma bibliothèque est-elle d’envergure ?
Quelles leçons tirer de ces grands défis quant à la façon dont les bibliothèques peuvent s’engager au sein de leurs communautés en vue de les améliorer ? En premier lieu, les bibliothèques ont historiquement été une partie importante de cette infrastructure du savoir. Bien qu’aujourd’hui elles y jouent un moins grand rôle, elles demeurent toujours vitales. Voici deux faits appréciables : 100 % des bibliothèques publiques offrent un accès public gratuit à Internet et 62,1 % des bibliothèques publiques déclarent qu’elles sont le seul fournisseur d’accès à Internet gratuit dans leurs communautés (« Public Libraries & Access » 2010). Qui plus est, depuis que les différents paliers gouvernementaux utilisent Internet pour mener à bien leurs services, tous les types de bibliothèques sont appelés à offrir un accès et à former le grand public. Là où, jadis, le bureau gouvernemental du coin pouvait aider à résoudre certains problèmes se trouve maintenant une bibliothèque publique avec des ordinateurs et des bibliothécaires pour vous offrir cette aide.
Les bibliothèques jouent un rôle important dans l’infrastructure du savoir, et ce, de diverses façons. Par exemple, le Copyright Office des États-Unis est situé au sein de la Bibliothèque du Congrès. Cette organisation ne se contente pas d’enregistrer la propriété d’une œuvre ; elle établit la politique quant à ce qui constitue un usage équitable et une violation de la loi sur le droit d’auteur.
Voici ce qu’on peut lire sur son site Web :
Le Copyright Office fournit une assistance spécialisée au Congrès américain sur les questions de propriété intellectuelle ; il conseille sur les changements prévus à la loi américaine sur le droit d’auteur ; il analyse les lois et les rapports législatifs sur le droit d’auteur et aide à leur rédaction ; il fournit et réalise des études pour le Congrès américain ; il lui offre des conseils sur le respect des accords multilatéraux, tels que la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques. Le Copyright Office travaille avec la branche exécutive du département d’État, avec le Bureau du Représentant du commerce des États-Unis et avec le département du Commerce afin de lui fournir une expertise technique dans les négociations d’accords internationaux sur la propriété intellectuelle ; il fournit également une assistance technique à d’autres pays qui élaborent leurs propres lois sur le droit d’auteur (« United States Copyright Office A Brief Introduction and History » s. d.).
Lorsque Google a élargi sa mission dans le but de rendre accessible tout le savoir de l’humanité, l’entreprise a cogné aux portes des bibliothèques. En effet, les bibliothèques universitaires ont, dans leurs collections, une part importante de la recherche menée au cours du dernier millénaire. Il faut aussi se rendre compte que les bibliothèques, peu en importe le type, jouent un rôle important en termes d’éducation publique à l’utilisation et la création des connaissances. Souvenez-vous de l’argumentaire sur les bibliothèques que j’ai développé au Chapitre 2. À la lumière de l’infrastructure du savoir, qui représente une part énorme et toujours grandissante de l’économie des États-Unis, cet argumentaire gagne maintenant en importance.
L’idée de l’infrastructure du savoir est puissante. Pouvez-vous exiger de votre bibliothécaire de quartier d’y participer ? Oui. Les bibliothécaires scolaires peuvent jouer un rôle crucial afin que vos enfants aient accès à des moyens d’apprentissages plus authentiques que les gros manuels scolaires au contenu statique ; ils et elles connaissent des ressources beaucoup plus diversifiées (cela peut inclure des personnes-ressources tels que des expert·e·s, ou encore d’autres élèves). En fait, c’est exactement ce qui est demandé dans les nouvelles normes du tronc commun en éducation adoptées par de nombreux États américains. On demande aux écoles d’aujourd’hui de passer d’un enseignement basé sur les faits à un enseignement qui repose sur la résolution de problèmes. Quel meilleur endroit pour soutenir les élèves dans de tels apprentissages qu’une bibliothèque ? Sa mission de base est de développer des procédures pour trouver et contextualiser les savoirs.
Les bibliothécaires universitaires peuvent défendre et promouvoir les initiatives de libre accès pour ainsi faciliter le repérage et la découvrabilité des publications scientifiques. Les bibliothécaires qui travaillent pour le gouvernement peuvent expliquer à la population les rouages internes de l’État, et ainsi éclairer le fonctionnement de la démocratie. Les bibliothécaires en entreprise peuvent assurer la bonne gestion des connaissances et, en même temps, améliorer les résultats financiers de leur compagnie.
Communautés, conflits et équité
Comme vous l’aurez compris à ce stade-ci, j’utilise le terme communauté dans un sens large. Je ne le limite pas au sens du public ou à un lieu géographique. Les communautés sont des groupes de personnes qui se réunissent autour d’une variable commune. Il peut s’agir du lieu où l’on vit, où l’on étudie, où l’on travaille. En tous les cas, je suppose que les membres d’une communauté ont conscience de cette variable, qu’ils et elles se savent parties prenantes d’une communauté. Si vous fréquentez une université ou que vous y travaillez, par exemple, cette université est une communauté. Si vous payez des cotisations pour adhérer à une organisation comme un club ou association professionnelle, il s’agit également d’une communauté.
Notez que vous n’êtes pas limité·e·s à une seule communauté. Vous pouvez faire partie d’une communauté au travail, d’une autre où vous vivez, d’une autre encore qui est une association professionnelle, et ainsi de suite. Toutes les communautés n’ont pas besoin d’une bibliothèque, mais lorsqu’elles en ont besoin, la bibliothèque fait partie de cette communauté et vous devriez vous attendre à ce que cette bibliothèque contribue à améliorer la communauté.
Les communautés ont des aspirations et des rêves. Vous devriez vous attendre à ce que la bibliothèque contribue à parfaire ces rêves et à faciliter leur réalisation. Les communautés ont aussi des problèmes et des défis et vous devriez vous attendre à ce que la bibliothèque aide non seulement à résoudre ces problèmes, mais aussi à documenter les moyens utilisés pour les résoudre.
Les communautés devraient avoir certaines attentes à l’égard de leurs bibliothèques. Les bibliothèques devraient être des lieux de création et de partage des connaissances, et pas seulement de consommation et d’emprunt de livres. Nous savons que la fonction d’une bibliothèque doit également se déployer hors de ses murs. Les communautés devraient s’attendre à ce que les bibliothèques puissent fournir des services à une population de plus en plus mobile. Cela signifie que la communauté étudiante devrait pouvoir accéder aux services de bibliothèque à partir de la maison. Les employé·e·s devraient pouvoir accéder à la bibliothèque à l’aide d’un téléphone intelligent. La population devrait pouvoir interagir avec la bibliothèque publique sur le Web, ou à partir de centres communautaires et de l’hôtel de ville.
Une communauté comporte une autre caractéristique essentielle : elle doit composer avec des ressources limitées. Ainsi, une ville doit répartir ses dépenses (pour payer les services de police, d’égouts et de bibliothèque). Les universités doivent partager leurs espaces disponibles. En contexte scolaire, le temps est l’une des principales ressources à partager : combien faut-il en consacrer à l’enseignement des mathématiques, des langues, etc. En ce qui concerne les entreprises, elles partagent leurs pouvoirs et leurs budgets. Cette pratique n’est pas toujours facile et génère souvent des conflits.
Un collègue m’a déjà demandé si Google et Amazon étaient des concurrents des bibliothèques publiques. J’ai répondu par la négative ; les bibliothécaires utilisent régulièrement les services de ces deux compagnies. La véritable concurrence pour une bibliothèque publique est souvent le service des Parcs, des égouts ou des travaux publics. La manière dont une communauté répartit ses ressources limitées contribue à définir cette communauté. Est-ce que ce sont les représentant·e·s élu·e·s (comme un conseil municipal ou un conseil facultaire) qui en décident ? Est-ce fait suivant un modèle décisionnel pyramidal (la direction ou les partenaires d’un cabinet juridique) ?
Votre bibliothèque doit également employer une méthode claire et vérifiable pour identifier, communiquer et travailler avec différents groupes au sein de votre communauté. Dans une bibliothèque universitaire, par exemple, quels services sont offerts à la population étudiante, au corps professoral et aux employé·e·s de soutien ? Et dans ce cas-ci, la bibliothèque dessert-elle de la même manière les diplômé·e·s et les étudiant·e·s de premier cycle ? La réponse courte est : probablement pas, ce qui est normal.
« Quoi ?! N’êtes-vous pas censé dire : “il est normal que la bibliothèque serve tout le monde de la même façon”  ? »
Non. Bien qu’offrir les mêmes services à l’ensemble de la communauté puisse être un idéal, cela est pratiquement impossible au sein d’une communauté qui dépasse cinq ou six personnes. Prenons l’exemple d’une bibliothèque publique. Quels sous-groupes font partie de cette communauté ? Les parents, les enfants, les personnes âgées, les gens d’affaires, les ados, les fonctionnaires, les avocates, les docteurs… et la liste pourrait facilement s’allonger. Une bibliothèque publique dans laquelle j’ai travaillé, située le long de l’autoroute 95 dans l’État du Connecticut, a mené un tel exercice. En plus des parents et des personnes âgées, elle a identifié les personnes qui font la navette entre la maison et le travail et qui doivent se rendre dans la ville de New York ; des adeptes de la planche à roulettes, des jardiniers, des tutrices, des enseignants, etc. En milieu universitaire, on peut distinguer les gens qui se consacrent à la recherche de ceux et celles qui enseignent ; on peut opposer les sciences de la vie aux sciences humaines. Au sein de presque toutes les communautés, il est possible de faire des distinctions à l’infini (en fonction de l’âge, de la taille, du pays d’origine, du salaire ou de la scolarité, etc.).
Personne ne peut s’attendre à ce que leur bibliothèque serve tous ces gens de manière égale. Vous devriez cependant vous attendre à ce que votre bibliothèque les traite équitablement. Quelle est la différence entre l’égalité et l’équité ? Quand on agit de la même manière, on parle d’égalité, alors que lorsqu’on agit de façon juste, on parle d’équité. Un service égal signifie qu’un sous-groupe au sein d’une communauté obtient presque toujours un service idéal et, à quelques variantes près, il en va de même pour les autres sous-groupes. Ainsi, un service est égal lorsqu’il est possible pour qui que ce soit dans une communauté d’emprunter des livres. Fournir des livres en braille aux aveugles est équitable. L’emprunt de livres pour tous est égalitaire, la livraison de livres à domicile aux personnes confinées à la maison est équitable.
Prenez l’exemple de l’accès et de l’Internet. La plupart des bibliothèques offrent un accès égal à Internet dans leurs locaux. Cette façon de procéder est égalitaire parce que, comme pour l’éclairage et le chauffage, tout le monde en bénéficie sans distinctions. Cependant, les bibliothèques fournissent également un accès via Internet, ce qui veut dire que vous pouvez utiliser le réseau Internet pour accéder aux services de la bibliothèque à partir de la maison ou via votre téléphone. Cet accès est loin d’être équitable. La plupart des sites Web de bibliothèque fournissent peu de services aux adeptes d’appareils mobiles par rapport à celles et ceux qui utilisent des ordinateurs de bureau. Pensez aussi à ceux et celles qui n’ont pas accès à Internet, et encore moins à la bibliothèque, à partir de la maison.
Pour certaines communautés, cela n’est peut-être pas un problème puisque les membres accèdent facilement à la bibliothèque. Cependant, dans de nombreux cas, l’accès physique à la bibliothèque n’est pas si simple. Dans de nombreuses villes, les transports en commun ne relient pas adéquatement les quartiers pauvres aux bibliothèques (et aux lieux de travail). En milieu universitaire ou d’affaires, une grande partie de la population voyage ou travail à distance. La bibliothèque s’efforce-t-elle de leur fournir un accès qui soit équitable ?
À New York, on estime à 730 000 le nombre de ménages sans accès à Internet à la maison (« How New York is bringing Internet-deprived homes out of the digital dark » 2015). L’accès à Internet n’est pas un luxe pour ces enfants. Les écoles utilisent de plus en plus des manuels scolaires et du matériel pédagogique en ligne. Les parents n’ont pas facilement accès aux services gouvernementaux ou aux offres d’emploi en ligne. De plus, se rendre à la bibliothèque peut être difficile, voire dangereux pour certain·e·s. La New York Public Library a donc décidé que l’égalité d’accès à Internet dans ses édifices ne suffisait pas. Elle a commencé à prêter des bornes Wi-Fi, c’est-à-dire des points d’accès sans fil pour accéder à Internet.
Une borne Wi-Fi est un petit périphérique qui se connecte à Internet via le réseau de téléphonie cellulaire, puis partage cette connexion Internet par le biais d’un réseau sans fil. Les résident·e·s de New York peuvent maintenant emprunter l’appareil et l’apporter à la maison pendant plusieurs mois et ainsi avoir accès à Internet. Ce faisant, ils et elles peuvent accéder aux services de la bibliothèque, mais également à l’intégralité du Web. Les bibliothèques en milieu rural cherchent à lancer des services similaires. Dans les campagnes de l’État de l’Illinois, un regroupement de bibliothèques a apporté des bornes Wi-Fi dans des marchés publics et lors des matchs de soccer. Au lieu que leurs limites soient déterminées par leur espace physique, ces bibliothèques sont maintenant circonscrites par les frontières de leur communauté. Vous devriez vous attendre à ce qu’il en soit de même dans vos communautés.
Il n’y a pas de façon unique de définir un service équitable. Ultimement, il s’agit d’une sorte de contrat social entre la bibliothèque et les différentes composantes de la communauté. Vous devriez vous attendre à ce que votre bibliothèque et vos bibliothécaires s’impliquent pleinement dans tous les secteurs de la communauté pour déterminer ce que cette communauté considère comme un service équitable. Vous devriez vous attendre à ce que cet engagement soit transparent et s’inscrive dans la durée.
L’avenir de notre économie, de notre démocratie, de notre éducation et de notre vie quotidienne dépend de plus en plus de l’infrastructure du savoir dans laquelle elles sont imbriquées. Nous devons nous attendre à ce que nos bibliothèques se préparent et nous outillent pour participer à cette infrastructure. Si votre bibliothèque pense être trop petite pour avoir son mot à dire dans ce défi de taille, vous devriez vous attendre à plus. Si votre bibliothèque vous traite comme un·e client·e, ou limite sa vision aux actifs sous son toit, attendez-vous à plus. Si votre bibliothèque dit qu’elle traite toute la communauté de manière égale, attendez-vous à plus. Votre communauté est trop grande pour être confinée à l’intérieur de la bibliothèque, mais trop importante pour ne pas avoir une bibliothèque qui promeut ses intérêts dans le vaste monde. Attendez-vous à plus.
Références
NW, 1615 L. St, Suite 800 Washington, et DC 20036 USA202-419-4300 Main202-419-4349 Fax202-419-4372 Media Inquiries. s. d. « Demographics of Mobile Device Ownership and Adoption in the United States ». Consulté le 26 septembre 2018. http://www.pewinternet.org/fact-sheet/mobile/.
Press, The MIT. s. d. « Digital Media, Youth, and Credibility ». The MIT Press. Consulté le 26 septembre 2018. https://mitpress.mit.edu/books/digital-media-youth-and-credibility.
« Public Libraries & Access ». 2010. Information Policy and Access Center. http://ipac.umd.edu/sites/default/files/publications/CommunityAccessBrief2012_0.pdf.
Matt Weaver de la West Lake Public Library, en Ohio, m’a parlé d’une commande de livres électroniques ayant coûté 926,58 USD $ au mois de février, dont le prix est passé à 2299,74 USD $ deux semaines plus tard.↩