Nous nous proposons d’analyser le phénomène guerrier à partir des mécanismes qui en conditionnent l’existence (l’éclatement de la guerre), plutôt que d’en décrire les logiques internes (la conduite des hostilités). Une telle approche, politique en son essence, implique que l’on néglige des considérations proprement stratégiques au profit d’une interrogation sur le type de nécessité que la guerre met en œuvre.
Le déclenchement d’une guerre donne souvent lieu à deux représentations diamétralement opposées. Il s’agit tantôt d’une machine sociale, dont les rouages institutionnels s’ébranlent sous l’impulsion conjointe d’une décision (la déclaration de guerre) et d’un acte (la mobilisation des troupes), et tantôt d’un événement impersonnel, l’explosion inéluctable d’une « poudrière » à la merci de la première étincelle. Ces deux perceptions du phénomène guerrier ont en commun une même référence à l’idée de mécanisme. Elles mettent en jeu cependant deux formes bien distinctes de nécessité, que l’on pourrait appeler le mécanisme et la machine. Dans un cas, la guerre est voulue, décidée ; dans l’autre, elle n’est pas prévenue.
Hobbes n’a probablement jamais utilisé le terme de « mécanisme » ou de « mécaniste » pour caractériser son système de pensée, et tout usage de ces termes en ce sens ne peut avoir qu’une pertinence rétrospective (Bernhardt, 1985 : 235). Il semble bien pourtant que la perspective hobbienne opère un choix net entre ces deux formes de nécessité pour exposer la logique à l’œuvre dans les conflits. La guerre s’appréhende comme un mécanisme incessant et omniprésent, reposant essentiellement sur les passions et dont les conditions sont présentes dans les relations individuelles et interétatiques. L’instauration de la paix met en jeu d’autres passions et aboutit à la création d’une machine, l’État. Hobbes fait ainsi de l’idée de mécanisme un prisme qui permet d’appréhender autant les logiques à l’œuvre dans la guerre civile et la guerre interétatique, que les enjeux de la fondation de l’État et l’avènement de la paix.
Qui est capable de démonter les rouages d’un mécanisme sait l’enrayer, et qui connaît les conditions propres à l’éclatement d’une guerre peut prévenir leur rassemblement. Analyser les mécanismes guerriers chez Hobbes revient donc à en nier l’inéluctabilité et à se donner les moyens de les empêcher. Une telle connaissance des mécanismes guerriers et de la machine propre à les enrayer serait en ce sens une clef essentielle dans la prévention des conflits.
Nous chercherons tout d’abord à déterminer en quoi l’idée de mécanisme peut aider à déchiffrer les logiques de guerre et de paix chez Hobbes, avant de s’interroger sur la pertinence du concept hobbien de guerre, ainsi éclairé par l’idée de mécanisme, pour penser la possibilité de la paix. Il faudra pour ce faire analyser dans le texte du Leviathan les mécanismes guerriers et ceux qui au contraire amènent les hommes à faire la paix (1). Nous étudierons ensuite l’ambiguïté de l’État présenté comme une machine de paix et pourtant à l’origine de la guerre internationale (2), avant de reprendre le débat sur les limites de l’analogie entre les hommes à l’état de nature et les États sur la scène internationale (3).
Passions et raison dans les mécanismes guerriers et dans l’instauration de la paix
L’importance du paragraphe XIII du Leviathan, l’un des rares passages de l’ouvrage à porter sur la guerre interétatique, est en quelque sorte en raison inverse de sa longueur. Hobbes est en effet, avec Thucydide, l’une des figures tutélaires du réalisme, qui reste aujourd’hui l’un des plus importants mouvements de pensée en relations internationales (Johnson, 1993). Démêler, au sein de la philosophie hobbienne, les mécanismes de guerre et de paix qu’elle décrit revient à la fois à prôner le retour à un texte plus cité que lu dans la littérature de relations internationales, et à essayer d’en penser la pertinence dans un contexte historique radicalement différent de celui dans lequel il fut écrit.
Guerre et paix dans la philosophie politique de Hobbes
La « guerre de tous contre tous » est l’une des expressions les plus célèbres de Hobbes. On en retient volontiers l’idée qu’elle ne connaît ni trêve, ni répit (elle est permanente), qu’elle n’épargne aucun havre de paix (on n’est nulle part à l’abri) et qu’elle ne respecte aucune règle (la distinction entre belligérants et non-belligérants par exemple n’a pas court). Au-delà de ces caractéristiques terrifiantes pourtant, l’approche hobbienne de la notion de guerre opère un double déplacement décisif par rapport au sens commun. La guerre d’une part n’est pas nécessairement une relation d’État à État, elle est d’abord et avant tout une relation entre individus 1 . Si le conflit interétatique à proprement parler est peu évoqué dans le Leviathan, la guerre civile y occupe cependant une place déterminante. C’est en effet contre son éventualité que s’arc-boute la pensée hobbienne de l’État, c’est pour conjurer le péril toujours recommencé qu’elle représente qu’est institué le Commonwealth. Les notions de guerre et de paix sont donc essentielles dans la philosophie politique de Hobbes, mais elles y sont abordées avant tout sous leur angle civil (guerre civile, paix civile).
Hobbes opère d’autre part un second déplacement à partir de la perception commune en appréhendant sous le concept de guerre une période de temps plutôt qu’une activité particulière. Loin de restreindre son extension à la bataille, ou aux diverses phases du combat, Hobbes inclut en effet toute la période de temps marquée par la défiance, la menace, le risque de voir un conflit dégénérer en violence ouverte. La guerre en un sens précède toujours le début des combats, elle est déjà présente dans la tension qui amène à l’éclatement du conflit. En d’autres termes, on n’est plus en temps de paix quand la guerre menace ; si la guerre est imminente, c’est qu’elle a déjà commencé.
L’idée hobbienne de guerre permet ainsi d’éclairer et de prendre à la lettre l’expression de « guerre froide », comme Polin le remarque brièvement (1977 : 65). La Guerre Froide a en effet alterné les crises ponctuelles (Berlin, Cuba, les Euromissiles..), les conflits d’ampleur limitée (Corée, Cuba, Vietnam, Afghanistan..), les luttes de déstabilisation (Chili, Cuba, Nicaragua, Panama..) et même les périodes de réchauffement (le « dégel »). La défiance et le risque de guerre ont pourtant bien été permanents, et il y a bien eu une « guerre » sans aucun conflit direct entre les deux superpuissances.
Hobbes définit par opposition la paix comme le temps qui n’est pas le temps de guerre : « All other time is PEACE. » [13-62] (89) La paix est donc en un sens seconde, sa définition est déduite comme en creux de celle de la guerre. La paix n’est que l’absence de guerre. La paix vient après la guerre, dont elle est l’exact négatif. L’ordre des définitions n’est pas fortuit chez Hobbes où il renvoie à une distinction précise, celles des noms positifs et des noms négatifs. Un nom positif signifie « la ressemblance, l’égalité ou l’identité des choses que nous concevons » (Zarka, 1987 : 91). Socrate, qui désigne toujours le même individu, et philosophe, qui renvoie à tout individu appartenant au groupe des philosophes, sont ainsi des noms positifs. Il suffit par opposition d’ajouter un préfixe négatif à un nom positif pour obtenir un nom négatif, qui signifiera alors la dissemblance, la diversité ou l’inégalité (ainsi non-philosophe). Les noms positifs préexistent en quelque sorte aux noms négatifs en ce qu’ils sont des noms de chose, et non, comme les noms négatifs, de purs privatifs. La définition hobbienne de la guerre indique assez qu’il s’agit d’un nom positif, et que la paix, réduite à la simple absence de guerre, est un nom négatif.
Cette dévalorisation logique de la paix s’accompagne pourtant de sa revalorisation dans l’énoncé de la première Loi de la Nature, où l’intérêt pour la paix précède celui de la guerre :
"That every man, ought to endeavour Peace, as farre as he has hope of obtaining it ; and when he cannot obtain it, that he may seek, and use, all helps, and advantages of Warre."
[14-64] (92)
La recherche de la paix est certes soumise à la condition qu’il y ait un espoir de l’atteindre, alors que la guerre à l’inverse est une solution toujours possible et offre plusieurs avantages. L’état de paix représente néanmoins une solution préférable et par rapport à laquelle le recours à la guerre garde le statut d’un pis-aller. Dégradée dans l’ordre des définitions, la paix bénéficie donc d’une certaine préséance dans l’énoncé de la première loi de la nature.
Ce double déplacement permet d’appréhender le fond commun sur lequel se différencient les mécanismes à l’œuvre dans l’éclatement d’un conflit et dans l’instauration de l’État.
Le mécanisme guerrier à l’état de nature
La détermination hobbienne de l’état de nature ne se veut pas un objet historique : « there had never been any time, wherein particular men were in a condition of warre one against another ; » [13-63] (90), mais on en trouve une approximation dans les relations entre États. Elle n’est pas non plus à proprement parler une hypothèse de travail, puisqu’elle est systématiquement déduite de définitions préalables. Elle constitue en fait un outil théorique pour penser les enjeux du politique et de la constitution de l’État.
Utiliser l’idée de mécanisme dans ce contexte nécessite au préalable de prendre parti sur la question fondamentale chez Hobbes de la relation entre philosophie de la nature (où la notion est largement utilisée) et philosophie politique (où elle est moins évidente). Le débat s’articule autour de deux thèses générales, celle de la simple juxtaposition de deux doctrines, défendue par exemple par Leo Strauss, et celle du réductionnisme matérialiste de la politique à la physique, soutenue par MacPherson (Zarka, 1987 : 223-31). La première dessine une séparation nette entre les deux champs de la réflexion, et interdit tout recours à la notion de mécanisme ; la seconde permet d’y référer en ce qu’elle postule que l’obligation politique est réductible à un matérialisme physique. Seule la seconde semble permettre l’utilisation d’un modèle mécaniste, comme s’y sont essayés par exemple Polin (1977 : 61-6) et plus récemment Johnson (1993 : 4-27).
Ni la « psychologie mécanique » de Johnson (1993 : 5), ni le « mouvement brownien » des hommes à l’état de nature ne sont pourtant entièrement convaincants. Peut-on dans cette mesure encore utiliser l’idée de mécanisme pour rendre compte des causes de la guerre chez Hobbes ? Zarka s’oppose avec force à toute réduction de la politique hobbienne à une physique de l’État. Il existe bien un lien crucial, d’ordre métaphysique, entre philosophie naturelle et philosophie civile, mais le corps artificiel, ou fictif, de l’État n’est pas susceptible d’un traitement identique à celui des corps naturels (1987 : 227).
Si la comparaison de l’État à une grande machine n’a qu’une valeur métaphorique, les « causes de la guerre » sont elles à prendre au sens propre. Il faut donc distinguer entre la théorie juridique de l’État, corps artificiel, où l’idée de machine n’a qu’une fonction métaphorique, et la théorie éthique qui expose les causes de la guerre. Cette distinction permet de réintroduire l’idée de mécanisme au sein de la politique hobbienne pour rendre compte des logiques guerrières à l’œuvre à l’état de nature.
Le comportement des hommes à l’état de nature suit des mécanismes causaux particuliers dont la description repose sur une théorie de la représentation (Zarka, 1987 : 266). La représentation est un effet des choses sur le corps humain et en retour l’une des causes efficientes de notre réaction. Les mécanismes qui régissent le comportement humain font donc intervenir les représentations que les hommes se font des choses extérieures, et les modalités du désir (désir, aversion, amour..) qu’elles suscitent en eux. Le mécanisme dont il s’agit ici est analogue au « système universel de liaisons causales de proche en proche entre des structures inertes se communiquant des mouvements locaux les uns aux autres » que Bernhardt donne comme définition du mécanisme hobbien (1985 : 237) ; sa seule particularité est de faire intervenir les représentations et les passions qu’elles provoquent et le raisonnement qu’elles permettent.
Dans la mesure où la guerre est un temps de menace et de méfiance plus qu’un temps de violence physique proprement dit, on peut même considérer que les mécanismes guerriers jouent essentiellement sur les représentations et les passions. La déduction de l’état de nature permet à Hobbes de mettre à nu des mécanismes de comparaison, de compétition et de confrontation entre les individus qui « jouent », comme on dit d’un mécanisme qu’il joue, sur trois passions :
"So that in the nature of man, we find three principall causes of quarrell." First, Competition ; Secondly, Diffidence ; Third, Glory.
[13-62] (88)
L’existence de trois causes principales de la guerre pose la question de l’unicité ou de la multiplicité des mécanismes pouvant entrer en jeu. Ces causes sont-elles séparément suffisantes, ou bien doivent-elles nécessairement être rassemblées pour produire leur effet ? Zarka a bien montré le rôle distinct de chacune de ces trois causes (1986 : 138-42 ; 1987 : 306-9) : la rivalité explique le conflit ponctuel, essentiellement d’ordre économique, la méfiance radicalise la confrontation et donne lieu à des guerres offensives de prévention, la gloire assure la reproduction de l’état de guerre universalisé et la fait entrer dans le domaine de l’irrationnel. Ces trois causes sont donc toutes nécessaires pour expliquer la génération du phénomène unique qu’est la guerre. En des termes hobbiens, elles sont les composants de la cause entière qui seule est en mesure de rendre compte de l’effet : « s’ils existent tous, on ne peut comprendre que l’effet n’existe pas, ou que l’effet puisse exister s’il en manque un » (De Corpore, VI, 10). C’est donc bien d’un seul et même mécanisme qu’il s’agit, que Hobbes résume succinctement :
"Men by nature Equall. - From Equality proceeds Diffidence. - from Diffidence Warre."
[13-marges]
Mais les trois passions de compétition, de méfiance et de gloire ne sont pourtant pas les seuls facteurs qui poussent les hommes à la guerre de tous contre tous. La raison aussi justifie le recours à la guerre. La première loi de la Nature en fait certes un pis-aller, mais elle lui reconnaît par là même une certaine raison d’être :
"That every man, ought to endeavour Peace, as farre as he has hope of obtaining it ; and when he cannot obtain it, that he may seek, and use, all helps, and advantages of Warre."
[14-64] (92)
Un calcul rationnel amène également les hommes à l’état de guerre (Polin, 1977 : 63). Les mécanismes guerriers chez Hobbes reposent donc à la fois sur le jeu de certaines passions et sur les conseils de la raison. La paix ne peut être instaurée que par leur neutralisation au moyen d’une machine dont la construction nécessite comme préalable la mise en œuvre d’un second mécanisme.
Le mécanisme de paix et le passage à l’état civil
Un mécanisme passionnel pousse incessamment les hommes à l’état de guerre pour assurer leur survie. Ce mécanisme nécessaire n’est pourtant pas inéluctable, et d’autres passions jouent au contraire en faveur de la paix. Certaines passions réduisent les hommes à l’état de guerre ; d’autres les incitent à établir la paix. Les hommes ne sont donc pas dépendants d’un événement fortuit, comme chez Locke ou chez Rousseau, pour sortir de l’état de nature et accéder à l’état civil, qui est chez Hobbes un état de paix. Ils ont en eux-mêmes trois passions qui les y poussent :
"The Passions that encline men to Peace are Feare of Death ; Desire of such things as are necessary for commodious living ; and a Hope by their Industry to obtain them"
[13-63] (90)
Elles sont différentes de celles qui mènent à la guerre, sans pour autant leur répondre terme à terme. Comme les passions qui poussent les hommes à la guerre, la peur de la mort, le désir des choses nécessaires à la bonne vie, et l’espoir de les obtenir par le travail sont les trois composantes pareillement nécessaires de la cause entière qui mènent les hommes à la concorde.
La guerre de tous contre tous, loin de garantir la survie de chacun, accroît les dangers et renforce la peur de mourir. En augmentant les périls qu’il est censé conjurer, le jus in omnia devient profondément contradictoire (Zarka, 1987 : 313). Il renforce ainsi la peur de mourir qui est la première des passions qui inclinent à la paix. La seconde, le désir des choses nécessaires pour bien vivre, indique bien que l’instauration de la paix n’obéit pas au seul impératif sécuritaire. Les hommes en fondant l’État ne cherchent pas seulement à survivre, mais également à mener une vie agréable. La paix est enfin dépendante d’une troisième passion, l’espoir des hommes d’obtenir ces choses par leur industrie, c’est-à-dire de leur croyance qu’il est possible de s’assurer de la jouissance des fruits de son travail. Cette dernière n’est compréhensible qu’en rapport à la précédente qu’elle complète et rend possible : les hommes désirent bien vivre et ils croient cette vie bonne possible.
Ces passions qui poussent les hommes à la paix ne font cependant que les y incliner. Elles ne suffisent pas en fait par elles-mêmes à les y amener, et seul un composé de passions et de raison rend la fin de l’état de guerre envisageable :
"with a possibility to come out of it [the state of nature], consisting partly in the Passions, partly in his Reason [13-63] [Il faut à l’inclination des passions un apport de la raison qui] suggesteth convenient Articles of Peace […], which otherwise are called the Lawes of Nature."
On a donc d’un côté trois passions qui « inclinent » les hommes à la paix, et de l’autre la raison qui leur « suggère » des articles de paix, et les deux sont nécessaires à l’instauration de la paix. La paix n’est donc pas que rationnelle. À l’inverse, on l’a vu, la raison recommande le recours à la guerre lorsqu’il n’y a plus d’espoir. Bien qu’ayant des causes passionnelles, la guerre peut être rationnelle dans certaines circonstances. Hobbes ne réduit donc pas plus la guerre à un phénomène irrationnel qu’il ne fait de la paix l’effet d’une réflexion pure de toute passion, réflexion qui serait de toute façon essentiellement dénuée d’effets. La fondation de l’État n’est pas concomitante d’un passage des hommes du règne des passions à celui de la raison. Il s’agit simplement de deux mécanismes distincts, qui se mettent en branle dans des circonstances différentes.
L’instauration de la paix obéit donc à un mécanisme similaire à celui qui amène les hommes à la guerre. À la différence de ce dernier cependant, le mécanisme qui amène à la paix repose non seulement sur le désir de survivre, mais également celui de bien vivre. Il met en jeu l’espoir et la crainte, et non la crainte seulement.
L’idée de mécanisme-enchaînement se révèle donc comme un prisme pertinent pour déchiffrer les logiques à l’œuvre dans le déclenchement de la guerre comme dans l’instauration de la paix. Outre le fait de reposer sur l’espoir autant que sur la crainte cependant, les mécanismes de paix ont la particularité d’amener à la fondation de l’État, machine à la fois garante de la concorde civile et à l’origine de la guerre internationale.
La nécessité de la guerre internationale
L’« analogie domestique » entre la situation des hommes à l’état de nature et celle des États sur la scène internationale est maintenant un lieu commun de la littérature des relations internationales. La similitude qu’elle désigne est cependant nécessairement imparfaite puisque Hobbes n’envisage pas l’institution d’un État des États pour mettre un terme aux guerres internationales, comme la fondation de l’État avait mis fin à l’état de nature entre les hommes.
Les limites de l’analogie domestique ont suscité d’importants débats, tant chez les philosophes (Zarka, 1986) que chez les internationalistes (Bull, 1966 ; Beitz, 1979). L’ensemble des commentateurs est généralement unanime pour nier la possibilité d’un État international dans le cadre de la pensée hobbienne. Sans remettre en cause leur conclusion générale, nous voudrions, à la lumière des développements précédents, reprendre et resituer le problème.
Les limites de l’« analogie domestique »
L’hypothèse de l’analogie domestique fait partie de ces interprétations dont la célébrité et le caractère pratique finissent par obscurcir le texte d’origine. Certes celui du Leviathan offre de quoi soutenir cette lecture. Hobbes décrit les relations internationales au chapitre XIII du Leviathan comme un exemple approché d’état de nature. L’introduction de l’ouvrage assimile clairement l’État à un homme artificiel [Introduction] (9), jouissant d’une forme de vie particulière et doué d’un analogon de Soul, de Reason and Will, et de Businesse. L’analogie domestique repose enfin sur le fait que les États comme les individus sont doués d’un désir de persévérer dans l’être, et vivent à l’état de nature dans une situation d’anarchie où ils cherchent à assurer leur survie par une accumulation illimitée de puissance.
Toutes ces similitudes rendent plus évidente encore la différence fondamentale qui distingue l’état de nature entre les hommes et celui qui règne sur la scène internationale. Les hommes peuvent sortir de l’état de nature et fonder un État qui garantisse la sécurité intérieure. Les États eux ne peuvent pas faire de même et fonder un État international, ou un État des États. Cette dissymétrie ne laisse pas de poser problème : en quoi les États qu’on a dit soumis aux lois de la nature, ne sont-ils pas soumis à la première d’entre elles ?
« That every man, ought to endeavour Peace, as farre as he has hope of obtaining it ; and when he cannot obtain it, that he may seek, and use, all helps, and advantages of Warre. »
[14-64] (92))
S’ils y sont soumis, en quoi les États ne transfèrent-ils pas à leur tour à un pouvoir supérieur leur droit naturel ? Qu’est ce qui vient mettre un terme à l’analogie domestique ? Hobbes oppose deux arguments de nature empirique à l’idée d’un État des États. Les États d’une part ne sont pas aussi vulnérables que les individus, et ils peuvent en conséquence supporter un état de guerre tout en protégeant l’industrie de leurs citoyens :
"because they uphold thereby the industry of their subjects ; there does not follow from it, that misery, which accompanies the Liberty of particular men."
[13-63]
D’autre part, un État qui essaierait par désir de gloire de conquérir toute la terre serait victime d’un appétit insatiable :
"insatiable appetite, or Bulimia, of enlarging Dominion ; with the incurable Wounds thereby many times received from the enemy ; And the Wens, of ununited conquests, which are many times a burthen, and with lesse danger lost, than kept".
(Leviathan, cité dans Malcolm, 2002 : 441]
En d’autres termes, il courrait à sa perte. De nombreux commentateurs ont repris et développé ces deux points 3 . Le plus célèbre d’entre eux est sans nul doute Hedley Bull, qui retient quatre différences entre l’état de nature et la vie internationale (1966, 45-8). Même en temps de guerre, les États assurent un niveau de vie suffisant à leurs citoyens, ils ne sont pas aussi vulnérables que des hommes, ils ne sont pas égaux entre eux, et ils n’ont pas besoin comme les hommes de s’entraider pour survivre. Ces arguments semblent cependant répondre pour la plupart à une question de savoir en quoi la guerre internationale est préférable à la guerre civile, c’est-à-dire en quoi l’état de guerre au niveau international est supportable au niveau du citoyen.
Zarka adopte pour sa part un mode d’exposition particulièrement éclairant (1986 : 132-5). Reprenant à son tour la comparaison de l’état de nature et de la guerre internationale, il y remarque le même désir d’accumulation indéfinie de puissance et le droit naturel sur toutes choses. Seule la troisième caractéristique de l’état de nature manque à l’échelle interétatique, l’égalité entre les individus, « parce qu’on ne détruit pas un État comme on tue un homme ». Il en déduit qu’un État international est « parfaitement inconcevable » dans le cadre de la philosophie politique de Hobbes. Cette présentation est éclairante en ce qu’elle met l’accent sur la seule limite à l’analogie domestique qui n’est pas entièrement de nature empirique, l’inégalité entre les États. N’étant pas explicitement mentionné par Hobbes, ce point mérite un court examen.
Les États sont-ils égaux entre eux ?
La question de l’égalité des États n’est en effet pas directement traitée par Hobbes. Le passage, au chapitre XXI du Leviathan, sur les obligations des soldats vis-à-vis du souverain contient pourtant quelques précieuses indications à ce sujet. Le paradoxe du citoyen soldat, qui risque sa vie pour défendre l’État contre les agressions extérieures, a été fréquemment commenté. Le citoyen transfère son droit naturel à se défendre à son souverain, pour que celui-ci lui assure protection en retour. Mais le souverain lui-même a besoin de recruter parmi ses citoyens des soldats prêts à risquer leur vie pour protéger les autres. Comment penser le sacrifice pour la patrie dans la perspective hobbienne ?
Le Leviathan est très clair sur ce point : doivent combattre tous ceux qui se sont engagés dans l’armée, et, si la défense de l’État le nécessite (ce dont le souverain est le seul juge), l’ensemble des citoyens [21-112] (152). Le refus de servir ne peut être interprété que comme une désertion, c’est-à-dire un acte d’insubordination, par définition injuste, et punissable de mort. Il est cependant de « nombreux cas » où un soldat est peut désobéir à son souverain sans se mettre hors-la-loi :
"a man that is commanded as a Souldier to fight against the ennemy , though his Soveraign has Right enough to punish his refusal by death, may nevertheless in many cases refuse, without Injustice […] when they do it not out of treachery , but fear, they are not esteemed to do it unjustly, but dishonourably"
[21-112] (151)
Ces nombreux cas se résument en fait à toutes les situations de conflit où une disproportion manifeste entre les forces en présence rend toute résistance inutile. En infériorité numérique et à la merci de l’ennemi, les soldats peuvent se dégager de leur obligation vis-à-vis de leur souverain et reprendre leur droit naturel à se protéger de la façon qui leur paraît la plus appropriée. Ils n’ont plus alors à se soucier de l’État dont ils étaient citoyens, puisque celui-ci n’est plus en mesure de les protéger (ni en général de les punir). C’est au sens propre une situation de "Sauve-qui-peut !" ou de "Chacun pour sa peau !" :
"For where a number of men are manifestly too weak to defend themselves united, evere his own reason in time of danger, to save his own life, either by flight, or by submission to the ennemy, as hee shall think best ; in the same manner as a very small company of souldiers, surprised by an army, may cast down their armes, and demand quarter, or run away, rather than be put by the sword."
(142)
Ce passage célèbre est capital dans notre raisonnement en ce qu’il permet à Hobbes de poursuivre par une remarque incidente où il propose une distinction entre la famille et l’État.
Le même argument est en effet aussitôt réutilisé pour décrire la famille comme une petite monarchie si elle ne fait pas partie d’un État plus grand, et si elle est de taille résister aux autres États. Comme dans le cas de la troupe de soldats isolée et à la merci de l’ennemi, une famille qui ne peut résister aux hasards de la guerre ne saurait constituer un État :
"a great Family, if it be not part of some Common-wealth, is of itself, as of the Rights of Soveraignty, a little Monarchy ; […] But yet a Family is not properly a Common-wealth ; unless it be of that power, by its own number, or by some other opportunities, as not to be subdued without the hazards of war."
(142)
Une famille est un État dans la mesure où elle est suffisamment puissante pour tenir tête à ses voisins. Si inversement la disproportion est telle que l’issue d’un affrontement ne ferait aucun doute, que la défense de la famille serait une cause perdue d’avance, elle ne peut pas être considérée comme un État, mais tout au plus comme un de ces « systèmes » internes à l’État dont Hobbes parle au chapitre XXII. La distinction entre la famille et l’État n’est donc pas une distinction d’essence, mais de degré.
Hobbes indique là une condition d’existence de l’État en quelque sorte, qui n’a rien d’empirique puisqu’il s’agit d’un critère pour déterminer la limite entre ce qu’il convient d’appeler une famille et ce que l’on doit considérer comme un État. Ne sont considérés comme États que les entités de dimension ou de force comparable, capables de se défendre vis-à-vis de leurs pairs. Les États sont donc par définition dans un rapport d’égalité de puissance les uns avec les autres.
La nécessité de la guerre internationale et la capacité de nuisance des États
Cet argument en faveur de l’égalité des États ne suffit pourtant pas à réfuter entièrement la thèse de Zarka. L’égalité dont il fait état est en effet une égalité de menace, et non de résistance, et cette menace possède de plus un caractère absolu, c’est une menace de mort. L’égalité des hommes à l’état de nature repose sur le fait que le plus faible des hommes est capable de tuer un individu puissant, soit quand il dort, soit en fomentant un complot. C’est dans la mesure où tout homme représente un danger de mort pour tous les autres que l’état de guerre devient contradictoire et libère la possibilité de l’état de paix civile.
C’est sur ce point qu’il faudrait en définitive mettre l’accent. La différence essentielle entre la situation des hommes à l’état de nature et celle des États dans les relations internationales repose sur l’objet de l’égalité qui les relie. Les hommes sont égaux dans leur capacité de nuisance (qui est absolue) là où les États sont égaux dans leur capacité à se défendre des visées malveillantes de leurs voisins.
Cette spécificité de l’égalité qui règne entre les États rend compte du fait que Hobbes ne mentionne pas l’éventualité d’un contrat entre les États au profit d’un souverain supérieur. Un État a nécessairement les moyens de se défendre vis-à-vis de ses voisins, car il n’est un État que dans la mesure où il dispose d’une puissance comparable à ses adversaires. Le fait que les citoyens ne soient pas normalement en danger même quand leur État est en guerre suffit à leur garantir un certain niveau de sécurité et de prospérité. La guerre interétatique est donc préférable à la guerre civile parce que tout État est en mesure d’assurer une sécurité relative à ses citoyens, ce que chacun était incapable de faire pour soi-même à l’état de nature.
La guerre internationale ne sera nécessaire que tant que les États seront en mesure, dans la guerre, de protéger leurs populations. Il n’y a pas d’État mondial parce que la motivation manque aux États pour appliquer la seconde loi de nature et à instituer à leur tour un souverain. La première loi de la nature énonce que les États (comme les hommes) ne doivent rechercher la paix que s’ils ont l’espoir de l’atteindre (as farre as he has hope of obtaining [peace]). La seconde loi précise la condition de cet espoir en spécifiant qu’ils ne doivent abandonner de leur droit que dans la mesure où ils le jugent nécessaire à leur propre défense ("as farre-forth as for Peace, and defence of himselfe he shall think it necessary"). La motivation nécessaire à la création de l’État est fournie par le caractère insupportable de la misère de chacun à l’état de nature. Aucune misère comparable n’existe sur la scène internationale. La guerre civile est donc évitable parce qu’elle est insoutenable, et la guerre interétatique inéluctable parce que tolérable.
Ne peut-on pourtant imaginer de guerre dont l’horreur soit suffisante pour conférer aux belligérants cette capacité de nuisance absolue qui fait normalement défaut aux États sur la scène internationale ? Les guerres à l’époque moderne font de moins en moins la distinction entre belligérants et non-belligérants, notamment depuis les bombardements de Londres, de Dresde et d’Hiroshima. Les civils sont maintenant les premières victimes de la guerre, ce qui remet en question la capacité de l’État à protéger sa population et le sentiment qu’il pouvait faire la guerre aux frontières sans risquer la vie de ses citoyens. Une menace absolue et réciproque, analogue à celle que représente chaque individu à l’état de nature, est apparue sur la scène internationale avec l’invention de l’arme atomique. La dissuasion est bien une menace mortelle, en ce qu’elle consiste en un holocauste nucléaire, et réciproque, du fait de la possibilité d’anéantissement mutuel de toutes les puissances nucléaires 4 . L’étendue des destructions et les atrocités commises pendant la Seconde Guerre Mondiale ont directement contribué à pousser les États européens à transmettre une part de leur souveraineté à l’entité politique nouvelle qu’ils constituent maintenant.
L’impossibilité d’une paix internationale est donc bien d’ordre empirique, et non logique. Hobbes ne mentionne pas la possibilité d’un État mondial, ni d’un État simplement régional, mais il ne la récuse pas non plus comme contradictoire. L’absence d’État mondial dans la philosophie hobbienne est moins « inconcevable » (Zarka, 1986 : 135) qu’hautement improbable. La paix dépend de la réunion de certaines conditions historiques, de la capacité de l’égalité artificielle des États à devenir une capacité de nuisance et non plus seulement de défense. Elle dépend de l’évolution de la guerre.
Conclusion
Nous espérons avoir souligné la pertinence des idées de mécanisme et de machine pour déchiffrer les enjeux des concepts hobbiens de guerre et de paix. Elles nécessitent certes quelques précautions dans leur maniement, dans la mesure où il faut se garder de travestir la pensée politique de Hobbes en un réductionnisme matérialiste physique. Il faut également distinguer entre mécanismes de guerre et de paix d’un côté et machine étatique garantissant la paix civile et rendant nécessaire la guerre internationale.
Les mécanismes guerriers et la machine étatique chez Hobbes permettent de penser les conditions de possibilité d’une prévention des conflits à travers les processus de state-building et d’intégration régionale. Si la paix n’est pas (partout) nécessaire, c’est donc que le pire n’est pas toujours sûr.
Bibliographie
Édition de référence :
Thomas Hobbes, Leviathan, Cambridge, Cambridge University Press, 1996. (Sont indiqués entre crochets le numéro du chapitre, puis celui du paragraphe, et entre parenthèses le numéro de la page)
Sources secondaires
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ZARKA, Yves Charles, (1987), La Décision métaphysique de Hobbes – conditions de la politique, Paris, Vrin
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C’est un point sur lequel Rousseau le contredira dans un passage fameux du Contrat Social (I, 4). ↩
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Le plus grand nombre de personnes tuées au siècle dernier le furent sur l’ordre de l’État dont elles étaient citoyennes (Holsti, 1996 : introduction). ↩
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L’étude la plus récente à ce sujet est sans doute celle dirigée par Airaksinen et Bertman (1989). ↩
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Le caractère radical de la menace nucléaire a suscité de nombreuses études sur le « dilemme de sécurité » (Herz, 1950), qui ne sont pas sans rappeler la contradiction propre à l’état de nature lorsqu’il devient guerre de tous contre tous. Herz en déduit même la nécessité de transmettre la souveraineté à un niveau supranational (Herz, 1981). ↩