« Les faits dont on appuie les religions sont anciens et merveilleux,
c’est-à-dire les plus suspects qu’il est possible,
pour prouver la chose la plus incroyable. »
Denis Diderot, Additions aux pensées philosophiques, 1762, pensée XX
En juin 1751 paraît le premier volume de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, l’œuvre collective codirigée par Diderot et D’Alembert. On y trouve un article, non signé, intitulé « Agnus Scythicus1 », dont on sait avec certitude qu’il est de Diderot2. Cet article, qui relève de l’histoire naturelle (rubrique « Botanique »), connaîtra un fort retentissement dans la critique diderotienne et chez les anthologistes3. Les lecteurs d’aujourd’hui y cherchent moins une réflexion sur une plante réputée mystérieuse, « l’Agneau de Scythie », qu’une leçon méthodologique sur les plans de l’histoire et de la science. Diderot souhaite en effet offrir à ses lecteurs une marche à suivre rationnelle pour répondre à la question « Qu’est-ce qu’un fait ? » À une époque où règnerait l’infox — les fake news4, les fausses informations, le mensonge, la désinformation —, il n’est peut-être pas inutile de relire l’Encyclopédie et de tirer des enseignements de son combat « contre la superstition & le préjugé ».
Non, cela n’a jamais existé
La première partie du texte de Diderot est consacrée à faire « l’histoire de l’agnus scythicus, ou de la plante merveilleuse de Scaliger, de Kircher, de Sigismond, d’Hesberetein, d’Hayton Arménien, de Surius, du chancelier Bacon, (du chancelier Bacon, notez bien ce témoignage) de Fortunius Licetus, d’André Lebarrus, d’Eusebe de Nuremberg, d’Adam Olearius, d’Olaus Vormius, & d’une infinité d’autres Botanistes ». En Scythie5 aurait poussé un abrisseau « d’environ trois piés de haut ». Selon Jules César Scaliger, cité par Diderot, cet arbrisseau aurait ressemblé « parfaitement » à un agneau « par les piés, les ongles, les oreilles & la tête ; il ne lui manque que les cornes, à la place desquelles elle a une touffe de poil ». Sa « pulpe » évoquerait « la chair de l’écrevisse de mer ». Si on l’incisait, il en sortirait « du sang ». Parmi les « animaux carnassiers », seuls les loups auraient été « avides » de cette plante.
Or cette plante, affirme Diderot, à la suite d’Engelbert Kaempfer, qui a été incapable de trouver trace d’un « zoophite qui broute », et de Hans Sloane, n’est pas un « être réel » : « Voilà donc tout le merveilleux de l’agneau de Scythie réduit à rien, ou du moins à fort peu de chose, à une racine velue à laquelle on donne la figure, ou à peu près, d’un agneau en la contournant. » Cet agneau végétal n’aurait sa forme singulière que parce que l’homme la lui aurait donnée.
D’où vient que tant de savants réputés (« du chancelier Bacon, notez bien ce témoignage ») aient cru à l’existence de ce « prodige », de cette « merveille », de cette « fable », de ce « conte », de ces « faits […] merveilleux », de ces « rêveries »6 ? La réponse de Diderot est catégorique : les plus grandes « autorités » ont adhéré à la « fable merveilleuse » de l’Agneau de Scythie parce qu’elles se sont appuyées, sans les mettre en question, sur les propos de leurs prédécesseurs :
Ce sont des gens dont les lumieres & la probité ne sont pas suspectes : tout dépose en leur faveur : ils sont crus ; & par qui ? par les premiers génies de leur tems ; & voilà tout d’un coup une nuée de témoignages plus puissans que le leur qui le fortifient, & qui forment pour ceux qui viendront un poids d’autorité auquel ils n’auront ni la force ni le courage de résister, & l’agneau de Scythie passera pour un être réel.
Le travail du vrai savant est de tout soumettre au doute7.
Leçon de méthode
L’essentiel de la méthode proposée par Diderot dans la seconde partie de l’article repose sur une série d’oppositions. Pour répondre à la question « Que croire en histoire naturelle […] ? », mais tout aussi bien au-delà, il faut distinguer les faits « simples & ordinaires » des « extraordinaires & prodigieux » ; les faits « transitoires » des « permanens » ; les faits qui se sont déroulés « dans un siecle éclairé » de ceux qui ont eu lieu « dans des tems de ténebres & d’ignorance » ; les faits qui se sont produits « dans un lieu accessible » de ceux qui se sont produits « dans un lieu inaccessible » ; les faits « clandestins » des « publics ».
Il s’agit encore de s’interroger sur la pertinence des témoignages :
Il faut considérer les témoignages en eux-mêmes, puis les comparer entr’eux : les considérer en eux-mêmes, pour voir s’ils n’impliquent aucune contradiction, & s’ils sont de gens éclairés & instruits : les comparer entr’eux, pour découvrir s’ils ne sont point calqués les uns sur les autres, & si toute cette foule d’autorités de Kircher, de Scaliger, de Bacon, de Libarius, de Licetus, d’Eusebe, &c. ne se réduiroit pas par hasard à rien, ou à l’autorité d’un seul homme.
Tout cela doit servir un but noble, selon les derniers mots de l’article : « Voilà une partie des principes d’après lesquels on accordera ou l’on refusera sa croyance, si l’on ne veut pas donner dans des rêveries, & si l’on aime sincerement la vérité. »
Donald Trump
On ne sache pas que Donald Trump, ce soi-disant pourfendeur des « fake news », soit très porté sur la lecture. De même, il est peu probable qu’il soit particulièrement sensible à la pensée des auteurs français du Siècle des lumières, malgré une caricature du Wall Street Journal le montrant à son bureau de la Maison-Blanche avec à sa droite trois ouvrages, dont l’un serait signé d’un collaborateur de l’Encyclopédie, Voltaire. À défaut de servir de modèle au 46e président des États-Unis, l’article « Agnus Sythicus» peut au moins nous rappeler deux choses. D’une part, il est toujours bon de marteler que les « faits » n’appartiennent à personne : ils sont objets de délibérations, mais de délibérations qui devraient être appuyées sur des principes clairs. D’autre part, les intellectuels d’aujourd’hui peuvent tirer une leçon des pratiques de ceux qui se disaient « philosophes » au XVIIIe siècle : s’ils s’en donnent la peine, ils peuvent contribuer de façon éclairée aux débats qui déchirent la sphère publique autour d’eux et contribuer aux nécessaires entreprises contemporaines de « désintox ». Alors, un dictionnaire pouvait être un lieu où faire entendre sa voix. Aujourd’hui, les médias ont changé, mais pas la mission de « l’homme qui pense », dont une des tâches est de lutter contre l’obscurantisme.
Bibliographie
Curran, Andrew S. 2019. Diderot and the Art of Thinking Freely. New York: Other Press.
Diderot, Denis, et D’AlembertJean Le Rond. 1751. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Paris.
Lefebvre, Henri. 1949. Diderot. Grandes figures. Paris: Hier et aujourd’hui.
Lefebvre, Henri. 1983. Diderot ou les affirmations fondamentales du matérialisme. Le sens de la marche. Paris: L’arche éditeur.
Mervaud, Michel. 2003. « Diderot et l’Agnus Scythicus : le mythe et son histoire ». SVEC, nᵒ 1:65‑103.
Proust, Jacques. 1995. Diderot et l’Encyclopédie. Troisième édition augmentée d’un nouveau chapitre, «Les sources de la pensée politique de Diderot». Bibliothèque de l’évolution de l’humanité 17. Paris: Albin Michel.
Schwab, Richard N. 1971. Inventory of Diderot’s Encyclopédie II. With the collaboration of Walter E. Rex. Essay and notes on the contributors by John Lough. Editorial Assistant : Virginia A. Cahill. Studies on Voltaire and the Eighteenth Century 83. Oxford: Voltaire Foundation.
Tandoc Jr., Edson C., Wei LimZheng, et Richard Ling. 2018. « Defining “Fake News”. A Typology of Scholarly Definition ». Digital Journalism 6 (3):137‑53. https://doi.org/10.1080/21670811.2017.1360143.
Werner, Stephen. 1971. « Diderot’s Encyclopédie Article “Agnus Scythicus” ». Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, nᵒ 79:79‑92.
Diderot et D’Alembert (1751), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1772, 17 vol. de textes, 11 vol. de planches, volume I, p. 179-180. Versions numériques : Project for American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL) ; Édition numérique collaborative et critique de l’Encyclopédie (ENCCRE). Traduction anglaise : The Encyclopedia of Diderot & D’Alembert Collaborative Translation Project.↩
« Agnus Scythicus » est notamment retenu dans les anthologies d’Albert Soboul (Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers 1952) et Philippe Goujard (L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Textes choisis 1984), d’Alain Pons (Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers 1963) et (Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (articles choisis) 1986), de J. et M. Charpentier (Encyclopédie 1967), de Stephen J. Gendzier (Denis Diderot. The Encyclopedia. Selections 1967) et de Jacques et Colette Beaufort et Jean-Noël Pascal (Le XVIIIe siècle en 10/18 1976). Pour Stephen Werner, « Agnus Scythicus » est « one major Encyclopedia article » (Werner 1971, 92). ↩
Peut-on définir les fake news  ? À partir d’une méta-analyse de 34 publications sur le sujet parues entre 2003 et 2017, trois chercheurs sont arrivés à une typologie des définitions : nouvelles satiriques ; nouvelles parodiques ; nouvelles fabriquées ; photographies manipulées ; publicités déguisées ; propagande. Deux facteurs doivent être pris en compte dans ces définitions : la « factualité » (« facticity ») et l’intention des producteurs de nouvelles. Voir Tandoc Jr., Wei Lim, et Ling (2018).↩
Où se situe la Scythie ? Voilà qui est peu clair, selon l’Encyclopédie elle-même : « les bornes de la Scythie n’étoient pas toutes bien déterminées, ni bien connues » (Diderot et D’Alembert 1751, vol. 14, p. 850).↩
Michel Mervaud démontre que Francis Bacon, contrairement à ce que prétend Diderot, n’a pas cru la fable de l’agneau végétal (Mervaud 2003, 82 et p. 86 note 95).↩
La question de l’autorité en matière de connaissance a beaucoup occupé Diderot. Voir, toujours dans Diderot et D’Alembert (1751), l’article « Autorité dans les discours & dans les écrits » (volume I, p. 900-901).↩
(L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Textes choisis 1984, 56). Dans le même ordre d’idées, voir aussi Lefebvre (1949), p. 127, Lefebvre (1983), p. 105-106, Proust (1995), p. 274 et Curran (2019), p. 122. Michel Mervaud ne partage pas cette interprétation : « Certains commentateurs estiment que, dans cet article, Diderot viserait aussi la religion. Mais pourquoi aurait-il masqué sa pensée, alors que dans l’article “Caucase”, par exemple, il accable les chrétiens de ses sarcasmes » ? (Mervaud 2003, 69, note 18)↩
C’était avant The Da Vinci Code de Dan Brown (2003) et la réhabilitation de Marie-Madeleine par des mouvements féministes et par le pape François.↩