Qui incarne le XVIIIe siècle dans l’espace public québécois en 2019 ? Un premier nom vient immédiatement à l’esprit, celui de Voltaire, voire un premier titre d’œuvre, Candide, peut-être même seulement quelques mots de ce conte. On sait, en effet, depuis les travaux de Marcel Trudel en 1945, quelle a été L’influence de Voltaire au Canada1. L’image de l’écrivain y est depuis longtemps perçue négativement ; Voltaire n’aurait-il pas vitupéré ces « quelques arpents de neige vers le Canada » (Candide, vingt-troisième chapitre) ? Il est sûr que la formule a fait florès, comme le montre le blogue Curiosités voltairiennes : on la trouve, plus ou moins modifiée, dans des titres de livres, de chansons ou de films, dans des articles de presse, dans des caricatures, dans des bandes dessinées, dans des romans et des poèmes, dans des jeux de société, dans des noms de commerce (le verger « Pour quelques arpents de fruits »), etc. De façon semblable, le journal La Presse peut coiffer un texte politique, le 6 juin 2000, du titre « Comme Candide sur le champ de bataille » et la référence culturelle devrait être parfaitement transparente ; pas un mot dans l’article n’évoque Voltaire ni le troisième chapitre de Candide, « Comment Candide se sauva d’entre les Bulgares, et ce qu’il devint », qui se déroule sur un champ de bataille. Ce conte est bien un classique au sens où l’entend Italo Calvino :
Les classiques sont des livres qui, quand ils nous parviennent, portent en eux la trace des lectures qui ont précédé la nôtre et traînent derrière eux la trace qu’ils ont laissée dans la ou les cultures qu’ils ont traversées (ou, plus simplement, dans le langage et les mœurs). (Calvino 1993, 9)
Sans avoir à lire Voltaire, tout le monde pense le connaître2.
S’agissant de Jean-Jacques Rousseau, les choses sont plus diffuses. La toponymie québécoise paraît plus généreuse envers Voltaire qu’envers lui3, mais il a quand même ses parcs et ses rues. Il n’est pas ramené à une seule formule, que ce soit les « arpents de neige », le « il faut cultiver notre jardin » qui clôt Candide ou le « Écrasez l’infâme » qui a eu tant de succès au moment des attentats parisiens de janvier 2015 (voir Melançon 2017). En 1983, Robert Charlebois a chanté, sur l’album qui porte son nom, « Les rêveries du promeneur solitaire », dont les dernières paroles sont les suivantes :
La gloire est chose passagère Le monde est toujours à refaire Et moi j’ai mordu la poussière Je suis un homme tout nu
On trouve des souvenirs de lectures de Rousseau chez l’essayiste Pierre Vadeboncoeur en 1974, « Comment j’ai lu Rousseau4 », et en 1985, « La longue lettre de Rousseau5 ». Dans Louise ou la nouvelle Julie, son roman de 1981, Marc Gendron fait directement allusion à la Julie ou la nouvelle Héloïse de Rousseau, mais il évoque aussi les « arpents de neige6 » (Gendron 1981, 89). Non sans goût du paradoxe, Victor-Lévy Beaulieu pourfend l’auteur de Candide à toutes les pages de Monsieur de Voltaire, auquel il préfère nettement Rousseau7. En 2011, l’humoriste Stéphane Rousseau n’hésite pas à intituler son spectacle Les confessions de Rousseau. Six ans plus tard, le 7 mai 2017, pour le quotidien La Presse+, le journaliste Yves Boisvert, faisant un tour de France politique, s’entretient avec « Le gardien de Jean-Jacques Rousseau », à Ermenonville. L’hebdomadaire montréalais Voir, durant les années 1990, a même publié une petite annonce supposant une connaissance fine de l’œuvre de Rousseau : « JEAN-JACQUES ROUSSEAU, début trentaine, à la recherche de Mlle Lambercier pour confessions. Écrire à Voir BP VI-939. » Voilà un écrivain proche.
Ces manifestations de Rousseau — de son nom, de son œuvre — dans l’espace médiatique québécois du dernier quart du XXe siècle et du début du XXIe siècle sont significatives, mais ce n’est pas à elles qu’on s’attachera8. On se penchera plutôt sur deux aspects de la présence de Rousseau dans la sphère publique : sa pensée politique, notamment au moment des grèves étudiantes de 2012 ; sa convocation dans des textes sur l’expression de soi en littérature.
Rousseau penseur politique
Au cours des années récentes, le nom de Rousseau a souvent été cité dans des œuvres politiques. Le 4 octobre 2016, Paul St-Pierre Plamondon, alors candidat pour devenir chef du Parti québécois, indiquait à un journaliste de La Presse+, qui l’interrogeait sur ses goûts en littérature, qu’il appréciait particulièrement Du contrat social. Cela ne devrait pas étonner : dans un ouvrage de 2009 sous-titré Les rêveries d’un promeneur solitaire, il évoquait déjà cette œuvre de Rousseau (St-Pierre Plamondon 2009, 51‑53). St-Pierre Plamondon ne sera pas élu. Jean-François Lisée le sera. Lors d’un séjour à Barcelone, le 4 mars 2017, Lisée terminera une allocution, en catalan, en citant Rousseau : « Car comme le disait Jean-Jacques Rousseau, ou comme il l’aurait dit s’il parlait catalan : “Renunciar a la libertat és renunciar a la qualitat d’home, dels drets de la humanitat, i renuncar aixi mateix als seis dévres”9. »
En 2012, Rousseau occupe une place importante dans le discours militant québécois. Au début de cette année, plusieurs dizaines de milliers d’élèves et d’étudiants du Québec font la grève; cela s’est appelé le « Printemps érable » ou la « Grève générale illimitée » (GGI). Parmi les nombreuses pancartes à thématique littéraire des manifestants — « Camus dans la rue », « On n’est pas candide à ce point-là » (encore Voltaire) —, on en trouvait au moins une d’inspiration rousseauiste :
« Les lois
sont toujours
utiles à ceux
qui possèdent
et nuisibles
à ceux qui n’ont rien »
Rousseau
dit NON.
La citation provient du Contrat social (livre premier, neuvième chapitre)10.
L’Office national du film du Canada pérennisera, sur Internet, les rapports de Rousseau avec les événements de 2012. Son projet Rouge au carré repose à la fois sur l’évocation des symboles des grèves de 2012 — le carré en tissu rouge porté par les manifestants, les casseroles martelées par leurs sympathisants — et sur des citations, décontextualisées, de l’œuvre de Rousseau : d’abord et avant tout le Contrat social, mais aussi, avec une citation chacune, la Lettre à d’Alembert sur les spectacles et les Considérations sur le gouvernement de Pologne. Chaque séquence est conçue sur le même modèle : un titre, une citation (affichée et lue en voix off), une image (animée ou pas), sur fond musical. Pourquoi Rousseau ?
En trame de fond de l’expérience, une narration d’extraits du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau invite le public à interagir avec 22 tableaux inspirés par la mobilisation citoyenne. À travers des écrits datant de 250 ans, souches de l’humanisme moderne, Rousseau continue à nous interpeller et nous invite à une lecture parallèle du présent.
Pour penser les événements du printemps de 2012, Rousseau est nécessaire.
Il l’est encore au Devoir. Depuis le 11 mars 2006, ce quotidien montréalais offre périodiquement à ses lecteurs un « Devoir de philosophie ». Un intellectuel y est appelé à penser une question d’actualité en s’appuyant sur le travail d’un philosophe. Le XVIIIe siècle est bien représenté, avec, une fois chacun, Montesquieu, Diderot, Voltaire et Germaine de Staël, et, deux fois chacun, Kant, Hume, Burke et Smith. Jean-Jacques Rousseau les dépasse tous, avec sept apparitions. Parfois, l’œuvre de Rousseau est présente de façon inattendue : « Les rêveries du coureur solitaire » (21-22 mars 2015) porte sur la course à pied, « Du contrat social des changements climatiques » (28-29 novembre 2015) est lié à la crise environnementale contemporaine, « Jean-Jacques Rousseau encenserait le Renouveau pédagogique instauré au Québec » (30 septembre-1er octobre 2017) considère l’auteur d’Émile comme un des responsables des dérives du renouveau pédagogique québécois11, « La galanterie et la culture du viol » (2-3 février 2019) aborde la question de la séduction. Le penseur politique est également présent : pour comprendre l’apparition d’un nouveau parti politique au Québec (« Rousseau, père spirituel de Québec solidaire », 17-18 juin 2006), pour défendre l’abstentionnisme (« Jean-Jacques Rousseau serait abstentionniste », 9-10 juin 200712), pour appuyer les défenseurs des mouvements Occupy (« Jean-Jacques Rousseau aurait campé avec les indignés », 4-5 février 2012). Aucun autre auteur n’est mis à contribution aussi souvent que Rousseau dans cette chronique.
Dire je
Dans un « e-carnet » publié en 2010, L’éternité en accéléré, Catherine Mavrikakis consacre deux textes à Rousseau, « Rêveries d’une promeneuse solitaire » et « C’est la faute à Rousseau ». Ce deuxième texte est particulièrement intéressant dans la mesure où une réflexion sur l’enseignement de la littérature mène, en passant par Les confessions, l’Émile, Les rêveries du promeneur solitaire et le Contrat social, à une réflexion sur la définition même de la littérature et sur son rapport à la morale :
Un texte (même un essai) n’a pas à donner en exemple l’homme ou la femme qui l’écrit ou à se conformer aux petites possibilités de nos existences. Je préfère le Rousseau du Contrat social qui a abandonné ses enfants à celui qui nous promet de se mettre à nu dans ses Confessions. (Mavrikakis 2010, 162)
La position de Mavrikakis est nette : « Lire n’est pas une partie de plaisir. Écrire non plus. » (Mavrikakis 2010, 165)
Deux ans plus tard, Jean-Philippe Martel fait paraître le roman Comme des sentinelles. Son cinquième chapitre, « Nous, Jean-Jacques », se déroule dans une classe de littérature, lors de la première séance de l’année. Vincent, le narrateur-professeur, parle du XVIIIe siècle : « Des auteurs comme Diderot, Voltaire, Rousseau, mais aussi le marquis de Sade et Choderlos de Laclos, ont tous réclamé, chacun à sa manière, une littérature mieux adaptée à leur époque. » (Martel 2012, 20‑21) Il présente à ses étudiants l’ouverture des Confessions, ce qui l’entraîne, comme Catherine Mavrikakis, à s’interroger sur la nature du littéraire :
En annonçant qu’il va parler de lui, Rousseau pose ainsi deux problèmes, qui restent à mon avis irrésolus à ce jour. C’est de ce double problème que nous traiterons tout au long de la session : à partir du moment où on se passe du réservoir à intrigues et à personnages que constituait pour les classiques la mythologie gréco-romaine ; à partir du moment où on se met à parler de soi, qu’est-ce qui reste de la littérature ? (Martel 2012, 22)
Voilà la question fondamentale qu’entraîne la fréquentation des textes de Rousseau.
Sans accorder à Rousseau la même place que Catherine Mavrikakis ou Jean-Philippe Martel, le psychologue et essayiste Nicolas Lévesque, le professeur de philosophie René Bolduc et le traducteur Thomas O. St-Pierre se servent de lui pour réfléchir à la notion de subjectivité. Le premier acclimate à la géographie montréalaise un des derniers textes autobiographiques de Rousseau : ses Rêveries de la Plaza St-Hubert lui permettent de prendre place dans une « lignée d’essayistes-écrivains, poètes-philosophes, mêlant le récit de soi à l’histoire de la pensée » (Lévesque 2011, 75). Le deuxième fait écrire des lettres à des philosophes d’époques diverses. Voltaire s’adresse à un groupe d’extrême-droite, La meute, en prenant appui sur son Traité sur la tolérance et sur son Dictionnaire philosophique : « Au fond, toute mon œuvre est une dénonciation du fanatisme. J’ai vécu à l’époque des Lumières. » (Bolduc 2018, 95) Rousseau propose à Kim Kardashian13 de distinguer « amour de soi » et « amour-propre », et lui fait découvrir le Discours sur l’inégalité, Julie ou la nouvelle Héloïse et Les rêveries du promeneur solitaire. Dans l’« Intermède » sous-titré « La haine de soi », le troisième se souvient du temps où il enseignait Rousseau à des étudiants de philosophie et rassemble, encore une fois, cet auteur et Voltaire (St-Pierre 2018, 42‑43).
Rousseau, pourquoi ?
S’il fallait établir un palmarès des œuvres les plus citées de Rousseau au Québec au cours des dernières décennies dans la sphère médiatique et en littérature, il y aurait, d’une part, un texte de nature politique, Du contrat social, devant le Discours sur l’inégalité et l’Émile, et, d’autre part, des textes autobiographiques, Les confessions et Les rêveries du promeneur solitaire, plus que Rousseau juge de Jean-Jacques. Au-delà de ce classement — sans prétention à l’exhaustivité —, il importe de noter que Rousseau, plus que Voltaire, est cité, discuté, contesté, lu, approfondi. Les auteurs qui s’appuient sur lui ne se contentent pas des lieux communs voltairiens (les « arpents de neige », le « jardin » à « cultiver », la lutte contre le fanatisme), même si une récupération populaire s’applique également dans son cas. À lire ces auteurs, on a clairement l’impression que Rousseau nourrit leur réflexion, alors que Voltaire sert le plus souvent, notamment dans les médias, à la reprise de bons mots et de phrases toutes faites, transmises de génération en génération.
Et si c’était Jean-Jacques Rousseau qui incarnait le plus en profondeur le XVIIIe siècle dans l’espace public québécois en 2019 ?
Bibliographie
Beaulieu, Victor-Lévy. 1994. Monsieur de Voltaire. Romancerie. Montréal: Stanké.
Bergeron, Réjean. 2018. L’école amnésique ou les enfants de Rousseau. Montréal: Poètes de brousse.
Bolduc, René. 2018. Sincèrement vôtre. Petite introduction épistolaire aux philosophes. Essai libre. Montréal: Poètes de brousse.
Calvino, Italo. 1993. Pourquoi lire les classiques. La librairie du XXe siècle. Paris: Seuil.
Dupuis-Déri, Francis. 2018. L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne. Lausanne: Centre international de recherches sur l’anarchisme.
Gendron, Marc. 1981. Louise ou la nouvelle Julie. Littérature d’Amérique. Montréal: Québec/Amérique.
Lévesque, Nicolas. 2011. Les rêveries de la Plaza St-Hubert. Nouveaux essais Spirale. Montréal: Nota bene.
Martel, Jean-Philippe. 2012. Comme des sentinelles. Montréal: La mèche.
Mavrikakis, Catherine. 2010. L’éternité en accéléré. E-carnet. Série K. Montréal: Héliotrope.
Melançon, Benoît. 1998. « État de la recherche canadienne sur la littérature française du 18e siècle ». Dix-huitième siècle, nᵒ 30:233‑43. http://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1998_num_30_1_2235.
Melançon, Benoît. 2005. « Les études dix-huitiémistes au Canada ». Bulletin de la Société française d’étude du dix-huitième siècle troisième série (58):2‑4.
Melançon, Benoît. 2017. « Voltaire, Paris, 2015 ». In Les neveux de Voltaire, à André Magnan, 137‑46. Publications de la Société Voltaire 4. Ferney-Voltaire: Centre international d’étude du XVIIIe siècle.
Moser-Verrey, Monique. 1987. « Deux échos québécois de grands romans épistolaires du dix-huitième siècle français ». Voix et images 12 (3):512‑22. http://www.erudit.org/revue/vi/1987/v12/n3/200663ar.pdf.
St-Pierre, Thomas O. 2018. Miley Cyrus et les malheureux du siècle. Défense de notre époque et de sa jeunesse. Documents 13. Montréal: Atelier 10.
St-Pierre Plamondon, Paul. 2009. Des jeunes et de l’avenir du Québec. Les rêveries d’un promeneur solitaire. Montréal: Éditions Les Malins.
Trudel, Marcel. 1945. L’influence de Voltaire au Canada. Montréal: Fides, les Publications de l’Université Laval.
Trudel, Marcel. 1987. Mémoires d’un autre siècle. Montréal: Boréal.
Vadeboncoeur, Pierre. 1974. « Comment j’ai lu Rousseau ». In Un homme libre : Pierre Vadeboncoeur, 119‑33. Indépendances. Montréal: Leméac.
Vadeboncoeur, Pierre. 1985. « La longue lettre de Rousseau ». In L’absence. Essai à la deuxième personne, 65‑68. Montréal: Boréal Express.
Voir Trudel (1945). Dans un livre postérieur, Trudel jugera sévèrement cet ouvrage : « À vrai dire, mon travail n’était qu’un travail d’écolier, fait avec les pauvres moyens du bord » (Trudel 1987, 270).↩
Voir la vidéo de la série L’histoire nous le dira du 22 juin 2018, « Quelques arpents de Voltaire sur le Canada », et les rubriques « Enquête sur la réception de Candide » et « Pot-pourri » des Cahiers Voltaire depuis 2003.↩
Voir Banque de noms de lieux, Commission de toponymie du Québec.↩
« Je lus cela [Les confessions] avec une espèce d’amour » (Vadeboncoeur 1974, 122).↩
Rousseau « est à son insu essentiellement un épistolier » (Vadeboncoeur 1985, 67).↩
Voir Beaulieu (1994, particulièrement p. 237-242.)↩
Il existe une critique savante sur Rousseau, mais elle ne sera pas abordée ici. Voir Melançon (1998) et Melançon (2005).↩
Pour une sélection de pancartes de 2012, voir le blogue Les pancartes de la GGI.↩
L’auteur de ce texte est aussi celui d’un ouvrage paru en 2018, L’école amnésique ou les enfants de Rousseau (Bergeron 2018).↩
Francis Dupuis-Déry, qui signe ce texte, a commenté l’œuvre politique de Rousseau dans d’autres publications, par exemple en 2018 (Dupuis-Déri 2018).↩
Voir le texte « Chère vaniteuse » (Bolduc 2018, 101).↩