Lorsqu’on se situe dans une perspective historique et empirique, on est souvent paralysé par l’impression de ne rien pouvoir dire de général sur les causes de la guerre : chaque guerre aurait des causes spécifiques, et toute généralisation serait simplificatrice. La guerre se présente en effet comme un « phénomène social total » 1 : c’est un phénomène qui mêle et combine toutes les dimensions constitutives de la vie sociale, politique bien sûr, mais aussi économique, juridique, religieuse, technique, scientifique… Il est donc complexe, polymorphe, et, semble-t-il, irréductiblement singulier. Complexe, car en elle se croisent en un écheveau inextricable un grand nombre de facteurs et de mobiles. Polymorphe, car le poids respectif de ces divers facteurs varie dans chaque guerre particulière, et il est donc dans la « nature » de la guerre de prendre des formes très différentes, et d’avoir des motifs très variés. Et l’on peut même dire que chaque guerre est le résultat d’une composition absolument singulière de tous ces facteurs. Par conséquent, la guerre « en général » n’existe pas : le concept de guerre se résorbe entièrement dans la multiplicité de ses manifestations singulières, et il en va de même pour ses causes, au point que certains sont tentés de considérer comme « des légendes et des histoires de vieilles femmes » 2 l’idée que la guerre en général a des causes identifiables, ou qu’il y a des causes générales de guerre.
La guerre semble résister, plus que d’autres phénomènes, à toute compréhension générale, et le seul discours légitime (vérifié empiriquement) à son propos serait celui de l’historien qui se garde de toute affirmation générale sur la guerre et ses causes, mais tend alors, comme le regrette Moses I. Finley 3 , à se cantonner à la présentation de la série, toujours singulière et plus ou moins contingente, des événements politiques et diplomatiques « précédant », et donc censés « provoquer » telle guerre déterminée. Sur le coup, comme le remarque Fernand Braudel :
« La polémologie n’est qu’une science dans l’enfance, si même elle est une science. Il lui faudrait, dépassant les incidents, saisir les rythmes longs, les régularités, les corrélations. » 4
C’est dans cette direction, qui nous est indiquée par deux historiens dont la démarche a de grandes affinités avec la sociologie historique, que je voudrais travailler. Il s’agit de dépasser l’interdit de la généralité qui semble peser sur les études empiriques des causes de la guerre, autrement dit, de réconcilier l’empirique et le général dans l’analyse des causes de guerre, ou encore : de poser les linéaments d’une sociologie historique de la guerre analysée dans une perspective étiologique.
L’approche strictement historienne, c’est-à-dire l’approche empirique et « singularisante », trouve en effet ses limites immédiates dès lors que la guerre est un phénomène social chronique, endémique, voire quasiment permanent. Tel est justement le cas dans le monde antique, et tout particulièrement dans la Grèce et la Rome classique 5 . Or, quand la guerre est à ce point régulière qu’elle en devient quasiment permanente, ne faut-il pas l’expliquer par des facteurs qui sont eux-mêmes permanents, et distinguer dès lors deux niveaux de causalité, les événements politiques et diplomatiques précédant la guerre constituant les causes prochaines, auxiliaires et conjoncturelles qui ne font que déclencher un « mécanisme guerrier » qui, poussant structurellement à la guerre et n’attendant qu’une impulsion pour se déclencher, représente un niveau plus durable et plus général de causalité ?
Par mécanismes guerriers, j’entends les mécanismes sociaux qui travaillent en permanence à la guerre. Je prends donc le concept de mécanisme dans une perspective causale ou étiologique, en mettant l’accent sur la dimension répétitive de tout mécanisme : un mécanisme, c’est un dispositif produisant de manière périodique un effet identique. Dans le concept de mécanisme guerrier, la guerre apparaît comme l’effet récurrent de structures qu’il s’agit d’identifier. Le concept de mécanisme guerrier, c’est donc le concept d’un niveau général et structurel de causalité conduisant à la guerre : il répond à l’interrogation sur les causes de la guerre d’une manière générale.
Mon projet est de tester la validité empirique de l’hypothèse conceptuelle des mécanismes guerriers en m’appuyant sur les analyses que Max Weber a fait du monde antique 6 . Sa démarche sociologique se distingue de celle de l’historien par un plus haut degré de généralité obtenu par la mise en évidence de structures sociales, c’est-à-dire de configurations stables d’éléments fondamentaux. On passe de l’événementiel au structurel, niveau qui permet d’atteindre la généralité des analyses, sans pour autant quitter le champ de la réflexion empirique. Mon projet est donc de voir si, dans les structures sociales antiques telles que Weber les met en évidence, on ne peut pas reconnaître des mécanismes guerriers. C’est une remarque de la conférence sur La profession et la vocation de politique qui m’a mis sur cette voie : Weber y dénonce l’attitude de ceux qui veulent trouver les coupables d’une guerre, quand « c’est la structure de la société qui a produit la guerre » (S P, p. 187). Les structures sociales peuvent-elles être analysées comme des mécanismes producteurs de guerre ?
Il y a un lien entre les concepts de structure et de mécanisme. Un mécanisme, comme le dit Canguilhem, est « une configuration de solides en mouvement telle que le mouvement n’abolit pas la configuration » 7 . C’est donc une structure stable malgré le mouvement qui la traverse. Cette structure se définit comme un système de relations réglées entre divers éléments : les éléments sont solidaires et leurs relations sont réglées, tel mouvement de l’un entraîne nécessairement tel mouvement d’un autre. Parler de « mécanismes sociaux », c’est implicitement se référer à un tel concept de mécanisme : les mécanismes sociaux désignent les relations réglées qui s’établissent entre les divers éléments d’une structure sociale, c’est-à-dire les corrélations que l’on peut mettre en évidence entre les diverses composantes d’une société en montrant que les évolutions de ces composantes sont solidaires, autrement dit, que tel changement à tel niveau de la structure sociale a des répercussions à tel autre niveau, ou encore, que telle caractéristique d’un élément de la structure sociale engendre un comportement spécifique pour un autre élément de la structure. Par exemple, les caractéristiques du mode de production esclavagiste antique ne sont pas étrangères au caractère chronique de la guerre dans l’Antiquité.
On peut alors parler de mécanisme guerrier au sens où la guerre est le produit récurrent d’une structure sociale dont on peut dire qu’elle intègre la guerre comme une de ses composantes essentielles : la guerre y devient un phénomène structurel, fonctionnel. Mais il ne s’agit pas d’élaborer une théorie « fonctionnaliste » de la guerre qui fasse l’économie des intentions des acteurs. Il faut au contraire comprendre comment une structure sociale peut pousser les individus à vouloir la guerre : le concept sociologique de mécanisme guerrier est le concept d’une structure sociale aux effets bellicistes. Ce qui pousse à la guerre en l’occurrence, ce sont des intérêts, et les intérêts moteurs d’une société sont le reflet de sa structure : si une structure sociale fonctionne comme un mécanisme guerrier, c’est qu’elle génère des intérêts poussant à la guerre, et c’est cette genèse qu’il s’agit de comprendre.
Nous analyserons tout d’abord les particularités de la structure sociale antique, et ses évolutions typiques. Pour en cerner la logique, nous éluciderons ensuite les principes fondamentaux de la constitution militaire, afin d’en venir enfin aux logiques sociales de l’impérialisme antique. Nous achèverons cette analyse sommaire par des réflexions plus générales de Weber sur un ultime mécanisme guerrier : il y a, au sein même de la sphère politique, une logique qui pousse à la guerre, la quête du prestige conféré par la puissance. Les analyses de Weber nous conduisent donc à deux types de mécanismes guerriers : d’une part, des mécanismes à penser en termes de structure sociale, et basés sur des intérêts « matériels », et d’autre part, un mécanisme à penser en termes de dynamique politique, et basé sur des intérêts « symboliques ».
Les principes fondamentaux de la constitution militaire
Pour comprendre comment les structures sociales antiques fonctionnaient comme des mécanismes guerriers, il est nécessaire de saisir la logique de cette typologie. Elle se structure autour de deux lignes d’évolution 10 : à partir de la royauté de château fort, l’évolution a pris soit la direction d’une bureaucratisation du pouvoir politique royal (c’est l’évolution typiquement orientale : 1 ñ 2 ñ 4 ñ 5), soit celle d’une démocratisation progressive, toujours relative et finalement transitoire, de ce pouvoir (c’est l’évolution typiquement occidentale : 1 ñ 2 ñ 3 ñ 6 ñ 7 ñ 5). Une première question se pose alors : comment expliquer une telle différence d’évolution ?
Selon Weber, c’est la question de la compétence militaire et de ses fondements socio-économiques qui est décisive pour comprendre cette divergence (Ville, pp. 82-84). En effet, la différence essentielle entre ces deux développements concerne la constitution militaire (Militärverfassung, W G, p. 756), c’est-à-dire le mode global d’organisation de l’armée (mode incluant des aspects politiques et socio-économiques, mais aussi techniques et tactiques), et il y a deux types fondamentaux de constitutions militaires reposant sur deux principes opposés : d’une part, le principe de la séparation entre les soldats et les moyens de faire la guerre (Die Trennung des Soldaten von den Kriegsmitteln), ce qui signifie que les soldats sont équipés et entretenus par le roi, et d’autre part le « principe de l’auto-équipement de l’armée » (Prinzip der Selbstequipierung der Heere, W G p. 756) qui signifie que les soldats doivent pourvoir eux-mêmes à leur équipement militaire. L’évolution orientale repose sur le premier principe alors que l’évolution occidentale repose sur le second :
« En Orient, à partir des commensaux et des compagnons d’armes du roi de la ville se constitua l’armée strictement royale, équipée, approvisionnée et donc aussi dirigée de manière bureaucratique. […] À l’inverse, en Grèce, les suites des rois des châteaux forts s’amenuisaient : elles ne redevinrent un facteur politique vivant que chez les commensaux des souverains conquérants macédoniens. Ainsi voit-on s’affaiblir la position des souverains dans son ensemble et s’amorcer une évolution dont le résultat final, au début de la période "classique" est de déplacer l’obligation militaire, et avec elle le pouvoir politique, vers les citoyens paysans qui pourvoient eux-mêmes à leur équipement. »
(ESA, p. 203)
Dans les citadelles orientales, le roi a pris en mains propres l’administration de l’armée : il la recrute, l’équipe et l’entretient. Deux conséquences en résultent : le soldat est « coupé » des moyens de faire la guerre, et le sujet incapable de se défendre militairement 11 . Le soldat en effet, n’étant pas propriétaire des moyens de faire la guerre, est économiquement et militairement dépendant du roi : il ne peut faire la guerre par ses propres moyens. Quant au peuple, il est désarmé, et ne peut donc pas résister au pouvoir tendanciellement despotique du roi : sa démilitarisation est la source de son assujettissement. La bureaucratisation de l’armée implique donc un double assujettissement, celle du soldat et celle du sujet, double assujettissement rendu précisément possible par la séparation de ces deux figures. Le soldat ne coïncidant pas avec le citoyen, il ne peut y avoir de constitution de commune.
En revanche, l’évolution des villes occidentales vers le type de la commune urbaine s’explique essentiellement par le fait qu’en Occident, les armées continuèrent à s’équiper elles-mêmes. L’organisation militaire y repose donc sur l’indépendance économique et militaire des soldats : ayant les moyens économiques de pourvoir eux-mêmes à leur équipement militaire, ils ont alors les moyens militaires de résister si nécessaire au pouvoir royal qui reste donc dépendant du bon vouloir de son armée. Cette autonomie militaire rend alors possible la figure du citoyen-soldat : dans les villes occidentales de l’Antiquité, « prestation militaire et droit de citoyenneté sont simplement identiques », et le citoyen de plein droit est avant tout un « réserviste de l’armée astreint à l’entraînement » (ESA, pp. 373 et 118). Sur ce fondement, l’évolution politique occidentale a donc pris la voie de la constitution de communes de « citoyens », alors que l’évolution orientale a plutôt pris la voie de la constitution de royaumes de « sujets ».
La question décisive porte donc sur le rapport entre les soldats et les conditions matérielles de l’activité guerrière : les soldats s’équipent-ils eux-mêmes ? Sont-ils propriétaires de leur équipement, et sont-ils donc indépendants du roi ? Si oui, alors ils sont susceptibles de faire advenir la figure du citoyen-soldat ; si non, alors ils seront des « serfs » possédés par le roi (ESA, p. 124), et il n’y aura pas de citoyens à proprement parler, mais seulement des sujets. Cette question des fondements économiques de la compétence militaire, c’est-à-dire la question de la propriété de l’armement, de la capacité économique des citoyens à s’armer eux-mêmes, est une extension au domaine politico-militaire de la problématique marxiste du rapport entre les travailleurs et les moyens de production : les travailleurs sont-ils les propriétaires des moyens de production ? Dans sa conférence sur Le socialisme, Weber généralise ce principe d’analyse à l’organisation militaire 12 :
« Le chevalier du passé était propriétaire de son cheval et de son armement. Il devait s’équiper et s’approvisionner lui-même. La constitution militaire reposait à cette époque sur le principe de l’auto-équipement. Dans les villes antiques aussi bien que dans les armées médiévales de chevaliers, on devait fournir son armure, sa lance et son cheval, ainsi qu’apporter des provisions. L’armée moderne est née au moment où la régie princière (die fürstliche Menage) s’est introduite, et donc où le soldat et l’officier […] n’étaient plus propriétaires des moyens d’entreprendre la guerre (Kriegsbetriebsmittel). C’est là-dessus que repose toute la structure (Zusammenhalt) de l’armée moderne. »
(GASS, p. 499)
Si cette question du rapport entre le guerrier et les moyens matériels de faire la guerre est centrale, c’est parce qu’elle conditionne la solution au problème du « rapport de force » entre le roi et son armée (ESA, p. 204) : le rapport entre le roi et son armée dépend en effet plus fondamentalement du rapport entre l’armée et son armement. Sur la base de ce principe d’analyse, on peut donc distinguer deux types d’armée fondamentalement opposés : d’une part l’armée « bureaucratique » recrutée et entretenue par le prince, et d’autre part l’armée « citoyenne » ou « populaire » s’équipant elle-même. À la première catégorie correspondent notamment les armées de mercenaires, l’armée césariste de prolétaires et généralement toutes les armées bureaucratiques modernes. À la seconde catégorie, l’armée de chevaliers nobles, la phalange hoplitique et les milices bourgeoises médiévales.
La question de la constitution militaire et de ses fondements économiques joue ainsi le rôle d’une « infrastructure » : le rapport du soldat à son équipement est socialement structurant, puisque c’est lui qui décide de la nature de la structure politique. L’importance de la constitution militaire est confirmée par l’évolution ultérieure des villes occidentales :
« L’effondrement des patriciens et le passage à la démocratie ont été conditionnés par le changement de technique militaire : ce furent les hoplites (armée disciplinée s’équipant elle-même) qui ont mené le combat contre la noblesse et ont abouti à son élimination militaire puis politique. »
(Ville, p. 190 sq.)
Ce qui explique le processus de démocratisation menant de la cité nobiliaire (type 3) à la cité hoplitique (type 6), c’est donc encore la constitution militaire et plus précisément la « technique militaire », ce par quoi il faut entendre moins le type d’arme utilisé que le mode d’organisation des hommes, la tactique, et en l’occurrence, c’est la mise en place de la discipline qui est fondamentale 13 : on passe d’une technique aristocratique et individuelle de combat centrée sur les duels de chevaliers à une technique démocratique et collective centrée sur l’infanterie disciplinée des hoplites. En effet, sur la base du principe de l’auto-équipement de l’armée, si la technique militaire est centrée sur la chevalerie, elle prendra alors nécessairement un « caractère aristocratique » (W G, p. 803) compte tenu du coût de la panoplie chevaleresque. Par contre, la panoplie de l’hoplite étant moins coûteuse, la technique militaire de la phalange hoplitique permet d’« élargir le cercle des propriétaires fonciers économiquement en mesure de satisfaire à des obligations militaires » (ESA, p. 209), et ouvre donc la voie à un processus de démocratisation de l’armée et partant des institutions politiques. C’est le même principe qui permet de comprendre l’évolution de la cité des hoplites (type 6) à celle des citoyens (type 7) :
« La démocratie des hoplites a disparu partout où le centre de gravité de la puissance militaire s’est déplacé en direction de la puissance maritime. »
(W G, p. 805 ; Ville, pp. 192 et 201)
Comme les frais d’équipement d’un rameur sont quasiment nuls, la constitution d’une flotte militaire, liée à l’émergence de l’impérialisme maritime, ouvre la voie à une démocratisation encore plus poussée. Mais cela entraîne alors le déclin des hoplites, qui étaient essentiellement des petits propriétaires ruraux, et donc un renversement des rapports ville/campagne : c’est désormais le demos urbain, et plus précisément le nautikos ochlos (la « plèbe navale »), qui domine la vie politique. Au final, cette démocratisation liée à l’impérialisme va se retourner contre elle-même : en effet, la défense d’un empire implique le recours à des armées permanentes, et donc le remplacement des armées citoyennes par des armées bureaucratiques, prolétaires ou mercenaires, ce qui conduit à la démilitarisation des citoyens et ouvre la voie au despotisme. Il y a ainsi une « dialectique » entre l’impérialisme et la démocratie : d’une part, il favorise une certaine démocratisation, mais de l’autre, il contribue aussi à l’avènement de royautés liturgiques.
Sur la base du principe de l’auto-équipement de l’armée, l’évolution de la structure politique dépend donc de l’évolution de la constitution militaire : comme le dit Weber, les « péripéties » politiques de la ville antique occidentale sont « liées à des considérations d’ordre strictement militaire » (Ville, p. 192). Il s’agit maintenant d’analyser les structures sociales antiques en termes de mécanismes guerriers.
La dynamique politique de l’impérialisme : prestige et puissance
Mais la guerre en général n’a pas sa source seulement dans des structures sociales globales fonctionnant comme des mécanismes guerriers : il y a aussi, au cœur de la sphère politique, une dynamique spécifique poussant à la guerre. Il faut donc revenir sur le terrain proprement politique pour compléter les éléments que l’on a pu tirer des analyses des structures sociales antiques globales, en ajoutant un nouveau niveau de mécanisme guerrier qui, lui, est intrinsèque à la sphère politique.
En effet, quand Weber aborde théoriquement la question de l’impérialisme, il cherche manifestement à éviter des simplifications de type marxiste-léniniste 18 : la guerre n’est pas seulement suscitée par des intérêts économiques capitalistes au sens strict, et l’abolition du capitalisme moderne ne se traduira pas ipso facto par la disparition de l’impérialisme. Il y a en effet une dynamique proprement politique de l’impérialisme. Au sein même de la sphère politique, c’est ce qui apparaît comme un intérêt « symbolique » qui est décisif pour une compréhension adéquate des mécanismes guerriers, l’aspiration au prestige :
« La "puissance" d’une formation politique porte en elle une dynamique spécifique : elle peut être la base d’une aspiration spécifique au "prestige" chez ses membres, aspiration qui influence leur comportement vers l’extérieur. »
(W G, p. 520)
L’impérialisme est certes relié à des mécanismes sociaux globaux, mais il est aussi lié, dans l’optique de Weber, à un mécanisme interne à la sphère politique des grandes puissances, réglé selon une logique de prestige.
La guerre, vecteur de légitimité charismatique
Cette aspiration au prestige doit être articulée à la question politique fondamentale de la légitimité. Selon Weber, il est quasiment impossible d’asseoir une domination durable sans que les individus dominés croient en la légitimité de cette domination :
« Le fondement de toute domination, et donc de toute docilité, est une croyance, croyance au "prestige" du ou des gouvernants. »
(W G, p. 153, E S I, p. 345)
La croyance en la légitimité d’un ordre politique est donc toujours associée à la croyance au prestige de ceux qui sont à la tête de cet ordre, et la quête de prestige est plus fondamentalement une quête de légitimité.
La guerre victorieuse apparaît alors comme un vecteur de légitimité, comme un moyen de faire croire que l’on est qualifié à dominer. Cependant, il ne s’agit pas de n’importe quel type de légitimité. La légitimité que la guerre confère est en effet la légitimité charismatique, fondée dans la croyance au caractère exceptionnel de la personne qui domine. Le charisme, c’est en effet, au sens premier, la grâce divine, mais Weber étend ce concept à tout personnage dont on croit qu’il est doté de qualités extraordinaires le qualifiant comme « chef ». Il y a divers types de chefs charismatiques : le prophète, le chef de guerre, le monarque dynastique… et pour toutes ces figures, la guerre victorieuse a fondamentalement le sens d’une confirmation de leur qualification.
En effet, faire la guerre, c’est s’en remettre à l’épreuve des armes pour trancher un conflit. On renonce donc à toute médiation diplomatique et juridique, à tout arbitrage terrestre, humain, ce qui signifie, symboliquement, que l’on s’en remet à « Dieu ». Toute victoire sera alors interprétée comme un signe « divin » venant confirmer le chef. À partir de cette caractérisation de la victoire militaire comme confirmation, on comprend alors les diverses significations politiques que la guerre peut avoir pour un régime donné :
« Les défaites militaires sont dangereuses pour les "monarchies" en faisant apparaître leur charisme comme non "confirmé" ; les victoires ne le sont pas moins pour les "républiques" en présentant le général victorieux pour charismatiquement qualifié. »
(W G, p. 154 ; E S I, p. 346)
Sur cette base, on peut mieux comprendre l’impérialisme : les intérêts non spécifiquement politiques à la guerre, et les couches sociales porteuses de ces intérêts, ne suffiraient peut-être pas à entraîner la guerre s’ils ne rencontraient pas des intérêts plus spécifiquement politiques qui, eux, ne portent pas seulement sur les profits « matériels » (richesses de toutes sortes : terres, argent, esclaves…) que l’on peut attendre de la guerre, mais sur ses profits symboliques et proprement politiques (le prestige, la légitimité). Autrement dit, l’impérialisme, si l’on veut l’expliquer de manière structurelle, se situe au croisement de deux logiques : les mécanismes guerriers liés à la structure globale d’une société particulière, et celui intrinsèque à la sphère politique, la dynamique du prestige et de la légitimité.
* * *
Mon projet était de montrer concrètement comment une structure sociale peut générer de puissants intérêts à la guerre et donc fonctionner comme un mécanisme guerrier, autrement dit de montrer la validité empirique du concept sociologique de mécanisme guerrier. Grâce aux analyses de Weber, nous avons repéré trois types de mécanismes guerriers, d’une part ceux qui résultent de la double dépendance (en esclaves et en céréales) d’une organisation du travail largement basée sur l’esclavage en caserne, puis ceux liés à la démocratisation d’une structure politico-militaire fondée sur le principe de l’auto-équipement, et enfin celui lié à la dynamique politique de la puissance et de la légitimité charismatique.
Sur la base de ces analyses, nous avons pu accéder à un compréhension sociologique, et plus seulement historienne, de la guerre et de ses causes : saisir le fonctionnement de certaines structures sociales comme des mécanismes guerriers, c’est en effet atteindre un plan général et durable de causalité menant régulièrement à la guerre, un niveau de causalité qui ne se situe plus sur le plan de la série des événements politiques et diplomatiques précédant la guerre, mais sur celui de structures sociales qui sont en elles-mêmes bellicistes, c’est-à-dire produisent continuellement des intérêts à la guerre.
Mais ce niveau général de causalité n’est pas pour autant anthropologique : il reste proprement sociologique 19 . L’approche sociologique des mécanisme guerriers que j’ai privilégiée a cet avantage de ne pas recourir à l’hypothèse d’une nature humaine foncièrement belliciste pour expliquer le caractère endémique que prend parfois la guerre. La guerre n’est pas la manifestation irrépressible d’une pulsion, d’un instinct de guerre en l’homme : elle est toujours articulée à la société. Et quand elle devient chronique, on peut supposer qu’elle est socialement fonctionnelle, qu’elle a une nécessité dans le système social donné. Mais cette nécessité n’est pas « systémique » 20 : le bellicisme ne fonctionne pas « par dessus » les consciences et les intentions individuelles, il est au contraire articulé aux intérêts des individus. Si la guerre est « fonctionnelle », c’est parce qu’elle est conditionnée par une structure sociale qui génère l’intérêt à la guerre : sa fonction est alors de satisfaire ces intérêts. Le bellicisme n’est ni pulsionnel, ni systémique : il est calculé. Weber nous permet donc de sortir à la fois de l’approche historienne de la guerre, et de l’approche anthropologique, sans tomber pour autant dans une approche fonctionnaliste de la guerre qui ferait l’économie des intentions individuelles.
J’espère avoir ainsi montré, sur la base du monde antique, la validité empirique de l’hypothèse des mécanismes guerriers, et son intérêt théorique. Reste à tester sa pertinence heuristique dans d’autres contextes, les impérialismes modernes par exemple.
Bibliographie des ouvrages cités de Max Weber
Max Weber Gesamtausgabe, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1984- (MWG).
Wirtschaft und Gesellschaft (W G), 5e édition, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1980.
Économie et société (E S), 2 vol., trad. J. Chavy et al., Paris, Plon, Pocket, 1995.
Économie et société dans l’Antiquité Les causes sociales du déclin de la civilisation antique (ESA), trad. C. Colliot-Thélène et F. Laroche, Paris, La Découverte, 1998.
Essais sur la théorie de la science (ETS), trad. J. Freund, Paris, Plon, Pocket, 1992.
Le Savant et le politique (S P), trad. C. Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2003.
La Ville (Ville), trad. Ph. Fritsch, Paris, Aubier, 1982.
Gesammelte Aufsätze zur Soziologie und Sozialpolitik (GASS), J. C. B. Mohr, Tübingen, 1924.
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J’emprunte cette notion à Marcel Mauss : dans les phénomènes sociaux totaux « s’expriment à la fois et d’un coup toutes sortes d’institutions : religieuses, juridiques et morales », politiques et familiales, économiques, esthétiques et morphologiques. Un phénomène social est total s’il met « en branle la totalité [ou presque] de la société et de ses institutions », autrement dit si en lui viennent se mêler toutes les dimensions constitutives de la vie sociale. Cf. Mauss, Marcel, « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1995, pp. 147 et 274. ↩
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Cf. Rapoport, Anatol, « Tolstoï und Clausewitz », p. 702, in G. Dill (éd.), Clausewitz in Perspektive, Frankfurt am Main/Berlin/Wien, 1980, pp. 696-718. ↩
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Finley, Moses I., « La guerre et l’Empire », in P. Brulé et J. Oulhen (éds.), La guerre en Grèce à l’époque classique, Rennes, PUR, 1999, pp. 93-99. ↩
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Braudel, Fernand, La méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, 2e édition, Paris, Armand Colin, 1966, vol. II, p. 164. ↩
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Cf. Garlan, Yvon, Guerre et économie en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1999, pp. 9-12 ; et Finley, Moses I., art. cité, pp. 85-86. ↩
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Je m’appuie essentiellement sur : La ville (trad. de Philippe Fritsch, Paris, Aubier, 1982 – Cité : Ville), qui est en fait un chapitre de la partie non traduite d’Économie et société intitulée « Sociologie de la domination » (W G, II, chap. 9, section 7) et sur : Économie et société dans l’Antiquité (trad. de Catherine Colliot-Thélène et François Laroche, Paris, La Découverte, 1998 – cité : ESA), trad. de la 3e version (1909) des Agrarverhältnisse im Altertum (Les structures agraires dans le monde antique), précédée du célèbre article de Weber sur Les causes sociales du déclin de la civilisation antique. ↩
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Canguilhem, Georges, « Machine et organisme », in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1998, p. 102. ↩
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« À propos du concept de ville et des divers types de villes », cf. Ville, chap. 1 et 5. ↩
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« Universel » par opposition au « particularisme » des cités occidentales qui sont des communes autonomes. ↩
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De même que chaque « stade d’organisation » est un idéaltype, c’est-à-dire un « tableau de pensée unitaire » que le sociologue construit en sélectionnant et en accentuant certains éléments, et qui dans sa pureté ne correspond souvent à aucune donnée existante (Weber parle « d’utopie conceptuelle »), ces deux types d’évolution sont des « idéaltypes de développement », c’est-à-dire des représentations schématiques des différents stades par lesquels les institutions sont susceptibles de passer. À propos de cette méthode idéaltypique de Weber, cf. Essais sur la théorie de la science, pp. 171-194. ↩
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« Die Trennung des Soldaten von den Kriegsmitteln und die militärische Wehrlosigkeit der Untertanen » (W G, p. 756). ↩
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Dans sa conférence sur La profession et la vocation de politique, Weber étend ce principe d’analyse au domaine administratif : il y a deux catégories d’administration, soit l’état major et les fonctionnaires sont eux-mêmes propriétaires des moyens de gestion, soit ils en sont « coupés » comme le prolétaire et l’employé le sont des moyens de production matérielle dans l’entreprise capitaliste ; cf. S P, pp. 129-133. ↩
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« Le fer, l’arme d’estoc, le combat rapproché discipliné des hoplites cuirassés engendrèrent l’armée des gros paysans et des petits bourgeois, et partant, l’antique "polis des citoyens" » (ESA, p. 379). Mais c’est moins le fer, le type d’armes, que la discipline, l’organisation tactique des hommes qui constitue la révolution technique dont parle Weber : « Ce n’est pas le fer comme tel qui a entraîné le changement […]. C’est au contraire la discipline hoplitique des hellènes et des romains. […] On voit ainsi que le type d’arme est une conséquence, et non la cause du développement de la discipline. » (W G, p. 683) ↩
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À ce propos, cf. Garlan, Yvon, op. cit., pp. 7-9. ↩
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J’emprunte ces catégories à Yvon Garlan, op. cit., pp. 79 sqq. ↩
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L’esclavage proprement dit, comme le dit Finley, c’est en effet le statut selon lequel « un homme est la possession, la marchandise d’un autre homme ». Cf. Finley, Moses I., Économie et société en Grèce ancienne, trad. Jeannie Carlier, Paris, La Découverte, 1984, p. 145. ↩
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Comme le remarque Finley, grâce à l’instrument « mer fermée », Athènes pouvait couper certaines cités de leur source de ravitaillement. Cf. Finley, Moses I., Économie et société en Grèce ancienne, trad. Jeannie Carlier, Paris, La Découverte, 1984, p. 82. ↩
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Cf. par exemple : Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Paris, Éditions Sociales, 1952, 1e édition, 1917. Il semble cependant que Weber ait écrit le texte que nous commentons avant la première guerre mondiale, sans donc avoir pu lire cet ouvrage de Lénine. ↩
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C’est un niveau général, mais pas universel : c’est une généralité liée à une structure sociale historique particulière. ↩
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Ce n’est pas une nécessité holiste faisant l’économie des intentions des acteurs, en affirmant par exemple que la guerre serait périodiquement nécessaire comme moment de destruction et d’effervescence sociale… ↩