Cet ouvrage collectif est issu d’un colloque organisé en 2012 à Genève à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau. La ville suisse avait conçu une série de manifestations intitulées « Rousseau pour tous », dont l’un des objectifs était non seulement de faire connaître l’œuvre de ce citoyen illustre à un public de non-spécialistes, mais aussi de souligner l’actualité d’une pensée qui, faisant fi des classifications contemporaines, apparaît aujourd’hui comme un « classique » de la réflexion politique. Le livre coordonné par Gabriel Galice et Christophe Miqueu constitue la concrétisation éditoriale de cette commémoration « vivante », qui examine les problèmes actuels de la démocratie à la lumière de Rousseau et de ses textes.
Pour ce faire, les coordinateurs du volume ont rassemblé des spécialistes issus des différentes disciplines des sciences humaines (philosophie, histoire, science politique, lettres) dans un esprit de transversalité qui sied parfaitement à l’œuvre de Rousseau, bien qu’il manque peut-être une ou deux contributions de juristes (le droit constituant un point décisif de la pensée politique de Rousseau). Une autre originalité de l’ouvrage est d’avoir sollicité, pour la troisième et dernière partie, trois anciens responsables politiques, français (Jean-Pierre Chevènement) et suisses (Bernard Lescazes et Yvette Jaggi). Les trois textes, de taille inégale, prennent la forme de retours d’expérience, qui mettent les thématiques rousseauistes à l’épreuve des pratiques sociales, politiques et institutionnelles.
Par exemple, le texte d’Yvette Jaggi, par ailleurs assez critique de Rousseau, met en évidence un point actuel et original : le lien entre urbanisme et politique, autour de la question des « grandes villes ». Rousseau n’aimait pas Londres et Paris, les deux seules métropoles européennes de son époque. Il avait choisi Genève pour sa « taille humaine ». Ce choix des villes moyennes n’exprime pas seulement un goût personnel, mais aussi un rapport au politique. En effet, pour Rousseau, la véritable démocratie ne peut être que directe et n’est donc possible que dans des États de petite taille, comme par exemple les cités antiques. À l’inverse, dans les « grands » États-nations modernes, le système de la représentation conduit à une démocratie factice, où les gouvernants exercent une domination sur les gouvernés. Pour Rousseau, la ville moyenne permet de renouer avec le modèle de la cité antique, où la proximité et le petit nombre favorisent des relations plus égalitaires et démocratiques.
Le reste du livre s’articule autour de deux thèmes forts : la république et la paix. À première vue, ce sont deux sujets hétérogènes : le premier, la république, est tourné vers « l’intérieur » de la communauté et la réalisation d’un idéal politique ; le second, la paix, ouvre sur « l’extérieur », à savoir les questions stratégiques et les relations internationales. La grande force du livre est de montrer que les deux sujets se répondent. Les diverses contributions soulignent que la paix intérieure (ou civile), rendue possible par le projet républicain, constitue une condition nécessaire de la paix au niveau international. Le patriotisme républicain n’est pas une incitation à la guerre et un obstacle à la paix ; c’est au contraire un élément essentiel d’une paix politiquement robuste. Défendre la patrie, pour Rousseau, c’est d’abord garantir l’égale considération, sur le plan économique et social, des citoyens. À l’inverse, les cités divisées ont tendance à prôner l’esprit de conquête pour conjurer à l’extérieur les problèmes qu’elles n’arrivent pas à régler en leur sein. Comme le note Gabrielle Radica, « d’une part, la liberté politique doit s’appuyer sur l’égalité ; d’autre part le patriotisme défensif doit s’appuyer sur la possibilité de subsistance de chacun […] La relation entre les États dépend de l’union intérieure des cités et pâtit de leurs divisions. » (p. 80)
Le Rousseau « républicain » décrit dans cet ouvrage fait écho aux deux principaux penseurs de la « paix perpétuelle » au XVIIIe siècle, l’abbé de Saint Pierre, dont Rousseau sera un commentateur critique, puis Kant, qui s’inspire de Rousseau tout en s’opposant à lui. Rousseau conteste l’idée d’une « paix perpétuelle » au sens où il n’est pas enclin à adhérer à des projets cosmopolitiques tels que celui que décrira et souhaitera Emmanuel Kant. Comme le relève la regrettée Paule-Monique Vernes dans sa contribution, la notion de cosmopolitisme repose initialement sur un oxymore : polites renvoie à une cité ou à une nation singulière tandis que cosmos désigne l’unité du monde et renvoie, par extension, à la planète Terre et au genre humain dans son entier. Si la pensée politique de Rousseau se veut universelle, elle fait droit aux particularités des peuples et à la singularité des passions qui les animent (une comparaison avec Montesquieu serait à cet égard intéressante). Ainsi dit-il dans une lettre au colonel Pictet, « ce ne sont ni les murs ni les hommes qui font la patrie : ce sont les lois, les mœurs, les coutumes, le Gouvernement, la constitution, la manière d’être qui résulte de tout cela » (cité p. 52 par Géraldine Lepan).
Pour Rousseau, une patrie républicaine doit être capable de se défendre des agressions, y compris par l’usage de la force. Elle doit penser la guerre et parfois la faire. Comme le relève Frédéric Ramel, Rousseau est un remarquable interprète du phénomène guerrier à travers l’histoire. Il estime, à l’instar de Clausewitz, qu’il n’y a pas de changement de nature dans la guerre. En dépit de ses transformations stratégiques et tactiques, celle-ci reste une opposition de « corps politiques », suivant des motifs qui mêlent raison et passions.
Dans le dispositif rousseauiste, la guerre constitue le chaînon manquant entre la république et la paix. Sans guerre, il n’y a pas de république, car les communautés politiques sont le plus souvent nées de la force. En retour, sans république, il ne peut y avoir de paix, ni au plan intérieur, ni au plan international. Rousseau rejoint ici la position qu’adoptera Kant, sans approuver donc le projet d’une paix perpétuelle et d’une « société des nations » qui substituerait la sécurité collective à l’équilibre fragile des puissances. Lorsque Rousseau dit, au début du Contrat social, que « la guerre n’est point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État », il s’inscrit dans la tradition réaliste qui fait de la guerre non pas seulement un phénomène individuel, mais surtout un événement politique majeur pour les peuples et les gouvernements. Sa vision « politique » de la guerre et son républicanisme le rapprochent de Machiavel, lorsqu’il explique par exemple que le citoyen est un soldat efficace car dévoué à sa patrie : « L’État ne doit pas rester sans défenseurs ; mais ses vrais défenseurs sont ses membres. Tout citoyen doit être soldat par devoir, nul ne doit l’être par métier. » (Considération sur le gouvernement de Pologne, cité p. 210). Cette réflexion peut être rappelée, à l’heure où le lien Armée-Nation est altéré par la professionnalisation des armées et où l’on s’interroge sur le sens du sacrifice patriotique.
Toutefois, à la différence de Machiavel et de la tradition réaliste, Rousseau ne considère pas la paix comme une simple absence de guerre. La paix constitue un accomplissement politique, une maturation qui se déroule dans l’ordre interne et s’étend à l’ordre international, sans remettre en cause l’intégrité des nations et le sentiment patriotique. Au contraire, « les haines nationales s’éteindront, mais ce sera avec l’amour de la patrie », explique Rousseau au début du Discours sur les sciences et les arts (cité p. 61). Contrairement aux idées reçues, le patriotisme n’est donc pas le pendant du bellicisme, c’est au contraire la condition d’une paix durable, à défaut d’être perpétuelle.
Rousseau défend ainsi une vision défensive de la guerre juste, ce qui le rapproche du juriste hollandais Grotius. Toute guerre est juste lorsqu’elle a vocation à la conservation de soi. Cependant, un État peut être conduit à prendre les devants et à agir militairement pour prévenir une menace qu’il croit imminente. Cela brouille, comme le note Géraldine Lepan, « la distinction entre guerre défensive et offensive » (p. 67). Comment en effet distinguer la guerre « juste » de la volonté, abusive, de puissance hégémonique ? Dans ce cas de figure, et comme souvent en politique, c’est la perception qui domine sur l’objectivité des faits et l’application des normes. Il reste que, dans le débat actuel sur la légitimité des interventions militaires, Rousseau serait, selon Jean-Pierre Chevènement, non interventionniste. Il s’oppose en effet à l’esprit de conquête et a une vision du droit international fondée sur la souveraineté des États. La véritable puissance de l’État est intérieure, elle touche aux ressources morales et politiques de la nation. Elle ne suppose pas l’exportation d’un modèle, comme ont pu le penser les États-Unis de l’administration Bush, développant la doctrine du « changement de régime » (regime change).
Rousseau développe ainsi une vision singulière de la politique internationale, à mi-chemin entre le réalisme et le cosmopolitisme. D’un côté, il ne croit pas au dépassement des États-nations ou du moins il considère que le monde restera fragmenté en « corps politiques » souverains. Cependant, d’un autre côté, une responsabilité forte pèse sur les États à l’échelle mondiale : il leur revient d’assurer la paix civile en leur sein puis de construire, sur cette base républicaine, un ordre international pacifié.
Bibliographie
Galice, Gabriel, et Christophe Miqueu, éd. 2017. Rousseau, la République, la paix. Actes du colloque du GIPRI (Grand-Saconnex, 2012). Les dix-huitièmes siècles 199. Paris: Honoré Champion éditeur.