Je veux parler principalement de ce que j’appellerais le « système d’attitudes » qui caractérise le bolsonarisme (pratiques, croyances, attitudes proprement dites, idées). Si on veut, sur l’éthos du bolsonarisme ; mais aussi, un peu, sur la situation actuelle, à partir de l’élection de Bolsonaro. Mais d’abord je dirai deux mots sur des questions plus générales — sur lesquelles je me suis prononcé plusieurs fois, oralement ou par écrit — touchant proprement la nature politique du bolsonarisme.
Il faut voir le bolsonarisme, tout d’abord, dans le contexte mondial, en particulier dans l’ensemble des mouvements actuels d’extrême droite, à caractère nationaliste. Il faut se situer dans une perspective de longue durée et internationale.
Il y a eu deux grandes vagues de mouvements autoritaires, celle des années 20/40, et celle d’aujourd’hui. Dans les deux cas, les formes spécifiques sont diverses. Je ne reviendrai pas sur les exemples ni sur les formes dominantes, qui ne sont pas les mêmes.
Ces mouvements ont, bien entendu, quelque chose à voir avec le capitalisme. Et même beaucoup de choses. Mais ils représentent plus que cela. Il y a discontinuité entre la naissance de ces mouvements et l’histoire du capitalisme en tant que telle. D’une certaine façon, le capital découvre après coup ces partis et ces mouvements, et se décide à monter dans le bateau. Les mouvements des années 30 avaient surtout des affinités avec un capitalisme « étatisant », ceux d’aujourd’hui avec le libéralisme économique radical.
Déjà à propos de la première vague, il y a eu beaucoup de confusions en ce qui concerne le caractère de ces mouvements. Même si en dernière instance ils avaient, bien entendu, un rapport avec l’histoire du capitalisme, ils avaient en même temps, et peut-être avant cela, quelque chose à voir avec l’histoire de la démocratie. En fait, ces mouvements sont avant tout antidémocratiques en matière de pouvoir et également conservateurs-révolutionnaires en idéologie et en mœurs. Le capitalisme y entre, mais, en quelque sorte, après coup.
On pourrait dire qu’ils sont à la confluence des deux histoires, mais la formule risque de les banaliser. Je préfère bien distinguer ces histoires. Et dire que de tels mouvements, même s’ils sont procapitalistes (pour beaucoup), ne se définissent pas par cela, mais plutôt par leur projet antidémocratique en matière de pouvoir, d’idéologie et de société (mœurs).
Quant à ce qu’on appelle néolibéralisme, il faut distinguer le néolibéralisme comme étant, d’une part un aspect de la manière d’être du capitalisme actuel, et, d’autre part, comme étant l’idéologie et la pratique d’un parti (au sens large, d’un groupe qui fait de l’activisme politique, dans le cadre d’un parti ou non) et de ses dirigeants.
Pour ce qui est du Brésil, il faudrait dire les choses suivantes. Le bolsonarisme veut servir au maximum les intérêts économiques des classes dominantes au Brésil. En ce sens, il serait néolibéral. Mais cette caractéristique il la partage avec presque toute la droite brésilienne, et pour cette raison, elle ne donne pas sa spécificité. D’autre part, il « travaille » avec le groupe le plus libéral, celui dont la figure la plus importante est le ministre Paulo Guedes. Mais Bolsonaro et les siens se révèlent moins libéraux que ce groupe, et ils ont des rapports compliqués avec cet allié.
L’idéologie du bolsonarisme pourrait être caractérisée en faisant appel à la notion de révolution conservatrice (comme l’ont fait entre autres, au Brésil, Marcos Nobre et aussi mon ami Arthur Hussne Bernardo), ou faisant intervenir des néologismes du type « démocrature ». Ce néologisme désigne une forme de gouvernement antidémocratique, mais avec une apparence de démocratie, plus précisément : comme un gouvernement qui gagne une légitimité à partir d’une élection initiale, mais qui, par la suite, bloque l’alternance par différents moyens.
Je tiens à préciser que, pour moi, on ne peut pas caractériser Bolsonaro comme néolibéral, ni le bolsonarisme comme un avatar du néolibéralisme, même si la politique économique du gouvernement actuel est néolibérale et le sera encore plus, très probablement. Le problème n’est pas seulement de savoir si on doit ou non définir le bolsonarisme en mettant l’accent sur le versant économique du mouvement. Parce que, sans doute, le néolibéralisme, comme l’utilitarisme en général1, n’est pas simplement une idéologie économique. La question, bien formulée, est plutôt de savoir si on peut définir le bolsonarisme à partir de la tradition utilitariste, dans ses aspects politiques ou économiques. Ma réponse est négative, même si, j’insiste, le bolsonarisme sous certains aspects rencontre l’utilitarisme. Mais son sens profond et ses racines ne sont pas là. Il suffit de voir ce qu’a fait et ce que fait actuellement Bolsonaro : tant sa démarche que son action ne sont pensables, essentiellement, qu’en termes d’un projet idéologique et politique du type « révolution conservatrice » (à la limite néo-fasciste, voir ce que dit et fait son ami Steve Bannon). C’est cela qui l’intéresse réellement, et c’est sur ce registre qu’il déploie ses projets. Par exemple : il existe bien un projet de style néolibéral de réforme de la Sécurité Sociale, mais il soutient ce projet que du bout des lèvres et s’y oppose sans scrupules pour peu que ce projet menace quelques-uns de ses appuis ou de ses amis. Il est donc essentiel à la gauche d’être bien conscient de la vraie teneur, idéologico-politique du bolsonarisme (sans vouloir dire par là que le néolibéralisme ne soit pour rien dans cette histoire), ce qui engage des considérations pratiques majeures que nous n’aborderons pas dans le cadre de cette publication.
Le bolsonarisme s’appuie sur un ensemble de forces à caractère différent. Je parlerais d’une sorte de pentagone, puisqu’il y a cinq forces en présence. D’abord un noyau fascisant néo-autoritaire. Puis, des groupes religieux, militaire, économique et un autre constitué par des juges.
Le groupe fascisant néo-autoritaire représentant le bolsonarisme à proprement parler est constitué par Bolsonaro lui-même, ses fils, et Olavo de Carvalho, leur idéologue et gourou. Le groupe religieux est celui des sectes évangélistes. Pour l’armée, la figure la plus importante est le vice-président Hamilton Mourão, qui a, actuellement, des rapports très difficiles avec le chef du gouvernement. Pour les juges, il y a Sérgio Moro (ex-juge) et bien d’autres ; ceux-ci, très importants, sont souvent négligés. Enfin, le groupe économique est celui du ministre Paulo Guedes et ses amis.
Au-dessous de ces groupes, si on peut dire de cette façon, il y a l’ensemble de la grande bourgeoisie brésilienne et ses intérêts économiques, représentés au gouvernement par plusieurs ministres et fonctionnaires. Les rapports entre ces coteries sont, en général, loin d’être simples, comme on le constate depuis l’investiture de Bolsonaro.
Je ne développerai pas ici l’histoire des ces rapports, marqués par un chemin tortueux d’alliances et des ruptures. Je ne traiterai pas non plus des conditions qui ont permis la victoire de Bolsonaro. Je me centrerai sur les « attitudes » qui caractérisent le bolsonarisme, plus précisément, celles de son noyau principal, fascisant et néo-autoritaire. Mon analyse porte aussi bien sur Bolsonaro lui-même que sur son idéologue Olavo de Carvalho.
On pourrait caractériser le bolsonarisme par quelques traits concernant quatre domaines :
- Sa logique ou son rapport à la vérité, son régime de vérité, si on peut dire.
- Son éthique, c’est-à-dire, son idée sur bien et le mal pour ainsi dire, ou son régime éthique.
- Son érotique (ses rapports aux plaisirs et au sexe en particulier), son régime érotique.
- Et son attitude vis-à-vis de l’histoire, son régime d’historicité.
Sur le premier aspect. Comme les mouvements autoritaires des années 30, le « bolsonarisme » pratique à fond la falsification du réel. Pas à la manière des idéologies courantes, de droite, mais d’une manière beaucoup plus radicale. D’une part, il y a la fabrication des fake news dans laquelle il est passé maître, de l’autre la pratique d’un type de raisonnement nettement antilogique, sorte de sophistique à sa manière (je pense en particulier à ce que dit et écrit son idéologue et gourou, Olavo de Carvalho). Pour ce qui est de ce dernier point, on trouve fréquemment, une sorte de mélange de petites doses de vérités avec de grandes doses de fausseté, ce qui aboutit à une apparence de vérité et à une fausseté fondamentale. C’est tout l’art des sophismes. Disons que le délire, dont on parle souvent, existe, sous les deux formes suivantes : immédiatement dans les fake news ; indirectement, comme résultat de raisonnements vicieux. J’insiste là-dessus, parce qu’il y a une tendance à ne voir dans leurs discours que du délire immédiat. Il ne s’agit pas que de cela, et le fait a des conséquences importantes, théoriques et pratiques. Ces messages frauduleux se sont imposés et s’imposent encore, en large mesure, à travers le contrôle sans scrupules des réseaux d’internet et de WhatsApp. Voilà un élément absolument central de la tragédie. Se constitue par là un monde surréel, un univers magique. Et ce monde est produit, créé par leurs médias, comme les banques ou l’État créent la monnaie à cours forcé. Ils produisent des « vérités », comme la planche à billets. Et elles s’imposent. Sophiste contemporain, le démagogue populiste d‘extrême-droite, est la mesure de toutes choses. Dans ces conditions, ils pratiquent de vrais lynchages médiatiques, et montrent leur haine de la vérité. Ce régime de vérité (ou de menso1460-Fressato
Pas de photosnge) et ces pratiques médiatiques, les rapprochent certainement de l’autoritarisme classique.
Sur le registre éthique, nous avons surtout la haine et le mépris des faibles, ou supposés tels. Depuis longtemps, le bolsonarisme s’est révélé comme l’ennemi juré des femmes, des Noirs, des pauvres, des Indiens, des homosexuels, etc. ; une sorte de darwinisme social ou de nietzschéisme vulgaire. C’est un trait bien caractéristique, même s’ils ont mis, depuis lors, un peu d’eau dans leur vin. Ce qui est intéressant là-dessus — au-delà ou en-deçà des questions d’ordre tactique — c’est de voir à quel point le bolsonarisme se révèle comme nettement anti-chrétien, si on pense au message originel du christianisme. Le bolsonarisme se pose comme le grand ennemi du « politiquement correct » et s’oppose au coitadismo (la manie d’avoir pitié)2. Tout au contraire, le christianisme à son début était nettement coitadista et « éthiquement correct ». Pour mettre en pratique ce style « éthique » les bolsonariens s’appuient sur différentes forces, y compris celles des Églises chrétiennes instituées. Haine de la générosité, du bien, si on veut. C’est là que se situe leur amour de la violence. Ces éléments correspondent assez bien à ce que prêchaient les mouvements autoritaires du siècle dernier.
Sur le plan érotique, il y a quelque chose d’apparemment paradoxal : un mélange de pornographie et de moralisme. Un journaliste blogueur a parlé du rapport entre eschatologie et pureté dans le bolsonarisme. Il a même suggéré que les bolsonariens font la synthèse des deux sens du terme “eschatologie “, la saleté dominante préparant la grande purification de la fin du monde que prépare notre nouveau Messie (il s’appelle d’ailleurs Jair Messias). C’est vrai. Mais la même chose arrive avec la pornographie et le moralisme. À écouter certain(e)s ministres du nouveau gouvernement, ou bien Bolsonaro lui-même (mais aussi ses enfants), on se rend compte qu’à l’instar de leurs maîtres nationaux ou étrangers (Trump, Olavo), ils mettent en œuvre une sorte de fusion entre ces deux éléments. On ne sait pas très bien si on est devant un discours moralisant ou devant un discours pornographique. Les exemples sont bien connus. Il y a là de la haine de la vie sexuelle réussie et de l’amour : ou bien sous forme de la répression ou bien comme pornographie, débauche. Différemment des cas antérieurs, ce trait semble distinguer, relativement, les bolsonariens de leurs ancêtres des années 30.
Voyons enfin, leurs attitudes vis-à-vis de l’histoire. C’est là qu’apparaît leur antidémocratisme radical (et cela reprend largement les traits caractéristiques de la première vague autoritaire). Ils regardent l’histoire contemporaine, surtout la plus récente, comme un processus de corruption morale et politique de l’humanité, processus qu’ils veulent arrêter avant toute chose. Ils ont, de façon générale, horreur de la modernité. « Revenir au Brésil d’il y a 50 ans », dit Bolsonaro, formule imprécise mais qui dit bien son refus du progrès social, tant au plan politique que sur celui des mœurs. Tout se passe comme s’il reconnaissait la croyance de certains libéraux en une poussée historique vers plus d’égalité, à ceci près que, pour lui, il s’agit d’une poussée maligne qu’il faut contrer à tout prix. D’une manière analogue, l’assassin raciste en Nouvelle-Zélande a parlé explicitement de la lutte de la hiérarchie contre l’égalité. D’où le caractère, que prend le bolsonarisme, de croisade contre les Lumières, dont le refus d’admettre les dangers qui menacent l’environnement. Cette lutte contre le mauvais vent de l’histoire se fait au nom d’un étendard un peu paradoxal, tout à la fois nationaliste et – sinon internationaliste, du moins inféodé à l’Amérique de Trump vis-à-vis de laquelle il se montre « vendeur de la patrie » (entreguista). Sa bannière symbolise donc à la fois l’orgueil national teinté de religion face aux « diviseurs », et une solidarité absolue — impliquant au besoin le sacrifice du nationalisme — avec les alliés qui assument une lutte analogue à l’échelle mondiale.
Voilà le cadre général d’une révolution conservatrice, qui est loin d’être une affaire purement nationale, comme on le voit clairement aujourd’hui. Le trait principal en est peut-être la violence et la brutalité. Mais, on le voit, il n‘y a pas là que de la violence ou de la brutalité purement et simplement. En fait, pour ce qui est de Olavo de Carvalho, tout au moins, on est, si on peut le dire, devant un idéal de société. Une société où, bien entendu, règne l’oppression, et donc la violence, la violence institutionnalisée. Cet idéal de société ne serait pas, à la rigueur, ou en « premier choix », celui d’une société capitaliste, mais il s’accomode bien du capitalisme. Pourtant, cette idée d’une société idéale oppressive et violente est inséparable d’une violence « sauvage » (ne serait-ce que comme condition partielle de sa réalisation, même s’ils préfèrent arriver au pouvoir par des élections) ; et aussi de la haine. En fait, pour eux, le présent n’est pas simplement « erroné » (et donc seulement à rejeter), mais pourri (et donc à haïr et à détruire). En fait, la haine et la violence finissent par se cristalliser, et deviennent des fins en soi. D’une façon bien sinistre, dans les discours du Bolsonaro député, il était question de l’alternative - torturer ou tuer ?
Mais une chose semble certaine : cette violence est acceptée sous l’enveloppe de la banalité du personnage. (Le surnom « mythe », attribué à Bolsonaro par ses partisans, inclut, paradoxalement, le sens d’« être banal » – l’être banal qui « mythifie »). À la différence d’autres leaders populistes de droite, Bolsonaro, au premier abord, n’a pas de charisme - il a le charisme de « l’homme commun ». On essaie de donner du charisme à un leader qui n’en a pas, ou, si on préfère, on cultive un charisme dont le contenu en est le manque. C’est le sens commun au service de la violence. Sans entrer dans l’analyse des raisons de la victoire de Bolsonaro en octobre 2018, j’essaierai de préciser comment se composait à mon avis son corps électoral, pour essayer d’en tirer quelques conséquences.
Bolsonaro a vaincu grâce à trois types d’électeurs :
- Les individus vraiment fascistes ou fascisants, les « machos », les violents, les personnalités nettement autoritaires (hommes et femmes), etc.
- Ceux qui ne sont pas proprement fascisants, mais qui ont décidé d’adhérer à un certain candidat, pour différentes raisons, surtout par horreur du PT. Il faudrait réfléchir sur cette adhésion de larges couches de la bourgeoisie (notamment la petite et la moyenne, puisque la grande, au moins en partie, lui était déjà acquise). Pour ces gens-là, comme dans un sens pour tout le monde à l’intérieur de la société actuelle, la valeur dominante est l’individualisme, voire l’égoïsme. Or, ce qui caractérise en général les autoritarismes, vieux ou nouveaux, c’est plutôt la brutalité. Ici se pose la question importante des rapports entre égoïsme et brutalité. En d’autres termes : dans quelle mesure l’homme commun égoïste, « l’épicier », est-il vulnérable aux néofascismes ? À cette question il n’y a pas de réponse simple. Mais, disons, sous certaines conditions, l’utilitarisme ouvre la porte à la brutalité néofasciste. On a l’impression qu’il n’y a pas de nécessité dans ce passage, mais si l’attitude utilitaire n’est pas couverte par une couche de générosité et de lucidité politique, on passe facilement d’une attitude à l’autre. C’est ce qui est arrivé au Brésil. Et cela, à cause de certaines conditions, en particulier la décomposition de la droite classique, et la crise de la gauche hégémonique, suite à l’offensive juridique menée contre la corruption (véritable au supposée) de différents partis et figures politiques.
- Finalement, une population importante a voté pour Bolsonaro ou s’est abstenue, pour des raisons du type ignorance générale, naïveté, manque d’information ou bêtise. Le rôle très négatif des médias brésiliens – je pense en particulier à la télévision avec ses programmes imbéciles d’animation, le matraquage du football sous toutes ses formes, le culte des feuilletons (novelas) – plutôt que les feuilletons eux-mêmes - tout cela, qui existe ailleurs mais avec une intensité toute autre au Brésil, a contribué à ce que les gens votent pour ce brave type « sincère », comme on a pu l’écouter. Et ceci d’autant plus qu’il est devenu le héros d’un épisode édifiant, très apprécié par le public de la télévision, celui d’un candidat qui a reçu un coup de couteau quand il marchait dans la rue, au milieu de ses partisans.
Résultat : un gouvernement qui, en paraphrasant a contrario une déclaration célèbre, réunit « les pires et les plus obtus ». Vraie sélection négative dont le résultat est une équipe - à l’intérieur de laquelle les fils du président ont un rôle majeur - qui pratique le démantèlement de toutes les institutions, qu’il s’agisse de la santé, de la propriété publique, des retraites, de la culture, des affaires étrangères, etc., et réserve le même destin à la presse, à l’Université et aux partis.
Le bolsonarisme a un programme très radical pour le Brésil. Rien de comparable à aucun des gouvernements antérieurs. Petit à petit, il le met en pratique. Mais est-ce que le bolsonarisme réussira à l’achever complètement ? On peut imaginer qu’il n’y parviendra pas. C’est l’hypothèse relativement optimiste. S’il n’y réussit pas, ce sera (ou serait) grâce à un certain nombre de facteurs : D’abord les luttes et querelles qui divisent les différents piliers du bolsonarisme, luttes qui ne vont disparaître ni facilement ni rapidement, et qui peuvent s’avérer dévastatrices (pour eux ; pour nous, tout au contraire…). Puis vient la médiocrité du personnage. En fait, Bolsonaro non seulement n’a pas le charisme de quelques-uns de ses pairs, mais comparé aux Trump, Orban, Netanyahou, Salvini, etc., il est bien faible. Sa « simplicité » l’aide, sans doute, à certains égards, mais à tout prendre, représente un obstacle. Pourtant, il ne faut pas sous-estimer le personnage, rusé à sa manière. En troisième lieu : les affaires et scandales touchant le groupe au gouvernement, lesquels sont devenus publics après la victoire électorale : avantages pécuniaires illégaux, liaisons avec les « milices », bandes maffieuses formées en général d’éléments issus de l’armée ou de la police. Finalement, il manque au bolsonarisme toute sorte de politique sociale, même fictive. En fait, la plupart des populismes de droite pratique en petite dose un populisme de gauche, en mettant en oeuvre des initiatives limitées ou carrément illusoires. Chez Bolsonaro et les bolsonariens, on ne voit pas de trace d’un geste à teneur « sociale », le plus démagogique ou vide soit-il. Ils suivent purement et simplement leur chemin. Mais ce manque total de souplesse tend à créer des problèmes qui viennent s’ajouter à tous les autres et dont on a eu un riche échantillonnage dès les premiers mois de gouvernement.
Mais, il y a l’autre hypothèse, plus pessimiste. Même s’ils sont gênés par ces circonstances, ils gagnent petit à petit des positions. En quelques mois, ils avaient déjà obtenu pas mal de choses : loi de la pseudo-légitime défense, coupures brutales du budget des universités, persécution politique de fait des enseignants, privatisations, etc. Puis, ils ont multiplié les menaces à la Cour Suprême (STF) (qu’il faut défendre comme institution, en dépit de tout ce qu’on pourrait dire de ses protagonistes), les attaques à l’Université et à la presse, le projet « école sans parti » ; tout cela risque de nous faire passer assez rapidement de la situation actuelle, en grandes lignes, celle d’un pouvoir autoritaire « en transition », à un autoritarisme pleinement achevé, c’est-à-dire, à une « démocrature » à la manière hongroise ou polonaise. En dépit de tout, Bolsonaro et les siens sont dans l’offensive, via lynchage médiatique et menaces de mort (sans oublier les passages à l’acte, dont l’assassinat de Marielle Franco et Anderson Gomes a été le cas le plus retentissant). La gauche, désorganisée, a un énorme travail à faire sur plusieurs plans : églises, pouvoir judiciaire, monde intellectuel, organisations politiques, etc. La gauche brésilienne a besoin d’une recomposition radicale de ses forces et de son programme. Ni le quasi-populisme petiste ni les projets de l’extrême gauche traditionnelle, quels que soient les mérites de certains sympathisants ou militants de l’un et de l’autre groupe, ne nous permettent pas d’aller assez loin. Ce qui est en jeu n’est pas que l’avenir de la gauche ; c’est celui de toute la démocratie (le mouvement démocratique), et du pays lui-même.
Boulogne-Billancourt et Paris, le 19 mars 2019
Au moins un grand tenant du néolibéralisme, F. Hayek non seulement ne se déclare pas « utilitariste », mais prend nettement position contre les thèses de ce mouvement. Pourtant, je crois que dans un sens assez général, on peut parler d‘utilitarisme à propos de l‘ensemble des courants libéraux y compris du néolibéralisme.↩
« Coitado » en portugais peut se traduire par l’interjection française : « le pauvre ! »↩