Introduction
Avant de désigner le découpage d’un récit ou le temps séparant la parution de plusieurs récits (épisodes d’une série, livraisons d’un feuilleton, volumes d’un cycle…), l’intervalle désigne une rupture matérielle, spatiale ou temporelle qui affecte les artefacts médiatiques eux-mêmes. Depuis l’industrialisation de l’édition au XIXe siècle, la gestion des flux de marchandises n’a cessé de mettre en jeu ces intervalles : ce sont d’abord ceux, temporels, qui existent entre des objets fabriqués en série, ceux entre les exemplaires qu’il faut réduire au maximum lors du stockage, ceux qu’il faut limiter entre la commande et la livraison, ceux encore qu’il faut respecter entre deux objets dans les points de vente si l’on veut les valoriser. De telles contraintes affectent la nature et la forme des objets. Dans le domaine de la presse et de l’édition, ces marchandises que sont les journaux et les livres – parmi les premières à être produites et distribuées en si grande quantité – ont été profondément affectées par ces logiques de fabrication, puisqu’elles mettent en jeu l’articulation entre la marchandise considérée dans sa matérialité, le support de diffusion, et ce qui est promu, le texte. En particulier, le texte subit directement l’incidence des contraintes temporelles (qui engagent des rythmes d’écriture et de lecture) et spatiales (qui influent sur le format du support et donc sur les dimensions du texte) associées aux marchandises de papier. Autrement dit, les intervalles industriels et commerciaux se répercutent sur la nature des œuvres.
À partir de la situation des collections populaires qui naissent en France au début du XXe siècle, on peut donc réfléchir à l’articulation qui existe entre l’intervalle (comme caractéristique temporelle et spatiale des marchandises sérialisées), sa formulation médiatique dans les collections populaires (à travers la question de la périodicité et de la collection), et un certain nombre de phénomènes thématiques, narratifs et diégétiques qui en découlent, puisque ces derniers ne peuvent se comprendre que dans le cadre plus large des sérialités médiatiques et marchandes qui les fondent et dont ils sont la reformulation poétique et esthétique1. De fait, l’histoire de la culture sérielle se confond avec celle des productions marchandes. Née avec les premières marchandises produites en grande quantité que sont les journaux, elle répond aux contraintes liées à leur circulation dans ces espaces relativement larges que sont les grandes villes (Therenty et Vaillant 2001). Or, dès l’origine, pour justifier l’abonnement des lecteurs, le périodique doit certes se renouveler chaque jour pour rendre intéressante l’acquisition échelonnée d’une série de journaux, mais il doit aussi offrir la garantie d’une unité d’ensemble – la ligne éditoriale, comme architexte unifiant la diversité promise des textes – permettant à l’acheteur de s’engager en toute confiance dans un achat de longue durée. C’est parce que, contrairement aux marchandises classiques (comme le savon ou le chocolat) dont l’attrait repose sur une promesse d’identité des produits, les marchandises médiatiques doivent sans cesse se renouveler dans un cadre stabilisé afin d’inviter les consommateurs à acheter en toute confiance des produits similaires, qu’elles engagent nécessairement un double mouvement de standardisation et de variation. Or, c’est dans cette dynamique contradictoire que réside la question spécifique de l’intervalle, puisque à travers ce principe de renouvellement encadré se joue la contrainte d’une variété de textes unifiée par un architexte commun. Toute l’histoire de la sérialité est liée à cette dynamique de standardisation et de variation, au croisement des logiques industrielles et médiatiques.
Collections populaires et poétique industrielle
La question de l’intervalle se pose ainsi, en amont de la poétique et de l’esthétique des productions sérielles, au niveau du renouvellement des produits ou de leur organisation en système des objets dans le rayonnage du point de vente. On peut le montrer à partir de l’exemple des collections populaires qui se multiplient en France au début du XXe siècle. Pourquoi celles-ci ? Parce que leur avènement semble accompagner celui de nouvelles pratiques industrielles et marchandes, parmi lesquelles il faut compter la production en série pour un marché conçu dès l’abord dans son extension la plus large, la standardisation des produits, l’apparition de nouvelles logiques de marque, la recherche de méthodes de fabrication rationalisée, plus tard les techniques associées au taylorisme et au fordisme (Coriat 1979; Lefebvre 2003; Beltran, Chauveau, et Galvez-Behar 2001)… tous ces événements de l’histoire économique peuvent éclairer la façon dont ont été appréhendées ces collections et ces œuvres, faisant glisser notre réflexion d’une perspective technique à un questionnement esthétique.
Rappelons en deux mots cette mutation qui se produit dans l’édition populaire au début du XXe siècle. En 1906, l’éditeur Arthème Fayard lance « Le Livre populaire », offrant un long roman complet à 65 centimes. Il est immédiatement suivi par les autres éditeurs populaires – Tallandier, Ferenczy, Rouff, etc.2 De manière quasi synchronique, l’éditeur allemand Alwin Eichler signe en 1904 un contrat avec l’Américain Street and Smith qui lui concède l’exclusivité européenne de traduction et de diffusion des séries de dime novels « Nick Carter » et « Buffalo Bill », ce qui lui permet de les proposer dans toute l’Europe, y compris en France (1907). Le modèle qu’il impose – celui de la collection de fascicules à personnage récurrent – sera à son tour imité un peu partout en Europe3.
Ces deux événements correspondent à une série de changements majeurs dans les pratiques des éditeurs populaires. Le premier tient bien sûr à l’autonomisation de la fiction par rapport à l’actualité : elle qui apparaissait dans la presse comme un type de production journalistique parmi d’autres (le feuilleton partageant la page avec des chroniques, des anecdotes ou des informations variées), et qui n’était donc pas nécessairement la raison de l’achat du périodique, devient un produit que l’on acquiert pour lui-même (le « roman complet »), sur un support qui lui est dévolu (le volume de collection). Ce principe de publication en livre n’est pas inventé par l’édition populaire – cela va sans dire ! – mais auparavant, la proportion très réduite de feuilletons publiés par la suite en volumes et la valeur très faible de la vente en livres par rapport aux gains que rapportait la parution dans la presse, expliquaient que les romans populaires soient restés dominés par l’esthétique du feuilleton4.
Une deuxième mutation, essentielle, découle du changement de support. Conçue par des éditeurs de presse, la collection populaire conserve le principe du contrat de lecture éditorial du périodique. Elle offre une présentation standardisée (nombre de pages, format, image de couverture…) qui définit un pacte à la fois littéraire et commercial : le lecteur sait qu’on lui garantit une certaine qualité de textes et de produits, ce que l’éditeur ne manque pas de souligner dans le paratexte et les publicités5. Cette pratique s’est développée dès la fin des années 1830, par exemple avec la « Bibliothèque Charpentier » (Olivero 1999), mais elle prend ici une tout autre ampleur, puisqu’elle se traduit, fait nouveau, par un très fort déplacement du pacte de lecture de l’auteur vers l’éditeur, au point qu’on peut parler d’auctorialité éditoriale. On achète un volume du « Petit livre » ou du « Livre national », bien plus qu’un livre de tel ou tel auteur.
Une telle mutation est un épiphénomène, dans l’édition, d’un mouvement culturel beaucoup plus profond qui affecte l’ensemble des marchandises à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Ce mouvement, c’est celui d’une transformation de la figure du producteur d’un modèle d’artisanat (il est celui qui fabrique l’objet) à un modèle industriel (il est celui qui le conçoit) avec le développement de produits vendus en grande quantité sur tout le territoire. Cela se traduit en particulier par une attention accrue à la marque comme signature industrielle. On rappellera que la forme moderne du dépôt de marque ne remonte qu’à 1857 (Marchal 2009) et que la marque-signature ne s’impose dans la population qu’avec le développement des grands magasins, des affiches et des formes nouvelles de publicité (Beltran, Chauveau, et Galvez-Behar 2001). Le poids des marques, qui se développent dans l’espace public, commence à changer la nature de la relation à la marchandise à la fin du XIXe siècle, puisqu’on ne raisonne plus en termes de classe d’objets avec des variantes artisanales, mais de nom associé à une qualité invariable, quel que soit le lieu d’achat (Martin 2012). Un tel glissement favorise la montée en puissance de l’éditeur comme figure d’auctorialité architextuelle au détriment de l’auteur. Contrairement à ce qui se produit généralement pour les collections du XIXe siècle6, c’est désormais autour des noms de l’éditeur et de la collection, et non plus de ceux des auteurs, que se détermine la valeur des œuvres. Ils deviennent des traits essentiels parce que l’industrie bascule plus largement dans des processus de fabrication articulant production industrielle et marque.
Le déplacement de la production du côté de l’éditeur en passe également par un effacement matériel des auteurs-scripteurs dans les publications : chez Street and Smith à la fin du XIXe siècle, et donc chez Eichler qui en importe les ouvrages au début du XXe siècle, leur nom disparaît7. Chez Ferenczy, Rouff ou Tallandier dans les années 1920, il s’inscrit en petites lettres, comme pour prendre acte de l’indifférence du lecteur au nom d’auteur, quand celui de la collection sert de fronton au volume. Une telle situation est très différente de celle qui prévalait pour les auteurs de feuilletons, beaucoup plus marqués par une culture de la célébrité. Au début du XXe siècle, et a fortiori à partir des années 1920, l’écrivain populaire devient une sorte d’exécutant pour l’éditeur, lequel est le véritable interlocuteur du lecteur. Derrière ce changement de régime communicationnel, c’est bien une autre logique marchande qui doit se lire, celle qui accompagne le développement de processus de production et de distribution rationalisés et standardisés des biens de consommation, dont la mise en place préoccupe les entrepreneurs et les politiques (Coriat 1979; Lefebvre 2003).
Si les écrivains sont traités comme des exécutants, c’est parce que, dans la communication architextuelle qui s’impose avec les collections, les œuvres et les auteurs singuliers sont appréhendés comme des éléments s’inscrivant dans une logique globale de production, devant se soumettre aux rythmes qu’elle impose, puisque les œuvres paraissent à intervalles réguliers. La régularité des publications témoigne de ce que les collections populaires appartiennent encore à l’univers des périodiques, et qu’en cela elles s’inscrivent dans la droite ligne de la presse populaire, dont elles partagent les éditeurs et les réseaux de distribution. Sur les photographies de kiosques des années 1910-1930, on voit ces livres partager les présentoirs avec les journaux comiques et la presse nationale. Les éditeurs ne manquent d’ailleurs jamais de souligner cette périodicité dans leurs publicités ou sur les couvertures de leurs volumes, preuve du caractère central de ces rythmes8. On voit alors comment s’articulent les dynamiques industrielles et la poétique des textes : les rythmes de production et les logiques périodiques imposent des contenus standardisés. Les intervalles programmés par les éditeurs (ce sont les cadences qu’auront à subir les auteurs s’ils veulent vivre), comme ceux associés aux rythmes de distribution (liés à la logique périodique des collections) appellent une lecture en série, à intervalles rapides, qui saisit les œuvres par la médiation de l’unité architextuelle de la collection.
Si la logique périodique reste capitale pour les éditeurs, c’est bien que celle-ci a une incidence sur les modes de lecture. Dès lors que l’œuvre est appréhendée à travers la médiation de la série architextuelle qui la porte, alors elle n’est jamais que relativement autonome par rapport aux autres productions partageant la même série – celle du genre ou de la collection. Elle est saisie dans l’intervalle (temporel et spatial) qui la sépare des autres œuvres publiées avant ou après elle, ou partageant avec elle le rayonnage. La question de la discontinuité joue un rôle clé dans l’appréhension de l’œuvre.
Le genre comme thématisation des poétiques sérielles
Ainsi, l’acheteur des collections populaires lit d’une manière différente de celle qui prévalait au XIXe siècle, parce qu’il lit par la médiation de la série, et qu’il saisit toujours l’œuvre dans sa relation à celles qui la précèdent ou l’encadrent. Une des conséquences en est le bouleversement que subit l’usage des genres fictionnels par rapport au siècle précédent9. Au XIXe siècle, dans la mesure où le lecteur achète un journal pour tout un ensemble de raisons (parmi lesquelles son désir de lire un feuilleton), il n’est pas souhaitable que le roman soit trop marqué génériquement (se fermant alors une partie du public) mais au contraire il faut qu’il promette la plus grande variété d’événements et de tonalités. L’usage de la terminologie générique vise à souligner cette variété, avec des formulations comme « grand roman d’amour et d’aventures » ou « grand roman d’aventures, de combat et d’amour »10 qui ont une fonction descriptive insistant sur la richesse de l’œuvre afin d’en mettre en avant les attraits diversifiés. Au XXe siècle, les éditeurs se mettent à proposer des collections spécialisées dans un genre – amour, policier, aventure11 – visant à travers lui un type de public particulier (respectivement femmes, hommes et enfants12). Ils limitent donc au contraire la palette des attentes associées aux œuvres.
Ce changement s’explique par la volonté des éditeurs de thématiser dans le texte l’unité de la collection afin de lui donner une identité plus forte. Ils procèdent par segmentation du marché et renforcent la séduction de leurs séries auprès d’un public qui en connaît par avance les attraits. Or, cette pratique éditoriale a d’importantes conséquences sur le mode de lecture de l’œuvre. Tout comme la collection impose un déplacement du texte vers l’architexte éditorial, désormais le lecteur saisit le roman par la médiation du genre. En termes commerciaux, il raisonne par gamme de produits (par architextes commerciaux) au sein desquels il opère sa sélection. En termes littéraires, sa lecture est orientée par le genre, qui détermine des attentes, un mode de déchiffrement du texte, une efficacité toute particulière du réseau de stéréotypes et un fort codage de la tension narrative.
Dans ce nouveau type de pratique littéraire, l’intervalle apparaît comme un mécanisme-clé de l’appréhension des œuvres. Si l’unité architextuelle détermine la relation au texte, alors l’œuvre est saisie dans un système qui l’englobe et auquel elle est confrontée, celui des autres romans de la collection et des collections concurrentes. Cette relation médiatisée au texte se joue à la fois au niveau diachronique et synchronique. Diachroniquement, chaque nouvelle parution périodique vient enrichir la gamme et doit donc apporter une forme littéraire ; synchroniquement, cette variété doit se lire contrastivement dans la série des productions sur le présentoir du vendeur.
Une telle dynamique de lecture reformule en termes littéraires celle de la consommation de masse qu’ont favorisée les logiques de production standardisées, et dont le fordisme a été l’aboutissement. Progressivement, dans les grands magasins et les magasins de nouveautés, le consommateur est invité à choisir parmi une gamme de produits semblables. Cette opération est relativement nouvelle, puisque longtemps, c’était le règne du produit unique, sans marque, qui dominait. En ce sens, la nouvelle manière de lire en plaçant en premier la relation aux architextes (genre et collection) peut être décrite comme une poïetisation des logiques de consommation qui se développent. C’est bien le principe de la gamme de produits (déjà associée à des marques-collections ici) et des nouveautés, marchandises du moment destinées à attirer régulièrement les clients dans la boutique, qui est exploitée dans ces productions.
Le plaisir de la lecture d’une œuvre publiée dans une collection populaire engage ainsi la dynamique esthétique associée aux plaisirs modernes de la consommation dont Émile Zola entrevoyait les mécanismes dans Au bonheur des dames. Choisir, hésiter, anticiper sur des plaisirs futurs, sont autant d’actions à caractère esthétique associées à l’érotique de la consommation. Or, non seulement l’acheteur de romans sériels expérimente ces plaisirs au moment d’acheter l’ouvrage, mais il les revit dans son acte de lecture même, puisque l’œuvre sérialisée dialogue avec les autres ouvrages du même genre qu’il a lus. Et cet effet de résonance est le moteur du plaisir sériel, par exemple des effets de suspens, de surprise ou d’interrogation du sens, puisque, comme l’a montré Raphaël Baroni, la tension narrative repose sur la mise en relation du récit avec d’autres œuvres similaires (Baroni 2007). C’est pour cela aussi que les livres peuvent être brefs (souvent 64 pages, parfois même moins). Le fait que les romans soient courts, qu’ils paraissent à intervalles réguliers et qu’ils soient bon marché permet cette lecture rapide qui favorise la contamination sérielle, source du plaisir esthétique : lus en série, les textes s’informent les uns les autres, enrichissant, par le réseau des stéréotypes, leurs univers de fiction respectifs, la tension narrative et les émotions sérialisées. Ici encore, la question des intervalles de parution joue un rôle essentiel de relance, d’un volume à l’autre. La sortie de la semaine apporte de nouvelles promesses de variations, tout comme la juxtaposition des ouvrages similaires (mais différents) invite à choisir par singularisation – aventures africaines ou polaires, robinsonnades ou guerre coloniale… Le plaisir esthétique se joue à l’intersection de mécanismes marchands et littéraires. Il épouse l’érotique de la consommation qui, selon Colin Campbell, se trouve moins dans l’objet que dans l’anticipation du plaisir qu’il procure et dans la relance du désir (Campbell 1989). C’est ce qui est matérialisé dans ces petits livres de genre, ouvrages brefs, mais portés par les autres volumes, dans une dynamique de désir et de plaisir qui repose autant sur les intrigues des fascicules que, dans leurs intervalles, sur le moment de la pulsion d’achat et sur la projection dans la narration comme confrontation du roman aux autres œuvres. Une telle dynamique se traduit par des conséquences sensibles dans les stratégies narratives. Plus courts que les feuilletons du XIXe siècle, destinés à être lus plus vite et en série, les récits sont aussi plus rythmés et plus charpentés autour d’une intrigue centrale aux épisodes hiérarchisés que ne l’étaient les feuilletons. Ils délaissent la description dont se charge l’encyclopédie architextuelle et peuvent enchaîner les péripéties. Cette nervosité du récit correspond à une narrativisation des modes de consommation moderne. Désormais on consomme davantage et plus vite, et la compulsion de la lecture à intervalles rapides, relayée par des récits nerveux, esthétise le plaisir de la consommation.
Personnages sériels et esthétisation de la consommation
C’est aussi dans la perspective de ces dynamiques marchandes que l’on peut comprendre la nature des formes sérielles diégétisées qui vont progressivement s’imposer dans les collections populaires. Celles-ci correspondent aux séries sérielles analysées par Anne Besson (2004). Dans ce type de série transfictionnelle, si le monde et les personnages persistent d’un volume à l’autre, les événements qui se produisent dans un épisode n’ont pas d’incidence sur les autres épisodes. C’était déjà le cas des séries de Street and Smith importées par Eichler (dont la poétique préfigurait celle qui allait s’imposer quelques décennies plus tard). Cela le sera ponctuellement dans les années 1930, par exemple avec les aventures de Maigret, publiées mensuellement à l’origine. Mais cela le deviendra surtout massivement quand, après la Seconde Guerre mondiale, la plupart des éditeurs choisiront de donner une identité à leurs collections en recourant à des séries à personnages récurrents jouant le rôle de tête de gondole : Catamount chez Tallandier, Bob Morane chez Marabout, OSS 117 et Coplan au Fleuve Noir… Dans cette pratique, les personnages sont conçus par les éditeurs comme un moyen d’incarner l’unité architextuelle de la collection, dont ils épousent souvent les rythmes périodiques13. Enfin, ils accentuent en la diégétisant la dynamique de thématisation des collections introduite par les architextes génériques, puisqu’ils sont associés à un genre14. C’est donc l’ensemble des traits caractéristiques de ces collections qu’ils diégétisent, et il faut analyser leurs univers de fiction à partir du substrat formé par les logiques industrielles, médiatiques et génériques dont ils découlent.
Or, dès lors qu’on les saisit dans cette perspective sédimentée, on comprend mieux l’attrait des séries à personnages récurrents pour les lecteurs. De fait, on a souvent souligné à leur propos le caractère répétitif de leurs intrigues, en les opposant à des formes narratives plus sophistiquées qui tireraient parti de la tension entre discontinuité des volumes et continuité diégétique pour exploiter narrativement les intervalles afin de faire vieillir leurs personnages ou transformer le monde (comme le font les séries cycliques, les séries feuilletonantes et les œuvres-mondes). Rien de tel dans les volumes de San Antonio, les aventures de Bob Morane ou celles d’OSS 117, qui n’exploitent pas en apparence ces possibilités offertes par le polytexte. Mais leur succès durable témoigne que ce que nous interprétons comme une forme de pauvreté était au contraire une manière de tirer parti des modes de consommation des œuvres. Simplement, ils sont associés à un autre usage des intervalles, diégétisant la manière dont les collections les exploitent. Ces intervalles sont ce qui permet au lecteur de choisir, dans un ensemble formant gamme de produits et architexte, les traits distinctifs qui l’attireront davantage : dans une collection d’aventures, ce sera la région du globe traversée, le type d’ennemis annoncés en titre, l’intrigue que semblent promettre certains identifiants sériels, etc. Dans cette perspective, le retour récurrent des héros dans de nouvelles aventures-livres et la possibilité de choisir dans le rayon entre lesdites aventures apparaissent comme une nouvelle étape dans le processus de poïetisation des mécanismes de production, de distribution et de consommation qui s’imposent et dont ils diégétisent les logiques de séduction. Chaque nouvelle aventure du personnage renouvelle le plaisir sériel et en enrichit la gamme offerte à l’acheteur. Le caractère immarescible du héros est induit par les modes de consommation. Au contraire, les principes de feuilletonisation d’un volume à l’autre (ceux qu’on rencontre aujourd’hui dans les productions populaires) auraient contredit l’esthétique sérielle qu’engagent de telles publications, puisqu’aurait été perdu le principe de comparaison des titres qui nourrit tout à la fois les dynamiques d’achat et de lecture, et donc le plaisir esthétique. C’est pour cela que la continuité narrative entre les épisodes (la feuilletonisation) séduit assez peu le lecteur populaire de l’entre-deux-guerres, et continue en France de peu le séduire jusqu’aux années 195015. Il existe un plaisir de consommer en série qui se marie mal avec la continuité narrative.
Ici encore se joue une relation aux textes à l’intersection des dynamiques marchandes et littéraires. Elle témoigne d’une jouissance esthétique qui n’engage pas seulement les œuvres, mais aussi les mécanismes de consommation. On en voudrait pour preuve les transformations thématiques qui affectent les séries à personnages récurrents par rapport aux productions de l’entre-deux-guerres. De fait, celles-ci enregistrent un mouvement plus large d’américanisation des imaginaires : pour un Maigret, combien de héros à l’américaine ? Catamount, OSS117 ou Sam et Sally le sont, SAS travaille pour la CIA, le nom de San-Antonio est trouvé sur un atlas des Etats-Unis, et Robert Morane voit son prénom américanisé en Bob. Autrement dit, l’avènement du héros récurrent dans les collections sérielles en France épouse celui de l’imaginaire américain. Mais on le sait, l’imaginaire américain des récits hardboiled manifeste surtout une fascination plus large pour les nouvelles formes culturelles qu’impose le plan Marshall, celles de la culture de consommation et de l’American way of life (Daumas 2018; De Grazia 2009). La plupart de ces personnages consomment à l’américaine : c’est le cas en particulier des héros des séries d’espionnage – OSS117, Face d’Ange, Francis Coplan, Gaunce… qui boivent du whisky, aiment les voitures puissantes, affectionnent les produits technologiques… et les conquêtes féminines16. Leur idéal de modernité, de rapidité et d’efficacité a souvent été décrit comme la reformulation enchantée des aspirations des nouvelles classes moyennes supérieures (ingénieurs et techniciens des Trente Glorieuses) (Bennett et Woollacott 1987; Eco 1995). Or, cet effet d’écho avec les nouvelles pratiques de consommation est encore accru par la sérialisation de la lecture : chaque nouvelle aventure est un moyen de varier la gamme des plaisirs et des produits technologiques mis en scène dans un univers diégétique bien plus marchandisé et consumériste que celui du roman d’aventures de l’entre-deux-guerres dans lesquels la culture marchande restait à l’arrière-plan du récit. Le lecteur retrouve dans les intrigues les mécanismes mêmes qui prévalent dans la consommation des collections dans lesquelles ces aventures sont publiées, achetées et lues en série pour un plaisir immédiat, souvent jetés après lecture. Certes, il s’agit là de plaisirs moins sophistiqués que ceux des héros d’espionnage, mais l’oisiveté associée à cette (modeste) lecture de divertissement trouve naturellement écho dans l’univers des destinations exotiques, des grands hôtels et des plaisirs du héros – dans un système de la consommation du divertissement et de ses valeurs. Autrement dit, ce qui est diégétisé, c’est cet imaginaire de la consommation qui structure en profondeur le plaisir de la lecture sérielle et qui se concrétise culturellement dans la société des années 1950-60. Le plaisir du choix, de la variation, la sélection de l’objet dans la gamme de marchandises, l’importance des nouveaux produits, la consommation rapide de biens jetables favorisant les plaisirs faibles mais rapidement renouvelés au détriment des plaisirs durables, le déplacement de l’intérêt de l’objet vers l’imaginaire qu’il désigne et que l’on vise à travers lui… tous ces traits, déjà présents dans la consommation des collections populaires de l’entre-deux-guerres, vont se cristalliser durant les Trente Glorieuses comme idéal de la consommation à l’américaine17.
Conclusion
Ce que nous avons voulu souligner ici, c’est la manière dont des phénomènes industriels et médiatiques peuvent affecter la poétique et l’esthétique des œuvres. C’est d’autant plus frappant dans le cas des productions sérielles que celles-ci se situent à l’intersection de questionnements industriels, médiatiques et artistiques. Les échanges entre ces différents niveaux sont si profonds qu’on peut décrire un certain nombre de pratiques sérielles comme une esthétisation des phénomènes économiques et communicationnels qui leur servent de substrat. Dès lors les mutations des pratiques marchandes affectent la nature des textes sériels et les relations esthétiques qu’ils induisent.
C’est ce qui est apparu à l’étude des nouvelles dynamiques marchandes qui se développent entre la fin du XIXe siècle et les années 1960 : ce sont d’abord celles des logiques de standardisation, de sérialisation et de valorisation de la marque induites par les nouvelles échelles de distribution ; ce sont ensuite les mutations qu’on a associées au taylorisme puis au fordisme ; enfin la montée en puissance d’une culture de consommation à l’américaine qui répercute dans les pratiques ces mutations. Or, chacune de ces transformations a affecté à la fois la façon de concevoir les textes (leur poétique) et celle de les appréhender (la relation esthétique que les œuvres engagent). De fait, la manière de penser l’œuvre comme la partie d’une gamme de produits, d’envisager la variation des titres comme une mise en scène du plaisir sériel, de déplacer le pacte de lecture du texte vers l’architexte et de l’auteur-scripteur vers l’éditeur-marque sont autant de traits littéraires qu’on doit expliquer à partir des mutations intervenues dans les pratiques marchandes. En retour, ces traits ont eu une incidence sur la réception, en altérant la relation esthétique et la manière de juger les œuvres : l’invitation au début du XXe siècle à se fier à la collection au détriment du nom d’auteur, puis la redéfinition à partir des années 1910-1920 de la fonction du genre dans la manière de lire les œuvres thématisent les nouvelles logiques de consommation. La reconfiguration de l’usage des intervalles de publication périodique dans la perspective d’une gamme de produits associés à un genre standardisé favorise la montée en puissance de formes de plaisir reposant sur les logiques de consommation en série – comparaison, anticipation, compulsion d’achats réguliers, relance du désir… Enfin, le succès après la guerre de séries à personnages récurrents inscrivant dans la diégèse le plaisir de la lecture sérielle consacre la nouvelle culture de consommation induite par les mutations des logiques commerciales et marchandes depuis l’entre-deux-guerres et facilitée par la déferlante américaine imposée par le Plan Marshall. Dans tous les cas, ce qui apparaît, c’est à quel point le discours sur la poétique des textes et la relation esthétique qu’elle induit gagnent à être ressaisis à travers les transformations des pratiques marchandes et médiatiques.
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Nous entendons la notion de sérialité, par-delà ses expressions diégétisées, dans la forme la plus large, matérielle, éditoriale, générique et thématique, que nous avons développée dans Fictions à la chaîne (2017).↩
Sur le même principe du roman complet à très bas prix, en 1907, Jules Tallandier lancera « Le Livre national », L’Edition Nouvelle, « Le Livre Universel », Ferenczy, « Le Livre illustré inédit », et en 1908, Jules Rouff, « La Grande collection nationale »↩
Pour se faire une idée partielle de cette circulation des fascicules américains et des imitations qu’ils ont suscité dans toute l’Europe, voir F. Cristofori et A. Menarini, Eroi del raconto popolare (1986).↩
En réalité, le mouvement d’autonomisation des fictions populaires par rapport à l’univers de la presse avait été initié dès les années 1850 avec les journaux-romans et les livraisons, mais c’est au début du XXe siècle qu’il est accompli.↩
Par exemple dans cette publicité pour le « Livre populaire » de Fayard (1906) : « Le Livre populaire publiera le 15 de chaque mois les meilleures œuvres des grands romanciers populaires », ou celle-ci, pour « Les Bleuets » de Tallandier (1936), présentés comme « une collection dont les volumes ont fait l’objet d’un choix minutieux, d’un contrôle sévère exercé par un Directeur d’une compétence reconnue. Les romans du foyer, de la jeune fille, de la femme, respectueux de la morale catholique ».↩
À quelques exceptions près, liées à des préoccupations idéologiques, comme les collections pour la jeunesse des éditeurs chrétiens. Cf. Cécile Boulaire (dir.), Mame, deux siècles d’édition pour la jeunesse (2012).↩
Les romans de Buffalo Bill sont signés « par l’auteur de Buffalo Bill », ceux de Nick Carter, « par l’auteur de Nick Carter », sans autre précision.↩
On trouve des formules du type « A travers l’univers ; collection illustrée pour la jeunesse, publiant un volume chaque samedi », « Le Livre populaire publiera le 15 de chaque mois les meilleures œuvres des grands romanciers populaires » ou « Les Editions pour la jeunesse, un fascicule illustré tous les jeudis ».↩
Nous reprenons les analyses développées dans notre article (à paraître) « Le genre comme pratique historique et médiatique (1860-1940) », in Émilie Pézard et Valérie Stiénon, Les Genres du roman au XIXe siècle (s. d.).↩
Respectivement (avec des variantes) dans des publicités pour Paul Bertnay, Le Mort qui parle, Charles Mérouvel, Tout se paye, Paul Féval, Les Mystères de Londres (reparution en feuilleton à la fin du XIXe siècle), pour le premier, et pour le second, en frontispice de Jules Rouquette et Jules Beaujoint, La Voile rouge.↩
Dès les années 1920, la plupart des éditeurs populaires possèdent une collection d’amour et une collection d’aventures (et souvent plusieurs), auxquelles ils ajouteront dans les années 1930 une collection policière et une collection de cape et d’épée.↩
Chez Tallandier, les couvertures génériques des collections populaires (employées quand l’illustrateur n’a pas eu le temps de dessiner une collection spécifique au roman) représentent un jeune garçon lisant pour le « Livre national bleu » (roman d’aventures) et une jeune femme alanguie avec un roman de la collection pour le « Livre national rouge » (romans sentimentaux).↩
Entre un roman par mois pour Bob Morane et un par trimestre pour San Antonio.↩
Policier pour San Antonio (publié dans « Spécial police »), western pour Catamount (lié à la collection « Aventures du far west »), espionnage pour OSS 117 (associé à Fleuve noir « Espionnage ») : à chaque fois, le personnage naît dans une collection de genre, dont il diégétise les conventions sérielles.↩
Le principe de séries feuilletonantes avait été tenté avant la Première Guerre mondiale avec des collections à personnage récurrent comme Fantômas, Naz-en-l’Air ou Carot Coupe Tête, ou bricolée à partir de feuilletons revendus à la découpe (cas de Zigomar ou de l’Inspecteur Tony), mais il est progressivement abandonné, pour ne survivre que dans le marché étroit des fascicules, beaucoup plus proches, dans leur dynamique, des logiques du feuilleton.↩
Dans Pornotopie, Beatriz Preciado a montré le lien qui se tisse après la Seconde Guerre mondiale dans les nouvelles figures de la masculinité entre consommation et séduction (2011).↩
Sur ces nouveaux modes de consommation dans la France des Trente Glorieuses, voir Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc ; Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années soixante (2006).↩