Introduction
Si l’intervalle est perçu comme une pause entre deux choses, ou encore s’il est considéré comme le produit d’une sérialité, d’une répétition, est-ce que l’entre-intervalle, c’est-à-dire ce moment précis entre la répétition et l’intervalle, pourrait être meublé de quelque chose ? Un vide, ou une forme de vide qui relie d’autres parcelles d’existence ? Ce vide constituant de l’intervalle peut-il devenir un possible ? Une possibilité de changement, de création, de redirection, d’articulation, d’annulation ?
Queeriser la sérialité télévisuelle
En préparation de cet article, ma vie personnelle a basculé. J’ai mis fin à une relation amoureuse d’une décennie, relation qui s’est terminée par un point de rupture identitaire. Je me suis retrouvée entre deux choses, entre deux personnes, entre deux émotions. L’intervalle, c’était moi. Dans l’errance du vide, j’ai réalisé que l’intervalle, même émotionnel, s’inscrit dans une sérialité, le retour d’un quotidien nouveau, d’une succession de moments. Il n’existe pas par lui-même, mais plutôt dans un enchaînement temporel (de jours, d’heures, de minutes, de secondes). À la lumière des événements de ma vie personnelle, je réalise que l’intervalle est en quelque sorte lié à une rupture. Dans mon cas, cette dernière correspond à un changement radical sous l’effet d’un effort excessif ou trop prolongé. Un choc. L’intervalle et la rupture ne sont pas équivalents, mais conséquents, c’est-à-dire que la rupture provoque un moment d’intervalle. Ce point de rupture intime à de grands bouleversements, de détours et de réappropriations. Si l’intervalle ponctue la sérialité, ce point de rupture permet de la rediriger, d’en changer non pas nécessairement le sens ou le contenu, mais quelque chose de plus abstrait, de plus global. Je propose donc ici de m’intéresser plus spécifiquement à ce que l’intervalle en tant que point de rupture permet de créer. Pour le démontrer, je travaillerai à partir de la série Random Acts of Flyness (Nance 2018) diffusé sur HBO depuis août 2018.
Mon analyse portera sur ce que les multiples ruptures constituant Random Acts of Flyness rendent possible. Cette série présente des épisodes qui sont construits sur un enchaînement hétéroclite, et à première vue chaotique, de sketchs. Chaque sketch est suivi d’un segment expérimental et expérientiel; que ce soit par une succession d’images, d’animation, de mots mentionnés par une narration extérieure (voix over) ou seulement à l’écrit. Ces segments correspondent, dans le cadre de cet article, à des intervalles. J’avance ici que c’est grâce à l’intervalle, ce moment de flottement, que la rupture entre les plans, les scènes, les dialogues, les épisodes (et prochainement les saisons) permet la création des possibilités d’interprétation et de lectures queer. Les images et les sons sont saturés d’information et c’est dans la pause, dans la respiration, dans l’intervalle, la redirection que les sens émergent. Pour ce faire, je travaillerai principalement à partir du premier épisode dans le cadre d’une analyse micro, puis, réfléchirai la forme de l’intervalle entre les six épisodes de la série dans une perspective macro.
Tel que mentionné, c’est à travers, et surtout grâce, à une lecture queer de RAOF que je parviendrai à démontrer cette création de possibles. Ma réflexion s’inscrit d’emblée dans une perspective queer. De plus, suivant les préceptes du savoir situé (Haraway 1988), il m’importe de me situer par rapport à cette analyse en tant que personne blanche queer.
Je propose d’amorcer cet article par un retour sur cette perspective initialement fondée sur les rapports de genres, de sexe et de sexualités. Par la suite, je réaliserai une transposition théorique de cette perspective à une analyse de rapports de race et de sexualité, en lien à la forme télévisuelle développée par RAOF.
Ainsi, si le genre est perçu comme une pratique performative de reproduction d’une copie sans original (Butler 1990), la représentation (télévisuelle) en devient un véhicule de construction de sens (Hall 1997; Rouleau 2016). En effet, puisque fondée principalement sur une question de perspective et de subjectivité, la représentation n’a pas « d’original »; elle reproduit toutefois des codes et conventions permettant de saisir un propos et met de l’avant des identités fixes, arborant des composantes identitaires définies en matière de sexe, de genre et de sexualité. Même si une représentation diversifiée tend à s’imposer de plus en plus, elle ne permet toujours pas la subversion de la reproductibilité normative. Tout comme pour le genre, il importe d’identifier les cadres de normalisation de ces représentations normatives. Dans le contexte de cette analyse, je les perçois principalement comme des considérations formelles et esthétiques. J’y reviendrai sous peu. Il est surtout important, dans ce contexte, de concevoir que la répétition (sérialisation) des genres (ou des représentations) est donc, en soi, une limite qui ne demande qu’à être déconstruite.
Dans une transposition théorique inverse, on peut se demander s’il y a un intervalle entre les genres ? Dans un tel cas, de quoi cet intervalle est-il constitué ? Que permet-il ? Que rend-il possible ? La pensée butlerienne permet de dépasser la question de la binarité de genre en questionnant non pas les pôles, masculin ou féminin, mais les structures qui les composent – ce qu’elle nomme la matrice hérétosexuelle – qui les mettent et les maintiennent dans des positions opposées. En effet, si l’on se met à réfléchir le genre non plus comme une position fixe, mais comme une possibilité, on constate que le spectre du genre peut être pensé en intervalle, avec des moments de pause, de vide ou de substance.
Dans la veine des cultural studies, la création tout comme la représentation télévisuelle peut être vue comme acte de réappropriation. Dès lors, la réappropriation de la représentation peut être comprise comme une tentative de queeriser un discours normatif. Il ne s’agit pas d’une recette magique mettant à mal le conformisme de la sérialité (répétition) mais d’une tentative de transformer les considérations normatives véhiculées par cette dernière. Elle crée un espace où une représentation non exclusive et non déterminée se confectionne sur mesure. Nous pouvons penser ici à RuPaul’s Drag Race (Murray 2009) ou encore à Transparent (Soloway 2014), deux manifestations télévisuelles qui complexifient ces représentations. Toutefois, dans cet argumentaire causal, on se retrouve à la même place qu’en faisant une étude de la représentation, c’est-à-dire qu’on réfléchit les modalités de représentations des genres dans toute leur complexité sans pour autant sortir du complexe industriel et de la motivation financière qui accompagne les représentations (public cible), ce qui ne nous permet pas d’étudier ce que ces représentations produisent, notamment et quelles en sont les structures agissantes. La question à savoir si une représentation est bonne ou mauvaise est tautologique puisqu’elle dépend en grande partie de la posture de réception. De plus, elle ne permet pas de réfléchir à l’impact de cette représentation comme objet au sein du panorama télévisuel. Dans le cas présent, je ne m’intéresse pas à définir si les représentations présentes dans RAOF sont « bonnes » ou « mauvaises » à l’égard des personnes noires et LGBTQI+. Je m’intéresse plutôt en quoi Random Acts of Flyness propose une sérialité queer parce que déconstruite, autoréflexive et aliénant le médium lui-même, permettant de subvertir, ou de tenter de subvertir, le complexe industriel télévisuel. J’argue que c’est dans la forme, notamment dans l’intervalle, que la série développe une posture subversive.
S01E01 : Random Acts of Flyness
À la fois série et sketch satirique, Random Acts of Flyness (RAOF) est diffusée sur HBO depuis août 2018. Énigmatiques en ce sens qu’ils sont difficiles à décoder, les épisodes se ressemblent peu; c’est plutôt par leur forme éclatée qu’ils s’inscrivent dans une sérialité. RAOF, créé par Terence Nance, est décrite comme suit :
HBO: A half-hour cinematic comedic variety show that subverts the genres of the 30-minute sketch comedy format and satirical news magazines.
C’est justement ici que se positionne un premier acte subversif; dans la catégorisation d’un ovni qui ne saurait se classer ou se définir que par ce qui lui préexiste. Bien que RAOF entre dans la catégorie de « comédie à sketchs », la série au ton satirique n’est pas « drôle ». Il n’y a pas de gags, pas de légèreté, il n’y a pas de pauses dans la satire pour permettre le rire; c’est justement là sa force que de jouer sur l’ambivalence de la comédie satirique. Pour cette analyse, je m’intéresserai plus en détail au premier épisode, composé de six sketchs. À noter que la nomination des sketchs est complexe puisque les frontières entre ces derniers est floue. Cette conceptualisation plus arrêtée n’est donc pas incontestable; elle sert plutôt à réfléchir le format. Les sketchs sont reliés les uns aux autres par des intervalles. C’est-à-dire que les sketchs sont scénarisés et s’inscrivent dans une durée. Ils sont encadrés de segments expérimentaux. Ces derniers sont plus courts et se font échos tout au long de l’épisode. Notamment, un de ces intervalles revient à quatre reprises (le segment sur le « black face ») alors que d’autres sont de l’ordre de l’animation et d’un montage rapide et rappelant un générique. Cette confusion visuelle et d’identification fait partie de RAOF et rend sa description périlleuse. Pour le besoin de cette analyse, j’identifierai ces segments expérimentaux comme des intervalles. Puisque ces intervalles sont composés de matière, j’y référerai également comme « entre-deux » pour parler, notamment, de l’entre-deux sketch.
À même la forme de l’épisode, le sens se construit dans la rupture d’un assemblage « épisodique ». Dans le cas de RAOF, il est possible d’analyser chaque « sketch » de façon individuelle, de sorte à faire ressortir le vide, l’intervalle entre chacun d’entre eux. Toutefois, c’est dans son intégralité, dans son ensemble des six épisodes de la saison, que la série démontre l’ampleur de la satire. Il y a une surcharge audiovisuelle : le vide est rempli de messages qui s’accumulent vraisemblablement dans un désordre, un brouhaha, mais qui finit par créer un sens, une satire empirique que je démontrerai sous peu. Ce « vide trop plein » me ramène à une de mes expressions québécoises préférées; « trop, c’est comme pas assez ». Pour illustrer ce trop-plein comme vide, je propose d’analyser brièvement chacun des sketchs ainsi que la matière se situant dans leurs entre-deux.
Le premier sketch est filmé sous un mode « influenceur », c’est-à-dire d’une personne qui se filme avec son téléphone, dans un moment du quotidien (dans sa voiture, dans sa chambre, etc.) et s’adresse à une tribune réelle (ses followers) ou fictive, pour exprimer son opinion sur un sujet ou un événement. Ce premier plan s’ouvre sur Terence Nance qui se fait arrêter par la police pendant qu’il introduit la série en regard caméra alors qu’il se déplace à vélo. Téléphone en main, il se filme en mode portrait (verticalement) ce qui évoque les changements de formats normatifs; les images télévisuelles sont habituellement filmées en mode « paysage », c’est-à-dire à l’horizontale, alors qu’ici, Nance se filme à la verticale, réduisant le champ visuel à son visage. De plus, il provoque; l’image n’est pas une image « télévisuelle », elle appartient au champ du selfie, à internet, aux médias sociaux. Le fait de brouiller les frontières entre télévision et nouvelles plateformes, nouvelles mises en récit et nouveaux médias crée un décalage, une dissociation entre la série et ce qu’elle représente. Cette rupture de la représentation du format télévisuel normatif pourrait en lui-même faire acte d’intervalle. Il provoque un vide entre les attentes télévisuelles dirigées envers les productions de HBO et ce qui nous est montré. Dès lors, la réception est brusquée dans son confort. Effectivement, moins de 65 secondes après le début de cette série (puisqu’il s’agit du premier épisode), un changement visuel radical – on passe de l’image téléphone à un cinémascope – s’opère pour nous plonger dans le second sketch. Par ailleurs, ce premier sketch agit comme fil conducteur tout au long de l’épisode (et de la série entière), il le découpe, l’oriente, nous ramène au « vrai » message qu’on cherche à véhiculer. J’y reviendrai.
Le deuxième sketch énonce une critique face au racisme systémique et à la place de l’homme noir dans un contexte états-unien/nord-américain; le choix de mise en scène, dans ce contexte, est cinématographique, contrastant fortement avec l’esthétique selfie de la séquence précédente par l’usage d’un cadre cinémascope et d’une image haute en contraste. Sur le plan du contenu, il y a une mise en abîme, celle du sketch qui « réfléchit » la mise en récit par la mise en récit de l’expérience d’un homme (Nance) qui va au cinéma et qui, pendant tout le film, oublie ses soucis. La voix de Nance, en tant que narrateur omniscient, raconte ce qui va lui arriver à la sortie du cinéma : il va se tromper de voiture, identique à la sienne, et la propriétaire de ladite voiture contactera la police à la vue d’un homme noir assis dans cette dernière. La narration souligne ici non pas le malentendu, le malaise ou l’altercation potentielle, mais le fait que lorsqu’un homme noir doit faire face à un policier, peu importe le contexte, il craint pour sa vie. La forme dramatique est amplifiée par l’image en noir et blanc, la musique et le montage qui nous amènent à concevoir cette situation comme un drame inévitable. Ce dernier est celui du destin noir en sol états-unien face à la suprématie blanche. L’intervalle entre ce sketch et le suivant est entrecoupé d’un montage hétéroclite montrant une série de visages de personnes noires en alternance avec des caricatures de « black face ». À l’audio, on souligne ce qu’est un « black face », le visage d’une personne noire, en opposition à ce qui n’en est pas un, c’est-à-dire, la caricature raciste d’une personne blanche se maquillant de noir. On retrouve une volonté évidente de souligner le problème de la signification, tout en sobriété. S’ensuit le générique d’ouverture qui est promptement interrompu par le troisième sketch.
Ce dernier met en scène une émission de télévision rappelant les années 80. Un décor pastiche en carton, une esthétique VHS marquée à même l’image, des glitchs et incongruités. Cette émission représente la Mort, personnifiée par le personnage de Ripa the Reaper, qui explique à des enfants que tout le monde meurt, en particulier les enfants noirs meurent. La Mort récite les diverses raisons qui ont mené aux décès de plusieurs hommes/enfants noirs dans les dernières années, en référence à Trayvon Martin, Eric Garner et Tamir Rice. La scène est alors coupée pour des « raisons techniques » puisque Ripa the Reaper ne peut garder son rôle face aux drames qu’elle récite. Des images « documentaires » racontent la mort d’une femme noire enceinte parce qu’une infirmière la jugeait dangereuse, montée en alternance avec le récit d’une survivante d’une arrestation policière alors qu’elle était enceinte. Un retour à l’univers de Ripa the Reaper la met en scène dans un quiz télévisé pour enfants dont la question est : « Quelle est la bonne réponse ? ». On leur demande de trouver la « bonne réponse » à une question non-élaborée en leur promettant l’absolution s’iels la trouvent. Chaque enfant essaie, répondant un peu n’importe quoi. L’impossibilité de cette situation est une satire du contexte suprématiste blanc; peu importe ce que les personnes noires font, leur sort reste le même et la mort les attend. Cette succession d’images, de récits et d’exemplarités du racisme systémique crée, dans l’intervalle des différents médiums/formats/récits, une saturation intenable qui pousse la Mort elle-même à tenter de se retirer la vie, en vain. Il importe de noter que dans ces trois premiers sketchs, la question raciale est inter-reliée à la question de genre. On représente le fait que d’être un homme noir à vélo pose une menace au policier qui l’intercepte; être un homme noir dans une situation absurde comme se tromper de voiture, identique et non verrouillée, pose une menace à la personne blanche (bien qu’une femme personnifie cette personne, la narration ne le précise pas); et finalement, être une femme noire dans une position pédagogique, impuissante devant la mort de ses enfants et soumise à cette position de spectatrice; son incapacité à se donner le mort symbolise la position infernale de la femme noire qui voit cette histoire se répétée depuis 500 ans (Hall 1997).
Le quatrième sketch est mis en scène comme une publicité – avec un clin d’œil à Don Draper par la présence de Jon Hamm en tant que Jon Hamm – et énonce une volonté de se défaire du racisme intériorisé grâce une crème qui, lorsqu’appliquée sur les temples permet de s’affranchir des pensées « blanches » (White be gone). Ici, c’est dans une nouvelle mise en abîme du sketch en train de se faire que le changement de perspective s’opère. Après ce qui semble le plus long segment de l’épisode jusqu’à maintenant, une nouvelle mise en abîme met en scène Nance derrière son ordinateur en train de monter le sketch publicitaire de White Be Gone. Une amie lui écrit sur une application de messages. Elle lui fait réaliser que le sketch est bien, mais qu’il donne encore toute la place aux personnes blanches, qu’au lieu de s’intéresser à leur faire prendre conscience de leur racisme intériorisé, il serait plus pertinent de s’intéresser aux Black Thoughts. C’est ainsi que le sketch s’interrompt pour faire place au cinquième sketch, Black Thoughts qui, détonne largement du récit dramatique mis en scène jusqu’à maintenant et reflète des pensées quotidiennes que des personnes noires pourraient avoir. Cette juxtaposition des sketchs amplifie le ton satirique de l’épisode.
Le dernier sketch, quant à lui, prend la forme d’un talkshow abordant l’expérience et l’invisibilité de l’homme noir bisexuel. Ce sketch diffère des précédents en intégrant des segments d’animation en stop-motion à un format à priori documentaire. La thématique abordée renouvelle également le format de l’épisode en ce sens qu’elle est claire et définie, circonscrite à cette personne/personnage qui se livre à l’entrevue de Nance et Doreen Garner (cette dernière sera une figure importante des épisodes suivants). Yeelen Cohen se confie sur sa réalité de personne non-binaire, explorant son genre et sa sexualité de façon fluide au sein d’une relation polyamoureuse. Ces thématiques : la non-binarité, la sexualité fluide et la relation polyamoureuse à l’intersection de la race sont subversives de par leur mise en récit narrative puisqu’elles sortent des cadres normatifs des représentations télévisuelles.
Finalement, ce dernier sketch se conclut par un retour au premier, durant lequel Nance parvient à échapper au policier en s’envolant dans le ciel. Ici, c’est comme si l’épisode entier était un intervalle au sein de ce premier sketch. Cette forme de conclusion prise dans la singularité de cet épisode aurait comme fonction d’offrir un possible imaginé, où la fuite de l’homme noir est sa seule survie. Toutefois, s’inscrivant ici dans un contexte sériel, nous serons subséquemment témoins du retour de cet envol, qui agira comme un leitmotiv fantastique à la vie de Nance dans les épisodes suivants. L’épisode se termine par une vidéo musicale de « Music In The Mountains », puis par un retour à cet entre-deux du « black face » qui agit ici à la fois comme transition mais aussi comme conclusion de par l’emphase mise sur la dénonciation de la négation de la subjectivité noire.
Subjectivités et possibilités
Ce trente minutes est intensément découpé, tant au niveau narratif que formel. C’est d’ailleurs un élément qui se retrouve dans la totalité de la série. Cette fragmentation se produit au sein des épisodes, mais également entre eux. La série captive par son morcellement, ce qui, selon moi, entraine une déconstruction de l’état universel (Ahmed 2006) et nous amène au réel sujet, à la raison d’être de Random Acts Of Flyness. La série offre une critique de la masculinité blanche, hégémonique et cishétérosexuelle, qu’il serait toutefois trop simple de concevoir comme cet état universel. Ce dernier correspond à un idéal de « bien être », souscrit des revendications résultant des inégalités et discriminations. L’état universel et ce type de masculinité sont liés de par la prévalence de privilèges. Il est toutefois impossible de les réfléchir ensemble sans prendre en considérant les dynamiques de pouvoir circulant entre privilèges et oppressions. Le morcellement de la série, son rythme et la violence raciste et systémique qu’elle re-médie provoque une rupture de l’état universel qui n’existe pas sauf dans un leurre. Selon Ahmed :
[…] The universal is the promise of inclusion that has become heavy or weighed down by the way the promise has been send out and about: to promise is to send out as I explored in my book The Promise of Happiness (2010). The promise of the universal is what conceals the very failure of the universal to be universal. In contemporary theory this paradox of the promise that conceals its own failure (any failure becomes failure to live up to the promise) has led to the reinvention of universalism as formalism: the universal as pure or empty form, as abstraction from something or anything in particular. (feministkilljoys 2015)
Pour Ahmed, cet état se décline en une mélancolie de l’universel, d’une idéation. Une volonté de quelque chose qui n’est pas. C’est une structure qui encadre cette idée, sans pour autant la meubler ou la rendre palpable. Dans le cas de RAOF, ce qui émerge dans la juxtaposition de ces sketchs est multiple. Ce n’est pas dans leur articulation ni dans une continuité que les sketchs font sens – bien qu’il y ait un retour au sketch initial, les sketchs subséquents n’ont aucun rapport dans la forme avec les sketchs du premier épisode. Chaque sketch aborde une forme différente, tout comme chaque épisode présente des sketchs qui dénaturent le genre même de la comédie à sketchs. En effet, plus les épisodes avancent, moins les quelques constantes narratives se poursuivent (Nance disparait peu à peu pour faire place à d’autres voix, jusqu’à un dernier épisode au format expérimental, sci-fi et afro-futuriste). Leur unicité, entre sketch et entre épisode, se trouve dans la dénonciation d’un raciste omniprésent et d’une suprématie blanche. Par exemple, dans l’intervalle entre les troisième et quatrième sketchs, on propose un montage d’images collectées sur Youtube, des images d’arrestations brutales de policiers superposées à une musique joyeuse, intercalées au sketch initial de Nance et de sa propre arrestation, mélangeant ici fiction et documentaire. Ce montage provoque la mise en récit d’une violence structurelle se manifestant par le corps policier. Au niveau formel, ce montage alterné éclaté segmente le récit de façon à saturer l’image et le son.
Ces critiques rigoureuses s’adressent non seulement au contexte de représentation audiovisuelle, mais également social, en reprenant des sujets et thématiques forts d’actualité et en participant à une remédiation de ces enjeux dans un objectif de subversion radicale. Cette dernière est rendue possible non pas de par le message transmis mais par l’espace où celui-ci est médié. Tel que mentionné en introduction, il importe de relier la présence queer dans son contexte. Ce qu’il y a de subversif, ici, c’est la présence de cette critique sociale sur la plateforme de HBO. Cette subversion radicale peut être comprise grâce au concept de dé-identification de Muñoz dans sa queer of color critique. Ici, le concept est mobilisé d’une façon formelle puisque c’est par une forme d’anti-représentation, par une façon de briser le lien affectif entre réception et représentation que la série provoque une dé-identification face à l’objet regardé. Muñoz mentionne que :
Disidentifications is meant to offer a lens to elucidate minoritarian politics that is not monocausal or monothematic, one that is calibrated to discern a multiplicity of interlocking identity components and the ways in which they affect the social (Muñoz 1999, 9).
Cette dé-identification se rapporte, une fois de plus, à la rupture comme point d’unisson, de reconstitution, de réorientation. Ici, la rupture provoque le sens. Plus précisément, les « entre-sketches », et donc, les intervalles de cet épisode, sont chargés à un point tel qu’il est difficile de tracer la cohérence narrative, de comprendre les messages encodés. Il y a tellement de couches et de tensions – que ce soit dans les sketchs, entre les sketchs, ou entre les épisodes – que tout le matériel présenté devient superflu.
Finalement, un jeu de promesses brisées s’installe au fil des épisodes. Bien que mon analyse se limite au premier épisode de la série, j’aimerais rapidement mentionner que les épisodes subséquents ne se ressemblent pas non plus. En effet, peu d’entre eux seront découpés en sketchs aussi clairement que ce premier. Plus fluides, ils conserveront l’idée des sketchs, mais se construiront selon une forme plus narrative, voire fictionnelle et même expérimentale. Par exemple, le dernier épisode de la saison adopte une tangente afro-futuriste. Mouvement émergeant au milieu du 20e siècle, l’afro-futurisme permet de jouer et d’expérimenter avec l’idée d’une culture noire dans ce qu’elle pourrait être ou devenir. Dans ce contexte, les formes de science-fiction et de réalisme magique sont centrées autour des identités noires, contrairement à la majorité des histoires de science-fiction ou futuristes dans la culture occidentale qui sont centrées sur la suprématie blanche; l’afro-futurisme déjoue ces cadres normatifs tant au niveau identitaire que culturel (Muñoz 2009 ; Womack 2013). Ce dernier épisode (qui pourrait être l’objet d’une analyse entière à lui seul) présente des segments abstraits. Il s’ouvre sur une image noire, composée de petits traits blancs, en demi-lune, qui flottent dans le vide. Un chant a capella accompagne ce tableau et l’image se précise. On y découvre que les petits traits blancs sont en réalité des sourires forcés, donc la blanchité des dents est effervescente. Plus l’image se précise, plus on perçoit que ces sourires forcés appartiennent à des personnes noires qui, par le contraste de l’image, nous étaient cachées. Des yeux apparaissent également et le jeu de contrastes, rendant les blancs effervescents et les noirs imperceptibles, rappelle une imagerie du « black face » sans pourtant reprendre ce thème déjà exploré au premier épisode. S’en suit une succession de plans dont la nature m’échappe. Sont-ce des intervalles, des entre-sketchs tel que démontré dans l’analyse du premier épisode? Sont-ce alors des sketchs à part entière? Il s’y produit définitivement un changement formel et un changement narratif. Certains passages plus scénarisés s’installent dans le temps. On suit notamment un personnage quitter son travail, rentrer chez elle, nourrir ses plantes. Ce segment initialement anodin laisse toutefois transparaitre des envies utopiques ambivalentes (Muñoz 2009). On sent une tension raciale émanant des regards entre noir.e.s et blanc.he.s dans son parcours. Des traces toutefois nous laissent entrevoir un avenir évolutif notamment par l’existence d’une station de métro à l’aéroport Michelle Obama. Ce sont des traces de signifiances (Hall 1997) qui nous amène à construire un récit parallèle.
Ces différents sketchs permettent l’émergence d’une subjectivité noire. Leur forme semble pensée pour noyer tout autre message que celui de la dénonciation du racisme systémique, permettant ainsi de s’immiscer dans la télévision mainstream. Pourtant, il est possible de déceler autre chose derrière ce message unidimensionnel. On propose différentes façons de se réapproprier une histoire et un futur.
Conclusion
Un élément intéressant « entre épisode » est à noter par la promesse d’une sérialité qui n’est pas où elle se trouve. À la fin du premier épisode, lors du sketch sur l’invisibilité de l’homme noir bisexuel, Nance annonce un prochain sketch sur la sexualité de personnes noires âgées au « prochain épisode ». Cette promesse ne sera jamais tenue. Sans que ce ne soit unique à RAOF, ce marqueur démontre qu’il y a une volonté de déjouer l’attente d’une continuité entre les épisodes. Ce ne sera pas dans ces adresses directes aux téléspectateurs.trices que se trouvera la sérialité, c’est dans le fait que certaines scènes seront revisitées sous une autre perspective, dans différents épisodes non subséquents. Il y aura un rappel narratif, sans toutefois que ce soit le même ou en continuité logique. Ces intervalles « entre épisodes » jouent sur notre mémoire et notre expérience de ces scènes. La confusion qui émane de ce procédé narratif nous plonge dans une forme d’échec puisque la logique narrative ne tient pas. Je crois que c’est ainsi que Radom Acts Of Flyness possède une volonté affirmée de déconstruction queer. Sa production HBO l’inscrit dans un cadre spécifique de « réussite », son renouvellement pour une deuxième saison également – même si à ce jour, la deuxième saison promise en août 2018 n’a toujours pas pris forme. Clairement, il y a inscription ici dans le schème traditionnel de l’industrie. Il y a aussi une reconnaissance d’un enjeu majeur et souvent passé sous silence que représente le racisme systémique et la suprématie blanche dans un contexte oui culturelle, mais également politique et sociale.
Regarder Random Acts Of Flyness est un exercice de laisser-aller puisque ce trop-plein finit par ne pas avoir de sens. Il signifie quelque chose – en grande partie qu’il y a trop de souffrances, trop de douleurs liées à l’histoire nord-américaine pour passer outre ce racisme systémique et la suprématie blanche. Et que dans cet espace trop plein, un laisser-aller est nécessaire afin de faire le vide, de se laisser guider par l’ambiguïté de la situation. Il n’y a donc pas de réponses, mais des possibles. Cette création, ou cette créativité, permet alors d’imaginer autre chose.
Bibliographie
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