Histoire du livre à système
Le livre animé permet de pénétrer l’univers du mouvement et de la profondeur de la page. Il n’est plus un objet plat. Avec le livre classique, le texte a toute son importance. Les images illustrent le récit. Le texte devient image avec des jeux typographiques. Le livre animé joue avec les différents procédés techniques, découpe de la page, languettes, relief. Le lecteur est invité à partir à la recherche de la magie des mécanismes, qui provoquent volume et mouvement des pages ou des images, des livres à trois dimensions, des livres anciens ou contemporains. Les pages prennent du volume, des images surgissent des ouvrages, se déploient, s’envolent, s’animent. Le livre contient des mécanismes le rendant interactif. Il est souvent comparé à une architecture. Victor Hugo dans son ouvrage Notre-Dame de Paris écrit à ce propos : « Ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice (2019, 281). »
C’était pressentiment que la pensée humaine en changeant de forme allait changer de mode d’expression, que l’idée capitale de chaque génération ne s’écrirait plus avec la même matière et de la même façon, que le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore. Sous ce rapport, la vague formule de l’archidiacre avait un second sens ; elle signifiait qu’un art allait détrôner un autre art. Elle voulait dire l’imprimerie tuera l’architecture (Hugo 2019, 282).
Livres animés, livres à transformation, livres à figures mobiles, autant d’appellations qui, pour n’être pas exactement synonymes, recouvrent pourtant une même réalité, celle du livre à la conquête de la profondeur et du mouvement. Autant d’invention et d’imagination mises en œuvres par les artistes et les éditeurs pour donner vie, dynamisme à ces ouvrages. Des dispositifs, trop rarement usités, permettent de rompre le carcan bidimensionnel de la page imprimée ou manuscrite, pour lui donner relief ou mouvement. Les livres à systèmes sont apparus dès le Moyen Âge, avant l’invention de l’imprimerie. Le premier de ces manuscrits est un ouvrage d’astronomie médiévale de Johannes de Sobrosco, De sphaera mundi de 1230.
En 1306, paraît l’ouvrage Ars Magna de Raymond Lulle, Ramon Llull en catalan. Le philosophe et poète mystique catalan, Raymond Lulle (1235-1316) est né à Majorque. D’après Umberto Eco, le lieu de sa naissance fut déterminant pour la destinée de Lulle (1994, 55). Majorque était à cette époque à la croisée des trois cultures, chrétienne, islamique et juive, au point que la majeure partie des 280 œuvres attribuées à Lulle furent d’abord écrites en arabe puis dans la langue romane locale. Le religieux nomma son instrument Ars Generalis Ultima « Art général ultime » ou Ars magna « grand Art ».
Ces définitions étaient, en plus, univoques, par le fait qu’elles étaient applicables indistinctement au monde divin ou au monde créé (« Qui est Raymond Lulle » 2019).
L’auteur précise le titre ainsi : Le fondement de l’artifice universel, sur lequel on peut appuyer le moyen de parvenir à l’Encyclopédie ou universalité des sciences, par un ordre méthodique. Ces disques concentriques de papier imprimé tournent sur eux-mêmes par l’action du lecteur et permettent la combinaison d’une infinité de phrases. Certains scientifiques le considèrent comme le précurseur de l’informatique. En 1524 paraît un traité de mathématique, Cosmographia, de Petrus Apianus dit Apian.
Apian (1495-1551) ou Peter Benewitz, est un astronome et mathématicien allemand. Il enseigne à Ingolstadt à partir de 1520. Il écrit des éphémérides, des traités d’arithmétiques, d’algèbre, des almanachs. On lui doit des observations sur les comètes, une méthode pour découvrir les longitudes grâce à l’observation des mouvements de la lune (la disposition du système solaire reste celle de Ptolémée, la terre étant immobile au centre du monde). John Lodge Cowley (1719- 1797) est cartographe, géologiste et mathématicien. Il est l’auteur de An Appendix to Euclid’s Elements, 1758. Un nouvel ouvrage sera édité sous le titre Géométrie stéréographique, ou Reliefs des polyèdres pour faciliter l’étude des corps 1834, d’après l’ouvrage de l’anglais John Lodge Cowley et des notes de Marie, François-Charles-Michel. Ce volume permet de comprendre la géométrie dans l’espace. La partie de droite fixe au carton représente le sol. Tout le reste se manipule, les pliages se redressent pour donner une figure dans l’espace. Le carré dessiné à plat avec ses six côtés se métamorphose en cube, il en est de même pour toutes les figures géométriques. L’astronome et mathématicien, Jacques Bassantin publie en 1557 à Lyon Astronomique discours. Son ouvrage contient de nombreux disques permettant de décrire les éléments basiques de l’astronomie et des planètes. Le père Yves de Paris, capucin (1591-1678), publie Astrologiae nova methodus Francisci Allaei arabis christiani, un rare traité d’astrologie, imprimé à Rennes au XVIIe siècle. Les jeux de volvelles, comptant jusqu’à sept pièces superposées, doivent être manœuvrés avec précision pour conduire aux prédictions désirées.
Le livre pouvait aussi servir de manuel de navigation, Les Premieres Œuvres : Fabrication et usage du nocturlabe, Jacques de Vaulx, Le Havre, 1583 en sont un exemple. Une série de figures montre la construction et l’utilisation d’instruments nautiques tels que l’astrolabe de mer, conçues pour mesurer la hauteur des astres et en déduire la latitude du lieu ou encore le nocturlabe qui permet de déterminer l’heure la nuit. Jean Guérard est l’auteur de Les commencements de l’hydrographie ou art de naviguer avec la pratique des figures nécessaires, manuscrit sur parchemin 1630. Ce traité d’hydrographie manuscrit, copié à Dieppe, comporte plusieurs systèmes mobiles sous forme de cadrans destinés à connaître l’heure des marées, la déclinaison du soleil ou encore le calcul des longitudes. Le livre à système permet de découvrir le corps humain. André Vésale est l’auteur d’un des livres les plus novateurs sur l’anatomie humaine, De humani corporis fabrica (Sur le fonctionnement du corps humain). Gustave-Jules Witkowski, médecin chirurgien est l’auteur d’Anatomie iconoclastique, atlas complémentaire de tous les ouvrages traitant de l’anatomie et de la physiologie humaines, 1876. Il a le souci des « personnes qui désirent apprendre ce qu’est le corps humain, quels sont ses organes et ses fonctions », sans qu’elles soient pour autant des spécialistes. Il utilise le même principe que Vésale avec les feuilles à rabat de planches superposées, dont les différentes pièces se soulèvent comme les feuillets d’un livre, et permettent d’assister à une dissection sommaire du corps humain et montrent la forme, la situation et les rapports de nos organes.
En 1677, le franciscain Christoph Leutbrewer (1695) publie un petit livre facilement transportable : la première édition de La confession coupée ou la méthode facile pour se préparer aux confessions particulières et générales, souvent rééditée jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Les pages qui répertorient tous les péchés possibles sont découpées en languettes. Il suffit de sortir les languettes de la marge pour indiquer au confesseur les fautes commises. Le mouvement de l’image apparaît sous différentes formes. Les peintures sur la tranche des livres (1650–1900) que l’on peut seulement voir quand les pages sont placées à un certain angle. Le principe consiste à cacher une partie de l’illustration au bord de chaque page. Quand le livre est fermé, l’image n’apparaît pas et nous découvrons juste des couleurs. La peinture se dévoile avec le mouvement des pages. Certains livres avaient trois peintures sur la tranche, l’une quand on pliait les pages dans un sens, une autre quand on les pliait à l’envers et une dernière directement sur la tranche.
Au cours de son histoire, la structure d’organisation du livre a connu une mutation permanente, car les techniques évoluent et les outils changent. Tout comme le codex est apparu à un stade de la progression du livre, des changements dans la conception non linéaire du temps ont donné au livre un caractère mouvant, magique, lui offrant un nouvel aspect, car le mouvement permet au livre de se dégager des contraintes du codex.
Les premiers livres animés pour enfants
À partir de XIXe siècle, le statut de l’enfant évolue, entrainant une révolution du livre. Baudelaire précise : « L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur ». Dans un premier temps se généralisent les livres à figures mobiles consistant à placer des figurines dans un décor ou à les habiller. Puis viennent les livres à volets ou à disques (1820-1840), les livres à tirettes (1830-1860), les livres en relief animé, les livres à musique. Tout est mis en œuvre pour donner vie à l’image et à lui donner du relief. Toutes ces innovations suivent le courant qui mènera au cinéma. Le premier vrai livre mobile Cinderella est publié aux alentours de 1850 par la maison Dean & Son. Mais c’est l’Allemagne qui est le principal acteur de cette mouvance et en a l’hégémonie, suivie de l’Angleterre.
En 1693, John Locke est l’un des premiers philosophes à disserter sur la place de l’enfant et son éducation. En 1762, Jean-Jacques Rousseau associe dans Émile l’enfance à un « état à part entière » où le modèle éducatif se doit de respecter le « grand bonheur de l’enfant » afin de lui permettre un développement harmonieux. Comprendre et se mettre à la portée des enfants est au centre des discussions. Les livres animés réveillent une partie d’enfance qui sommeille en chacun de nous ; le sens du jeu est présent dans beaucoup d’ouvrages, incitant le lecteur jeune ou moins jeune à jouer en lisant. La découpe dans la page anime le livre, elle le divise en plan séquentiel comme des pages d’écran. L’image se découvre en plusieurs temps, en plusieurs facettes.
Le créateur du premier du livre animé pour enfants, « movable » ou « movable book », datant de 1765, est un libraire londonien, Robert Sayer (1725-1794). Son objectif est de créer un livre qui raconte des histoires en superposant des moitiés d’images. Il réalise toutes sortes de scènes où les textes eux-mêmes participent à la multitude des histoires. Ces premiers livres pour enfants appelés « métamorphoses » sont plus connus sous le nom d’ « Arlequinades » en raison de la présence des aventures d’Arlequin. Face à ce succès, de nombreuses copies de ces techniques apparaissent avec parfois des versions plus élaborées. A là même époque, le graveur, Martin Engelbrecht (1684-1756), construit des « théâtres d’optique » qui ne sont pas conçus pour jouer : les personnages sont inclus dans les gravures. Le diorama permet de découvrir l’image avec un jeu de profondeur. Ce dispositif était très prisé au XIXe à Paris, à Londres et en Écosse.
À partir du procédé utilisé pour ces boîtes optiques se développent les théâtres de papier qui naissent en Allemagne. Le diorama s’identifie aux principes employés dans les livres théâtres sous l’appellation tunnel books, peep-show, panorama. Il est souvent utilisé pour illustrer les contes et légendes, ou des pièces de théâtre : ce dispositif d’images superposées les unes derrière les autres crée un relief constitué de plusieurs plans imprimés reliés latéralement à la couverture par des feuilles de papier qui, dépliées comme un accordéon, construisent véritablement des scènes visibles depuis un trou pratiqué dans la couverture (ces « livres tunnels » seront ensuite attachés en carrousel dès les années 1940). À partir du XIXe siècle, le statut de l’enfant évolue, entrainant une révolution du livre. Baudelaire précise : « L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur1. »
Dans un premier temps se généralisent les livres à figures mobiles consistant à placer des figurines dans un décor ou à les habiller. Puis viennent les livres à volets ou à disques (1820-1840), les livres à tirettes (1830-1860), les livres en relief animé, les livres à musique. Tout est mis en œuvre pour donner vie à l’image et lui donner du relief. Toutes ces innovations suivent le courant qui mènera au cinéma. Le premier vrai livre mobile, Cinderella, est publié aux alentours de 1850 par la maison Dean & Son. Mais c’est l’Allemagne qui est le principal acteur de cette mouvance et en a l’hégémonie, suivie de l’Angleterre. À la moitié du XIXe apparaissent les séries Bookano, les toutes premières images réellement en pop-up, des images du livre s’érigeant toutes seules grâce au pliage.
De nos jours le livre animé est plus vivant que jamais, il est un support d’histoire. Ernest Nister (1842-1909), allemand installé à Londres, joue un rôle prépondérant à la fin du XIXe siècle. Il est l’inventeur d’illustrations changeantes avec un système de languettes coulissantes à la manière d’un store vénitien. Ainsi, deux scènes peuvent se succéder dans un même espace. Lothar Meggendorfer (1847-1925) est le plus célèbre des créateurs du XIXe siècle. Il est l’inventeur d’un système mécanique d’engrenages de papier permettant par une seule languette d’animer de nombreux personnages ou animaux.
En 1965, un américain Walter Hunt relance la production des livres animés et en relief en faisant appel à de véritables ingénieurs du papier. La création du livre animé ne cessera de s’étendre dans le monde : en Europe Vojtech Kubasta à Prague, Bruno Munari (1907-1998) en Italie, puis aux États-Unis avec Robert Sabuda, David Carter, Jan Pienkowski, David Pelham…
À la croisée des deux mondes de perception : le toucher, la vue
Le livre de coupure et de division de l’espace, qu’il soit trou ou découpe, a toujours le même but : celui de pénétrer dans la quatrième dimension. La construction de la quatrième dimension exige tout simplement l’assignation de la tâche de coupure au volume (à un espace tridimensionnel). Le découpage permet le mystère et laisse l’imagination vagabonder. Chaque page tournée est une devinette et une découverte. Les livres pop-up, les livres animés, les livres-objets offrent une manipulation interactive. L’interactivité est une nouvelle forme d’expérience visuelle et de perception de l’art qui englobe désormais le tactile. En France, de nombreux jeunes créateurs français ont fait leur apparition ces dernières années aux éditions Le Seuil Jeunesse, Albin Michel jeunesse, Nathan Bayard, Les grandes personnes, Hélium. De nouvelles formes de livres apparaissent pour les enfants. Ils deviennent objet de design, jeu de construction, boîtes. Ils ont pour particularité de donner une allure vivante, réelle, en trois dimensions, aux illustrations par des techniques de pliage, de découpage, ou de collage.
On distingue deux tendances : les livres qui s’intéressent plutôt à l’animation et aux sensations qu’elle suscite (effet de surprise, de contraste dans les proportions, suspense, humour) et ceux dont la manipulation est le principe même (album à trous, livres sonores, livres phosphorescents). La vue est le domaine de perception privilégiée du livre. Les techniques de perforations, de volets et l’utilisation de films transparents sont bien entendu centrés sur le visuel : elles donnent l’illusion du mouvement d’une continuité d’images.
Les livres de magie révèlent une lecture à mystère. Le lecteur magicien manipule les pages au profit d’une lecture énigmatique. Les livres animés par leurs constructions et métamorphoses opèrent par prestidigitation : de la planéité surgit une architecture de papier. L’objet animé devient porteur de mouvement. Les livres de découpe nous entraînent dans un mystérieux labyrinthe. L’histoire non linéaire s’écoule par l’ouverture constante à travers les différentes pages. La succession des images nous déplace d’un lieu à l’autre, sur un mode onirique.
Aujourd’hui, les livres pour enfants n’ont plus la même fonction; le statut de l’enfant est lui-aussi différent. Ainsi, le livre pop-up connaît une renaissance, car sa modernité met en évidence la mobilité. Cette mise en mouvement modifie les conditions de lecture et fait appel à d’autres sens : le toucher, l’ouïe, l’odorat. Les animations favorisent la compréhension du texte et présentent l’image sous un autre jour. Celle-ci n’est plus figée dans le livre. Les pages sont réversibles. Le livre se saisit, se touche, se manipule. Les livres magiques offrent une manipulation, une découverte de l’image, une nouvelle façon de découvrir le texte.
Architecture de papier
Ce qui a l’enfance pour partie et origine doit poursuivre son chemin vers l’enfance et dans l’enfance (Agamben 1989).
Par d’ingénieux systèmes très simples, le mouvement apparaît dans les livres pour enfants. Certains mouvements déjà travaillés par les grands maîtres (Ernest Nister, Lothar Meggendorfer, Vojtech Kubasta) sont repris dans des livres plus récents et adaptés au contexte de l’histoire. La référence à l’enfance apparaît à travers la manière dont les artistes, dans leurs livres, détournent des procédés et techniques spécifiques du livre pour enfants.
Le livre singulier, livre d’artiste, devient un laboratoire exploré par l’artiste qui l’utilise en altérant sa forme pour exprimer sémantiquement, conceptuellement ou de manière métaphorique son propos. Transposition de l’anatomie humaine au livre qui reflète parfaitement le processus de projection de l’homme sur l’objet. Il vit par le livre comme il vit par son corps : il s’y déplace, y réfléchit. Depuis qu’il a la possibilité de fréquenter assidûment le livre, l’homme entretient avec lui un rapport passionnel, voire fusionnel.
Toujours à la croisée des livres pour enfants et des livres à systèmes, ces ouvrages suscitent l’éblouissement par leur degré d’imagination et d’invention. La page est mouvante, circulaire ; elle se plie, se déplie, prend corps dans l’espace. Le livre d’artiste, plus que tout autre type de livre, demande une appréhension active de l’objet, tant au niveau perceptif que cognitif. Le livre d’artiste, sous toutes ses formes, appelle à une connaissance par les sens et par la raison. Il nécessite une réflexion, un décodage des éléments mis à notre disposition pour révéler le propos de l’artiste qui se cache au-delà des mots. Le format, donc, invite à la lecture et à l’appropriation individuelle du livre et de son message. Cette forme de livre apparaît aussi en trois dimensions. La notion de temps, de traduction du mouvement est omniprésente dans ces ouvrages, l’image progresse dans l’espace.
En France, Raymond Queneau est sans doute l’inspirateur du livre d’artiste animé, avec Cent mille milliards de poèmes (1961), offrant la possibilité de créer des milliers de sonnets en combinant des phrases. Lui-même a trouvé son inspiration au regard du livre pour enfant Les Têtes de rechange (1948) de Walter Trier. Warhol’s Index (1967) d’Andy Warhol est l’histoire de la « factory », son célèbre atelier. La boîte de conserve qui surgit en pop-up s’appelle « Hunt » et non pas Campbell : en référence à Walter Hunt (ou Wally Hunt), Américain et designer.
Les artistes du livre explorent de nouvelles formes et des contenus innovants, avec l’idée d’un objet physique. La lecture est un acte intime dans lequel le lecteur doit être proche de la matérialité du livre, ce qui permet de contrôler le rythme de la lecture. Souvent, le lecteur/spectateur doit se livrer à des actions physiques imprévues tels que le déroulement, le glissement de pages ou la rotation d’une roue afin de découvrir l’image et le texte.
Tauba Auerbach crée des sculptures de papier découpé, livre objet de design. Chaque page du livre s’ouvre sur un objet de structure géométrique différente. Ce projet novateur se présente comme un objet d’art étonnant. L’artiste a exploré la relation entre la deuxième et troisième dimension.
Dans son ouvrage [2,3], publié en 2011, ellemêle art du livre et six sculptures de formes géométriques, ses formes font partie intégrante du livre. L’artiste s’approprie les techniques de reproduction des textes et des images, invente des systèmes de reliure en fonction de l’architecture du livre. Les techniques traditionnelles et les matériaux nobles ne sont plus les seuls critères de réussite d’un livre de création. Les objets-livres actuels nécessitent une réelle réflexion sur la forme du livre introduisant le contenant et le contenu, l’enveloppe du livre et son intérieur. L’architecture du livre est en pleine mutation. Moyen d’expression à part entière, le livre offre un territoire pour ainsi dire ouvert à tous les possibles. Les meilleurs ouvrages ne sont pas réservés à un seul type de livre, toutefois un savoir-faire est indispensable pour la réussite d’un livre. Cette condition seule ne suffit pas pour autant.
L’artiste suédois Andreas Johansson est attiré par les zones industrielles et désolées depuis sa jeunesse. Il travaille le collage, découpe des photos puis construit sous le format livre de nouveaux environnements de type industriel abandonnés. Son ouvrage From Where the Sun Now Stands (2011) comprend six animations offrant différentes perspectives de lieux abandonnés.
Animation des personnages
Nous découvrons dans cette métamorphose du livre qu’il existe un lien étroit entre les différentes recherches sur les structures du livre papier et les nouvelles technologies. Le travail sur l’image, l’illustration présente dans les ouvrages papier, se met à jouer sur écran. Le spectateur est invité à manipuler ses représentations. Le livre animé est précurseur de l’animation des pages à l’écran. L’imagination et les systèmes inventés par les auteurs du XIXe siècle sont riches d’ingéniosité. Nous retrouvons dans l’animation des images au format numérique (versions iPad, iPhone) les mêmes mécanismes employés dans les premiers livres animés pour enfant de la fin XVIIIe. En référence aux grands illustrateurs de l’époque, Jean-Pierre Brès et son livre Joujou (1831), Lothar Meggendorfer (1847-1925) est le précurseur de tous les livres à transformations en inventant pliages, languettes et volets mobiles. Dans ces ouvrages, les images à surprise donnent vie au dessin. À l’écran, la visualisation des mécanismes permet de faire bouger les figurines.
La vidéo offre au livre animé un nouveau support de présentation. La page apparaît par un jeu de profondeur et de mouvement. La structure du livre se dévoile avec une variation de lumière, une illusion optique. Le détail d’un élément de la page, le pliage, la découpe ou illustration sera ainsi mis en valeur. Les évènements du paysage, les personnages, les effets graphiques et la qualité de la ligne, la couleur, seront étudiées attentivement. À l’occasion de l’exposition « Drôles de livres. Le monde magique du livre animé » organisée à la Bibliothèque départementale des Bouches-du-Rhône à Marseille en 2014, certaines pages du livre Image (2005) de Norman Messenger ont été adaptées pour une présentation sur écran tactile. Le lecteur était donc invité à toucher l’écran pour animer les images.
Le livre animé et les applications numériques
À l’écran, la visualisation des mécanismes permet de faire bouger les figurines. La découpe dans la page anime le livre, elle le divise en plan séquentiel comme des pages d’écran. Livre-objet et livre-rêve sont devenus, grâce aux techniques numériques, livre virtuel à feuilleter sur écran. Opération Opéra (2014) est un récit de science-fiction. Cette bande dessinée de Vincent Pérriot se lit à l’écran de haut en bas. L’auteur explique : « La bande dessinée numérique m’autorise, par exemple, à agrandir mes décors, alors que sur papier, j’étais obligé de les contenir dans une case. Là, il y a une possibilité de déformation des espaces qui nous offre une possibilité inouïe (« Interview de Vincent Pérriot » 2014). » Le prologue est visible actuellement sur internet. La version livre numérique est téléchargable sur tablette, mobiles et ordinateurs. Vincent Pianina a fait une histoire pour la revue de bande dessinée en ligne Professeur Cyclope, dans le numéro 11, publié en février 2014. Cette petite histoire Scröll tient en une case. Mais c’est une longue case à scroller horizontalement.
e-Toiles crée, développe et édite des collections d’applis aux graphismes et aux fonctionnalités soignés. Issue de l’édition traditionnelle, l’équipe propose une façon innovante d’appréhender la lecture et les images, tout en développant l’imaginaire de l’enfant.
Mon Voisin (2012) est un livre numérique enrichi sur iPad proposé par Les Éditions Des Braques et enrichi par Tralalère. C’est l’aventure vécue par l’habitant d’un immeuble qui accueille un nouveau voisin. Mon Voisin est l’adaptation d’un livre de Marie Dorléans. Elle est l’auteure des textes et des dessins. Guillaume Gallienne raconte l’histoire. L’ebook enrichi nous invite à découvrir l’intérieur des appartements de l’un des habitants intrigué par les bruits de l’autre côté du mur. On passe d’une pièce à l’autre en se posant de plus en plus de questions.
Conception inhabituelle de la lecture d’image
Lorsque j’ai réalisé mes premiers livres d’artiste en 1992, j’ai travaillé à partir d’extraits de texte d’auteurs : celui de Pierrot mon ami (1942) de Raymond Queneau, et de La Vie mode d’emploi (1978) de Georges Perec.
Par la suite des éditeurs m’ont contactée pour que l’on puisse travailler ensemble. Je retrouvai ainsi la grande tradition du livre : auteur, éditeur, artiste. Avec les Éditions Michèle Broutta, nous avons réalisé Liberté (2000) avec un poème et un texte inédit de René de Obaldia. Avec les Éditions du Petit Jaunais, nous avons réalisé deux ouvrages avec des textes de Gilbert Lascault, Remue-manège (1999) et Le parc des refroidis (2003). Mon travail d’artiste, après s’être concentré sur l’esthétique des couleurs et des matières dans mes gravures et peintures sur verre, se focalise dorénavant sur la profondeur de l’image. Je ne cherche plus seulement un point de vue artistique puisque je le surpasse en utilisant la mécanique. L’idée d’un livre naît d’un besoin de donner vie aux images et au texte, afin qu’ils jaillissent de l’architecture de papier. Le papier devient relief, monument. Alliant art et mathématique, je m’inscris dans la lignée de la Renaissance. Contrairement à ces temps résolus, je n’apporte plus seulement la perspective, mais également la mise en mouvement.
Mes recherches s’orientent actuellement vers des récits de voyage, des contes populaires. Depuis plusieurs années, je suis artiste invitée pour des résidences à l’étranger : Irlande, Islande, Tanzanie, Pérou et prochainement Java en Indonésie. Avant de partir, j’établis un programme de recherche, je m’informe et lis sur le pays, en conséquence. Une fois sur place, je fais un grand nombre de dessins et photographies en fonction de ma problématique. À mon retour, je réalise un livre-nomade, livre-voyageur.
Pour chaque parution, je fais des recherches pour le concevoir comme une sculpture. Véritables petits théâtres ambulants dotés d’un savant dosage de technique et de poésie. L’assemblage tout à fait cohérent de papier met en place un système qui est le mélange subtil d’ingénierie et d’imagination. Le livre découvre la troisième dimension, avec les pages animées offrant de véritables sculptures de papier. J’utilise différentes combinaisons de matériaux : mes photographies, mes dessins, des miroirs qui font participer le lecteur-regardeur dans un processus combinatoire. Le lecteur est invité à mélanger les photographies et les dessins comme un jeu, comme un enchaînement. Le corps de l’ouvrage ouvert laisse entrevoir la complexité et l’ampleur du contenu imprimé, mais ni la profondeur ni la linéarité du texte ne sont accessibles. Les livres s’ouvrent à nous tout en conservant leur secret. Mes premiers livres étaient réalisés en estampe et typographie à plomb. Je concevais les gravures (eaux-fortes sur acier) et les impressions. J’imaginais le rapport texte, image et volume.
L’évolution des techniques d’impression m’a conduite à m’orienter vers de nouveaux modes de reproduction d’image. L’impression numérique me permet de développer de nouvelles formes, de reproduire directement mes dessins et aquarelles. La révolution numérique me donne la possibilité de diffuser mon travail sur internet. Je filme mes livres, je crée une animation. La complexité du volume et les jeux de profondeur des pages sont ainsi visibles à l’écran.
Bibliographie
Agamben, Giorgio. 1989. Enfance et histoire. Traduit par Yves Hersant. Paris: Payot.
Eco, Umberto. 1994. La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne. Paris: Seuil.
Hugo, Victor. 2019. « Ceci tuera cela ». In Notre-Dame de Paris. Vol. 5. Folio classique. Paris: Gallimard.
Leutbrewer, Christophe. 1695. La confession coupée ou la méthode facile pour se préparer aux confessions particulières et générales. Paris: Denys Thierry.
Voir l’article « La Morale du joujou » et « Enivrez-vous », poème en prose qui parut le 7 février 1864 dans Le Figaro.↩