Introduction
Claude Kayat est un écrivain franco-suédois né en 1939 en Tunisie. Avec une œuvre imposante (plus de 28 pièces de théâtre et 8 romans), il signe avec La Paria un nouveau chef d’œuvre avec en toile de fond une tragédie touchant deux villages de la Galilée dans le nord d’Israël.
Il s’agit d’une tragédie écrite avec humour illustrant les contradictions des personnages que tout semble oppposer. Le roman commence in medias res sur une scène de viol n’ayant pas réussi. Le cousin Brahim tente sa chance pendant la nuit pour profiter de Fatima.
Brahim, nullement impressionné, tenta son va-tout, et sa main, prestement, grimpa encore plus haut. Excédée depuis des années, Fatima émit un cri d’écorchée vive dont elle fut la première étonnée. Elle espéra qu’il tirerait de leurs lits tous les gens de Bir-el-Warad, couvrant ainsi l’intrus de honte. (p. 7)
L’adolescente lui résiste inlassablement et va s’éprendre de Yoram, le garçon juif d’un village voisin.
Tout le roman est traversé par les ingrédients de la tragédie, le meurtre, le viol et l’amour interdit qui opposent deux familles provenant de religion différente. On pourrait voir dans ce roman tragique la réactualisation de l’éternel conflit entre Horaces et Curiaces1.
La relation amoureuse entre Yoram, fils d’Arié Appelbaum et la jeune Fatima, nièce de Karim, pose un défi à l’affrontement entre ces deux familles et ces deux cultures différentes qui pourtant se ressemblent énormément. En effet, que ce soit chez les Juifs ou les Bédouins, l’honneur et la générosité sont des valeurs communes même si la famille juive vit dans l’opulence alors que les Bédouins sont des nomades relativement pauvres. L’intolérance et la xénophobie sont également présentes dans les deux familles.
Claude Kayat se fait un plaisir de décrire les rêves et les passions de chaque famille dans ces deux villages de la Galilée, au nord d’Israël. Chaque personnage semble promis à une destinée sociale et professionnelle et pourtant tout ne se passe pas comme prévu. C’est ici que l’humour vient démonter soigneusement la scène d’affrontement entre les deux familles sur fond de meurtre et de relation interdite. Nous souhaiterions analyser cette tragédie à l’aide des travaux de l’ethnopsychiatre Tobie Nathan afin d’en déceler les mécanismes. Tobie Nathan a montré combien il était nécessaire de prendre en compte les facteurs linguistiques et culturels dans les pratiques thérapeutiques. Il s’agit bien ici de voir comment l’auteur s’y prend pour dénouer cette tragédie.
L’érotisation des incipit
Les incipit des chapitres sont la plupart du temps liés au sommeil ou au désir. La chapitre 4 s’ouvre par exemple sur la manière dont Yoram observe Fatima.
Depuis l’arrivée de Fatima au village, trois jours auparavant, Yoram, à la moindre occasion, rôde autour de l’amandaie. De loin, immobile, à travers le tremblotement de la brume de chaleur, il épie l’adolescente, se risque enfin à l’approcher. (p. 55)
La relation interdite est ainsi dévoilée à l’aide du lexique de la vue (usage des verbes épier et rôder) puisque Yoram prend des risques pour aller observer Fatima. Il a conscience des tabous rendant impossible et inimaginable une relation amoureuse entre un Juif et une Arabe.
D’entrée de jeu, Fatima, il va de soi, s’était aperçue du manège de Yoram. Mais sa jubilation le cédait à l’effroi, au souvenir des exécutions sommaires dont avaient fait l’objet certaines femmes arabes tant soit peu soupçonnées de coupables passions. (p. 56)
Chaque incipit semble évoquer ce désir interdit et fait entrer le lecteur par effraction au sein de cette relation dangereuse. Ainsi, le chapitre 6 s’ouvre sur l’audace de Yoram :
À pas furtifs, il approche de la tente, en fait le tour, l’oreille collée à la toile, comme pour distinguer, au chuintement des respirations, l’emplacement du lit de Fatima. Au mépris de toute prudence, à plusieurs reprises, il chuchote son prénom. (p. 71)
La dramatisation des chapitres tient à ces incipit liés au désir interdit et à la prise de risque des deux tourtereaux. Le chapitre 9 commence alors avec la culpabilité de Fatima :
Au matin suivant, Fatima, face au miroir, examina avec soin son visage, dans la crainte d’y découvrir quelque signe révélateur de son expérience nocturne ou d’y voir se refléter sa métamorphose intérieure. (p. 86)
L’ethnopsychiatre Tobie Nathan percevait dans la passion érotique l’aliénation radicale, c’est-à-dire le moment où un être est en pleine métamorphose, susceptible d’échapper à son identité première (Nathan 2013). C’est ce qui se produit entre Fatima et Yoram, comme si les deux amoureux oubliaient temporairement les déterminismes familiaux pour vivre leur idylle. Sans Éros, Fatima et Yoram n’auraient sans doute pas eu la force de sortir complètement de leur milieu d’origine.
Au fil des pages, l’érotisation est fondamentalement marquée par le désir de transgresser les interdits culturels qui sont très présents. Tobie Nathan a beaucoup travaillé sur l’importance des facteurs culturels dans la structuration de l’identité d’un individu ou d’un groupe humain. Il ne s’agit pas de dire que la culture détermine en totalité les actes d’un individu, mais que l’appartenance à un groupe culturel donné est une contrainte initiale difficile à éliminer. En effet, dans les deux villages bédouin et juif, les familles exercent un fort contrôle social fort avec la volonté de rappeler constamment la culture d’origine.
Les rencontres sont donc beaucoup plus difficiles, ce qui d’une certaine manière renforce le désir amoureux de Yoram pour Fatima. En l’occurrence, le désir se fait de plus en plus pressant et l’incipit du chapitre 11 témoigne de cette obsession de Yoram pour Fatima :
Yoram avait hâte de retrouver Fatima, l’odeur de son corps, la saveur de sa bouche, ses yeux qu’il regrettait de ne pouvoir contempler, le plus souvent, qu’au clair de lune. De son côté, elle brûlait d’éprouver l’ardeur de son amant. (p. 99)
En ayant recours à la focalisation interne variable, l’auteur du roman permet au lecteur de faire siennes les interrogations, les angoisses, les désirs et les contradictions des personnages. Chaque chapitre est organisé selon le point de vue d’un personnage (Yoram / Fatima / Le capitaine Bar-Gil / Arié Appelbaum…), le lecteur suit le récit avec haleine en se demandant comment le drame va être dénoué.
La malédiction de l’inceste
La tragédie s’enracine souvent dans l’inadéquation entre une trajectoire individuelle et un destin collectif. Le paria est le stigmate de ce métissage cultuellement impossible lorsqu’un individu d’une culture donnée tente de renoncer en partie à sa culture initiale par désir de l’autre. C’est pour cette raison que nous sommes autorisés à parler de malédiction de l’inceste dans la répétition du même. Tout comme les Horaces et les Curiaces ne se mélangent pas, les Appelbaum et la famille de Fatima appartiennent à des groupes aux rites différents. Les caractéristiques culturelles affleurent dans le texte. Comme l’écrit Tobie Nathan, « à tout instant de son histoire, une culture donnée fonctionne néanmoins comme si elle était une espèce biologique construite ainsi de toute éternité » (Nathan 1993, 15). En effet, l’écriture a le pouvoir de déjouer ces mécanismes intériorisés par les individus afin de mettre en scène une forme de « bouc-émissaire » (Girard 2009, pp. 243-269). Le lecteur cherche en fin de compte à démêler les bourreaux des victimes pour déchiffrer non seulement les circonstances du meurtre, mais également les instincts culturels qui ont abouti à ce drame. Voici une des grandes questions posées par la tragédie: est-on capable de dépasser ces déterminismes initiaux et intériorisés pour s’ouvrir à d’autres horizons culturels ? Yoram a-t-il été sacrifié sur l’autel d’une incompatibilité culturelle ? Ou est-ce que ce meurtre a au contraire interrompu l’entêtement incestuel ? (Racamier 2006; Perrot 2011).
Selon Racamier, l’incestuel est une phase transitionnelle qui est courante en clinique. « Ce qu’il édicte comme tabou, ce n’est pas l’inceste, c’est la vérité sur l’inceste » (Racamier 2006, 21). Comment dépasser la dette familiale lorsqu’un garçon a été tué par une famille ennemie ?
Fatima enfante l’espoir avec peut-être une possibilité non pas d’éliminer le drame incestuel, mais de le révéler. Il semble pourtant que le fils de l’union interdite entre Yoram et Fatima appartienne finalement à la famille Appelbaum. Il existe donc une évolution possible, même si le métissage culturel demeure éminemment problématique.
Les problèmes se posent entre partenaires d’un groupe culturellement hétérogène lorsqu’il s’agit d’engendrer des culturellement semblables. Car si les humains peuvent se mélanger à l’infini, les systèmes culturels, les langues, ne sont en aucun cas « métissables ». Autrement dit, la question qui se pose est toujours la suivante : de quel groupe culturel relève l’enfant ? (Nathan 1993, 15)
Quelle éducation donner et quelle culture transmettre à cette enfant ? Le parricide peut-il laisser la place à un nouvel ordre pulsionnel susceptible de créer des affects de coopération ? Le livre de Claude Kayat est un véritable régal d’autant plus que l’auteur nous offre des portraits attachants avec une polyphonie de voix narratives. Le drame est sans cesse abordé avec l’humour pour résister à tous les marchands de morale. La fonction de la littérature n’est pas de livrer des thèses idéologiques, mais plutôt d’amener le lecteur à se confronter aux grands « questionnements » (Axelos 2005).
Conclusion
Le défi est de savoir qui demeure la paria, le rejeton de la culture antagoniste. Au-delà de l’opposition entre ces villages, l’union interdite de Yoram et de Fatima, même si elle s’est dramatiquement soldée par la mort de l’un, a pu engendrer une enfant susceptible de dépasser la malédiction. La paria est paradoxalement la figure qui peut renouveler les imaginaires, le roman ne finit pas sur une note pessimiste puisque l’enfant, adoptée par les Appelbaum, a un avenir qui la hisse bien au-delà de la faute commise par ses parents. En réalité, si la paria est chassée de toutes les familles juives et bédouines, elle a enfanté une fille, Noémi, en souvenir de la mère de Yoram, pour pouvoir conserver la possibilité d’une promesse d’ouverture. In fine, n’est-ce pas sur ce type de transgression que se fonde l’avenir d’une civilisation ? Le roman aborde cette grande question à partir d’une microhistoire mettant en scène l’antagonisme de deux villages du Nord d’Israël.
Bibliographie
Axelos, Kostas. 2005. Réponses énigmatiques. Paris: Les éditions de Minuit.
Girard, René. 2009. Le Bouc émissaire. 12 éd. Le livre de poche Biblio Essais 4029. Paris: Grasset.
Kayat, C. 2019. La Paria. Paris: Maurice Nadeau.
Nathan, Tobie. 1993. « Le métissage culturel : un mythe à la peau dure ». Hommes et Migrations, n°1161, janvier 1993. Métissages. https://doi.org/10.3406/homig.1993.1947.
Nathan, Tobie. 2013. Philtre d’amour : comment le rendre amoureux ? Comment la rendre amoureuse ?
Perrot, Édouard de. 2011. « Quelques réflexions à propos des termes : inceste, incestuel et abus ». Psychothérapies 31 (4):257. https://doi.org/10.3917/psys.114.0257.
Racamier, Paul-Claude. 2006. « L’incestuel ». Empan 62 (2):39. https://doi.org/10.3917/empa.062.0039.
Il s’agit du conflit survenu pendant l’Antiquité entre Rome et Albe la longue au VIe siècle av. J.-C. La résolution du conflit fut entre les mains de trois guerriers représentant Rome, les Horace contre trois guerriers d’Albe la slongue, les Curiaces. D’abord, les Curiaces réussirent à tuer deux Horace avant que le dernier Horace n’utilise la ruse pour éliminer tous les Curiances. Les Horaces gagnèrent donc le pari, mais l’une des sœurs Horace pleura son fiancé défunt, un Curiace. Les deux clans avaient en effet déjà des liens de filiation. Le dernier frère Horace survivant tua sa sœur, ce qui entraîna sa condamnation à mort. Cette tragédie reflète la difficulté à envisager un métissage avec le camp ennemi, même lorsqu’il y a des liens entre le clan des Horaces et celui des Curiaces. Ce mythe est considéré comme fondateur de la Rome antique au même titre que celui de Rémus et de Romulus. Cf. Cairo Giambattista. « Tullus Hostilius fondateur de Rome ». In: Vita Latina, N°189-190, 2014, p. 11.↩