Longtemps, l’activité d’écrire, et plus encore le fait de publier, apparaissaient incompatibles avec l’impératif de la pudeur féminine qu’il incombait aux jeunes filles et aux femmes respectables d’observer. Madame de Genlis l’expliquait avec lucidité dans sa nouvelle intitulée La Femme auteur : en publiant, une femme perturbait l’ordre des vertus ; elle entrait en rivalité avec les hommes sans pour autant être acceptée parmi eux ; elle leur dérobait l’objet de leur gloire tout en se dérobant à son rôle d’épouse et de mère. Aux yeux de tous, elle appartenait désormais à la catégorie des « femmes publiques ». À travers les siècles, les femmes de lettres s’accordèrent pour prévenir les jeunes filles contre une telle imprudence. La pudeur représentait pour elles davantage qu’un voile de vertu : elle édifiait une véritable muraille qui les préservait du déshonneur et les protégeait de la misogynie.1
Que reste-t-il aujourd’hui de l’ancienne tension entre pudeur et création ? A-t-elle disparu ? Continue-t-elle de hanter les textes publiés ? S’est-elle déplacée ? N’a-t-elle été que momentanément mise de côté ?
Le cas de l’œuvre d’Annie Ernaux est éclairant. Après avoir été transgressée par l’écriture de La Femme gelée (1981), de Passion simple (1992), de L’Événement (2000), la question de la pudeur féminine ressurgit soudain dans Mémoire de fille (2016). Ce retour n’est cependant pas une régression. Dans Mémoire de fille, le récit de l’épisode honteux (la nuit passée avec H et les conséquences de cet événement sur la réputation de la jeune fille puis sur son devenir femme) révèle en effet une qualité, pour ne pas dire une « vertu » de l’écriture littéraire, dont la mise au jour donne à repenser l’articulation entre pudeur, féminité et littérature.
La pudeur transgressée
Lorsque paraît le second tome du Deuxième sexe, en 1949, Simone de Beauvoir est insultée :
Insatisfaite, glacée, priapique, nymphomane, lesbienne, cent fois avortée, je fus tout, et même mère clandestine. On m’offrait de me guérir de ma frigidité, d’assouvir mes appétits de goule, on me promettait des révélations, en termes orduriers, mais au nom du vrai, du beau, du bien, de la santé et même de la poésie, indignement saccagés par moi.
Simone de Beauvoir, La Force des choses (1963, 260)
En 1955, le roman de Violette Leduc, Ravages, paraît censuré. Plusieurs motifs sont mis en avant par l’éditeur : la crudité d’un récit d’amour lesbien ; la découverte d’un sexe d’homme par un personnage et un auteur de sexe féminin ; un avortement. L’auteure, qui avait laborieusement cherché comment dire dans une langue appartenant aux hommes, les sensations ressenties par une femme dans l’amour physique, se débat contre les préjugés et les injures qui tombent sur la parole de la femme publiée :
[…] le début de Ravages n’est pas sale. Il est vrai. Il salira celui qui veut être sali. C’est de l’amour, ce sont des découvertes. Thérèse et Isabelle sont toutes neuves. Elles s’aiment dans un collège pendant trois jours et trois nuits. Elles ne voient pas le mal. La censure le verrait-elle où il n’est pas ?
Violette Leduc, Ravages (1955, 46‑47)
Il n’est pas anodin que ces deux auteures, Simone de Beauvoir et Violette Leduc, soient citées dans Mémoire de fille : c’est aussi de cette mémoire-là qu’il s’agit dans le récit d’Annie Ernaux, celle d’une littérature de « fille » ; une littérature inaudible, illisible, refoulée, condamnée, raillée par la société. Simone de Beauvoir, qui ne s’est jamais mariée, est traitée de « mère clandestine » ; fille de fille-mère, Violette Leduc choque en décrivant, outre le dépucelage d’une fille par une autre, l’avortement clandestin auquel elle a failli ne pas réchapper. En 2017, mis en scène à la Comédie française, le récit de L’Événement (2000) d’Annie Ernaux provoque toujours le malaise du public.
En 1958, Simone de Beauvoir publie Mémoires d’une jeune fille rangée, titre avec lequel celui d’Ernaux entre évidemment en résonance. Le récit de Mémoire de fille se situe précisément à l’été 1958. L’auteure y mentionne sa lecture, au mois d’avril 1959, du Deuxième sexe (Ernaux 2016, 109). Elle met la « première nuit avec H » (2016, 110) en regard du chapitre où Simone de Beauvoir identifie l’intervention du mâle, dans le rapport sexuel, à « une sorte de viol » (1949, 131). Incertaine quant à l’utilisation du mot « viol » pour décrire la nuit de 1958, la narratrice de Mémoire de fille remarque toutefois qu’« avoir reçu les clés pour comprendre la honte ne donne pas le pouvoir de l’effacer » (2016, 110). Autrement dit, d’une part, la lecture de Simone de Beauvoir permet de « comprendre la honte » ; mais, d’autre part, l’analyse de la honte – qu’Ernaux poursuit de livre en livre depuis plus de trente ans au moment où elle rédige Mémoire de fille – ne suffit pas à « effacer » le sentiment de la honte. Indélébile, ineffaçable, cette honte qui résiste au temps et à l’analyse fait le sujet du livre de 2016. L’auteure parle à son sujet d’une « honte de fille » (2016, 99).
L’héritage de Simone de Beauvoir est manifeste dans la volonté d’Ernaux de se réapproprier l’expérience vécue au risque de briser des tabous. Dans « L’Initiation sexuelle », Simone de Beauvoir rompait avec le silence qui nimbait la sexualité des femmes. En posant des mots sur l’innommable du continent noir, elle transgressait un tabou. Ainsi expliquait-elle que 1) la femme étant pourvue de deux organes sexuels, le clitoris et le vagin, dont les fonctions s’opposaient, son expérience de la sexualité était divisée entre plaisir érotique et devoir de reproduction ; d’autant plus que 2) c’était par la violence, réelle ou symbolique, de la pénétration et de la fécondation que, traditionnellement, la virginité était ravie aux filles et celles-ci faites femmes.
Durant la nuit avec H, la protagoniste de Mémoire de fille, Annie D, n’aurait éprouvé aucun « sentiment quelconque, encore moins une pensée. La fille sur le lit assiste à ce qui lui arrive et qu’elle n’aurait jamais imaginé vivre une heure avant, c’est tout » (2016, 44). La dissociation entre l’expérience subie et sa compréhension (c’est-à-dire sa reformulation dans le langage) est sans doute propre au traumatisme ; elle est surtout, comme l’explique Simone de Beauvoir, propre à la sexualité féminine vécue dans l’ignorance et la brutalité. La narratrice de Mémoire de fille souligne qu’H « lui manie le sexe trop fort » (2016, 45) pour qu’elle puisse le rejoindre dans la jouissance. La « honte […] » la retient de lui faire la moindre demande à ce sujet. Parce qu’elle est « fille », elle se soumet au désir masculin. « Elle ne fait que ce dont il a envie » (2016, 45).
Le dédoublement de l’énonciation, entre « elle » (la fille de 58) et « je » (la narratrice), qui caractérise le récit, reflète cette dissociation : de même que la fille a « assisté » à l’événement, de même la narratrice reconstitue-t-elle celui-ci en spectatrice ; elle « assiste » une seconde fois à la scène qu’elle laisse ressurgir. Cette fois, cependant, elle le fait non plus dans la stupeur, mais au moyen du langage. De sujet passif de sa propre histoire, elle devient sujet actif de son analyse. Ainsi observe-t-elle que ce « n’est pas à lui qu’elle se soumet, c’est à une loi indiscutable, universelle, celle d’une sauvagerie masculine qu’un jour ou l’autre il lui aurait bien fallu subir. Que cette loi soit brutale et sale, c’est ainsi » (2016, 45).
En inscrivant la scène traumatique dans le cadre très large – celui d’une « loi indiscutable, universelle » – de la « sauvagerie masculine », la narratrice de Mémoire de fille soustrait le récit du registre pornographique. Par l’impudeur, elle ne cherche ni l’exhibition, ni l’excitation du lecteur ou de la lectrice : l’impudeur est une nécessité stratégique. Comme dans L’Événement, il faut, en la dévoilant par l’écrit, éclairer la « réalité des femmes » et rompre avec « la domination masculine du monde ». (Ernaux 2000, 58)
Il faut interrompre le cours des pensées et des discours afin que ceux-ci n’apparaissent plus aller de soi (« c’est ainsi »). Il faut dénaturaliser la domination masculine et pour cela court-circuiter la « mémoire de fille ».
[…] Il dit « Déshabille-toi ». Depuis qu’il l’a invitée à danser, elle a fait tout ce qu’il lui a demandé. Entre ce qui lui arrive et ce qu’elle fait, il n’y a pas de différence. Elle se couche à côté de lui sur le lit étroit, nue. Elle n’a pas le temps de s’habituer à sa nudité entière, son corps d’homme nu, elle sent aussitôt l’énormité et la rigidité du membre qu’il pousse entre ses cuisses. Il force. Elle a mal. Elle dit qu’elle est vierge, comme une défense ou une explication. Elle crie. Il la houspille : « J’aimerais mieux que tu jouisses plutôt que tu gueules ! » […]
La suite se déroule comme un film X où la partenaire de l’homme est à contretemps, ne sait pas quoi faire parce qu’elle ne connaît pas la suite. Lui seul en est maître. Il a toujours un temps d’avance. Il la fait glisser au bas de son ventre, la bouche sur sa queue. Elle reçoit aussitôt la déflagration d’un flot gras de sperme qui l’éclabousse jusque dans les narines. Il n’y a pas plus de cinq minutes qu’ils sont entrés dans la chambre.
Annie Ernaux, Mémoire de fille (2016, 43‑44)
La référence au cinéma X souligne l’indécence de la scène et la brutalité avec laquelle la jeune fille se trouve soudain confrontée à la crudité du désir masculin. Le voile des représentations romanesques qu’elle se faisait de la « première nuit » (2016, pp. 29-30) tombe. Il n’y a plus de « grand secret chuchoté depuis l’enfance », plus d’« acte mystérieux », plus d’attente langoureuse d’une « expérience sacrée » (2016, 30) qui tiennent. Survient le « membre » rigide suivi, « cinq minutes » plus tard, par la « déflagration » de sperme qui lui éclabousse le visage « jusque dans les narines ».
L’écriture d’une telle scène ne va pas de soi. Elle est le résultat d’une histoire littéraire dans laquelle l’auteure se situe explicitement en se référant à Simone de Beauvoir et à Violette Leduc (2016, 91)2 : l’histoire d’une révolution du point de vue qui n’est pas sans rapport avec l’émergence dans la littérature du XXe siècle d’une impudeur féminine. « Des yeux masculins regardent un corps féminin : immense paradigme de notre espèce », observe Nancy Huston. « Pendant les deux mille millénaires de l’évolution humaine, c’est-à-dire jusqu’à avant-hier : l’homme regarde, la femme est regardée. » (2011) On se souvient de la timidité des regards que les héroïnes de Madame de La Fayette levaient sur l’homme qu’elles aimaient. Leur rougissement trahissait la lutte intime qu’elles livraient entre devoir et désir, honte et vertu.
Louise Labé avait chanté les « beaux yeux bruns » de l’amant. (1983). Entérinant cette révolution de la logique courtoise, Violette Leduc a décrit, sans timidité ni modestie dites « féminines », la « peau fripée, fragile comme une paupière » du sexe de Marc puis la « couille » singularisée, comparée à une « figue fraîche violacée […] ornée de sa goutte de sucre » de René (Leduc 1955, 46‑47); (Leduc 1973, 199). La jeune fille de L’Amant de Marguerite Duras « touche la douceur du sexe, de la peau, elle caresse la couleur dorée, l’inconnue nouveauté » (1984). Virginie Despentes, elle, tombe le voile de la virilité puissante pour découvrir la nudité repoussante du violeur : un « cul […] blanc avec des boutons rouges et quelques poils noirs » (2016). En amont de ces mises à nu, Simone de Beauvoir avait disséqué le « coït » dont le « but physiologique précis » est « l’éjaculation » par laquelle « le mâle se décharge de sécrétions qui lui pèsent ; après le rut, il obtient une complète délivrance qui s’accompagne à coup sûr de plaisir »(1949, 131).
À son tour voyeuse interdite, Annie Ernaux fouille la mémoire de sa « honte de fille ».
L’impudeur et après ?
Le récit d’Annie Ernaux revient sur le très ancien tabou de la virginité féminine, lequel se trouve au croisement de plusieurs tabous : celui du sang (défloration, règles, accouchement, avortement) ; celui de la première fois (l’inconnu, l’étranger, la nouveauté) ; celui, plus généralement, de la sexualité (Huston et Petty 2011, 25 et 66) ;.3 L’écriture objective qu’elle pratique va à l’encontre du tabou qui refoule le corps et la sexualité des femmes dans un continent noir, mystérieux et silencieux. L’impudeur de son récit transgresse l’interdit du regard, de la voix et du savoir féminins.
Ce faisant, Mémoire de fille mentionne une évolution sociologique du tabou : échouant à restituer « l’état psychique » de la jeune fille de 58, état « créé par l’imbrication du désir et de l’interdit, l’attente d’une expérience sacrée et la peur de “perdre ma virginité” », la narratrice constate : la « force inouïe du sens de cette expression [“perdre ma virginité”] est perdue en moi et dans la plus grande partie de la population française » (2016, 30). L’écriture se tisse alors autour d’une double perte : la perte de l’innocence de la fille de 58 et celle de l’idée même d’innocence « dans la plus grande partie de la population française ». En dépit de sa composition fragmentaire, postmoderne, Mémoire de fille renoue avec celle du roman primitif dont le moteur était la quête et la métamorphose du héros.
La narratrice de Mémoire de fille est bien une héroïne en quête, mais, héroïne de la postmodernité, l’objet de sa quête lui a été retiré. Comme dans L’Amant de Duras, le récit d’Ernaux est écrit autour d’un manque à l’endroit de la féminité. La narratrice interroge les traces et les symptômes d’un événement qui se dérobe à la narration et qui pourtant a marqué son devenir-femme. Elle décrit des faits sans pour autant combler la faille de laquelle découle le dédoublement de l’énonciation et la fragmentation de la narration.
Il est primordial de noter que ce que la jeune fille a perdu, durant la nuit avec H, n’est pas son pucelage, comme le révèle la fin du livre. À proprement parler, elle n’a rien « perdu ». C’est elle qui est « perdue » (2016, 52). Devenue la risée de la colonie, elle a chuté de la catégorie des filles respectables à celle des « putains sur les bords » (2016, 99). Elle est perdue dans les mots des autres, dans le discours social, dans la logique de la réputation. Elle est devenue une « fille publique ».
La honte est étagée. Il y a d’abord la stupeur, l’incompréhension, l’événement brut qui arrive en amont de sa représentation, avant toute réflexion, hors langage, hors signification. Puis il y a la survie à l’événement : son déni, son voilement, son déguisement romanesque voire sa sublimation. Vient ensuite la division intérieure : la tête nie ce que le corps raconte. Tandis que la fille de 58 s’impose un « programme de perfection » pour reconquérir celui qui, après avoir abusé d’elle, l’a rejetée avec mépris (2016, 97), aménorrhée, boulimie, anorexie proposent de l’événement une autre version : « c’est dans les effets sur mon corps que je saisis la réalité de ce qui a été vécu à S. Mon sang s’est arrêté de couler dès le mois d’octobre » (2016, 89).
Le concept de « honte de fille » définit alors :
la division intérieure proprement féminine entre éducation et représentations, corps (féminin) exposé et discours (social) arrêté ;
l’intériorisation de la culpabilité (masculine) par le sujet (féminin) ;
le piège que tend le patriarcat aux jeunes filles : « C’est une autre honte que celle d’être fille d’épiciers-cafetiers. C’est la honte de la fierté d’avoir été un objet de désir. D’avoir considéré comme une conquête de la liberté sa vie à la colonie. […] Honte des rires et du mépris des autres. C’est une honte de fille » (2016, 99).
La narratrice évoque une « honte historique » d’avant la libération des femmes dans les années 1970. Elle précise que le fait que les mœurs aient depuis changé (toujours « dans la plus grande partie de la population française ») n’enlève rien au sentiment intime de la honte qui reste « insoluble dans la doxa du nouveau siècle » (2016, 100).
On revient au constat que
décrire la honte, en dévoiler les mécanismes dans l’écriture, est une étape indispensable, nécessaire, afin de sortir la sexualité des femmes du silence et de l’ignorance ; mais que
cette étape ne suffit néanmoins pas à effacer la honte laquelle résiste à son analyse.
La littérature ne pourrait-elle donc rien au-delà du dire, du dévoilement, de l’impudeur stratégique ?
La fin de Mémoire de fille suggère cependant une issue. Après la nuit avec H, la fille de 58 avait découvert des traces de sang dans le fond de ses sous-vêtements : « Elle décide que son hymen est déchiré» (2016, 73). À partir de cette « décision » – qui ne résulte pas de la seule volonté de la jeune fille mais qui hérite de toute une histoire du tabou de la virginité féminine et de la logique patriarcale de l’hymen – elle imagine qu’elle appartient désormais à cet homme avec lequel, pour la première fois, elle s’est dénudée. La suite du récit retrace la métamorphose d’Annie D acharnée à « devenir » celle qui pourrait reconquérir (ou qui aurait conquis) H : « une fille aux apparences de pin-up […] la blonde de H. Sauf que c’est une pin-up froide, boulimique et sans règles, qui repousse avec hauteur les tentatives masculines » (2016, 142). Au cours de l’année qui suit la colonie, en apparence, « la putain sur les bords redevient “une vraie jeune fille” ». À ses propres yeux, et non à ceux de la colonie dont la porte lui est à jamais fermée, Annie D a réparé sa réputation, elle a raccommodé l’accroc qu’y avaient entaillé les rires et les moqueries, elle a retrouvé une image sociale. À la dernière page du livre, c’est même l’hymen biologique qu’elle a reconstruit : « L’été 1963, celui de mes vingt-trois ans, dans la chambre au plafond de bois d’un petit hôtel-restaurant de Saint-Hilaire-du-Trouvet, Chez Jacques, la preuve de ma virginité biologique a été indubitable. »(2016, 150)
Autrement dit, la lecture de Mémoire de fille conduit de la logique patriarcale de l’hymen à une autre logique, un autre logos. On passe d’une économie sexuelle à une économie textuelle. À la page 73 de l’édition originale, la narratrice tentait de reconstituer « la portée démesurée de la perte de la virginité », c’est-à-dire « l’irréversibilité de l’événement ». À la page 150, la virginité est restaurée. L’écriture littéraire a révélé sa vertu hyménoplastique : elle a reconstruit l’hymen perdu, que la perte se soit située au plan du discours (perte sociale) ou du corps (perte biologique).
On remarque en effet qu’avant que la « preuve » de la virginité biologique ne soit donnée, la fiction sociale à laquelle Annie D a travaillé avait déjà opéré. Dans son esprit, elle était « redevenue » vierge : « Il me semble que je ne me posais pas la question si j’étais vierge ou non. Dans ma tête je l’étais redevenue » (2016, 147). La restauration de l’hymen est, comme la honte, étagée : la fiction intime a entraîné une restauration sociale ; parallèlement, la plasticité textuelle a engendré une réparation sexuelle.
« Je ne sais pas ce qu’est ce texte »(2016, 151), confie la narratrice en achevant son récit. De nature indécidable, « ce texte » présente un tissu hybride entre le linguistique et le biologique. Devrait-on parler de pudeur ? De réserve ? De plasticité poétique ? Ou d’une autre logique de l’hymen tissant avec celle de l’honneur ? Car avec l’hymen textuel, plus d’irréversibilité, donc plus de déshonneur.
Bibliographie
Beauvoir, Simone de. 1949. Le Deuxième sexe. 2. Paris: Gallimard.
Beauvoir, Simone de. 1963. La Force des choses. Paris: Gallimard.
Despentes, Virginie. 2016. Baise-moi. Le livre de poche 34059. Paris: Grasset.
Duras, Marguerite. 1984. L’Amant. Paris: Editions de minuit.
Durieux, Marie-Claire, Félicie Nayrou, et Hélène Parat. 2006. Interdit et tabou. Paris: Presses universitaires de France.
Ernaux, Annie. 1981. La Femme gelée. Paris, France: Gallimard.
Ernaux, Annie. 1992. Passion simple. Blanche. Paris, France: Gallimard.
Ernaux, Annie. 2000. L’Événement. Paris, France: Gallimard.
Ernaux, Annie. 2016. Mémoire de fille. Paris: Gallimard.
Freud, Sigmund. 1918. « Le tabou de la virginité ».
Huston, Nancy, et Ralph Petty. 2011. Démons quotidiens. Paris: Iconoclaste.
Labé, Louise, et Du GuilletPernette. 1983. Œuvres poétiques. Édité par Françoise Charpentier. Collection Poésie 173. Paris: Gallimard.
Leduc, Violette. 1955. Ravages.
Leduc, Violette. 1973. La Chasse à l’amour. Paris: Gallimard.
Cet article a été rédigé en 2017↩
Page 73, elle évoque aussi Colette et Françoise Sagan.↩
Voir Dominique Bourdin, « Interdit et tabou dans la pensée freudienne » et Jacqueline Schaeffer, « Le tabou du féminin » in Marie-Claire Durieux, Félicie Nayrou, Hélène Parat, Interdit et Tabou (Paris, Presses universitaires de France, 2006), pp.25 et 66. Voir Freud, « Le tabou de la virginité » (1918).↩