Mireille Calle-Gruber est écrivaine et professeure émérite de littérature française et d’esthétique à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 où elle a créé en 2007 le Centre de Recherches en Études Féminines et de Genres/Littératures francophones. Elle a notamment dirigé avec Béatrice Didier et Antoinette Fouque l’édition du Dictionnaire universel des créatrices (2013) aux éditions des Femmes et publié de nombreux essais portant sur la littérature de langue française des XXe et XXIe siècles (Claude Simon, Michel Butor, Marguerite Duras, Jacques Derrida, Assia Djebar, Pascal Quignard…). Son dernier roman, Consolation (2010), a paru aux éditions de La Différence. Elle a également publié, écrit avec Michel Butor, Le Chevalier morose, Récit-scénario (2017), aux éditions Hermann. Propos recueillis par Anaïs Frantz à Paris en 2018, relus en 2021.
Anaïs Frantz : Qu’évoquent les notions de pudeur et d’impudeur pour l’auteure d’une Histoire de la littérature française du XXe siècle ? Pourrait-on considérer l’« éclosion des écritures de femmes à partir des années soixante » (2000, 96) comme une sortie historique de la morale de la pudeur féminine ?
Mireille Calle-Gruber : On a souvent pensé que les femmes n’écrivaient pas parce qu’elles n’osaient pas, parce que la société soutenait qu’une femme n’avait pas à expliciter l’intime, n’avait pas à se montrer, à s’exposer. De ce fait, l’éclosion de l’écriture féminine a toujours été synonyme de liberté, de libération, et donc d’une forme d’impudeur, puisque reçue comme étalage ou monstration de ce qui était censuré par la société. Je pense à George Sand et à la bataille qu’elle a dû mener ; à Madame de La Fayette qui n’osait pas signer de son nom. Des femmes écrivaient, mais ou bien sous un nom masculin comme George Sand, qui prit aussi par la suite l’attitude de l’homme – la pipe, le pantalon – ; ou bien il n’y avait pas de nom, la femme-auteur se cachait, restait anonyme parce qu’écrire ne se faisait pas, écrire était une activité indécente.
Au XXe siècle encore, Colette a longtemps été considérée comme impudique, et elle-même en a joué, non sans jouissance et plaisir. Elle est montée sur scène, s’est montrée avec des compagnes femmes. Défrayer la chronique était pour elle une manière de s’imposer. L’impudeur a pu être une stratégie pour briser les tabous et par là-même s’affranchir.
Je pense encore aux femmes surréalistes qui pendant très longtemps sont restées du côté de la muse, de celles dont on parlait mais qui elles-mêmes ne publiaient pas. Et pas seulement en littérature : dans les arts de la photographie et de la peinture, car elles avaient tous les talents et se sont exprimées à travers des médiums différents. Mais elles restaient subjuguées par une créativité masculine. André Breton lui-même disait qu’il n’y avait pas d’obligation à publier ! Or les hommes publiaient et les femmes restaient dans l’ombre. Ce n’est qu’avec le temps qu’on s’est aperçu qu’elles avaient été des créatrices formidables. Et c’est bien plus tard qu’elles ont été reconnues. Les représentants étaient des voix masculines.
Anaïs Frantz : Il y a eu Joyce Mansour et sa poésie érotique.
Mireille Calle-Gruber : L’œuvre de Joyce Mansour, oui, dont la force et la crudité étaient telles qu’on a parlé à son sujet de pornographie ! Il faudrait peut-être repartir de la notion de pornographie et des pornè sophè, ces femmes philosophes dans l’Antiquité qui étaient considérées comme transgressives. Les pornè sophè étaient au fond des « femmes savantes » , auxquelles on a attribué au XVIIème siècle le côté bas-bleu que l’on connaît par les pièces de Molière notamment : ce nom de « femmes savantes » qui a toujours fait peur aux hommes. L’impudeur, ici, est intellectuelle. Et c’est en effet la question : la création, mais aussi l’intelligence, la faculté de comprendre des femmes au lieu qu’elles soient associées au « gros Plutarque à mettre mes rabats » comme le disait Molière au sujet de celles qui n’utiliseraient les livres que comme fer à repasser !
Anaïs Frantz : Il y a eu Claude Cahun et son androgynie. Était-ce une mise en retrait du féminin ?
Mireille Calle-Gruber : L’androgynie met-elle en retrait ? Je me demande si elle ne serait pas plutôt la revendication de ne pas être limitée à son sexe, donc de pouvoir jouer du masculin et du féminin et affirmer que la création dépasse l’assignation à sexualité. Comme le dit Nelly Kaplan : je ne suis pas féministe, je suis androgyne, la création est androgyne.
Anaïs Frantz : Ou comme le dit Nathalie Sarraute : l’écriture a lieu quelque part où le sexe (féminin ou masculin) n’intervient pas. Un lieu « neutre ».
Mireille Calle-Gruber : Ce que l’on a longtemps considéré chez Sarraute comme un refus du féminisme, mais je ne pense pas que c’était cela. Je pense que c’était plutôt la revendication d’une pluralité de sexualités qui serait davantage en rapport avec l’idée de libération et le refus de l’assignation à résidence sexuelle, de la même manière que l’on peut refuser l’assignation au mariage ou à certaines catégorisations sociales. J’entendrais donc le terme de « neutre » dans son plein sens : ne-uter, ni l’un ni l’autre, et l’un et l’autre, comme le soulignait Jacques Derrida, ce qui n’évacue pas la sexualité laquelle demeure, dans sa pluralité, ses scènes et ses phantasmes, constitutive de l’écriture.
Anaïs Frantz : Le corps embarrasserait-il la femme qui crée ?
Mireille Calle-Gruber : L’étonnante Claude Cahun se fait bander les seins pour qu’on ne les voie pas, elle se fait arracher les dents, raser les cheveux. Il y a peut-être, c’est vrai, une certaine révolte contre le corps féminin qui assujettit, que certaines femmes considèrent comme étant assujettissant.
Anaïs Frantz : Ce corps serait-il trop visible ?
Mireille Calle-Gruber : Mais le corps des hommes aussi est très visible !
Anaïs Frantz : Bien sûr, mais, dans le cas des femmes, la visibilité du corps empêcherait de percevoir l’œuvre.
Mireille Calle-Gruber : Les femmes sont regardées si elles ne sont pas couvertes car elles sont alors considérées comme des objets de désir. C’est un point compliqué. Assia Djebar racontait qu’elle n’avait jamais été voilée mais qu’elle marchait dans la rue sans regarder à droite ni à gauche comme si elle avait porté un voile parce qu’elle se sentait regardée. Elle avait intériorisé le voile. Par ailleurs, on parle toujours du voile comme contrainte, mais dans certaines situations, il recouvre une liberté. Le fait d’être voilée peut donner une liberté : celle de ne plus être regardée, scrutée, de ne plus être « déshabillée », comme on dit, du regard.
Anaïs Frantz : Dans l’œuvre d’Assia Djebar, la pudeur féminine apparaît double : passive, la pudeur préserve le regard masculin du tabou du « corps femelle » ; active, elle interdit au regard féminin de porter sur le dehors et de « défier » l’espace masculin. En d’autres termes, la pudeur veille sur l’organisation genrée de la société ; tel un rideau ou un voile, elle sépare les sexes et les vertus, le pur et l’impur, l’actif et le passif – le fils et la mère. Mais le voile peut aussi permettre une circulation du corps féminin dans l’espace, voire une circulation du regard féminin jeté à la dérobée dans l’espace masculin.
Mireille Calle-Gruber : Un regard en coulisse, oui.
Anaïs Frantz : Et qui, dans Vaste est la prison (2005), se retourne pour se poser sur le corps d’un homme…
Mireille Calle-Gruber : Pudeur, impudeur, on peut retourner les termes. Ce qui est considéré comme impudique peut être rejoué au second degré. Alors, les emblèmes qui représenteraient la pudeur, comme le voile, peuvent être lus différemment. J’ai entendu des témoignages de femmes afghanes qui disaient qu’elles se sentaient plus libres en portant la burqa qu’en étant scrutées avec violence, agressées par le regard des hommes.
Anaïs Frantz : Pudeur et impudeur seraient en effet réversibles. Le regard réservé des Algéroises du tableau de Delacroix qu’Assia Djebar évoque dans Femmes d’Alger dans leur appartement (1980) contraste avec le regard farouche, résistant, fier, des femmes algériennes photographiées par Marc Garanger en 1960. Photographe officiel de régiment, Marc Garanger était chargé de réaliser des photographies d’identité qu’il transforma clandestinement en portraits de femmes. Dévoilées de force, les femmes prises en photo opposent à l’humiliation coloniale un regard lancé tel un défi au photographe. Leur intégrité résiste au viol du regard colonial.
Qu’y a-t-il de plus impudique que le regard féminin actif ? Il faut rappeler qu’à l’instar de Marguerite Duras et de Nelly Kaplan, Assia Djebar était aussi cinéaste.
Mireille Calle-Gruber : Et elle dit dans ses films : enfin nous regardons, nous qui regardons pour la première fois. Passer derrière la caméra est une manière de se doter de l’œil qui a été refusé et retranché derrière le moucharabieh. Avec la caméra, l’œil devient agissant.
Anaïs Frantz : Cependant, comment ne pas qualifier de pudique la langue djebarienne tant elle est ouvragée, le texte brodé tel le tissu d’un autre voile ?
Mireille Calle-Gruber : C’est une question bien plus complexe qu’on ne l’a cru. Assia Djebar joue de la double langue. Quand elle tisse, c’est dans la langue française, la seule langue qu’elle peut écrire. Elle connaît l’arabe dialectal mais pas suffisamment l’arabe classique pour pouvoir l’écrire. Elle est toujours dans une deuxième langue qui n’est pas vraiment sa langue. Il y a une distance, un retrait. Mais lorsqu’on lit bien ses textes, ce que j’ai récemment fait à la lumière de l’œuvre de Gayatri Chakravorty Spivak (s. d.), on découvre qu’elle passe très souvent par la traduction en langue arabe, en langue dialectale. Elle-même est dans ce jeu de pudeur et d’impudeur. Elle joue sur les deux langues. Pour être le porte-voix de ses sœurs arabes qui ne peuvent pas s’exprimer, ni dans la langue arabe parce qu’elles n’ont pas l’habitude de prendre la parole, ni en français, elle est en traduction. Cette traduction lui permet une forme d’humilité (elle n’est pas un porte-parole, elle n’est que porte-voix, transmetteuse, diseuse, scripteuse, toutes ces façons qu’elle a, très belles, de le dire) ; de ce fait elle est aussi dans un entre-deux, dans une forme de métamorphose. Elle est elle et pas tout à fait elle, elle est l’autre et pas tout à fait autre. Elle est déjà autre et pas tout à fait l’autre.
Cette position donne une marge de manœuvre importante et subtile. Assia Djebar joue dans cet entre-deux-là. Elle éprouvait un sentiment de culpabilité. L’impudeur, ici, serait de prendre la langue du colon, de prendre la langue du dominant, du vainqueur et d’être du côté des subjugués. Être dans l’entre-deux-langues rédime le geste d’écriture. Pendant dix ans, elle n’a pas publié. Elle écrivait mais elle ne publiait plus. C’était au moment de l’Indépendance algérienne. Elle culpabilisait de publier en français alors que les nationalismes arabes revendiquaient le retour aux langues dialectales. Assia Djebar considérait que le vainqueur écrit l’histoire. En tant qu’historienne, pour écrire l’histoire de l’Algérie, il lui fallait repasser par les journaux de marche des soldats français, par les témoignages, écrits par les Français, sur la guerre d’Algérie. Il lui fallait faire ce détour par les mots des autres pour retrouver son histoire en filigrane, une histoire de l’Algérie en négatif dans celle des Français. Les Algériens étaient dépossédés de leur histoire ; les femmes l’étaient doublement. Il lui a fallu repasser par le regard des Européens – celui de Delacroix, de Picasso, Picasso reprenant le thème des femmes d’Alger peintes par Delacroix. Mais en vérité, nous savons à présent que la situation linguistique d’Assia Djebar s’inscrit sur un arrière-plan plus douloureux encore. Le manuscrit inachevé qu’elle m’avait confié et qui devait constituer le 4ème opus du « Quatuor algérien » (elle comptait l’intituler Les Larmes d’Augustin), ce manuscrit révèle que sous les deux langues antagonistes, gît une troisième, la langue ancestrale sauvage, la langue-souche, la berbère tifinagh – langue que parlait son grand-père paternel analphabète, mais langue perdue par son père déjà. Si bien que ce manuscrit montre soudain son père et elle, la narratrice, orphelins de langue. Non pas déracinés linguistiques par la colonisation française, mais sans racines ! Ce pourquoi, peut-être, Assia Djebar n’a pu trouver un achèvement à son récit (Calle-Gruber et Frantz 2021)…
Anaïs Frantz : La littérature serait peut-être le lieu propice où faire résonner les voix et croiser les regards dans une complexité qui dépasse le récit ou le discours idéologiques.
Mireille Calle-Gruber : La littérature est politique mais pas idéologique. Elle passe par la matérialité des mots, de la lettre, à partir de quoi tout devient possible. Introduire des rythmes andalous dans les mots français change tout. Faire entendre des onomatopées, des accents différents, métisse et mâtine la langue française. Dès lors, elle se déplace, elle dit, elle pense déplacé ; elle n’est plus dans l’orthodoxie idéologique.
Anaïs Frantz : C’est une forme de résistance clandestine, comme le regard résistant des femmes sous l’œil du photographe Garanger.
Mireille Calle-Gruber : On n’en parle jamais, mais il y a une impudeur masculine à écrire aussi bien que l’impudeur féminine. Peter Handke dit qu’il se sent toujours coupable d’écrire, qu’il n’y a rien de plus iconoclaste que le fait d’écrire, que ce n’est jamais reconnu. La création des femmes n’est pas reconnue ; mais celle des hommes non plus.
Anaïs Frantz : Pascal Quignard compare l’écrivain au chat qui enfouit ses sordes sous un tas de feuilles mortes (2017, 235)…
Mireille Calle-Gruber : Dès qu’un écrivain s’enfonce dans la langue, dans ce travail de rythmes, d’échos, de matière, sans savoir où il va, il est dans l’impudeur, dans la transgression de l’interdit.
Anaïs Frantz : L’écriture serait donc impudique.
Mireille Calle-Gruber : Oui, qu’elle soit d’un homme ou d’une femme, l’écriture est fondamentalement impudique.
Anaïs Frantz : Elle transgresse les frontières.
Mireille Calle-Gruber : Écrire relève de l’audace. Je me souviens du premier texte que j’ai publié chez Actes Sud (1985). Lors d’un colloque se déroulant au Centre culturel international de Cerisy, on m’a demandé de le lire en public. J’en ai été incapable. J’avais l’impression de me dénuder devant tout le monde ! Mon ami l’écrivain Michel Falempin l’a lu pour moi. Je ne savais plus où me mettre ! Comme si soudain tout le monde connaissait tout de moi. C’était pourtant un texte très crypté, mais j’étais défaite ! Depuis je me suis aguerrie mais l’écriture reste liée à la transgression.
Anaïs Frantz : Elle est liée à l’intimité.
Mireille Calle-Gruber : Elle va puiser très loin, au fond. Dans ce premier texte, je ne faisais pas de confidences. Depuis, j’ai travaillé davantage la biographie ou l’autobiographie même si le texte reste crypté. Mais l’écriture sort d’un lieu très profond, insu aussi bien de celle qui écrit. C’est d’abord une lutte avec soi, un dénudement, un dénuement aux propres yeux. L’écrivain s’expose, transgresse la bienséance. Écrire n’est pas bienséant.
Anaïs Frantz : Est-ce qu’écrire sur les textes des autres, sur ceux d’Assia Djebar par exemple, est un biais pour aborder indirectement, pudiquement, ta propre histoire ?
Mireille Calle-Gruber : Il y a pareillement une pudeur à parler de l’autre. Je n’ai jamais considéré que, parce que je faisais partie de l’Université, je pouvais faire ce que je voulais d’une œuvre littéraire. L’œuvre n’est pas un objet. Je ne suis pas libre. J’ai des comptes à rendre. Je trouve impudique de s’introduire dans une œuvre. J’imagine que l’auteur a dû, comme moi lorsque j’écris, traverser des zones d’intimité et surmonter des difficultés pour trouver la manière de dire aussi justifiable que possible. Car c’est ce que l’on essaie de faire en écrivant. Je peux tout dire à partir du moment où cela vient de la matérialité du texte. Alors, ce qui est dit est justifié. C’est le texte qui le dit. Ce n’est pas « moi ». L’œuvre est le corps de l’autre. Je suis toujours gênée d’aller dans l’intimité de l’autre.
Anaïs Frantz : D’autant plus que tu écris sur des auteurs vivants.
Mireille Calle-Gruber : Il faut y aller avec énormément de respect, de pudeur. C’est le texte qui doit me guider et me répondre. J’avance à tâtons. À un moment donné, le texte répond. Alors, c’est juste. Mais jamais je ne pourrais penser m’approprier le texte de quelqu’un.
Je ne m’identifie pas forcément. Je suis touchée. Je suis émue. Je pleure facilement sur un texte, même en écrivant. Cela ne veut pas dire que c’est mon histoire. Quelque part, forcément, cela fait résonner quelque chose. Mais ce quelque chose peut être la beauté d’une phrase, d’un rythme ; c’est avant tout cela qui me touche.
Peter Handke dit que la beauté est le premier devoir civique (2008 ; Calle-Gruber, Ingrid, et Patricia (org.) 2018). C’est très juste. Je crois qu’on écrit d’abord pour la beauté et non pour dire quelque chose. La beauté soulève la question de la pudeur et de l’impudeur. Ici l’impudeur serait la vulgarité. À partir du moment où il y a une matière, une couleur, un rythme, une résonnance belle, on peut tout dire.
Anaïs Frantz : Lorsque tu as créé le Centre de Recherche en Études féminines et de genres à la Sorbonne Nouvelle-Paris 3 en 2007, tu étais prudente à l’endroit de la désignation de ces études : féminines ? féministes ? de genres ? Tu souhaitais garder l’appellation ouverte, l’approche fluide.
Nommer – « homme/femme », « féminin/masculin », « homosexualité/hétérosexualité », etc. – est à double tranchant : d’un côté, le nom donne une visibilité, une existence sociale, une reconnaissance ; de l’autre, le nom identifie, limite, catégorise voire étiquette. En amont de la dénomination sociale, la littérature travaillerait, as-tu écrit, le « voile du manque », « la défaillance des signes du savoir établi » (2011) La langue en littérature procéderait à contre-courant : elle relèverait non pas de la dénomination, mais de la révélation, de la découverte de ce qui reste après la nomination, de ce qui déborde la signification.
Mireille Calle-Gruber : Le mot « genre » évite le mot « sexe », élimine le « féminin » et le « féminisme ». C’est un mot qui dit tout et rien. Il a ainsi été facilement récupéré par ceux qui contestent ce qu’ils ont défini comme relevant de « la théorie du genre ».
Il est certes difficile de travailler sans intitulé, sans étiquette. Or l’étiquette signe la mort des « études de genre ». J’ai toujours pensé que si l’on voulait défendre autre chose que le phallocentrisme et le phallogocentrisme, il ne fallait pas lui opposer une autre notion comme celle de « genre ». Qu’il fallait revendiquer le fait que ça n’avait pas de nom. Que c’est innommable, c’est-à-dire inassignable, non-catégorisable. Parce que, précisément, il y a des zones où il n’y a pas de nom, et c’est dans ces zones-là que cela se passe : où l’on n’a pas la maîtrise, où l’on peut changer de sexe, de genre, de nom. Je ne pense pas que je ne sois que femme, que mon chat ne soit que chat. Je pense que c’est beaucoup plus compliqué que cela, qu’on a une âme chat, qu’on a des pulsions plus masculines ou plus féminines. Bloquer ce champ par un terme revient à suivre la voie à sens unique du phallogocentrisme.
Mais l’institution demande qu’on ait un intitulé. On peut en mettre deux, ce sont néanmoins deux intitulés. Je pensais aussi que ces études n’allaient pas sans tout ce que l’on a appelé le « postcolonial » parce qu’elles prennent en compte les subalternes, les subjuguées, les infériorisées. Le champ est bien plus vaste et c’est en cela que ces études permettent de penser autrement, comme le disait Monique Wittig ; de mettre les marges au centre et de retravailler à partir de ces points de vue-là (2001). Il faut revendiquer qu’il n’y ait pas de nom, que « ça cloche » pour paraphraser Sarah Kofman (1981), que ça boite, qu’on n’arrive pas à le dire. Je reconnais que c’est un positionnement difficilement défendable – du point de vue de l’institution et de l’administration.
Anaïs Frantz : En revanche, tu t’es toujours battue pour créer des diplômes.
Mireille Calle-Gruber : Si ces études ne donnent lieu qu’à des groupes de recherche, elles sont comme un passe-temps, ça ne dérange rien ni personne, c’est comme faire de la broderie dans son coin. Elles ne permettent pas de rentrer dans les institutions et à partir de là de travailler les institutions au corps. Ceci aussi est une stratégie.
Les études de genre sont intégrées dans plusieurs cursus maintenant.
Anaïs Frantz : Elles sont transversales.
Mireille Calle-Gruber : Une autre question qui se posait déjà à Paris 8 concernait la création d’une section au CNU ou pas. Il me semblait qu’il ne fallait pas une « section » afin que ces études ne deviennent pas une « discipline ». Les études de genre sont une « indiscipline » (Suchet, s. d.). Il est très difficile d’instaurer autre chose que la pensée centripète. Il faut pourtant viser une pensée centrifuge. J’ai toujours défendu la transversalité. Au Canada, lorsque j’y enseignais, les Women’s Studies n’étaient pas un département constitué. Elles étaient composées de l’apport de plusieurs départements.
Anaïs Frantz : Le terme « genre » a l’avantage d’opérer un déplacement : plutôt que de désigner « les femmes » ou « le féminin », il interroge un rapport (rapport de sexes, de races, de classes, etc.). Ce faisant, d’une certaine manière, il recouvre les différences à l’œuvre et vise un certain nivellement des relations. La lecture des différences sexuelles, dans le texte littéraire, met à jour autre chose qu’un nivellement : tu parlais dans tes séminaires de recherche, à Paris 8 puis à Paris 3, d’indécidable, de potentiel, de contradictions, de mélange, de jeu, de danse… Était-ce une manière de mettre en garde contre une certaine forme de puritanisme qui chercherait à voiler le jeu des voix, des genres, des désirs qui fonde tout sujet ?
Mireille Calle-Gruber : Intituler un domaine d’étude par les mots « sexe » ou « sexualités » ferait certainement rougir certaines personnes dans les Ministères ! Le mot « genre » édulcore. Je trouve formidable le mouvement des Femen. Elles écrivent sur leur corps et utilisent ce corps comme étendard. Elles s’en servent comme d’une arme. Je trouve cela juste. L’impudeur peut être une stratégie, une arme, une manière de dénoncer le puritanisme – lequel n’est pas la pudeur.
Anaïs Frantz : Le puritanisme demeure aujourd’hui.
Mireille Calle-Gruber : On nous balise, on nous soumet au politiquement correct ; et parallèlement on recouvre des saletés sous des mots bien propres.
Le seul avantage du mot « genre » est qu’il peut travailler avec les « genres » en littérature. On ne peut pas parler de sexualité sans parler de langue et d’écriture. Il ne s’agit pas seulement de parler du corps de façon impudique. Il y a aussi le corps linguistique, le corps langagier, les mots, les représentations, la mythologie, les mythes que l’on se raconte.
Anaïs Frantz : Il y a les scènes de l’écriture. Tu as écrit au sujet d’Agatha (1981) de Marguerite Duras « qu’il n’y a pas d’écriture qui ne soit sexuelle » et « qu’il faut la scène d’écriture pour que puisse avoir lieu le rapport » (Calle-Gruber 2014, 78).
Mireille Calle-Gruber : Dans cette pièce, le mot « inceste » n’est pas prononcé une seule fois. Cela crée une variable fabuleuse dans l’expression des sentiments, dans les pulsions, une finesse. Et des affinités. Il y a avant tout le trouble des corps et des dénominations. Ils ne savent pas nommer ce qui (leur) arrive. C’est cela la vérité, la vie. Là, Duras est très grande.
Anaïs Frantz : Elle parle d’impudeur pour désigner son travail d’écrivain1, en même temps, dans la langue, elle retire. Elle décrit en négatif. Elle évoque des corps en creux.
Mireille Calle-Gruber : Même lorsqu’elle est impudique, elle cherche des formes. Elle sait très bien ce qu’elle fait, elle joue du double mouvement, entre exposition et retrait. Ce sont précisément les stratégies du désir et de la séduction, au sens où séduire serait prendre les sentiers de traverse, les chemins obliques. C’est cela, finalement, la littérature : l’obliquité. La pensée, elle aussi, est oblique. On pense en passant par des détours, des analogies, des glissements, des dérives. On ne pense jamais frontalement. Les détours passent par des zones intimes, des zones d’ombre, qu’on ne s’avoue pas. Telle est la vraie pensée. Penser est très impudique !
Anaïs Frantz : L’écriture de Duras est paradoxale : par le manque, elle augmente le désir du lecteur ; en même temps, la phrase se prostitue. L’énonciation se montre dans ses failles, ses trous, ses béances.
Mireille Calle-Gruber : Je me demande si toute phrase ne serait pas prostitution. Comment écrire une vraie phrase sans être, quelque part, dans la prostitution ? La phrase va vers l’autre. La phrase est ouverture à qui la veut, il n’y a pas de tabous. La phrase est en gésine.
Anaïs Frantz : Elle interpelle, comme la prostituée de son balcon interpelle le passant dans la nouvelle de Maupassant (1887) !
Mireille Calle-Gruber : La phrase se prête à tout le monde, elle est fidèle, infidèle, elle change de direction. Toute pensée évolue dans cette sinuosité.
Anaïs Frantz : Penser, écrire, ce serait, en quelque sorte, affranchir la langue.
Mireille Calle-Gruber : Pour les philosophes péripatétitiens, penser c’était marcher avec. La phrase qui marche, écrit Duras dans Le Vice-Consul (1993). En avançant, la phrase va à l’inconnu, elle va à l’autre, elle va à la perte.
Anaïs Frantz : Aller à la perte, c’est aller à la mort. Là se trouve peut-être la plus violente impudeur.
Mireille Calle-Gruber : C’est Claude Simon décrivant les morts dans leur défécation, la bouche ouverte, béants, dans une totale impudeur. Tant qu’on est vivants, on se tient, on se retient. Écrire, c’est décidément très impudique !
Anaïs Frantz : Venons-en justement à ton écriture de fiction. Pourrait-on parler au sujet de tes deux derniers romans, Tombeau d’Akhnaton (2019) et Consolation (2010), de pudeur narrative ? Le genre « roman » est affiché sur les couvertures des deux livres parus aux éditions de La Différence. Pourtant tu t’inspires de figures réelles : celle d’un cinéaste dans Tombeau d’Akhnaton ; celles d’un peintre et d’un écrivain dans Consolation. Sans oublier les figures appartenant à l’histoire personnelle comme les aïeules dont Judith Sinanga-Ohlmann a démontré l’existence (2015). Mais d’une part, les noms propres sont effacés ; d’autre part, ces personnages n’apparaissent qu’à travers les voiles – peut-être révélateurs – que sont les représentations qui les mettent en scène : sculptures, peintures, photographies, cinéma, etc. Au point que l’ekphrasis se substitue au récit.
Mireille Calle-Gruber : Je tiens à ces médiations. Je ne serais pas capable d’écrire autrement. Est-ce une question de pudeur ? Je n’y ai jamais réfléchi en ces termes, même si cela a certainement à voir avec une pudeur liée à la responsabilité de raconter et au pouvoir raconter. Je ne m’arroge pas le droit de raconter directement. Je raconte une histoire que je ne connais pas. Et celle que je connais le moins bien, c’est précisément la mienne, celle de mes généalogies. Car elles sont enfouies, il y a du refoulé, il y a du non-dit. On sait bien que les familles véhiculent plein de non-dits. Ce que je crains le plus quand j’écris, c’est de tomber dans le panneau que je déteste dans certains romans qui me racontent la vie de l’un ou de l’autre de façon tellement faite, refaite et surfaite, que ces récits sont sans intérêt. Ils n’exposent rien si ce n’est des banalités, du déjà-dit. Au point que cela en devient indécent !
Ce qui m’intéresse quand j’écris, c’est de creuser le fossé entre ce que j’écris et son objet. Je ne sais d’ailleurs pas très bien ce qu’est cet objet. Je ne sais jamais où je vais. Pour Consolation (2010), je suis partie de ce choc incroyable qu’étaient Osnabrück et le Musée Felix Nussbaum. Réaliser que les rails que l’on suivait figuraient les wagons qui avaient mené à Auschwitz. Arriver dans ce musée qui est un véritable bunker. Découvrir avec tant d’émotion ces peintures figuratives qui exposent de façon tellement personnelle, pâti sur la peau, sur les visages, avec une telle violence, ce qu’est la déportation, ce que c’est que d’être juif, ce que c’est que de ne pas comprendre qu’on est un peintre mais un peintre pas comme tous les peintres, qu’on est un Allemand mais un Allemand pas comme tous les Allemands. Tout cela en peinture, dans ce musée qui étouffe de plus en plus au fur et à mesure qu’on progresse dans les salles du fait de l’architecture en strangulation. Je suis partie de cela sans comprendre qu’en vérité j’allais vers mon père.
Tous les documents dont je disposais étaient en allemand. Je parle mal l’allemand, je le lis avec difficulté. Il n’existait pratiquement rien sur Nussbaum en français. J’ai acheté des catalogues en allemand. Je n’ai pas demandé de traduction. Il y avait cet obstacle, ce voile de la langue. Il fallait que cela vienne comme cela, qu’il y ait ce filtre, que je compose avec des bribes. Par la suite cela m’a amenée à d’autres textes que j’avais lus par ailleurs, à Giorgio Caproni, à Sarah Kofman. Jusqu’à ce que je réalise que c’était aussi l’histoire de mon père. Plus précisément : que je ne m’étais jamais posé la question de savoir quelle avait été la langue de mon père quand il était enfant ! C’est cela qui m’a le plus émue, et choquée. Cela avait été refoulé à ce point par ma famille, à commencer par mon père lui-même qui avait toujours voulu être Français. Il avait obtenu la « naturalisation », comme on disait (!) après la guerre. Il était juif, immigré, avait pris le maquis. On se heurtait politiquement lui et moi parce que, en ancien compagnon de la Libération, il avait pris le parti de de Gaulle. Il parlait impeccablement le français, mais il avait dû parler hébreu, yiddish, sans que jamais cela n’ait transparu entre nous, dans son langage, dans notre histoire. Et ce refoulé m’est arrivé par le biais de la fiction.
Dans tous mes livres il se passe un phénomène semblable. Mais avec Consolation (2010) cela a été extrêmement violent. J’ai donc rembobiné mon écriture et ai inséré l’histoire de mon père par flashs parce qu’elle m’était arrivée ainsi. Cela aurait été une imposture de composer après coup un récit linéaire. C’est là il me semble que se serait située l’impudeur : dans la volonté de raconter – comme on l’a fait mille fois – l’histoire de mon père immigré, arrivé de Pologne, etc. Cela aurait tout faussé, aurait été indécent. J’ai besoin d’une justification par la langue et par l’écriture. Si c’est par la langue que « ça arrive », si c’est le texte qui le dit, alors c’est juste. Si c’était moi qui l’avais décrété, le récit se serait apparenté à une pièce rapportée, une chose convenue, il aurait trahi.
Anaïs Frantz : Interviendrait-il, au cours de ces médiations, un travail que l’on pourrait presque dire « objectif » de révélation ? L’écriture de fiction devenant le médium à travers lequel se révélerait l’insu, l’inconnu enfoui ? Faudrait-il évoquer un point de vue de la mort – des morts ?
Mireille Calle-Gruber : La fiction relève du secret, de la séparation. Écrire, c’est être fondamentalement dans la séparation. On écrit décalé, dans le passé, dans le post-mortem, dans l’après coup, dans la distance. Il y a du secret. Nos vies sont pleines de secrets. Tout est toujours plus complexe que cela en a l’air. On ne sait rien de nos parents. Ils n’arrêtent pas de nous cacher des choses.
J’ai vu récemment ce film coréen, Le Jour d’après (Hong 2017). Une femme a perdu son compagnon. Il revient comme dans des scènes réelles. Il apparaît, il disparaît, il réapparaît. À un moment, alors qu’ils sont ensemble, elle se roule de joie sur le lit en s’écriant : « En tout cas, moi, j’ai un secret, j’ai des secrets, j’ai mes secrets ! » J’ai trouvé cette scène absolument jouissive. Même avec la personne qu’on aime le plus, avec qui on est le plus ouverte, il reste du secret. Cela me paraît très important de garder du secret. L’écriture y participe. Je suis incapable de dire aux plus proches sur quoi j’écris. Non que je ne le veuille pas : je ne le peux pas. On écrit dans l’obscurité la plus complète.
Anaïs Frantz : Pascal Quignard rappelle que George Sand se retirait en un lieu qu’elle appelait « l’absence ». Écrire ce serait s’absenter du moi social.
Mireille Calle-Gruber : Écrire conduit à s’absenter à soi et aux autres, à se retirer en un lieu où arrivent d’autres choses, où se produisent d’autres vies. En ce sens, la langue est impudique : elle va partout. J’ai ressenti cela de manière consciente en écrivant Tombeau d’Akhnaton (2019). Très vite j’ai compris que ce serait un livre à deux faces.
Anaïs Frantz : Cette fois, l’histoire personnelle était mise en regard du film inachevé du cinéaste Shâdi Abd As-Salâm.
Mireille Calle-Gruber : Lorsque je suis arrivée en Égypte, je ne comprenais pas l’arabe. La Momie, sous-titrée The Night of Counting the Years, est l’un des premiers films que j’y ai vus. Je ne comprenais pas la langue mais ce film était d’une telle beauté ! J’ai alors découvert que Shâdi Abd As-Salâm avait eu longtemps le projet d’un film sur Akhenaton, fascinant Pharaon hors norme. J’ai été intéressée par le film que le cinéaste n’avait pas fait, attirée par ce côté inabouti des projets dans lesquels on a peut-être investi le plus d’énergie, le plus de désir. Ce qui aboutit, ce qui est reconnu par la société, est finalement moins intéressant. L’inabouti est fascinant.
Anaïs Frantz : L’inabouti reste à l’état de rêve. Au rêve du cinéaste sur lequel s’ouvre le roman, fait écho le rêve de la narratrice sur lequel le livre se clôt. La narratrice se trouve à une rencontre avec Mandela. Elle pleure dans le rêve et se réveille en pleurs. « Larges larmes des énergies nocturnes : elles sont infinies » (2019, 267). Puis ce sont les derniers mots :
Le rêve me découvre : noire.
Découverte : comment l’articuler phrase ?
Noire – la Nuit – suis – Noire – la Nuit – Noire – Noirs
Il y a du paradoxe dans cette « découverte »/« Noire ». Tout est inversé dans le rêve : le « je » s’affiche, le nom propre de « Mandela » est révélé sans voile, un « Nous » s’énonce. Et pourtant l’écriture reconduit au secret, à la nuit, à la catastrophe du langage. Dans Vie secrète, Pascal Quignard suggère que « les ténèbres terrifiantes et informes sont peut-être plus impudiques que les rêves » (Quignard 1998, 137)…
Mireille Calle-Gruber : Il me semble parfois qu’écrire, ce serait déposer des traces, poser des pierres d’attente. D’où la crypte pour le lecteur.
Anaïs Frantz : Le dépôt peut remonter très loin dans le temps, dans les archives intimes, historiques voire anhistoriques, au point de se perdre dans le « noir ».
Mireille Calle-Gruber : Concernant l’extrait cité, j’avais travaillé la phrase afin de ne pas articuler et rester précisément dans le noir, dans la couleur de l’autre, dans le négatif. J’avais été fascinée par ce personnage d’Akhnaton dont on ne sait plus rien, dont on ne retrouve rien. J’ai été sur les lieux : il n’y a que du sable et de sublimes morceaux de statues dont on imagine tout ce qui manque. C’est cela qui me fait écrire : le manque.
Anaïs Frantz : Mais l’écriture ne complète pas, ne comble pas le manque.
Mireille Calle-Gruber : J’essaie au contraire d’amplifier le rêve qui sera toujours plus beau que ce que l’on pourrait montrer. Montrer dégonfle. La beauté se trouve dans le désir de voir, dans l’attente, dans un horizon indécis.
Anaïs Frantz : Mettre en regard ce rêve colossal et l’histoire personnelle relevait d’un travail d’équilibriste !
Mireille Calle-Gruber : Mais au fond, ce qui est monumental ne l’est peut-être pas tant que cela. La religion d’Akhnaton consistait à démanteler le rapport aux dieux, à Dieu, lequel de la sorte devenait très sensuel, très sexuel, très populaire. Il n’était plus caché dans un temple mais exposé à la vue de tous. Et inversement, les aïeules de la narratrice de Tombeau d’Akhnaton (2019), qui étaient des anonymes, étaient devenues aux yeux de la narratrice enfant des monuments. Les vieilles photos de famille sont toujours à moitié effacées. Elles laissent la place au phantasme. C’est la magie de ce qui n’est pas représentable, de ce qui n’est qu’approximativement approché.
Anaïs Frantz : Le défi de l’écrivain est de chercher à approcher, par le langage, la trace ou l’image énigmatique.
Mireille Calle-Gruber : La langue en travail d’écriture cherche à ne pas se laisser prendre par de la narration déjà toute faite. Il faut arriver à raconter, mais pas trop. Il faut du retrait, de la réticence, de la réserve comme on le dit en peinture, c’est-à-dire un espace blanc dans lequel n’importe quoi puisse encore surgir et être inscrit. Le texte est comme tissé de lui-même. J’ai certes beaucoup appris avec le Nouveau roman, avec Jean Ricardou, avec les Oulipiens, qui se donnent des contraintes à partir desquelles ils laissent faire l’écriture. Mais il ne faut pas que la contrainte l’emporte, sinon cela devient mécanique.
Anaïs Frantz : La contrainte permet aussi de dépsychologiser. Ce serait peut-être à ce niveau-là que se situerait la retenue de l’écrivain. Il faudrait que l’écriture travaille au plan textuel et non psychologique.
Mireille Calle-Gruber : En retirant la couche psychologique (qui ne va pas sans la socialité), en retenant l’individu, on arrive à ce qui devient chez Pascal Quignard le fond du monde : l’antique, l’ancien, l’archaïque. Ainsi, dans Tombeau d’Akhnaton (2019), les aïeules devenaient-elles celles de tout le monde.
Anaïs Frantz : Dans la littérature, l’intime rejoint l’universel. Ce qui s’oppose aux identités assignées, socialisées, dans lesquelles les individus s’enferment et se coupent de cet élan premier.
Mireille Calle-Gruber : Pour beaucoup, l’impudeur serait de sortir de ces rôles, de ces schémas qui nous habillent socialement.
Anaïs Frantz : Et qui relèvent finalement d’une pudibonderie.
Mireille Calle-Gruber : Ce sont des carcans, des empêcheurs de vivre. Mais rester en dehors de ces rôles crée une insécurité. Chaque fois que je commence un roman, je crains de ne pas y arriver.
Anaïs Frantz : Parce que tu es dans cette écriture précaire, fragile, à venir ; dans une écriture de l’événement, où le texte devance la pensée, déjoue toute mainmise.
Mireille Calle-Gruber : Le roman advient dans le tissage de la langue, dans le battement de la phrase. Il faut parvenir à cueillir ce qui est arrivé il y a très longtemps à des inconnus. Faut-il dévoiler les noms ? Les révéler ne risquerait-il pas de bloquer le lecteur et même l’écrivain ? Je cherche davantage que ce que contient une biographie. J’aime qu’une phrase ou un paragraphe envoie dans trois ou quatre directions à la fois.
Anaïs Frantz : Marguerite Duras vidait l’image cinématographique pour laisser le spectateur y projeter son imaginaire. Dirais-tu, comme elle, que tu travailles dans une chambre noire ?
Mireille Calle-Gruber : Je travaille dans le noir. Tout n’est pas dicible, tout n’est pas verbalisable, tout n’est pas représentable. Ce serait cela, garder le secret. Pascal Quignard écrit des contes cryptés. De mon côté, je travaille la polysémie. Il reste des trous, des blancs. On ne sait plus vraiment de quoi ça parle. Tout peut arriver.
Anaïs Frantz : Serait-ce cette aventure de l’écriture qui distinguerait la fiction ?
Mireille Calle-Gruber : À condition de ne pas la réduire à une question de genre, au sens universitaire du terme, en séparant écrit critique, essai et roman.
Anaïs Frantz : La différence tiendrait-elle au risque pris ? Au rapport à la mort ?
Mireille Calle-Gruber : Elle relèverait en effet de cet ordre-là. L’écriture qui ouvre toutes les vannes et toutes les balises, c’est le rapport à la mort. Là, on est au pied du mur. Il n’y a plus de filtre ni de garde-fou. Même si on ne peut atteindre certaines émotions que dans l’impossibilité de le faire, que dans l’écriture de l’impossibilité de le faire.
Anaïs Frantz : Alors écrire se fait au plus grand risque.
Mireille Calle-Gruber : Écrire met face à face, non pas avec soi, mais avec quelque chose de trop grand.
Anaïs Frantz : Le texte est un ultime voile.
Mireille Calle-Gruber : Ce n’est pas un miroir.
Anaïs Frantz : Tu parlais souvent d’angle mort dans tes séminaires, de point de fuite. Là où, dans le texte, ça se dérobe. Où le texte dévoile le voile.
Mireille Calle-Gruber : Là où ça fait le plus mal aussi.
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