« From the bottom of the pool, fixed stars
Govern a life. »
(Plath 1970, 86)
Nelly Arcan est une auteure qui a d’abord et avant tout été considérée comme une femme. Bien qu’elle ait signé des œuvres majeures dans le corpus de la littérature québécoise contemporaine, sa première autofiction intitulée Putain (2002) – inspirée par son passé de prostituée – a porté ombrage à tout ce qui est venu après, de ses publications à ses entrevues très médiatisées. De la même façon, son suicide par pendaison, commis dans son appartement montréalais le 24 septembre 2009, a nourri la machine médiatique qui avait pourtant contribué au malheur d’Arcan, malheur qui fait l’objet de sa seconde autofiction publiée en 2004 : Folle. Longue lettre d’amour et de suicide rédigée par une auteure québécoise prénommée Nelly, lettre destinée à l’amant français qui l’a quittée – un « tu » sans nom –, Folle raconte leur histoire de la rencontre aux après-coups de la rupture. La narratrice y évoque, entre autres choses, le traumatisme de son avortement subi quelques semaines après la séparation et sa décision prise à quinze ans de se pendre le jour de ses trente ans. La tragique cruauté du destin, illustrée par l’omniprésence des astres dans le texte, est telle que le récit lui-même a des tons prophétiques si l’on tient compte, d’une part, du sort que se réservait l’auteure et, d’autre part, de l’héroïne annonçant sa fin dès le début de sa narration. Prise dans le déroulement immuable de sa destinée, Nelly conclut sa lettre parce que le temps est venu de mettre un terme à son existence : « Cette lettre est mon cadavre, déjà, elle pourrit, elle exhale ses gaz. J’ai commencé à l’écrire le lendemain de mon avortement, il y a un mois. Aujourd’hui, ça fait exactement un an qu’on s’est rencontrés. Demain, j’aurai trente ans. » (2005, 205)
Bien qu’on puisse taxer Folle de livre indécent à cause des nombreuses références qui y sont faites à l’industrie du sexe (la prostitution et la cyberpornographie) et de la nature explicite de plusieurs de ses passages (dont la description détaillée de l’avortement), l’impudeur du récit réside en fait dans l’intensité des sentiments qui prennent l’héroïne à bras le corps et qu’elle ne cherche jamais à estomper dans sa lettre. Sa volonté d’avoir son amant pour elle seule – et de lui appartenir totalement – est telle qu’elle devient victime de son amour fou. Or dans son travail d’écriture finement ourlé, Nelly s’impose au contraire comme une femme pudique pour qui le pseudonyme et le genre autofictif sont autant de moyen d’être vraie, de raconter son désespoir sans pour autant en faire un spectacle comme c’est le cas avec sa folie amoureuse. Avoir un homme, être une auteure ; c’est entre ces deux pôles, entre l’impudeur et la pudeur, qu’il faut chercher Nelly.
Avoir : l’impudeur de l’amour fou
D’une seule traite je t’ai dit […] qu’en général, les hommes me trouvaient folle […], je t’ai remis ce soir là ma feuille de route, je t’ai donné par avance et une à une les raisons pour lesquelles tu cesserais de m’aimer. (Arcan 2005, pp. 155-156)
Il y a, dès les premières lignes de Folle, un fossé profond, infranchissable, qui sépare Nelly de son amant et qui traverse sa lettre jusqu’à sa conclusion, à savoir les origines françaises de celui-ci : « Aujourd’hui, je sais que je t’ai aimé à cause de ton accent de Français où s’entendait la race des poètes et des penseurs venus de l’autre côté du monde pour remplir nos écoles. » (2005, 7) Vaincue, la narratrice se donne le rôle d’aliénée auquel sa condition de femme, d’amoureuse et de Québécoise la condamne. Devant la grandeur de l’homme qui l’écrase de sa haute taille, de ses désirs et de ses origines, elle accepte d’entrée le jeu de la soumission qui vient main dans la main avec cet amour-là : « Moi qui pliais attentive au son de ta voix et qui m’agenouillais pour baiser tes genoux en fermant les yeux, tu possédais déjà tout. » (2005, 39) Le rapport de force ainsi tissé entre elle et lui se prolonge jusque dans leurs ébats où chacun doit garder sa place pour que le désir de l’homme soit préservé et, par la force des choses, la possibilité même de l’amour entre eux :
Souvent au lit tu m’attachais et tu me prenais dans le manque de préparation pour me donner l’aspect d’une femme en lutte, parfois tu me frappais en dosant tes élans et souvent, le plaisir me tirait hors du corps. Par la suite, c’est moi-même qui te le demandais et ça t’en a enlevé le goût. Tu m’aimais en colon. (2005, 176)
De fait, celle qui l’aime en colonisée est systématiquement prise dans une logique dichotomique où France et Québec s’opposent, engendrant dans leur foulée une série de contradictions en grande partie responsables de la distance grandissante entre les amants. Si la France fait don à l’homme de la dignité, de la force, de la culture et de la pudeur de bon ton, le Québec n’a rien de mieux à offrir à la femme amoureuse que la honte, la faiblesse, les pulsions et l’impudeur des sentiments :
Mon premier livre t’avait rendu mal à l’aise parce qu’il en disait trop long et qu’il partait du ventre et devant les gens qui pleuraient en public, tu étais mal à l’aise aussi. Dans la vie ton malaise était tel que tu en parlais tout le temps, souvent tu disais admirer les Québécois pour leur sans-gêne, leur aisance dans les situations délicates, tu les trouvais sans prétention et spontanés. Dans ta mythologie de Français, les Québécois étaient beaucoup plus près des instincts et de la terre et ne s’embarrassaient pas avec les manières, les Québécois avaient une mentalité de village et vivaient à la bonne franquette, mais les femmes tombaient facilement pour les Français parce que derrière leur sauvagerie, elles rêvaient d’élévation sociale. (2005, 174)
Le rêve de s’élever au-dessus de sa condition de « sauvage », c’est-à-dire de Québécoise, viendrait forcément de pair avec l’abdication des ambitions littéraires de la narratrice dont la facture du premier livre, intitulé Putain (à l’instar du premier livre publié par l’auteure de Folle), semble à la perfection « québécoise ».
C’est pourtant une capitulation à laquelle Nelly ne peut se résoudre, choisissant justement d’adresser une longue lettre à l’amant français dans laquelle elle ne lui épargne aucun épanchement1 ; l’impudeur de la détresse et des sentiments s’y inscrit à chaque page comme pour tenir tête, dans un dernier soubresaut, à l’homme qui l’a abandonnée, un journaliste qui entretient avec l’écriture un rapport que l’on pourrait qualifier de « français » : « Pour toi écrire voulait seulement dire écrire et non mourir au quotidien, écrire voulait dire l’histoire bien ficelée de l’information et non la torture. » (2005, 143) De la même façon, Nelly ne capitule pas le jour de la rupture bien que son désespoir éloigne encore un peu plus d’elle l’homme qui la quitte. Le spectacle indécent de sa douleur, son manque de retenue et de pudeur élargissent un peu plus le fossé qui sépare les amants malgré l’intimité de la scène qui se déroule dans la chambre du journaliste :
Pendant un temps, tu m’aimais mais tu n’aimais pas me voir pleurer, tu croyais qu’il fallait garder au-dedans de soi l’intimité de ses écoulements, au fond ça se comprend quand on pense aux visages des pendus qu’on met dans un sac. Tu disais que si on pouvait laisser les enfants pleurer, en aucun cas on ne devait les laisser se justifier […], se justifier ne cadrait pas avec ton attitude française qui voulait dire garder son calme. Ce jour-là on s’est peu regardés et j’ai beaucoup pleuré, j’ai voulu mettre dans ma façon de m’effondrer, la tête perdue dans le col de ta chemise, un peu de ta réserve d’Européen mais, comme toujours, je n’y suis pas arrivée, comme toujours, je suis restée de mon côté de l’Atlantique. (2005, 136)
Ce portrait qui nous est tracé de la pudeur exclut sans conteste la femme-enfant faible, déraisonnable et sans inhibition, la femme québécoise prise avec ses instincts et sa sauvagerie, la femme amoureuse larmoyante, exhibitionniste, désespérée.
Il exclut aussi les pendus, la grande tribu des suicidés à laquelle la narratrice de Folle aspire à appartenir plus que tout autre chose, ces dépouilles aux visages impudiques, voire obscènes, qu’on cache dans un sac :
Sur un mur de mon appartement j’ai planté un énorme clou pour me pendre. Pour me pendre, je mélangerai de l’alcool et des calmants et pour être certaine de ne pas m’endormir avant de me pendre, je me soûlerai debout sur une chaise, je me soûlerai la corde au cou jusqu’à la perte de conscience. Quand la mort viendra, je ne veux pas être là. (2005, 144)
La répétition obsessive de « me pendre » réitère non seulement la volonté implacable de Nelly d’en finir avec elle-même, mais elle laisse également deviner la folie qui l’habite et qui donne son titre au récit. Avant d’être auteure, amoureuse, avortée, ancienne prostituée, Québécoise, Nelly est folle de cette folie qui la pousse à vouloir mourir, un désir que l’amour lui a fait momentanément oublier. Le départ de son amant entraîne conséquemment un aveu qui raconte le poids écrasant de l’homme aimé et perdu qui finit par donner un nouveau sens au projet de suicide que la narratrice trame pourtant depuis quinze ans : « Sache aussi que me tuer sera une façon de triompher du poids de la France que tu m’as fait porter. » (2005, 137)
La folie amoureuse qui prend Nelly à bras le corps se présente dans Folle sous le visage de la jalousie : celle qu’elle éprouve à l’endroit des filles du net que son amant, grand consommateur de cyberpornographie, fréquente assidument, mais celle aussi qu’engendre la présence récurrente des ex-copines de ce dernier. Dans ses Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes souligne que « l’être aimé, ne fût-ce qu’inconsciemment et pour des motifs qui peuvent procéder de son propre profit névrotique, semble alors avoir à cœur de m’enfoncer dans mon délire, d’entretenir et d’irriter la blessure amoureuse : […] l’autre essaye de me rendre fou. » (1977, 148) Et c’est sans doute ce que tente de faire celui qui s’entoure de femmes au vu et au su de sa maîtresse, qui accumule des conquêtes avec lesquelles il entretient des liens supposément amicaux : il nourrit la folie de Nelly qu’il condamne à l’obsession. Cette dernière doit par ailleurs se rendre à l’évidence de la démesure de son délire : « Ma folie te dépassait, elle te jetait par terre. » (2005, 142)
Loin d’être vécu dans l’intimité comme le sexe ou la rupture, le délire qui prend possession de Nelly a souvent pour décor le parc Lafontaine, le plus grand parc montréalais auprès duquel vit l’homme aimé et dans lequel elle étalera sa folie devant témoin, sans aucune pudeur. C’est que l’amour fou la dépossède de tout, dont son orgueil :
Pendant tes sorties au resto avec Annie ou Martine, je perdais la carte, souvent j’allais dans le parc Lafontaine. Le froid intense de l’hiver ne m’arrêtait pas. Rien au monde ne peut arrêter la folie qui fonce droit devant, on dit que les gens qui la voient venir s’en écartent pour ne pas être fauchés raides et que les Malais ont trouvé un mot pour désigner son passage aveugle en trombe : amok. (2005, 130)
À ciel ouvert, sans mur ni limite pour contenir sa folie, Nelly se laisse habiter par sa jalousie, frénétique et délirante, insouciante du spectacle qu’elle donne devant public. Mais c’est Nadine, l’ex toute puissante à laquelle l’amant rêve encore, qui hante leur relation amoureuse comme un esprit malfaisant. Sans doute est-ce véritablement elle, l’amok, celle qui sème la folie dans son sillage, fauchant Nelly sur son passage.
Certaine d’avoir aperçu, par une fenêtre de l’appartement de son amoureux, Nadine traversant le parc Lafontaine, la narratrice quitte les lieux sans écouter les réticences de l’amant, traque sa rivale en se cachant derrière les arbres, convaincue que l’apparition fantomatique de Nadine ne peut que fatalement annoncer le désastre de sa relation amoureuse :
Quand tu as vu que je ne t’écoutais pas, tu as dit que je ferais une folle de moi. Quand je suis arrivée près d’elle, je me suis arrêtée pour me cacher derrière un arbre et réfléchir ; avoir franchi le seuil de ta porte pour me lancer vers elle voulait dire que j’avais perdu la guerre, ça voulait dire que mon destin se réalisait et que ce destin était de mise en échec et d’usurpation. Les gens autour me regardaient bizarrement, leur attention me renvoyait ma démence mais l’état de transe où je me trouvais m’empêchait d’en tenir compte. […] La femme que j’avais devant moi et qui a reculé les yeux agrandis par la surprise de trouver une folle sur son chemin ne lui ressemblait pas, enfin pas vue de si près. […] Quand je suis revenue, je t’ai vu me regarder par ta fenêtre. Tu n’avais rien manqué de la scène, tu avais compris au même moment que moi que cette femme n’était pas Nadine et, quand, soulagée, j’ai ri de la situation, tu m’as traitée de folle. (2005, pp. 118-119)
L’impudeur de la femme folle d’amour sidère son amant qui cherche à mettre en mots ce dont il est le spectateur presque involontaire : « Tu as dit que je ferais une folle de moi » et « tu m’as traitée de folle » énoncent la distance qu’il établit fermement entre elle et lui en l’insultant, en lui disant de manière détournée que son amour tiède est à toutes fins pratiques arrivé à sa fin. Il se tient à distance de l’amok, déterminé à rester maître de lui-même et de la situation, observant la scène que d’autres détaillent avec lui, ces « gens autour » qui « regardaient bizarrement » celle qui l’aime. Le vrai témoin ne se trouve pas parmi les Montréalais qui déambulent dans le parc, mais haut juché dans son immeuble surplombant la scène, véritable dieu olympien fasciné par le drame qui se déroule sous ses yeux, à peine concerné par cet amour fou dont il fait l’objet mais qui n’est pas le sien.
Ce n’est toutefois pas en personne, incarnée, que Nadine réapparaît dans la vie son ancien amoureux ; c’est, comme les filles du net, par le biais de l’écran de l’ordinateur qui obnubile celui à qui elle adresse un courriel au contenu anodin, mais à la portée tragique pour Nelly qui le voit par hasard :
Devant le surgissement pourtant si attendu de Nadine dans ce matin froid de décembre, j’avais perdu les moyens de la décence […]. Je me suis avancée de quelques pas vers ton écran où je me suis tenue comme on se tient devant le bilan des morts d’un attentat aux nouvelles du soir. […] Ce jour-là je suis restée hébétée, il me semblait que la folie qui me grondait la tête ne devait pas verser dehors, il me semblait que la réalité devait s’y opposer et ne pas plier. Je me souviens de cet après-midi-là passé à lire et à relire son message comme pour y trouver des raisons de ne pas m’en faire. (2005, 122)
À la folie qui envahit la narratrice correspond fatalement son indécence. C’est que l’amour est sans pitié et sans pudeur pour celle qui s’est perdue dans l’homme qu’elle aime et la femme qu’il aime. Chercher un sens dans un message électronique comme s’il s’agissait d’une prophétie ne peut que mener Nelly à sa propre dissolution.
Être : la pudeur de l’autofiction
Entre nous, il n’a jamais été question de ma mort prochaine. Avec toi, j’ai appris qu’il existait des choses beaucoup plus intimes que le cul, j’ai appris que dans la vie, certaines choses comme le désespoir ne se partageaient pas. (Arcan 2005, 14)
Si l’amour est un théâtre cruel, impudique, l’écriture permet au contraire de circonscrire un espace intime, un lieu dans lequel se retrancher loin des spectateurs curieux ou méprisants dont la narratrice de Folle sent la présence autour d’elle. Bien qu’elle consente à subir les regards et les jugements de l’amant par amour, dans un geste sacrificiel, ceux des autres – les lecteurs, les médias, le public – exacerbent ses élans de pudeur, sa disposition pour la discrétion, sa honte d’être vue souffrante. Aussi le genre littéraire élu par l’auteure sert-il fidèlement sa pudeur dans la mesure où l’autofiction, genre privilégié par Arcan dans ses premiers récits2, lui permet de se raconter sans jamais désavouer son désespoir, sans jamais le taire. Même derrière les artifices de la fiction, elle dit encore vrai comme le note Patricia Smart : « Quoi de mieux, pour faire le tour de cet espace régi par le spectacle, que l’autofiction, genre qui joue sur l’impossibilité inhérente à tout projet autobiographique de distinguer l’image et le réel, le mensonge et la vérité ? » (2014, 370) L’intimité de la lettre d’amour et de suicide rédigée par la narratrice de Folle fait donc écho au genre autofictif choisi par l’auteure qui, à l’instar de son double, se replie sur elle-même par le biais de l’écriture tout en sachant bien qu’elle sera lue. C’est qu’elle espère être protégée par le masque de l’autofiction, mais également par celui du pseudonyme, comme s’il s’agissait en fait de boucliers.
L’emploi d’un pseudonyme littéraire par Arcan3 occupe un rôle d’autant plus important dans son œuvre autofictive qu’elle y réfère à plus d’une fois dans ses récits. Elle évoque en effet dans Folle son nom de plume – « Dans ma vie, j’ai dû porter dix noms au moins mais c’est sous celui de Nelly que tu m’as connue […]. À Nova, je portais mon vrai nom pour les intimes et Nelly pour les autres. » (2005, 21) – pour finalement énoncer, au terme de sa lettre, cette conjecture fataliste : « Aujourd’hui je suis convaincue que, si j’étais venue à toi le soir de Nova sous mon vrai nom, on ne se serait jamais revus. » (2005, 195) Plus qu’un simple masque littéraire, le pseudonyme est également, dans Folle, un moyen de faire du nom propre – Isabelle Fortier était le « vrai » nom de Nelly Arcan – un nœud impossible à dénouer, un poids insupportable, un visage qu’il a très tôt fallu apprendre à maquiller pour le faire exister aux yeux d’autrui. La narratrice de L’Enfant dans le miroir, quant à elle nommée Dominique, élabore par ailleurs une réflexion accablante au sujet du prénom Isabelle :
Il m’a toujours semblé que les Isabelle allaient un jour payer pour la trop grande popularité de leur prénom, il m’a toujours semblé que les Isabelle n’auraient d’autre choix que de se cacher sous une fausse identité, qu’elles devraient développer une personnalité extravagante pour garder la tête hors de l’eau, il m’a semblé qu’elles n’auraient d’autre choix que de se maquiller à gros traits pour être envisagées. (2011, 87)
Le prénom acquis à la naissance étant une malédiction marquant particulièrement les Isabelle au fer chaud de la banalité, il va de soi que, pour la Nelly de Folle – celle qui portait à Nova son vrai nom uniquement pour les intimes –, la rencontre amoureuse n’aurait pu qu’échouer sans le masque « maquill[é] à gros traits » qu’est son pseudonyme d’auteure. L’histoire d’amour de Nelly, sa dernière, fait ainsi forcément écho à celle de Dominique qui, dans L’enfant dans le miroir, vit au contraire son premier chagrin d’amour : « Le jour qui a suivi le départ de Sébastien je me suis réveillée cernée, sans doute avais-je beaucoup pleuré pendant la nuit qui a suivi la rupture, sans doute n’avais-je pas bien dormi […] ; pendant la nuit qui a suivi le départ de Sébastien mes yeux sont morts. »4 (2011, 88‑89) La perte de Sébastien dépasse toutefois les vastes limites de l’amour dans l’œuvre d’Arcan ; elle ouvre une faille béante dans la question du nom propre chez l’auteure puisque cette dernière accorde à l’acte nominatif un rôle fondateur dans la reconnaissance de son droit à l’existence.
Aussi Sébastien est-il évoqué au détour d’une phrase dès l’amorce de Folle :
Quand j’étais petite, j’ai aimé un garçon parce qu’il portait un nom rare, il s’appelait Sébastien Sébapcédis. De ma vie, je n’ai jamais plus rencontré ce nom. Mon grand-père m’a toujours dit que les raisons d’aimer étaient puériles et sans fondement et que c’était pour cette raison de la base instable des sentiments que face à Dieu il fallait avoir la foi. (2005, 9)
Les raisons d’aimer Sébastien sont pourtant loin d’être puériles et sans fondement ; si la rareté de son nom de famille au Québec explique d’une part l’importance d’être doté d’un nom sans nul autre pareil, la signification que revêt son prénom dans l’existence de Nelly est quant à elle pour le moins capitale : « Le médecin qui avait suivi ma mère pendant la grossesse lui avait annoncé un garçon […] ; pendant des mois, ma mère m’a bercée en me parlant au masculin et en chantonnant mon nom : Sébastien. » (2005, 161) Son nom, le seul vrai, ne lui était donc pas destiné. Que reste-t-il à l’enfant qui, parce qu’elle est une fille, advient au monde sans prénom pour reconnaître son existence, pour lui attribuer une place parmi ses semblables ? Rien, nous explique Arcan :
Aucun nom n’avait pu m’accueillir dans la lumière de mon premier jour pour m’y souhaiter la bienvenue. […] mon nom pas plus que ma naissance n’ont pu s’inscrire dans le grand manuel du Destin et il était fort probable que Dieu ne soit même pas au courant de mon existence. (2005, 162)
Les phrases négatives enchaînées par la narratrice, qui contribuent à l’élaboration de son discours empreint de fatalité, témoignent ainsi de son absence au monde, de ses manques et de ses brèches que même l’emploi d’un pseudonyme ne parviendra pas à combler. C’est que malgré les chirurgies, le maquillage, le nom d’emprunt, il est en définitive impossible d’exister hors de soi, sous le visage ou dans le corps d’une autre. Il ne reste plus à Nelly que l’écriture comme dernier refuge pour – paradoxalement – se protéger du regard d’autrui.
Le choix de l’autofiction est par conséquent un geste pudique par le biais duquel l’auteure peut se cacher mieux encore que derrière ses fards et ainsi se prémunir contre la honte. C’est la même fonction qu’occupe dans Folle le cagibi de son grand-père qu’ils ont surnommé la Cage : « Chaque fois que j’allais chez mon grand-père et qu’il me laissait à moi-même, j’allais me cacher dans la Cage. Elle indiquait la possibilité d’une vie secrète, elle indiquait que dans la vie on pouvait faire des choses à l’abri des autres et que la honte avait donc une place. » (2005, 141) L’autofiction serait, pour la narratrice de Folle, un moyen de s’effacer au risque de disparaître, une façon de se détruire encore plus probante que la folie amoureuse comme le souligne Patricia Smart : « Le soi, anéanti par le naufrage de l’amour, n’est plus qu’une ouverture béante, douleur rendue encore plus vive par l’expérience de l’écriture. » (2014, 392) Et si Nelly avoue « qu’en écrivant on ne libérait rien du tout, que plutôt on s’aliénait, qu’on se mettait la corde au cou » (2005, 172), c’est justement parce que, au terme de sa lettre, elle prévoit se pendre. L’écriture n’a dans Folle d’autre visée que d’accompagner la narratrice vers sa mort, de la soustraire à la nécessité de comparaître en la mettant à l’abri du regard d’autrui. À l’écriture, à la Cage, s’oppose par malheur la publication, l’arène publique où Nelly doit se livrer à ses lecteurs et à ses critiques5. Là, la pudeur doit céder le pas à l’impudeur, à la mise à nue de l’autofictionnaire à son corps défendant :
Tu ne comprenais pas qu’à la lecture de mon dossier de presse, je me jette sur toi en hurlant que toute ma vie j’avais dû me protéger des autres et de leur parole qui me bouleversait trop en me repliant sur des livres écrits par des auteurs morts pour la plupart depuis longtemps, que la parole des vivants officialisée dans les journaux était la pire parce qu’elle donnait des faits concrets et qu’elle prenait à témoin la masse où tu te trouvais toi-même. Tu ne comprenais pas que l’auteur d’un livre titré Putain puisse avoir peur des mots et que la pudeur lui bouche les oreilles. (2005, 52)
C’est qu’il y a, aux yeux de Nelly, une fosse qui sépare l’impudeur du corps mis en scène dans Putain et la pudeur des mots employés pour le raconter. Pourtant, l’un et l’autre, corps et écriture, sont tous deux voués à leur propre destruction.
(Dés)astre
Ce soir-là, je n’ai rien pu contre l’amour et sa faculté de prendre racine dans les ténèbres… Si j’avais su comme on dit, mais je savais déjà et ça n’a pas suffi. (Arcan 2005, 31)
L’incipit de Folle est sans merci pour la femme qui se raconte. Dès les premiers instants de la rencontre amoureuse, dès les premières lignes du récit, les dés sont jetés :
À Nova rue Saint-Dominique où on s’est vu pour la première fois, on ne pouvait rien au désastre de notre rencontre. Si j’avais su, comme on dit la plupart du temps sans dire ce qui aurait dû être su au juste, et sans comprendre que savoir à l’avance provoque le pire, si on avait pu lire dans les tarots de ma tante par exemple la couleur des cheveux des rivales qui m’attendaient au tournant et si de l’année de ma naissance on avait pu calculer que plus jamais tu ne me sortirais de la tête depuis Nova… (2005, 7)
Le verdict est sans retour, sans pitié : l’amour est voué à l’échec. Une force plus puissante que celle de la femme éprise est à l’œuvre, tissant secrètement des filets que Nelly devine, mais qu’elle ne voit pas, aveuglée par l’homme qui se dresse devant elle, dans la pénombre. Astre cruel, Nova entraînera à sa suite une série de désastres dans la vie de la narratrice de Folle jusqu’à ce que, enfin, elle arrive au terme de sa lettre, c’est-à-dire de son existence. De toute évidence, « depuis le début tout était déjà joué » (2005, 176) ; il ne sert à rien de s’insurger, de se révolter, de s’ensauvager comme la digne Québécoise qu’elle est. Les astres se déplacent et décident de son destin, fatalement, avec indifférence, mais Nelly choisit deux choses dont elle seule est responsable : d’abord son suicide planifié depuis le jour de ses quinze ans et prévu le jour de ses trente ans, ensuite la rédaction de sa longue lettre dans laquelle pudeur et impudeur cohabitent sans jamais se heurter.
Aussi sa lettre est-elle à son tour dotée du pouvoir accordé seulement aux grandes divinations, jouant en définitive le rôle d’une prophétie à déchiffrer pour comprendre une existence vécue brièvement mais intensément et conclue dans le bruit glaçant d’un cou cassé par le poids d’un nœud coulant : « Les grandes prédictions ne se réalisent qu’au cours des siècles suivant les grandes prédictions, elles apparaissent à rebours, dans l’après-coup du ah c’était donc ça. Quand ma mort arrivera, on lira peut-être cette lettre, on y verra une prédiction. » (2005, 139) Dans Le Cimetière des filles assassinées, son essai consacré à quatre auteures suicidées, Jacques Beaudry remarque, en adressant justement une lettre à Nelly Arcan, qu’« écrire, c’était faire le récit du pire et il te fallait, pour y parvenir, des personnages auxquels rien ne serait épargné » (2015, 112). Et rien n’est épargné à la Nelly de Folle, de l’humiliation à l’abandon, de la dépossession à la mort. Si l’écriture peut prétendre offrir un salut à celle qui écrit, celle-ci sait bien que ce n’est là qu’une histoire racontée aux enfants qui ne veulent pas dormir parce qu’il n’y a pas de rédemption ni de sauvetage engendré par l’écriture :
Il me semble que les hommes sont ainsi, qu’ils meurent au bout de leurs ressources, qu’ils crèvent tous d’avoir voulu rencontrer leurs semblables et de n’avoir, pour finir, connu que la catastrophe. Il me semble aussi que cette lettre est venue au bout de quelque chose ; elle a fait le tour de notre histoire pour frapper son noyau. En voulant le mettre au jour, en voulant y entrer, je ne me suis que blessée davantage. Écrire ne sert à rien, qu’à s’épuiser sur de la roche ; écrire, c’est perdre des morceaux, c’est comprendre de trop près qu’on va mourir. (2005, 205)
Mais la lettre de Nelly est là, en lieu et place de Nelly Arcan qui a choisi de tirer sa révérence. Ce n’est pas rien.
Bibliographie
Arcan, Nelly. 2002. Putain. Paris: Seuil, collection Points.
Arcan, Nelly. 2005. Folle. Paris: Seuil, collection Points.
Arcan, Nelly. 2011. Burqa de chair. Paris: Seuil.
Barthes, Roland. 1977. Fragments d’un discours amoureux. Paris: Seuil, collection Tel quel.
Beaudry, Jacques. 2015. Le cimetière des filles assassinées. Montréal: Nota Bene.
Plath, Sylvia. 1970. Ariel. Londres: Faber; Faber.
Smart, Patricia. 2014. De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan : se dire, se faire par l’écriture intime. Montréal: Boréal.
Cette volonté de tout dire à l’amant pudique s’explique peut-être par un constat fait par Nelly : « On dit souvent que l’aveu soulage. Pourtant jusqu’à ce jour je ne l’ai pas senti en écrivant cette lettre, c’est peut-être parce qu’elle ne s’adresse pas vraiment à toi. » (2005, 69)↩
Bien que Putain soit considéré comme une autofiction, Patricia Smart précise que, « suivant la définition stricte de Lecarme [« Autofiction », Encyclopédie Universalis], le seul ouvrage de Nelly Arcan qu’on pourrait qualifier de véritable autofiction serait Folle, un texte désigné sur la page couverture comme un “récit”, si l’on tient compte du nom de la narratrice et héroïne qui est également celui signé par l’auteure. » (2014, 372)↩
Arcan a également utilisé un nom d’emprunt pendant ses années de prostitution, nom que nous n’étudierons pas dans le présent article.↩
Dans Folle, Nelly évoque ses cernes mauves, ses yeux morts, en relatant la rencontre fatale à Nova : « La couleur qui avait changé dominait mon visage, c’était violet, impardonnable. Déjà toute petite je m’attendais à ce violet parce qu’il était déjà là, en germe dans l’attente du jour de mes trente ans. » (2005, pp. 158-159)↩
Dans La Honte, un récit posthume dans lequel Arcan relate les après-coups de son passage humiliant à l’émission québécoise Tout le monde en parle, elle décrit la violence inhérente à sa comparution publique et télévisée, à l’impudeur de l’animateur : « “On dit que dans les entrevues vous parlez davantage de vos photos que de littérature.” La haine contenue dans ces questions lui entama le visage, qui s’ouvrit comme un livre où son âme s’était donné à lire, péché télévisuel entre tous. Être lue en dehors du jeu, en dehors du théâtre, en dehors du cinéma, revient à être humiliée, à laisser échapper de soi les articulations de la décontenance derrière l’opacité, l’aristocratie du masque social. » (2011, 104)↩