Le Renouveau de l’amitié
Dans les dernières années, on voit se manifester un renouveau significatif de l’intérêt pour une problématique qui se trouvait déjà à l’ordre du jour chez les Grecs, en l’occurrence l’amitié et les réflexions qu’elle suscite. L’un des aspects concernant cette problématique s’inscrit dans l’hommage rendu à l’ami mort, présent dans une forme discursive particulière : la rhétorique de l’épitaphe.
Selon Derrida [1] (Derrida, 1994, p. 115), les discours classiques sur l’amitié auraient reproduit la rhétorique de l’épitaphe. Ces discours, comme d’ailleurs tous les discours sur l’amitié, n’auraient pas échappé à une : « célébration transie de spectralité, à la fois fervente et déjà gagnée par la froideur cadavérique ou pétrifiée de son inscription, du devenir épitaphe de l’oraison ». Depuis les classiques jusqu’à Blanchot, cette affirmation peut être vérifiée. Le logos epitáphios évoque, ainsi, l’apparition des morts qui sont invités, encore une fois, à la vie. Le discours de l’épitaphe rachète, de la sorte, l’image de l’ami mort au-delà des limites de la mort elle-même. L’oraison funèbre est un hymne qui exalte l’image idéale de l’ami mort, de l’exemplar cicéronien.
Reproduisant la rhétorique de l’épitaphe, les discours philosophiques sur l’amitié remettent en cause la structure de symétrie et de réciprocité qui existe dans la perspective classique de l’amitié, toujours associée à l’idée d’égalité, de proportionnalité, d’équivalence et d’identité, y introduisant une « asymétrie insurmontable » entre les amis. Comme le remarquebien Francisco Ortega [2] (2000, p. 69-70), face à l’ami mort il ne peut pas y avoir de symétrie, car la logique de l’épitaphe, d’une amitié qui dépasse la mort, reproduit un égotisme et le renforcement de la subjectivité. L’altérité du mort est diluée et progressivement incorporée au discours de l’ami qui lui rend l’hommage funèbre.
Puisqu’elle traduit le discours de la mémoire et du deuil, la rhétorique de l’épitaphe assimile l’autre dans la violence du même - du sujet, de l’orateur, de l’ami. L’amitié apporte, ainsi, intrinsèquement, le deuil, de même que l’épitaphe et ses apories : maintenir la mémoire du mort par le chant funèbre et, à la fois, la voir se dissoudre dans la subjectivité de l’orateur-ami. Dans cette voie, Derrida [3] (1988, p. 29) se réfère à un « deuil possible » et à « un deuil impossible »: Où se trouve la trahison la plus injuste ? L’infidélité la plus meurtrie […] est-ce celle du deuil possible qui intériorise en nous l’image, l’idole ou l’idéal de l’autre mort et ne vivant qu’en nous ? Ou bien celle du deuil impossible qui, laissant l’autre dans son altérité, en respecte l’éloignement infini, refuse ou se trouve incapable de le prendre en soi, comme dans la tombe ou le caveau d’un narcissisme ? Les apories de l’épitaphe poussent Blanchot [4] (1971, p. 329) à proposer une « épitaphe impossible » à son ami Georges Bataille, sans souvenirs, sans dissolution de l’altérité, sans affermissement de la mémoire, mais plutôt de l’oubli : Et pourtant quand vient l’événement même (la mort de l’ami), il apporte ce changement : non pas l’approfondissement de la séparation, mais son effacement ; non pas l’élargissement de la césure, mais son nivellement, et la dissipation de ce vide entre nous. […] Nous pouvons nous souvenir. Mais la pensée sait qu’on ne se souvient pas : sans mémoire, sans pensée, elle lutte déjà dans l’invisible où tout retombe dans l’indifférence. C’est là sa profonde douleur. Il faut qu’elle accompagne l’amitié dans l’oubli.
Thanatographie scripturale
La mort comme image, comme idée, comme discours est l’un des thèmes récurrents dans le projet (auto)biographique sartrien, se manifestant notamment dans Les mots [5] (Sartre, 1964, p. 157) : « La mort était mon vertige parce que je n’aimais pas vivre : c’est ce qu’explique l’horreur qu’elle m’inspirait. En l’identifiant à la gloire, j’en fis ma destination. Je voulus mourir ». Les limites qui scindent la vie de la mort sont floues [6] (Sartre, 1964, p. 160) : « On vit, on meurt, on ne sait ni qui vit ni qui meurt ; une heure avant la mort, on est encore vivant ».
Les traces, les marques, les faces de la mort sont des signifiants engendrés de manière décisive dans l’ourdissage des écrits sartriens. Dans ce sens, il serait possible d’identifier l’aspect fondamentalement testamentaire qui échafaude cette œuvre. L’étude d’Alain Buisine [7] (1986, p. 17-37) confirme cette perspective lorsqu’elle démontre les rapports métaphoriques susceptibles d’être établis entre le livre et le tombeau, la bibliothèque et le cimetière, le littéraire et le funéraire. Même dans le jugement de l’acte critique, d’après Buisine, la dimension thanatographique de l’écriture peut être inférée : « La plupart des critiques sont des hommes qui n’ont pas eu beaucoup de chance et qui au moment où ils allaient désespérer, ont trouvé une petite place tranquille de jardin de cimetière. Dieu sait si les cimetières sont paisibles : il n’en est pas de plus riant qu’une bibliothèque » [8] (Sartre, 1948, p. 77-78)
Le livre et la bibliothèque s’avèrent ainsi des symboles funéraires et l’écrivain s’annonce comme une voix qui s’élève d’outre-tombe: Le livre, en effet, n’est point un objet, ni plus un acte, ni même une pensée : écrit par un mort sur des choses mortes, il n’a plus aucune place sur cette terre, […] il ne reste que des taches d’encre sur du papier moisi, et quand le critique ranime ces taches, quand il en fait des lettres et des mots, elles lui parlent de passions qu’il n’éprouve pas, de colères sans objet, de craintes et d’espoirs défunts. Cette hypothèse est appuyée par la sémiotique funéraire de Jean-Didier Urbain [9] (1978, p. 197- 198) « De la Hollande à l’Espagne, du Portugal à l’Italie, en France, en Autriche, en Allemagne, en bronze, en pierre, en marbre ou en faïence multicolore, fermé ou ouvert, le livre comme symbole funéraire est très répandu ». La voix du soldat Sartre [10] (1995, p. 486) s’incorpore à ce discours : « Pour moi un livre lu est un cadavre. Il n’y a plus qu’à le jeter ».
La fusion du scriptural avec le sépulcral s’aperçoit également dans les textes (auto)biographiques sartriens, comme le souligne Alain Buisine. Dans l’hommage rendu à Baudelaire, Sartre annonce incessamment comment la trajectoire du poète est associée, de façon inexorable, à cette idée [11] (Sartre, 1947, p. 237) : «En se penchant d’un seul coup et pour toujours sur le plan réflexif, Baudelaire a choisi le suicide symbolique, il se tue à la petite semaine ».
Dans son Mallarmé - la lucidité et sa face d’ombre [12] (Sartre, 1986, p. 83), l’esquisse de la biographie sartrienne du poète renvoie aussi à la symbolique de l’effondrement et de la déchéance : « On dirait que la poésie négative du second Empire a choisi cet extrémiste pour accomplir en lui son solennel suicide ».
Le chant dirigé au Tintoret [13] (Sartre, 1964b, p. 293-294), « le séquestré de Venise », peintre d’une ville déjà morte, est également funeste : « Venise a tout aménagé après coup pour marquer un enfant par sa vieillesse future. Rien n’arrive et rien ne dure, la naissance est le miroir de la mort ». Les symboles de la mort se répandent en profusion dans l’essai critique sur Jean Genet: "Ses ouvrages sont méditations de la mort ; la singularité de ces exercices spirituels c’est qu’ils ne concernent presque jamais sa mort future, son être-pour-mourir ; mais son être mort, sa mort comme événement passé » [14] (Sartre, 1952, p. 10). Ces considérations amènent Jean Cocteau à envisager dans le texte sartrien le processus de canonisation précoce de Genet, rapportée par Annie Cohen-Solal [15] (1985, p. 413): "On ne canonise qu’un être posthume. Genet fut, lui, embaumé tout vivant par Sartre ».
Dans la préface à Aden Arabie [16] (Nizan, 1932) la place accordée à l’auteur se définit en fonction de son identité posthume : « Il avait du feu, de la passion et puis cet implacable regard qui glaçait tout. Nizan, pour se juger au jour le jour, s’était placé de l’autre côté de sa tombe ».
Le symbole de la mort ne se borne pas aux écrits (auto)biographiques sartriens : il se tresse comme une broderie sur le tissage des textes, d’une façon obsessive, comme le démontrent les lectures de Huis clos, Morts sans sépulture, La mort dans l’âme, Le mur, Les mains sales, Les mouches, outre une pièce de jeunesse élaborée pendant la "drôle de guerre", sous le titre suggestif J’aurai un bel enterrement [17] (Cohen-Solal, 1985, p. 119).
Tant de convergences trouvent leur meilleure expression dans les mots d’Alain Buisine [18] (1986, p. 19) pour qui : Sartre fait de chacun de ses lecteurs un nécrophile en puissance. A cet égard l’immense foule qui se presse à ses funérailles assiste au couronnement proprement littéraire de sa carrière : son cadavre constituant probablement son œuvre la plus explicite, celle qui nécessite le moins de commentaires puisque son corps s’identifie enfin à son corpus. Il faut imaginer l’enterrement de Sartre comme une lecture publique où l’écrivain a réussi à faire de son décès sa dernière œuvre publiée. Aussi, pour Buisine, l’emploi du terme « biographies » est-il inadéquat pour définir l’ensemble d’études sartriennes vouées à des écrivains ou à des êtres privilégiés. Il aurait mieux fallu les considérer des « pseudo-biographies », puisque les personnages qui figurent dans ces écrits ne font que revivre continuellement leur propre mort.
Le projet (auto)biographique sartrien, ainsi que les biographies en général, sont alors intimement associés à l’éloge funèbre et à la rhétorique de l’épitaphe. Cette perspective renvoie à la lecture de Derrida [19] (1988, p. 44), dans une conférence prononcée in memoriam à un ami : « La parole et l’écriture funéraires ne viendraient pas après la mort, elles travaillent la vie dans ce qu’on appelle autobiographie. Et cela se passe entre fiction et réalité ».
Le bilan de ces réflexions nous amène à considérer que dans tout le projet (auto)biographique sartrien le grand hommage est adressé fondamentalement à la mort, ou plutôt, à la glorification de la mort elle-même, comme nous permettra de démontrer la problématique de la philia.
Quoique les discours funèbres consolident la logique de l’identité, nous ne considérons pas que lorsque l’écrivain les développe, il réédite la perspective classique de l’amitié, car toutes les discussions théoriques sur la rhétorique de l’épitaphe démontrent l’impossibilité que les apories de l’épitaphe puissent être renversées sur le plan discursif. Dans cette perspective, Derrida théorise sur un « deuil impossible » et Blanchot, dans la même voie, propose une « épitaphe impossible » à son ami Georges Bataille. Cela veut dire que, dans la matérialité textuelle, tout chant funèbre incorpore l’autre dans la subjectivité de l’orateur qui lui rend l’hommage posthume. Sartre se trouvera également coincé dans l’épitaphe et ses apories, qui toutefois instaureront un paradoxe dans les « pratiques de l’amitié » dans la mesure où le renforcement de la subjectivité de l’orateur par ce que nous considérons constituer l’auto épitaphe implique, dans une certaine mesure, l’oubli de l’ami qui finit par avoir son altérité respectée.
Il est possible d’envisager la rhétorique de l’épitaphe dans les textes sartriens à partir de trois formulations distinctes : la « mort sans épitaphe », la « mort avec épitaphe », ces deux volets convergeant vers la tentative d’établissement de l’ «auto épitaphe ».
Les incompatibilités électives
La mort prématurée du père du narrateur de Les mots [20] (Sartre, 1964, p. 18-19) fournit des composants qui renvoient à la représentation de la « mort sans épitaphe »: « J’ai laissé derrière moi un jeune mort qui n’eut pas le temps d’être mon père et qui pourrait être aujourd’hui mon fils ». D’après la conception classique de l’amitié, celle-ci peut être considérée la « vraie mort », car elle conduit à l’oubli et à l’absence de renommé [21] (Sartre, 1964, p. 19-20):
Ce n’est pas tout de mourir : il faut mourir à temps. Mon père avait eu la galanterie de mourir à ses torts : […] mon grand-père justement fier de la longévité Schweitzer n’admettait pas qu’on disparût à trente ans ; à la lumière de ce décès suspect, il en vint à douter que son gendre eût jamais existé et, pour finir, l’oublia. […] Ce défunt me concerne si peu. Je le connais par ouï-dire. […] Ce père n’est pas même une ombre, pas même un regard ; nous avons pesé quelque temps, lui et moi, sur la même terre, voilà tout. A l’instar de Jacques Lecarme [22] (1996, p. 252), nous pouvons identifier dans la formule sartrienne « ce n’est pas tout de mourir : il faut mourir à temps » une allusion à la fable de La Fontaine « Rien ne sert de courir, il faut partir à point ». Toutefois, nous considérons que l’expression référée puisse renvoyer également à la proposition nietzschéenne, basée sur la traduction brésilienne du Ainsi parlait Zarathoustra, transposée en français : « Quelques-uns meurent trop tôt, quelques autres trop tard. Meurs à temps. C’est ce qu’enseigne Zarathoustra ».
Dans la métaphore nietzschéenne du « mourir à temps » s’insinuent les idées de mort recherchée, de mort calculée et de suicide. Les accusations du fils-narrateur outragé renversent cette perspective : « Il a aimé pourtant, il a voulu vivre, il s’est vu mourir » [23] (Sartre, 1964, p. 19). La mort volontaire amène, par ailleurs, à la consécration et à la gloire : « Mourir ainsi c’est la meilleure des morts » [24] (Nietzsche, 1971, p. 86).
N’étant pas « mort à temps », Jean-Baptiste Sartre ne reçoit que de la désapprobation d’une mort précoce, involontaire, qui amène à l’oubli des hommes. Sa mort se définit ainsi à contre-courant de la proposition classique, explicitée surtout par Jean-Pierre Vernant [25] (1989, p. 83), car le père du narrateur n’échappe pas « à l’anonymat, à l’oubli, à la mort donc - par la mort même ». Aucun chant de glorification, capable de l’élever à la condition de héros défunt, ne lui est attribué.
L’absence de louange en hommage à la mémoire du père mort peut être justifiée à partir de la problématique de la philia, car les épitaphes sont normalement destinés aux amis et comme le démontre Jacques Derrida [26] (1994, p. 292), réinterprétant Kant : On n’a pas d’amitié pour le père, on n’a pas d’amitié pour qui rend possible l’amitié. On a de la reconnaissance pour lui, puisqu’on est obligé. Il y a même amour réciproque avec le père, mais cet amour réciproque (non égal) n’est pas amitié. A l’amitié il faut un respect non seulement réciproque mais égal de part et d’autre. Impossible avec le père, possible seulement avec des frères, avec ce qu’on se représente comme des frères. Explicitant l’idée de la mort « avec épitaphe », les panégyriques sartriens sont ainsi consacrés aux personnages qui peuvent occuper la place de frères : Camus, Nizan, Merleau-Ponty, parmi d’autres. Par le chant funèbre, Sartre rachète, au premier abord, dans l’ami mort, l’image idéale, récupérant, à l’aide de Montaigne, le topos classique de l’amitié exploité par Aristote et Cicéron : «C’étaient eux, c’était moi » [27] (Sartre, 1964b, p. 189), comme nous révèlent les hommages posthumes à Nizan : «De 1920 à 1930, surtout, lycéens puis étudiants, nous fûmes indiscernables" [28] (Sartre, 1964b, p. 142) ; à Merleau-Ponty: "Par un même mouvement, puisque c’est notre règle, nous instituerons dans la communauté humaine l’être des morts par le nôtre, notre être par celui des morts" [29] (Sartre, 1964b, p. 274) et à Camus : « Nous étions brouillés, lui et moi : une brouille n’est rien […] tout juste une autre manière de vivre ensemble et sans se perdre de vue dans le monde étroit qui nous est donné. Cela ne m’empêchait pas de penser à lui, de sentir son regard sur la page du livre, sur le journal qu’il lisait et de me dire : ’Qu’en dit-il ? Qu’en dit-il en ce moment ?’ » [30] (Sartre, 1964b, p. 126).
Ce mouvement, cependant, qui rompt le silence, respectant l’altérité, souligne la logique de la différence et empêche la fusion anthropophagique de l’écrivain avec Nizan : «Nizan, c’était un trouble-fête. Il appelait aux armes, à la haine: classe contre classe; avec un ennemi patient et mortel, il n’y a pas d’accommodements; tuer ou se faire tuer; pas de milieu" [31] (Sartre, 1964b, p. 134) ; avec Merleau : « Ce qui peut intéresser dans cette aventure - que nous vécûmes, l’un l’autre, péniblement - c’est qu’elle montre par quels ressorts la discorde peut naître au cœur de l’amitié la plus fidèle et de l’accord le plus étroit. […] Nous restâmes quelque temps cet étrange couple: deux amis qui s’aimaient toujours, dont chacun se butait dans son opposition à l’autre et qui ne disposaient à eux deux que d’une seule voix [32] (Sartre, 1964b, p. 251-253) et avec Camus : « Par l’opiniâtreté de ses refus, il réaffirmait, au cœur de notre époque […] l’existence du fait moral. Pour peu qu’on lût ou qu’on réfléchît, on se heurtait aux valeurs humaines qu’il gardait dans son poing serré : il mettait l’acte politique en question » […] (Sartre, 1964b, p. 127).
Ce discours n’est pas non plus exempt d’égotisme, du moment que l’altérité de l’ami loué, soumise au « regard » et au jugement critique de l’orateur Sartre, s’incorpore à la subjectivité de celui-ci. Aussi, dans la structure testamentaire des épitaphes, subsiste-t-il un contenu de violence narcissique. Dans L’autoportrait à soixante-dix ans [33] (Sartre, 1976, p. 198), l’écrivain se manifesterait sur cette question : Je pense que ça serait bien que je n’aie pas de narcissisme […] [qui est] selon moi une manière de se contempler réflexivement, de s’aimer […] c’est un rapport constant à soi, soi n’étant pas d’ailleurs exactement le soi actif qui parle, qui pense, qui rêve, qui agit, mais plutôt un personnage fabriqué à partir de lui. Réfutant la position soutenue par Sartre, Josette Pascaly [34] (in Contat, 1996, p. 359-360) démontre la prédominance de la problématique narcissique sur la problématique œdipienne dans Les mots. Le constat «Suis-je donc un narcisse ? Pas même : trop soucieux de séduire je m’oublie » [35] (Sartre, 1964, p. 35) suscite, en effet, des suspicions. Dans cette voie, Pascaly dévoile progressivement les représentations narcissiques du petit Poulou, en fonction de trois identités mythiques : Caïn, Persée, Vénus. Avec Caïn, Pascaly met l’accent sur la mégalomanie du Poulou, avec Persée elle envisage l’impossibilité de différenciation entre les sexes, dans la naissance de Vénus l’auteur lit le fantasme d’autocréation qui permet d’éviter la représentation de la scène primitive : « Tous les artistes veulent une nouvelle naissance. Nabot je voulais m’engendrer créant et découvrir cette attente ignorée où l’on était de moi. C’est l’être » [36] (Pascaly in Contat, 1996, p. 367).
Nous considérons que tant le silence à l’épitaphe que la grandiloquence funèbre - quoique dépourvus d’anthropophagie amicale - convergent vers la même finalité : l’affirmation de la subjectivité du narrateur par l’auto épitaphe : "Je me croyais immortel. Je m’étais tué d’avance parce que les défunts sont seuls à jouir d’immortalité […]: pour ôter à la mort sa barbarie, j’en avais fait mon but et de ma vie l’unique moyen connu de mourir" [37] (Sartre, 1964, p. 161).
L’exercice auto-nécrographique
Le récit (auto)biographique sartrien annonce, de la sorte, la quête d’applaudissement de ce narcisse qui rêve d’immortalité : «J’avais ma tombe au Père Lachaise et peut-être au Panthéon, mon avenue à Paris, mes squares et mes places en province, à l’étranger" (Sartre, 1964, p. 169). D’autre part, ce récit dénonce l’aspect spectral qu’est le soubassement sur lequel s’appuie l’image de l’écrivain [38] (Sartre, 1964, p. 161): J’allais doucement vers ma fin, n’ayant d’espoirs et des désirs que ce qu’il en fallait pour remplir mes livres, sûr que le dernier élan de mon cœur s’inscrirait sur la dernière page du dernier tome des mes œuvres et que la mort ne prendrait qu’un mort.
Dans son livre L’invention d’Athènes [39] (Loraux, 1981), parmi d’autres composantes, l’historienne française Nicole Loraux fait ressortir le discours de l’épitaphe, le discours funèbre, comme un discours du souvenir. Cette lecture du lógos epitaphios a pour corollaire les analyses sur « les monument des morts de guerre », lesquels impliquent une garantie de présence dans une époque d’absence physique. Dans ce sens, les monuments aux morts en combat - forme moderne d’épitaphe - exerceraient fondamentalement une fonction pareille à celle de la rhétorique de l’épitaphe dans les discours sur l’amitié, c’est-à-dire, renforceraient la logique de l’identité. Dans Les mots, on voit cette perspective explicitée par la dérision narrative [40] (Sartre, 1964, p. 27): Au cimetière des chiens, l’an dernier, dans le discours tremblant qui se poursuit de tombe en tombe, j’ai reconnu les maximes de mon grand-père: les chiens savent aimer; ils sont plus tendres que les hommes, plus fidèles; ils ont du tact, un instinct sans défaut qui leur permet de reconnaître le Bien, de distinguer les bons des méchants. […] Donc, je suis un caniche d’avenir. L’idée de la glorification moyennant la mort elle-même et du salut par le souvenir posthume insiste et persiste dans les fils narratifs de l’(auto)biographie sartrienne [41] (Sartre, 1964, p. 144) : "Méconnu, délaissé, quelles délices de redevenir Grisélidis, de battre le pavé de Paris sans me douter une minute que le Panthéon m’attend" .
Dans une interview faite à Madeleine Chapsal, l’écrivain explicite les assises sur lesquelles se fondait le projet d’immortalité du Poulou [42] (Sartre, 1972, p. 32-33): La vie terrestre est une période d’épreuves pour mériter la gloire céleste. Cela suppose des obligations précises, des rites à observer […]. Je prenais tout cela et je transposais tout en termes de littérature: je serais méconnu toute mon existence, mais je mériterais la vie éternelle par mon application à écrire et par ma pureté professionnelle. Ma gloire d’écrivain commencerait le jour de ma mort. Mort-vivant, par le statut d’écrivain et par la reconnaissance de la postérité, le petit Poulou dépasserait la fantasmagorie majeure qui hantait son existence [43] (Sartre, 1964, p. 162) : Cette vie que je trouvais fastidieuse et dont je n’avais su faire que l’instrument de ma mort, je revenais sur elle en secret pour la sauver; je la regardais à travers des yeux futurs et elle m’apparaissait comme une histoire touchante et merveilleuse que j’avais vécue pour tous, que nul, grâce à moi, n’avait plus à revivre et qu’il suffirait de raconter. Vertigineusement, mort et vie se confondent dans les remémorations du narrateur [44] (Sartre, 1964, p. 162): "J’y mis une véritable frénésie: je choisis pour avenir un passé de grand mort et j’essayai de vivre à l’envers. Entre neuf et dix ans, je devins tout à fait posthume". Par la problématique de la philia se dévoilent, donc, des sens qui orientent le projet (auto)biographique sartrien, lesquels s’inscrivent dans l’essai de faire équivaloir vie et mort par l’éloge funèbre, par l’auto épitaphe.
Dans le texte Ecrire pour son époque, la métaphore du héros de Marathon est significative pour justifier le maintien de l’écrivain en vie, par l’intermédiaire de son ouvrage [45] (Contat & Rybalka, 1970, p. 676): "On a dit que le courrier de Marathon était mort et il courait toujours; il courait mort, il annonça mort la victoire de la Grèce. C’est un beau mythe, il montre que les morts agissent encore un peu de temps comme s’ils vivaient […] c’est cette mesure-là que nous proposons à l’écrivain".
En effet, comme nous le rappelle Alain Buisine [46] (1986, p. 23) il n’y a pour Sartre que d’écriture posthume, des « regrets éternels », des mots qui figurent fréquemment dans les livres de cimetière. C’est pour cela qu’être mort c’est l’unique façon proprement sartrienne de vivre. La naissance et la mort représentent ainsi deux faces d’une même monnaie, comme l’affirme l’auteur dans l’essai inachevé sur Mallarmé [47] (Sartre, 1986, p. 85): "La vie, il n’y en a qu’une pour la famille, qu’on se repasse de génération en génération. Le destin du nouveau-né est à ce point fixé qu’on ne sait plus si l’on fête une naissance ou une mort".
Ses réflexions philosophiques suivent cette même direction [48] (Sartre, 1943, p. 604): "la mort est un pur fait, comme la naissance, elle vient en nous du dehors et nous transforme en dehors. Au fond elle ne se distingue aucunement de la naissance et c’est cette identité de la naissance et de la mort que nous nommons facticité".
Le rapport du soldat Sartre vient corroborer cette réflexion [49] (Sartre, 1995, p. 276): "Cette vie était une composition en rosace où la fin rejoignait le commencement". Cette interprétation nous séduit à associer un rapport entre le projet (auto)biographique sartrien et le titre original de Les mots, renchérissant sur son signifiant acoustique : "JEAN S’ENTERRE".
La gloire littéraire de Sartre se réalise, par conséquent, dans le projet de l’"enfant imaginaire", de l’enfant défunt qui vit sous le sursis de l’imagination [50] (Miething, 1989, p. 159): "Le statut imaginaire de cet enfant, c’est qu’il n’existe pas, qu’il n’a jamais existé et qu’il ne pourra jamais exister. L’enfant imaginaire symbolise l’enfantement imaginaire. Et l’imaginaire, c’est la transformation du monde en idée ».
Dans la matérialité textuelle, le projet (auto)biographique sartrien devient corporel, théâtralisant la présence de la mort dans la contingence de la vie, inscrivant dans la mort de Narcisse la naissance d’un écrivain posthume qui réédite le jeu du "qui perd gagne". Ce thème est fort récurrent dans les écrits sartriens et il s’explicite notamment dans le chapitre de l’analyse sartrienne de Gustave Flaubert, intitulé "Le qui perd gagne comme attente du miracle" [51] (Sartre, 1971-72, p. 2070). Encore jeune, le romancier amateur écrivait déjà en toute fin de chapitre: "Au fond, sa défaite était une victoire" [52] (Cohen-Solal, 1985, p. 113).
Glorifiée par l’auto épitaphe, moyennant le processus de lecture, cette victoire impliquerait la résurrection de l’auteur, selon le démontre la sémiotique funéraire de Jean-Didier Urbain [53] (1978, p. 197-198): Fermé, posé à plat sur la pierre tombale […] il [le livre] est sans conteste une métaphore miniature du cercueil. Déposé sur le tombeau, petit parallélépipède, il contient la vie […] avec le livre factice ouvert, on accède à la lecture, à la lecture du prénom, du Nom, des liens de parenté, du portrait. […] On peut dire que le livre ouvert est l’expression métaphorique du cercueil ou du tombeau ouvert : la lecture est « isomorphe à la résurrection ». Dans tout le projet (auto)biographique de Sartre s’inscrit, ainsi, une représentation théâtrale, où la mise en scène de la mort implique la métaphore du caractère funeste de la vie, pouvant être synthétisée dans la scène finale de Huis clos - où s’identifient, finalement, la mort toujours ajournée et celle déjà éprouvée :
INES, se débattant et riant.
Qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce que tu fais, tu es folle? Tu sais bien que je suis morte.
ESTELLE
Morte?
Elle laisse tomber le couteau. Un temps. Inès ramasse le couteau et s’en frappe avec rage.
Elle rit.
INES
Morte! Morte! Morte! Ni le couteau, ni le poison, ni la corde. C’est déjà fait, comprends-tu? Et nous sommes ensemble pour toujours.
ESTELLE, éclatant de rire.
Pour toujours, mon Dieu que c’est drôle! Pour toujours!
GARCIN rit en les regardant toutes deux.
Pour toujours.
Ils tombent assis, chacun sur son canapé. Un long silence. Ils cessent de rire et se regardent. Garcin se lève.
GARCIN
Eh bien, continuons.
RIDEAU
Bibliographie
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DERRIDA, Jacques. Les écrits de Sartre. Chronologie bibliographie commentée. Paris: Gallimard, 1970.
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