Marie-Sissi Labrèche est auteure et scénariste. Elle est détentrice d’une maîtrise en création littéraire de l’Université du Québec à Montréal ayant pour objet l’autofiction et de laquelle est issu son premier livre, Borderline (2000). Labrèche a également cosigné le scénario du film Borderline (Lyne Charlebois 2008), récipiendaire de nombreux prix. Elle est l’auteure de six livres et d’une série de romans pour la jeunesse en plus de multiples scénarios tant pour le cinéma que la télévision.
Sandrina Joseph : Vos premières œuvres1, ensemble que vous qualifiez de trilogie, sont toutes trois autofictives (malgré l’étiquette de « roman » choisie par votre éditeur). Pour vous, quelles sont les limites imposées ou, au contraire, les contraintes levées par l’autofiction ?
Marie-Sissi Labrèche : C’est drôle, mais plus j’y pense, plus j’ai l’impression que les unes deviennent les autres. Surtout pour celle-ci : un moment, j’ai cru que la principale contrainte levée serait celle où je peux révéler ce que je veux concernant ma vérité et que je serais protégée par la partie « fiction » d’« autofiction ». Qu’on ne pourrait pas dire que j’ai vécu tout ce qui se retrouve dans ce que j’écris. Or, la limite qui est apparue est que les gens pensent inévitablement que tout ce qui se retrouve dans mes livres, je l’ai vécu. Certains ont cru que mon recueil de nouvelles Amour et autres violences était une autofiction ! You-hou ! Y’a des histoires de filles qui trucident des mecs dedans ! Et puis quoi encore ? Je mange des bébés le weekend ! Je me suis fait prendre à mon propre jeu, il faut croire.
Sandrina Joseph : Les personnages féminins de votre trilogie vivent dans la fiction, celle des peurs paralysantes transmises par leur mère et grand-mère ou des happy endings impossibles dont elles rêvent. L’autofiction est-elle pour vous une manière de conjuguer avec la réalité à l’instar de vos héroïnes ? L’écriture peut-elle être une façon de rêver ou de se « conter des peurs » comme on aime le dire au Québec ?
Marie-Sissi Labrèche : Je n’avais pas remarqué à quel point mes « petites moi » dans mes romans vivent dans la fiction, dans ce qu’elles se racontent, dans ce qu’on leur raconte ou qu’on leur a raconté. Mais c’est tout moi, ça. Je vis beaucoup plus dans ma tête, dans les histoires, les rêves et les peurs que je me raconte que dans la réalité. Étant une grande solitaire, j’échange finalement assez peu avec mon prochain. Ce qui me fait penser à Romain Gary qui disait qu’il écrivait des histoires pour ne pas avoir à vivre avec lui-même. Or, moi, j’écris des autofictions pour me visiter, pour trouver le moyen de vivre avec moi-même.
Sandrina Joseph : L’autofiction est-il un genre dangereux ?
Marie-Sissi Labrèche : Oui. De un, les autres (lecteurs, médias…) nous enferment dedans, pensent inévitablement que tout est vrai, que tout ce qui est écrit nous est arrivé.
De deux, on finit par s’enfermer soi-même dedans. Il m’est arrivé de penser que je n’étais bonne qu’à faire de l’autofiction, qu’à parler de moi. Heureusement, le fait d’écrire des scénarios (télé/cinéma) pour d’autres auteurs m’a prouvé le contraire.
De trois, on finit par se perdre dans ses souvenirs, on ne sait plus si ça nous est arrivé pour vrai ou si c’était juste dans le roman.
Sandrina Joseph : Une fois la trilogie complétée, vous avez rompu avec l’écriture autobiographique en publiant un recueil de nouvelles, Amour et autres violences (2012), et un roman d’anticipation, La Vie sur Mars (2014). Pourquoi avoir renoncé à l’autofiction ?
Marie-Sissi Labrèche : Je n’y ai pas renoncé. La Vie sur Mars est en quelque sorte une autofiction d’anticipation. On dirait que je voulais visiter quel genre de mère je pourrais être, celle qui raconte tout à son garçon, qui promet de lui dire toujours la vérité. Mais finalement, j’ai eu tout faux. Je suis la première à mentir à mon petit Charlie pour que sa vie soit plus joyeuse.
Et il y a la partie « armoire » dans le roman, la partie la plus autofictive en ce sens que l’armoire représente toute la tradition française de mon mari avec laquelle je suis bien obligée de dealer au quotidien et qui m’horripile parfois. On oublie souvent jusqu’à quel point, même si on parle la même langue, il y a un grand écart culturel entre les Québécois et les Français. Qu’il y a une tradition française lourde qui peut être écrasante. Or, à travers La Vie sur Mars, j’ai voulu mettre une distance avec cette tradition qui me pèse parfois. Mais je dois avouer que c’est bien la première fois que je n’ai pas réussi. L’armoire est toujours dans ma maison.
Sandrina Joseph : Aimant, repoussoir, amour fou, poids accablant, enfant à charge ; dans la trilogie, la mère est systématiquement représentée comme une figure fondatrice de la personnalité des héroïnes de vos autofictions. Vous avez par ailleurs révélé que la mère occupe – ou a tout le moins longtemps occupé – ce rôle dans votre propre existence. L’écriture a-t-elle pour vous un pouvoir réparateur ?
Marie-Sissi Labrèche : Je pense que oui. J’écris sur des choses qui me font mal, qui me dérangent ou qui m’agressent. Et une fois sur papier, j’ai l’impression qu’elles ont moins d’emprise sur moi. L’écriture a longtemps été pour moi une seconde psychanalyse. Elle m’a permis de faire le tour des problèmes. M’a aidée à comprendre des choses sur moi. Mais son effet n’est pas infaillible. Il y a certaines choses pour lesquelles elle ne m’a été d’aucun secours, outre le fait de me vider le cœur. Mais bon, c’est déjà ça.
Sandrina Joseph : En vous adressant à votre mère, vous écrivez : « Je n’ai aucun respect. Je raconte tout, c’est à peine si les chapitres du roman sont romancés jusqu’à maintenant. » (2006, 115) La culpabilité que vous éprouvez en tant qu’auteure dans ce récit autofictif, et qui est justement engendrée par l’écriture réparatrice, vient-elle en partie d’un sentiment d’indécence ?
Marie-Sissi Labrèche : Je n’y ai jamais pensé ainsi, mais peut-être que c’est le cas. Mais quelque part je me questionne : en quoi est-ce « indécent » de raconter aux autres ce qui nous fait mal ? Boris Cyrulnik dit dans un de ses livres (de mémoire) que pour que l’enfant développe de la résilience, il doit pouvoir raconter son histoire et qu’elle soit entendue. Or j’imagine que j’avais besoin qu’on m’entende beaucoup pour m’en sortir.
Sandrina Joseph : Dans La Lune dans un HLM, vous adressez douze lettres à votre mère en tant qu’auteure, en votre nom propre. Or, dans votre roman d’anticipation La Vie sur Mars, c’est au contraire la mère morte qui cette fois-ci adresse un récit, rédigé à la première personne, à son fils. Comment expliquez-vous cette permutation des rôles de l’enfant et de la mère dans votre parcours d’auteure ?
Marie-Sissi Labrèche : Je suis devenue maman. J’ai eu envie de plonger dans les travers de la mère, même si elle est aimante, elle fait des choses de travers. Parce que pour les mères, j’ai l’impression, peu importe ce qu’elles font, c’est toujours leur faute.
Sandrina Joseph : Borderline et La Brèche sont deux autofictions qui ont fait l’objet de beaucoup d’attention médiatique. Outre la qualité littéraire indéniable de ces deux œuvres, l’attention qu’elles ont éveillée s’explique en partie par les scènes sexuelles explicites qu’elles contiennent. À vos yeux, l’impudeur est-elle exclusivement thématisée par le biais de la sexualité dans ces deux œuvres ? La mise en scène de la misère (économique, culturelle, linguistique, affective, psychologique, etc.) pourrait-elle être considérée par vos lecteurs comme étant elle aussi un manque de pudeur ?
Marie-Sissi Labrèche : Celle de la sexualité, c’est celle qui saute aux yeux. Et si on replace ces deux livres dans leur contexte, ils ont été publiés dans une période où les filles et les femmes s’appropriaient leur sexualité, leur corps, en ce sens qu’elles n’étaient plus que des proies, elles devenaient des prédatrices aussi. Couchaient pour siphonner de l’amour comme un insecte à bec trompette. Et elles racontaient de long en large ce qui se passait dans leur tête, dans leur corps et dans leur lit durant l’acte et sans rien omettre. En effet, c’était de l’impudeur avant de tomber dans la vulgarité, ce qui est l’apanage de plusieurs auteures aujourd’hui. Et cette vulgarité dont je parle ici n’est pas nécessairement négative. Je la vois plutôt comme une autre manière de s’exprimer, une forme exploratoire qui va encore plus loin et qui s’assume encore plus. Prenons par exemple les humoristes américaines d’aujourd’hui, Amy Schumer, Ali Wong, ces filles-là vont loin dans la vulgarité, dans leur façon de raconter leur sexualité, leur quantité d’amants, leurs vaginites à répétition, et elles sont drôles, et elles sont efficaces et elles s’assument. On est loin des années corsets avec elles. Elles nous jettent en pleine figure l’évolution que nous avons accomplie, nous, les femmes.
Pour la deuxième partie de la question, je ne sais pas si certains lecteurs peuvent considérer la pauvreté économique, psychologique… dans mes romans comme un manque de pudeur. Mais s’il y en a, moi, c’est eux que je trouve vulgaires. Il n’y a rien de plus violent que la pauvreté. Alors si, en plus, on trouve que de l’exprimer, ça manque de pudeur…
Sandrina Joseph : Grande lectrice de Réjean Ducharme, vous n’hésitez jamais à employer comme lui un langage grossier afin de traduire avec le plus de justesse possible les émotions vécues par vos personnages ou narratrices2. Pourquoi croyez-vous que la vulgarité, c’est-à-dire l’impudeur langagière, appartient de plein droit à la littérature ?
Marie-Sissi Labrèche : En fait, tout peut appartenir à la littérature… à la condition de bien l’écrire.
Bibliographie
Charlebois, Lyne. 2008. « Borderline ». Max Films.
Labrèche, Marie-Sissi. 2000. Borderline. Montréal, Canada: Boréal.
Labrèche, Marie-Sissi. 2002. La Brèche. Montréal, Canada: Boréal.
Labrèche, Marie-Sissi. 2006. La Lune dans un HLM. Montréal, Canada: Boréal.
Labrèche, Marie-Sissi. 2012. Amour et autres violences. Montréal, Canada: Boréal.
Labrèche, Marie-Sissi. 2014. La Vie sur Mars. Montréal, Canada: Leméac.
Borderline (2000), La Brèche (2002) et La Lune dans un HLM (2006).↩
Les exemples sont légion dans l’œuvre de Labrèche : « Fuck mon prof de littérature, fuck mon vieux croûton, fuck les hommes mariés qui flirtent avec des fillettes au trou rose sans malice, fuck l’amour, fuck le discours amoureux, fuck l’idiote qui attend comme une cave à côté du téléphone qui dort, fuck le petit caniche qui fait wouf wouf et des vrilles arrière quand son maître claque des doigts, fuck tout ça, fuck, fuck, fuck, fuck, fuck, fuck, fuck, fuck, fuck, fuck, je suis enragée, je suis rouge de rage, fuck ma rage. » (in La Brèche 2002, 81)↩